La Solitude (Le Spleen de Paris) (Fontainebleau)

Hommage à C. F. Denecourt. Fontainebleau : paysages — légendes — souvenirs — fantaisies
Texte établi par (préface de Auguste Luchet), Librairie de L. Hachette et Cie (p. 79-80).


LA SOLITUDE


Il me disait aussi, — le second, — que la solitude était mauvaise pour l’homme, et il me citait, je crois, des paroles des Pères de l’Église. Il est vrai que l’esprit de meurtre et de lubricité s’enflamme merveilleusement dans les solitudes ; le démon fréquente les lieux arides.

Mais cette séduisante solitude n’est dangereuse que pour ces âmes oisives et divagantes qui ne sont pas gouvernées par une importante pensée active, Elle ne fut pas mauvaise pour Robinson Crusoë ; elle le rendit religieux, brave, industrieux ; elle le purifia, elle lui enseigna jusqu’où peut aller la force de l’individu.

N’est-ce pas la Bruyère qui a dit : « Ce grand malheur de ne pouvoir être seul ?..... » Il en serait donc de la solitude comme du crépuscule ; elle est bonne et elle est mauvaise, criminelle et salutaire, incendiaire et calmante, selon qu’on en use, et selon qu’on a usé de la vie.

Quant à la jouissance, — les plus belles agapes fraternelles, les plus magnifiques réunions d’hommes électrisés par un plaisir commun n’en donneront jamas de comparable à celle qu’éprouve le Solitaire, qui, d’un coup d’œil, a embrassé et compris toute la sublimité d’un paysage. Ce coup d’œil lui a conquis une propriété individuelle inaliénable.


CHARLES BAUDELAIRE.