La Solidarité humaine et les droits de l’individu

La Solidarité humaine et les droits de l’individu
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 803-834).
LA
SOLIDARITÉ HUMAINE
ET LES
DROITS DE L’INDIVIDU

I. Charles Secrétan, Philosophie de la liberté, 2e édition; Discours laïques. — II. Henri Marion, la Solidarité morale, 2e édition. — III. De Pressensé, les Origines. — IV. Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation?

Il se produit actuellement en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, un mouvement de philosophie religieuse auquel notre pays aurait tort de demeurer indifférent. La philosophie de la religion a toujours sa terre classique en Allemagne ; en Angleterre, elle paraît être l’objet principal auquel tendent et l’école néokantienne et la nouvelle école hégélienne; celle-ci, par un phénomène curieux outre Manche, s’efforce de rendre quelque éclat à un système presque abandonné en Allemagne : on peut comparer cette école à une fusée retardataire qui part après le feu d’artifice. En Suisse, un métaphysicien fidèle à la plus haute et à la plus pure tradition du christianisme, M. Secrétan, s’est efforcé récemment de tourner les principes de la philosophie et de la science moderne au profit des dogmes religieux. Parmi ces principes de la science, il en est un qui n’est qu’un nom particulier du déterminisme universel : la solidarité humaine, par laquelle la chute ou le progrès de l’un retombe plus ou moins sur tous les autres : delicta majorum immeritus lues. Cette solidarité, qui s’exerce dans l’ordre moral ou social comme dans l’ordre naturel, et dont le socialisme a tant abusé, avait déjà été mise en lumière par M. Renouvier dans sa Science de la morale. Plus récemment, elle fit l’objet d’une très intéressante étude publiée par M. Marion en dehors de toute préoccupation théologique. M. Renan, lui aussi, fondait naguère la nationalité vraie sur une solidarité jointe au consentement, sur un « plébiscite de tous les jours. » D’accord avec MM. Renouvier et Marion sur ce principe de la solidarité humaine, M. Secrétan va plus loin : il entreprend de fonder sur la même base non-seulement la morale entière, mais encore la foi religieuse. Solidarité dans le péché originel, solidarité dans la rédemption et par conséquent charité, puis, comme principe même de la charité, la grâce divine, don d’une liberté absolument gratuite qui non-seulement se crée elle-même, mais encore crée la vérité et le bien, — voilà en quelques mots la haute doctrine de M. Secrétan. Il s’est inspiré tout ensemble du christianisme de Scot, de Schelling, et des conclusions générales de la physiologie contemporaine. Cette doctrine mérite d’autant plus l’attention qu’elle a exercé chez nous une certaine influence sur les jeunes esprits philosophiques. En même temps, elle a été accueillie avec une juste faveur par la théologie protestante, qui n’a pas eu de peine à y reconnaître l’expression la plus élevée de la morale chrétienne. M. de Pressensé, dans son livre des Origines, parait en avoir adopté les principales conclusions. Nous ne pouvons ici approfondir, au point de vue purement métaphysique, la philosophie de la « liberté absolue » et de la grâce, ce qui nous entraînerait trop loin, et parfois, hors de la morale. La métaphysique se comprend mieux appliquée à la morale, comme la parole jointe aux gestes et à l’action : les métaphysiciens ont une langue encore trop rudimentaire, semblable à celle de certains Indiens qui, ne pouvant se comprendre entre eux sans la mimique, sont obligés la nuit d’allumer un feu pour converser par un langage d’action. Examinons donc ce que deviendra, dans la science des mœurs, la conception de la solidarité universelle fondée sur l’unité de tous les êtres en Dieu, et de tous les hommes dans le premier homme. Sous la forme théologique qu’on lui donne, cette sorte de socialisme moral fournit-il un sûr fondement au devoir et au droit de l’individu, à la liberté civile, religieuse et politique? La question est assez importante pour mériter un examen attentif. « Il est facile de prêcher la morale, dit Schopenhauer, difficile de la fonder. » La crise actuelle de la morale en est la preuve. On a écrit des pages émouvantes pour montrer comment les dogmes religieux finissent, on pourrait en écrire aujourd’hui de plus émouvantes encore sur une question plus vitale : Comment les dogmes moraux finissent.

I.

M. Secrétan sent la nécessité de concilier la morale avec l’expérience et la science : il croit trouver le fondement du devoir dans ce qu’il appelle un double fait « expérimental. » Nous sommes libres et en même temps nous faisons partie d’un tout. « Liberté, solidarité, c’est à ces deux termes, contradictoires en apparence, que nous réduisons l’ensemble des notions de fait nécessaires pour donner un objet au devoir. » En conséquence, la formule finale du devoir est la suivante : « Agis comme partie libre d’un tout solidaire. » M. Secrétan croit ainsi opérer la conciliation scientifique de l’intérêt bien entendu avec la charité et la justice. Quelle que soit la valeur intrinsèque de cette belle formule, il s’agit de savoir si on en donne une démonstration suffisante.

En ce qui concerne la dernière partie de la formule, solidarité, on n’a pas de peine à la confirmer par l’expérience. M. Renouvier, M. Marion, M. Secrétan montrent excellemment que nous sommes solidaires des autres hommes, solidaires de nous-mêmes, solidaires du monde entier. « Le caractère le plus général de la somme des phénomènes nous paraît consister dans leur enchaînement. Le monde forme un tout... Je ne subsiste que par le tout. Je suis déterminé par le tout dans l’exercice même de la liberté que je m’attribue[1]. » Les hommes sont bien plus étroitement unis que ne le sont « les feuilles d’un arbre. » L’individu humain n’est qu’un fragment détaché de l’organisme du père et de la mère ; son caractère n’est qu’un résultat de l’hérédité; ses sentimens et ses idées lui viennent du milieu social; en dehors de ce milieu, il ne peut même pas devenir un être moral. Comme l’avait déjà dit Jean Muiron dans ses Transactions sociales, si un son isolé est sans valeur harmonique, l’homme individuel, également sans valeur hors de la société, n’est même pas l’égal de la brute. Ce que vaut l’individu est en raison des combinaisons qu’il forme avec d’autres individus, de même qu’en musique la valeur d’un son musical est en raison de sa combinaison avec d’autres sons. L’homme vivant aujourd’hui porte le poids de toute l’histoire et pèse sur tout l’avenir. De cette solidarité M. Secrétan croit même pouvoir conclure l’unité substantielle de l’individu et de l’espèce, bien plus, de l’individu et du monde, en un mot a l’unité de l’être. » — «Les responsabilités, qui semblent individuelles, sont toujours et nécessairement collectives, et l’unité substantielle du genre humain se déclare dans sa vie morale aussi bien que dans sa condition physiologique... » — « L’unité substantielle de l’humanité ne peut pas seulement être mise en question par la biologie, où l’on enseigne que l’espèce comprend les descendans d’un commun ancêtre, et où l’on démontre de la façon la plus palpable que la reproduction est une simple croissance sous la forme d’un fractionnement. » Si on oppose à M. Secrétan la conscience individuelle, il répond que cette conscience « n’est après tout qu’une sensation, pour ne pas dire la borne d’une sensation. » — « La conscience, dit-il encore, n’est qu’une forme identique en chacun de nous; la forme n’importe pas seule; » or, la matière, le contenu de la conscience, nous vient du tout. Nos sentimens et nos pensées « ne sont point à nous; » nos inventions mêmes « sont des réminiscences; « toutes les consciences sont « des instrumens plus ou moins d’accord où le même air se répète. «  Malgré ces déclarations formelles, l’auteur se défend du panthéisme autant que de l’atomisme ; il croit avoir trouvé un milieu entre ces deux extrêmes parce qu’il déclare conserver le libre arbitre de l’individu, tout en affirmant sa détermination par le tout dont il est solidaire. Encore faudrait-il, pourtant, une conciliation quelconque entre deux thèses qui présentent plus que « l’apparence » d’une contradiction : une partie libre qui doit être un tout, et cependant n’est rien en dehors du tout. Nous ne trouvons pas cette conciliation chez M. Secrétan; nous ne la trouvons pas davantage chez M. Marion. Ni l’un ni l’autre n’a levé la contradiction qui existe entre le libre arbitre, pouvoir-contingent des contraires, et cette solidarité qui, comme ils l’entendent, n’est qu’un autre nom de la nécessité universelle. Comment l’homme, simple feuille périssable « d’un laurier toujours vert, » peut-il être vraiment libre? Si la première partie de la formule morale, solidarité, est au-dessus de toute contestation, la seconde partie, liberté, demeure problématique.

La solidarité même n’est incontestable qu’au sens expérimental et scientifique, nullement au sens métaphysique et théologique de M. Secrétan, qui veut en déduire l’unité de tous les hommes en Adam, l’unité de tous les êtres en Dieu. C’est ce que vont rendre manifeste les deux applications principales de sa doctrine : 1° la théorie de la chute ou de la solidarité dans le péché; 2° le retourna Dieu par la charité ou par la solidarité de l’amour. La morale philosophique de M. Secrétan est la morale théologique mise en formules, avec ses profondeurs et aussi, il faut le reconnaître, avec ses obscurités. Il y a toujours quelque péril à raisonner les mystères; le philosophe est cependant obligé de le faire à la suite de M. Secrétan lui-même, qui, sacrifiant à l’esprit du siècle, s’efforce de présenter la foi comme la conclusion de la science. Si de nos jours on nous invitait à voir se reproduire le miracle de la transfiguration, quelque savant s’empresserait de soumettre à l’analyse spectrale l’auréole surnaturelle pour voir si sa clarté ne se ramène à aucun élément naturel ; pareillement, en proposant les mystères à la raison des philosophes, on les invite à y appliquer les procédés humains de l’analyse philosophique.


Le fait d’expérience qui sert de point de départ à M. Secrétan pour édifier sa théorie de la solidarité dans la chute, c’est le visible contraste entre l’idéal moral de l’homme et sa conduite réelle. « Nous constatons, a dit M. Taine, que l’individu agit le plus souvent en vue de son bien personnel, c’est-à-dire par intérêt, très rarement en vue du bien général : » c’est seulement « à l’occasion, de bien loin » que nous accommodons notre caractère effectif à notre modèle idéal. M. de Hartmann, à son tour, est allé jusqu’à dire que nous devons a priori supposer tout homme pervers, et qu’en particulier nous devons tenir tout Allemand « pour un fripon, jusqu’à preuve du contraire. » Partant de là, M. Secrétan se pose ce problème : « Comment expliquer que personne ou presque personne ne mène une vie conforme à la règle du bien telle qu’il la conçoit[2]?» — Il semblerait assez simple de répondre : Parce que le bien est pénible à réaliser et que la subordination de l’intérêt particulier à l’intérêt général exige un sacrifice. Mais M. Secré- tan, au lieu d’accuser les circonstances et le milieu où la volonté humaine s’exerce, préfère accuser cette volonté en elle-même et répond : « Notre arbitre n’est point intègre. Nous sommes prédestinés, prédestinés au péché. C’est absurde, c’est odieux; mais c’est ainsi[3]. » Au lieu de s’en prendre aux nécessités extérieures, M. Secrétan s’en prend ainsi, sans aucune preuve, à la perversité intérieure et naturelle de la liberté. C’est qu’en effet, pour le théologien, expliquer le mal par les nécessités extérieures, ce serait le faire retomber sur celui qui a créé ces nécessités en créant le monde même. Pour « absoudre Dieu, » comme disait Claudien, il faut donc soutenir que le mal physique lui-même, que l’imperfection du milieu physique et social est l’œuvre de la volonté humaine. Si nous habitons une terre au lieu d’un ciel, si nous sommes obligés de nous nourrir pour subsister, de « lutter pour la vie » contre la nature ou contre les autres hommes, ce doit être notre faute; l’état naturel doit être une œuvre de la liberté morale, et comme il ne peut être l’œuvre de Dieu, il est la nôtre: tel est le cercle qui fait que toute théologie aboutit logiquement à la théorie de la chute.

L’idée de progrès, qu’on a opposée à la chute, ne serait pas encore la justification de Dieu. « Rien n’est moins établi qu’un tel progrès, dit M. Secrétan, » et il ajoute avec raison : «Fût-il établi, le mieux futur délivre-t-il l’ordre actuel de son injustice? L’état satisfaisant d’aujourd’hui supprime-t-il les misères qui ont accablé les générations précédentes, et l’horreur des crimes commis? » Dans l’hypothèse du progrès, a l’état présent de l’humanité peut être un état naturel inévitable, mais il reste encore profondément injuste. Rien ne saurait excuser Dieu de l’avoir fait naître, de l’avoir permis, et, comme Dieu ne saurait être coupable, Dieu n’existe pas, rien de plus clair[4]. » Ces paroles éloquentes rappellent le cri sorti, au siècle dernier, d’un cœur de femme : « Dieu, lui disait-on, séchera un jour vos larmes. — Dieu fera-t-il que je n’aie point pleuré? » La sincère reconnaissance du mal et de l’imperfection du monde nous paraît supérieure, chez M. Secrétan, à l’optimisme admiratif des leibnitziens tels que M. Ravaisson, dont M. Secrétan appelle la doctrine « un naturalisme éthéré[5] ? » Si donc Dieu existe, il faut qu’aucun mal ne soit son œuvre, et l’idée même du progrès ne le justifierait pas sans l’idée préalable d’une chute volontaire. Le mal naturel présuppose un mal moral, « Le mal ne saurait devenir naturel, suivant la justice, que s’il est produit par une détermination de la liberté. Vous trouvez le mal en vous sans pouvoir vous en débarrasser? Infailliblement c’est votre faute, car Dieu n’est point injuste. «La seule solution du problème, ainsi posé, c’est que j’ai produit le mal naturel par mon péché volontaire. Donc j’ai dû pécher autrefois; et puisque je n’existais pas autrefois comme individu, j’ai dû pécher dans Adam. Mais, si Adam n’était lui-même qu’un individu, la difficulté serait simplement reculée; il faut donc qu’il suit l’humanité et non un individu ordinaire. Nous voici amenés à soutenir, avec les réalistes du moyen âge, que c’est l’espèce humaine et non l’individu qui est la vraie substance. « Ainsi l’espèce est l’être, l’espèce est le sujet moral par excellence... Les fautes de mes parens, de mes premiers parens, si vous voulez, sont mes propres fautes... Le poids sous lequel nous fléchissons, la faiblesse, la perversité de la volonté que nous déplorons sont la faute même des parens que nous continuons, de nos premiers parens peut-être ; faute qui ne diffère pas essentiellement dans ses effets des péchés commis par les générations suivantes, sinon dans ce sens que le premier rend le second plus facile, et ainsi de suite, par une véritable accumulation. Ce qui semble un contre-coup fatal de l’un sur l’autre n’est au fond qu’une même action se continuant dans le même sujet[6]. »

Il nous semble d’abord que, dans cette théorie, l’éminent théologien invoque à tort la biologie moderne : pour cette science, il y a encore moins d’espèce réelle que d’individu absolument réel comme substance. Dire avec les biologistes que la naissance de l’individu est un simple « fractionnement,» ce n’est pas réaliser l’espèce; c’est simplement admettre une série continue de phénomènes qui se propagent d’un individu à l’autre, et si aucun de ces individus n’est un tout substantiel, encore moins l’espèce est-elle un tout de ce genre pour les biologistes. En outre, comment Adam pouvait-il être à la fois une espèce et un individu? S’il est individu, la difficulté reparaît tout entière à son sujet; s’il est espèce, il faut dire alors avec le moyen âge, et nullement avec la biologie moderne, que l’espèce est un être réel, qu’elle est même la seule réalité. Mais alors nous aboutissons de nouveau à la négation de la liberté individuelle comme de la réalité individuelle : l’espèce seule est libre, l’humanité seule est libre, et sur elle seule s’exerce la justice divine. « C’est relativement à l’unité supérieure, à l’espèce, que la question de la justice providentielle peut se poser et doit se poser. » S’il en est ainsi, M. Secrétan aurait dû dire, non que nous sommes « partie libre d’un tout solidaire, » mais bien que nous sommes partie solidaire et déterminée d’un tout qui seul est libre. La théorie du théologien philosophe nous semble donc contradictoire et aboutit, par cette voie, à nier la liberté morale qu’elle voulait fonder.

Ce n’est pas tout. M. Secrétan s’arrête trop tôt en chemin. L’humanité elle-même n’est qu’un fragment : la science moderne rattache ce fragment au tronc plus large de l’animalité. M. Secrétan lui-même reconnaît que l’espèce humaine a pu prendre naissance dans le sein de la femelle d’un singe. Quoi qu’il en soit, il y a solidarité entre l’espèce humaine et les espèces animales, fût-ce seulement sous ce rapport que les animaux, eux aussi, souffrent, luttent pour la vie, meurent. Il faut donc que l’animalité ait péché et que sa condition naturelle soit une œuvre de liberté morale. Alors revient la question aussi profonde que plaisante : Les animaux ont-ils mangé du foin défendu? — Allons plus loin encore : l’animalité n’est à son tour qu’un fragment de la nature, pour la biologie moderne comme pour le réalisme du moyen âge. La solidarité existe entre l’animalité et la terre, entre la terre et les étoiles. S’il y a des habitans dans les planètes, tout porte à croire qu’ils se trouvent en présence des mêmes métaux et métalloïdes que nous, des mêmes nécessités matérielles, de la même lutte pour la vie. Le mal doit exister jusque dans Arcturus ou Aldébaran. Il faut donc dire que le monde entier a péché. Enfin, selon M. Secrétan, le monde entier doit avoir sa vraie unité, sa vraie réalité, sa vraie substance en Dieu : ne faudrait-il donc pas dire, avec Schopenhauer, que c’est la volonté universelle et absolue qui a commis la folie de « vouloir vivre, » de vouloir se développer dans le monde, et que la seule rédemption possible est l’anéantissement du monde même?

Au lieu de cette volonté unique qui se diviserait contre elle-même, admettons-nous deux volontés, l’une créatrice, l’autre créée? le problème, qu’on avait tâché de nous faire perdre de vue en le faisant reculer le long d’une perspective indéfinie, va reparaître amplifié lui-même indéfiniment, poussé à l’extrême et embrassant l’immensité : — Pourquoi la volonté de la création, du Tout-un, n’a-t-elle pas répondu immédiatement à l’amour du créateur par un amour semblable au sien? — « Ignorance, » répond M. Secrétan; voilà ce qui a rendu le mal possible. « Rien de plus naturel que de supposer qu’un esprit créé, c’est-à-dire posé comme un germe et appelé à se réaliser, à se constituer lui-même, à se donner sa propre nature, ait pu, dans l’aveuglement de son ignorance, s’égarer dès les premiers pas, que les enfans aient marché dans la direction où s’étaient engagés les pères. » — Ainsi, nous portons tous la peine de ce qu’un aveugle n’a pas su du premier coup trouver le droit chemin ou s’ouvrir lui-même les yeux. Mais l’ignorance et l’aveuglement qui ont causé le mal dans l’univers étaient déjà par eux-mêmes, sinon un mal, tout au moins la condition du mal, une nécessité subie par la volonté de la créature, et sans laquelle elle n’eût point eu la tentation de goûter aux fruits de l’arbre de la science ; or M. Secrétan nous a dit : « Rien n’est s’il n’est voulu ; le mal qui n’est pas voulu n’existe pas. » Qui donc, demanderons-nous, a voulu ce mal de l’ignorance? — Ce ne peut être que Dieu, dans l’hypothèse de M. Secrétan. Dès lors, qui est vraiment responsable? — De même, si on suppose que la chute de la volonté créée a pour cause la nécessité d’un effort pénible, par conséquent, la nécessité d’une souffrance, qui donc a créé le mal de la souffrance ou de l’effort? M. Secrétan, après avoir dit que tout mal naturel résulte de la volonté, que l’ignorance et la souffrance doivent conséquemment résulter de notre volonté, est forcé de reconnaître qu’ils résultent de la volonté créatrice. C’est donc ou la liberté créatrice qui n’a pas été absolument libre, mais obligée d’imposer à sa créature des nécessités d’où elle savait que sortirait la volonté du mal ; ou l’amour créateur qui n’a pas été assez aimant pour placer la volonté créée dans des conditions de connaissance et de sensibilité qui eussent rendu la faute moralement impossible, sinon métaphysiquement, aux yeux de l’éternelle prescience.

M. Secrétan vient ainsi échouer devant le même écueil que tous ses devanciers; mais, pour lui, la réponse est plus difficile que pour les Platon ou les Leibnitz, car ces derniers n’ont pas représenté le premier principe comme une « liberté absolument absolue, » dont l’intelligence ne serait qu’une sorte de produit contingent : ils soumettaient donc leur absolu à des lois éternelles de vérité, par exemple au principe de contradiction, au principe des «indiscernables, » à la nécessité intellectuelle de limiter la créature pour la distinguer du créateur. Mais dès qu’on s’est élevé, avec M. Secrétan, au-dessus des principes intellectuels en admettant la triplicité dans l’unité, pourquoi s’arrêter au nombre trois? S’il est irrationnel de soumettre l’absolue perfection au nombre un, il est aussi irrationnel pour un philosophe de la soumettre au nombre trois : ce chiffre ne peut avoir une vertu cabalistique qui épuise la fécondité et la liberté de l’absolu. Pourquoi n’y aurait-il pas une infinité de personnes infiniment parfaites? Le polythéisme, au point de vue de l’amour et de la fécondité, pourrait se prétendre supérieur au monothéisme et aux doctrines trinitaires: si le polythéisme existait encore chez les nations modernes, nul doute qu’il se rencontrerait des métaphysiciens pour dire : — Un amour vraiment infini et absolu doit aboutir à un empyrée de dieux infiniment bons et heureux ; sinon cet amour est stérile, il trouve une limite dans un nombre déterminé, dans une loi mathématique ou logique de l’entendement contre laquelle il se brise ; il n’est pas libre, il n’est pas l’amour d’un être absolu. Tout au moins, selon vos principes mêmes, les volontés créées par la volonté suprême ne peuvent être nécessairement soumises à des limitations qui constitueraient un mal métaphysique et naturel, antérieur au mal moral; mais alors, en dehors de ces limitations, le mal moral devient absolument inexplicable. Nous tournons donc dans un cercle.

Ammettons cependant que la volonté créée eût commis cette faute qui, nous dit M. Secrétan, est un accident ; cet accident, cette sorte de hasard du libre arbitre, devait-il nécessairement entraîner toutes les conséquences fatales dont nous sommes les victimes solidaires? Si la volonté du tout a failli, Dieu, tel que M. Secrétan le représente, montre-t-il envers les parties la charité ou simplement la justice qui conviennent à une bonté infinie? — Oui, répond M. Secrétan, « la justice du Créateur est pleinement manifestée par son ouvrage, pour qui comprend à quel sujet, à quel être une telle justice peut s’appliquer. » Ce sujet auquel s’applique la justice divine ne peut être l’individu, ajoute M. Secrétan, parce que l’individu n’est pas « un but pour lui-même. » Le seul être compris dans le champ de l’expérience qui soit un but en lui-même et conséquemment pour Dieu, c’est l’humanité. «Eh bien ! la condition de l’humanité est parfaitement conforme à la justice, attendu qu’elle est son propre ouvrage. La notion de justice s’obscurcit, en revanche, et s’évanouit à nos regards lorsqu’on essaie de l’appliquer aux destinées individuelles; mais, dans l’ordre général du monde, l’individu n’est pas un but. Il a droit à la justice de ses semblables, mais il n’a pas de compte à demander à Dieu. Dieu ne compte pas avec l’individu[7]. » Voilà donc l’individu sacrifié, bien qu’il fût tout à l’heure représenté comme partie libre d’un tout solidaire. Cette justice divine que M. Secrétan élève au-dessus de la nôtre ressemble trop à celle de la nature brutale, qui, elle aussi, ne paraît pas se préoccuper des individus et les écrase sans pitié. Il est vrai qu’au fond, elle ne se préoccupe pas davantage des espèces, qui ne sont pour elle que des séries d’individus à forme analogue, destinées à disparaître devant des formes supérieures. En lisant dans M. Secrétan cette divinisation de la nature sous le nom de liberté absolue, on se rappelle involontairement le mot de Pascal : « Sa justice se moque de notre justice. » Ajoutons que sa bonté se moque de notre bonté et sa morale de notre morale ; mais alors comment asseoir sur ce fondement notre moralité même?

En somme, la tactique générale de l’éminent théologien consiste à invoquer successivement, pour les besoins de sa cause, deux principes inconciliables et dont l’emploi forme un cercle vicieux : tantôt il accuse la nécessité de la nature et la loi de la solidarité pour expliquer les défaillances de la liberté humaine, qui cesse d’être responsable; tantôt il accuse la liberté humaine pour expliquer la nécessité et la solidarité. Le mal métaphysique et naturel s’explique ainsi par le mal moral, et le mal moral, à son tour, ne peut s’expliquer que par le mal naturel.

Au moins les religions présentent-elles leurs doctrines comme d’insondables mystères; les théologiens philosophes, surtout en Allemagne, en Angleterre, en Suisse, essaient aujourd’hui de nous persuader que la raison elle-même aboutit à ces mystères et en renferme la justification. Ils altèrent les vérités scientifiques pour les accommoder à leurs conceptions symboliques; nous craignons qu’ils ne finissent par altérer aussi les sentimens moraux. Quant à l’ontologie, elle se prête à tout, n’étant elle-même qu’une sorte de mythologie plus abstraite. il y a des tribus indiennes qui sont convaincues que l’âme de ceux qui dorment va réellement dans tous les lieux où le dormeur se croit transporté, et qu’il ne faut pas le réveiller trop brusquement, mais laisser à son âme le temps de revenir dans le corps, sous peine de mort subite. Ainsi il ne faut pas trop tôt réveiller les peuples qui dorment du sommeil mythologique : c’est l’ontologie qui laisse à leur raison le temps de revenir sur la terre. Grâce à elle, tous les mythes deviennent susceptibles d’une interprétation profonde, qu’ils soient empruntés au bouddhisme, au mahométisme, au polythéisme. Sur la fin de la civilisation grecque, les philosophes d’Alexandrie retrouvaient leurs idées les plus élevées jusque dans les dogmes les plus immoraux du paganisme : qu’on se rappelle les interprétations de Porphyre, de Jamblique, d’Olympiodore, de l’empereur Julien. Saturne dévorant ses enfans, Jupiter détrônant son père ou enlevant Ganymède, Vénus désarmant Mars, Prométhée dérobant le feu du ciel; Pandore répandant sur la terre les biens et les maux: autant de symboles susceptibles d’un sens profond. Et, dans le fait, plusieurs de ces mythes renfermaient des doctrines à haute portée. Si nous nous faisions polythéistes?.. Par malheur, un mythe dépouillé de sa jeune sève, c’est ce bois mort que les solitaires de la Thébaïde s’épuisaient à arroser : la plus subtile métaphysique ne saurait le faire reverdir.


II.

Après la théorie philosophique de la chute, nous devons étudier celle du relèvement. Le moyen de ce relèvement, auquel doivent encore concourir la liberté de chacun et la solidarité de tous, c’est, en un seul mot, la charité. On connaît ce tableau de Dresde illuminé tout entier par un petit enfant; selon M. Secrétan, cet enfant est l’amour : du cœur jaillit la lumière qui rendra claire la destinée du monde. C’est sur la charité divine que M. Secrétan, avec tous les théologiens, fait reposer l’amour même de l’homme pour l’homme et, comme conséquence de cet amour, la justice humaine, le droit humain. La doctrine de ce noble esprit est encore ici la forme la plus plausible, sinon la plus orthodoxe, de la doctrine chrétienne. Pour l’établir, il s’est efforcé de démontrer les trois points suivans : 1° la charité implique la justice; 2° elle a pour principe nécessaire Dieu; 3° la charité n’est réalisable que dans « l’église, » et ses conséquences civiles ou politiques, c’est-à-dire la justice et la liberté, ne sauraient s’établir que chez un peuple religieux, comme l’a dit Tocqueville. — Cette théorie, à côté des hautes vérités qu’elle renferme, nous semble offrir plus d’un danger au point de vue du droit moderne ; aussi, mettant hors de cause et au-dessus de toute discussion le libéralisme généreux de l’auteur, nous croyons nécessaire de soumettre à l’examen les principes métaphysiques et les conséquences sociales de sa doctrine.

Le premier point est de savoir si la charité, ainsi fondée sur notre « solidarité substantielle » et posée seule en principe, implique véritablement la justice. M. Secrétan a beau superposer la théorie stoïque de Kant et la doctrine théologique, il nous semble que son principe d’amour reste susceptible d’interprétations contraires au droit, parce qu’il renferme des éléments non définis ou mal définis. — Vouloir le bien des autres, nous dit-il d’abord, c’est vouloir leur essence. — Soit; mais l’important est de savoir ce qu’on entendra par notre essence. Selon M. Secrétan, comme selon la théologie et le platonisme, l’essence de l’homme est une idée divine, laquelle est elle-même un acte de volonté divine. Il en résulte que l’homme n’a pas de valeur essentielle par soi, n’est pas aimable par soi et pour soi. « On ne peut et doit aimer, dit M. Secrétan, que ce qui est aimable; or l’humanité dans son état de fait n’est rien moins qu’aimable, elle ne l’est que dans son essence, dans son idée, c’est-à-dire en Dieu ; ces expressions sont équivalentes[8]. » M. Secrétan fait ainsi de l’idée une substance, de l’idéal suprême une personne, et il semble nous dépouiller à son profit du caractère d’amabilité. Seule la grâce divine, la volonté divine, l’amour « contingent » de Dieu, « qui pourrait se refuser, » nous confère notre valeur : nous ne faisons que coopérer à la grâce par la soumission à la loi. L’humanité, au fond, n’est aimable que là où elle n’existe plus comme telle, dans l’absolu. D’autre part, M. Secrétan reconnaît que l’absolu en soi, comme « volonté vide ou indéterminée, » n’a rien d’aimable : l’absolu ne peut devenir aimable que par ce qu’il produit; si donc il produit des êtres qui ne sont pas aimables, comment peut-il l’être lui-même? Il nous semble que, dans cette métaphysique, l’amour ne sait trop à qui se prendre.

De plus, la question d’essence y devient nécessairement une question d’origine, puisque notre essence est placée dans notre cause créatrice. La charité repose donc sur l’origine des êtres, sur des questions de paternité et pour ainsi dire de famille ; ce qui semble enlever encore à l’homme sa valeur propre pour la reporter à sa cause créatrice et au principe commun d’où découle la solidarité entre tous les êtres.

Enfin la théologie dogmatique subordonne également notre valeur à notre fin, et cette fin, ce n’est pas en nous qu’elle la place ; notre fin est Dieu même, elle est l’empire de Dieu, dont nous sommes les membres solidaires; elle nous est donc supérieure. Dieu nous a faits, comme il a fait toutes choses, en vue d’un but. La vraie charité devient l’amour des autres non pour eux-mêmes, mais pour leur but; c’est l’amour de la fin d’autrui. Comment ce but, étant ainsi supérieur à nous et aux autres, supérieur à tous les individus, en un mot transcendant, ne justifierait-il pas les moyens? La justification des moyens par la fin est l’écueil de toutes les théologies, parce que chacune se croit en possession de la fin absolue, devant laquelle il est clair que tous les moyens deviennent purement relatifs. Quand on croit connaître Dieu et la volonté de Dieu, c’est-à-dire le bien absolu et la fin absolue, le reste n’a plus de prix qu’en tant que moyen pour l’exécution de cette volonté et pour l’accomplissement de ce bien. « Pour comprendre ce qui est juste ou injuste, dit M. Secrétan, il est essentiel avant tout de savoir ce qu’est l’individu même. Est-il un être total? est-il un organe? Est-il but, est-il moyen? Voilà la question. » Or, selon M. Secrétan, l’individu n’est que moyen, si on le considère au point de vue philosophique et religieux. L’état même, dit-il, « cette unité provisoire et bâtarde, traite bel et bien les individus comme des moyens; il leur prend le plus clair de leurs revenus, il les envoie à la guerre sans leur congé et ne les ménage pas toujours autant que les chevaux, qu’il faut payer. » — L’argument, remarquons-le, est des plus contestables; si l’état traite les individus comme moyens, il a tort, et le libéralisme moderne soutient précisément que le but de l’état est la protection intégrale du droit individuel; les impôts consentis par les individus mêmes n’ont rien de contraire à ce droit; la guerre, cette défense en commun substituée à la défense individuelle, est ou doit être elle-même acceptée par la nation; enfin, s’il est des généraux qui ménagent moins les hommes que les chevaux, leur odieuse conduite n’est pas un argument pour un philosophe. « Et la nature, ajoute M. Secrétan, elle en fait bien d’autres!.. Pour elle, évidemment, l’individu n’est qu’un simple moyen, pas autre chose. » Mais, d’abord, la question est précisément de savoir si la morale de la nature, qui consiste dans l’absence de toute morale, peut être adoptée pour type et « divinisée, » comme étant « le visage » que l’absolu a pris. En outre, il est inexact que l’individu soit pour la nature un moyen : il n’est ni moyen ni fin ; et de même pour l’espèce, car nous ne voyons pas que la nature poursuive un but ; si l’espèce subsiste plus longtemps que l’individu, et si certaines espèces l’emportent sur de moins fortes ou de moins intelligentes dans la lutte pour la vie, c’est le résultat d’un pur mécanisme. La vague de l’océan n’est pas un but pour la nature, qui la fait tour à tour s’élever et s’abaisser, mais l’océan lui-même n’est pas davantage un but et n’est à son tour qu’une vague dans le flux éternel des choses. Convient-il à la philosophie et à la théologie de concevoir la justice idéale sur le modèle de la nature brutale et de dire, comme on nous l’a dit tout à l’heure, que cette justice « ne compte pas avec les individus? »

M. Secrétan est obligé de convenir que, dans la société humaine, l’individu doit cependant « devenir » un but; mais ce but apparent n’est encore pour lui que le moyen provisoire d’une unité supérieure : « l’unité spirituelle, l’unité de la volonté, l’unité par la charité. » Entendue ainsi d’une manière toute théologique, la charité suffira-t-elle à fonder autre chose qu’un droit apparent et provisoire? Nous ne le pensons pas. M. Secrétan reconnaît lui-même que la charité chrétienne, « dans la pure abstraction de son idée, conduit à ces deux extrémités contradictoires : l’anéantissement du sujet aimant, qui s’absorbe tout entier dans les autres, et l’usurpation d’un pouvoir absolu de ce même sujet sur tous les autres : par une amère ironie, le serviteur des serviteurs de Dieu devient lui-même un Dieu sur la terre. » Pour échapper à cette conséquence qu’aucun théologien n’a évitée, M. Secrétan a de nouveau recours aux idées de solidarité et de liberté qui résument toute sa doctrine du droit, « L’égalité de droit, dit-il d’abord, ne se fonde point sur l’idée abstraite de la personnalité, si voisine de la fiction légale, » et que les purs kantiens ont seule considérée. Elle ne se fonde pas davantage « sur la perception empirique de ressemblances entre les hommes » qu’on supposerait assez grandes pour en faire des égaux; car ces ressemblances, en réalité, ne sont qu’extérieures « et leur importance varie étrangement selon les cas. » Sur quoi donc se fonde l’égalité de droit? — Sur la « solidarité » même. « Les sujets les plus divers, les plus inégaux par leur développement et par leurs fonctions, se trouvent égaux dans ce trait, le plus essentiel de tous, qu’ils sont nécessaires les uns aux autres, en raison même de leurs différences, et forment les membres du même tout. » — Mais, peut-on objecter, c’est précisément de cette conception que d’autres philosophes, comme MM. Renan et Ravaisson, ont déduit l’inégalité. Et en effet, pour rendre la tête et la main égales, suffit-il de dire : — Dans le corps, la main offre ce trait commun avec la tête, que les deux sont nécessaires l’une à l’autre en raison même de leurs différences et forment les membres du même tout? — On en conclura, au contraire, la suprématie de la tête et l’obéissance de la main : l’égalité abstraite des membres comme parties du même tout n’empêche point l’inégalité concrète produite par la réelle différence « de leur développement et de leurs fonctions. » Le raisonnement tiré de la solidarité organique va donc ici contre son but.

Aussi M. Secrétan est-il obligé d’en revenir finalement à l’idée kantienne de la liberté et de la personnalité, où il voyait tout à l’heure une fiction légale. — Le vrai bien, dit-il, pour une personne libre, c’est la bonne volonté, qui suppose la liberté ; donc, vouloir le vrai bien d’autrui, c’est vouloir la liberté d’autrui. — Rien de plus vrai ; mais le problème se reporte alors sur la question de la liberté et de son rapport avec le bien. Comme il y a plusieurs sens du mot de liberté, nous devons examiner quel genre de liberté la charité théologique veut réaliser chez les autres. Là se trouvera, croyons-nous, le vrai nœud de la question.


III.

On peut reconnaître, avec la plupart des philosophes, trois sortes de liberté ; 1° le libre arbitre au sens métaphysique et traditionnel ; 2° la liberté extérieure, juridique et politique; 3° la liberté au sens moral et stoïque, qui est la domination de la raison sur la passion, la sagesse. En ce qui concerne d’abord le libre arbitre individuel, M. Secrétan considère la charité religieuse comme une garantie suffisante pour le respect de ce libre arbitre. C’est là une opinion difficile à soutenir. En effet, aux yeux de la théologie, le libre arbitre est un simple moyen, ayant sa fin dans une liberté supérieure. Comment d’ailleurs pourrait-il être autre chose qu’un moyen, une arme à deux tranchans, bonne pour le bien et pour le mal? Il est même quelquefois moins ; il est un obstacle. La charité théologique agit sur des masses et veut sauver le plus d’âmes possible : « Il n’y a, dit M. Secrétan lui-même, qu’une fin véritable, le salut de l’humanité dans son ensemble, et le salut de l’individu consiste à se rendre utile au salut de l’ensemble, comme la perdition de l’individu consiste à devenir nuisible à l’ensemble... » Salus ecclesiœ suprema lex esto : la raison d’état et la raison d’église se touchent ici de bien près. Au reste, le libre arbitre humain, nous a dit M. Secrétan, est une liberté viciée à sa racine, portée naturellement au mal ou, comme disait Kant, en état de pêché radical. Comment donc le libre arbitre serait-il respectable? En employant la contrainte à votre égard, je ne fais qu’opposer une contrainte à une autre et par là je vous rends libre. Vous étiez incliné au mal par la « solidarité » nécessaire d’un premier mal, je vous incline en sens contraire par la menace et par la « solidarité » de la contrainte. Je me fais ainsi le coopérateur de ce que M. Secrétan appelle l’amour suprême. La solidarité du mal, en effet, ne peut être compensée, selon lui, que par la « grâce ; » si l’amour divin ne vient pas à notre secours, le mal l’emportera. Or l’amour divin n’agit pas toujours, ou ne réussit pas toujours. Les tentations extérieures sont trop fortes. En affaiblissant ces tentations, j’assure le triomphe du bien. Tolérer le mal, la contagion du mal, l’éternité du mal, serait-ce, dans le système de M. Secrétan, une véritable charité? — « L’église, dit M. Secrétan, aime ses membres; » elle est leur « tout ; » — mais qui aime bien châtie bien : le tout doit donc au besoin châtier et contraindre la partie. Ainsi, d’après les principes mêmes de M. Secrétan, le libre arbitre individuel, respectable quand il ne gêne pas, doit cesser de devenir respectable quand il gêne. On ne peut, disait saint Augustin, compromettre tout le troupeau pour respecter la liberté de quelques brebis égarées; on ne peut laisser une âme se perdre, sous prétexte de respecter sa liberté d’option, pas plus qu’on ne laisse un homme se tuer dans un moment de folie ou de désespoir.

C’est donc, en réalité, la liberté finale, — sagesse pour les stoïques et pour les chrétiens sainteté, — que la charité théologique doit vouloir : toute autre liberté doit être favorisée ou entravée selon qu’elle aide ou nuit à la liberté finale, au « salut final, « qui, nous dit M. Secrétan, « est seul un but pour lui-même. » Quand on peut obtenir le plus grand salut possible avec le plus de libre arbitre possible, il faut sauvegarder le libre arbitre; mais là où le libre arbitre devient réellement dangereux, ce serait une injustice envers tous de le respecter chez l’individu qui en fait un mauvais usage. Il y a en effet, selon M. Secrétan, deux justices : l’une supérieure et générale, qui considère le rapport de l’individu à l’humanité entière, où il a sa substance ; l’autre inférieure et particulière, qui considère les rapports d’un individu avec un autre individu ; la seconde est la justice vulgaire des tribunaux et des « jurys, » qui n’est « qu’une espèce » d’une justice plus générale; aussi ce qui est injuste au point de vue de cette « espèce, » par exemple, la solidarité du mal et la réversibilité de la peine, peut-il redevenir juste au point de vue de la justice générale. Certaines langues de l’Afrique ont un oui pour les hommes et un autre pour les femmes: ainsi, dans cette doctrine, la justice semble avoir un oui pour les théologiens et un autre pour les simples jurés. Dès lors, la solidarité de la contrainte imposée aux individus en vue du bien de l’humanité, qui serait blâmable pour un jury, ne peut-elle redevenir juste au point de vue théologique? De même que, selon M. Secrétan, l’homme n’est aimable qu’en son « idée » et en Dieu, de même il n’est vraiment respectable qu’en sa liberté finale en tant qu’il veut le bien suprême.

De cette doctrine dériveront, relativement à la conception de la morale et de la société morale entre les hommes, des conséquences importantes. D’abord, M. Secrétan ne conçoit la société morale que sous la forme théologique et religieuse. « L’obéissance à Dieu, dit-il, est l’idée même de la morale; toute morale est religieuse; pour nous, c’est un point démontré[9]. » C’est ce qu’admet aussi M. de Pressensé. « Toute obligation, continue M. Secrétan, implique un sujet envers lequel l’agent moral est obligé; ce sujet de l’obligation ne saurait se confondre avec l’agent obligé lui-même, » autrement le devoir serait abandonné au « bon plaisir. » — « Pour être légitimement affranchi du devoir, il suffirait de le mépriser. » — Mais, peut-on répondre, en quoi la question est-elle changée parce qu’on place le bon plaisir dans une volonté supérieure au lieu de le placer chez l’homme? N’est-il pas possible de retourner les paroles précédentes et de dire : « L’agent moral ne peut être obligé que par lui-même : autrement le devoir serait le simple bon plaisir d’une autre volonté; pour en être légitimement affranchi, il suffirait de mépriser cette autre volonté. » Dans le système de M. Secrétan, la volonté divine est d’autant moins morale en elle-même qu’elle est absolument indéterminée et indéterminable. C’est seulement en se fondant sur le « fait » de la création, — fait que personne n’a constaté, œuvre susceptible d’interprétations contraires, — que M. Secrétan croit pouvoir donner à son absolu le nom de Dieu. L’absolu, selon lui, « se fait Dieu » en créant le monde. Dieu est la forme sous laquelle, en fait, s’est révélé l’insondable; c’est le visage qu’il a pris; il a voulu être Dieu quand il aurait pu, à la rigueur, vouloir être Satan : Adorons et obéissons. « L’absolu est la nuée ; Dieu est l’éclair. » — Nous ne savons si cette décision arbitraire de l’absolu serait aussi adorable que le croit M. Secrétan. « Je suis ce que je veux : » ainsi se formule, selon lui, la volonté absolue, et elle ajoute : « Soyez ce que je veux ; » mais, à mon tour, tant qu’elle m’apparaît comme simple puissance absolue, je puis répondre : « Je suis ce que je veux et je ne serai pas ce que vous voulez. » Au reste, à cette hauteur de l’abstraction, les termes psychologiques n’ont plus de sens et constituent de l’anthropomorphisme; les mots de volonté et de liberté n’ont pas le privilège d’être moins anthropomorphiques que ceux d’intelligence et d’amour. Bien plus, ils impliquent l’intelligence; car on ne peut dire : «Je suis ce que je veux, » si on ne sait pas ce qu’on veut être. L’absolu pur supposé par M. Secrétan ne peut donc dire que : « Je suis ce que je suis ou ce que je peux être. » Le seul mot qui convienne pour désigner un tel principe, c’est l’Inconnu ou X. L’appeler esprit est peut-être encore plus hasardeux que de l’appeler matière, car l’esprit suppose plus de déterminations et de facultés définies que la matière la plus pauvre et la plus voisine de la pure possibilité, de l’être pur identique au non-être. Pour atteindre ce principe transcendant, la pensée doit accomplir le prodige décrit par le père Gratry en son style mathématique : s’épanouir comme le calice d’une fleur, d’abord elliptique, qui, en s’ouvrant, devient parabole et envoie un de ses foyers se perdre dans l’infini.

Si nous revenons sur terre, nous voyons se développer une seconde conséquence de la doctrine soutenue par M. Secrétan : de même qu’il ne conçoit l’obligation morale que comme théologique, de même il ne conçoit et ne pouvait concevoir la société morale entre les hommes que comme une église. Seulement, avec cette générosité de sentimens qui le distingue et qui le retient au besoin sur la pente même de la logique, il croit que la notion d’église exclut par définition celle de contrainte. Puisque le bien positif, dit-il, est la bonne volonté, sa réalisation exclut la contrainte, et quiconque poursuit le bien positif doit s’en interdire l’emploi. « Comme les sociétés religieuses les plus considérables prétendent se proposer ce but, nous rattacherons au nom d’église tout effort tenté dans ce sens ; nous dirons donc que l’amour est le principe de l’église et que dès lors toute société qui s’attribue un droit de contrainte n’est plus une église. » — N’y a-t-il pas point ici, d’abord, une confusion involontaire, consistant à appeler église toute société morale et libre, toute

association, toute république ? N’est-ce point abuser du sens étymologique de ce mot église : assemblée, réunion, société? Une union de

philosophes, de libres penseurs, d’athées même, si l’on veut, est encore une société libre et morale sans être une église. « Au vrai, répète M. Secrétan, l’association de franche volonté, qui restera toujours l’idéal suprême, ne saurait être qu’une église véritable, une société religieuse, attendu qu’on ne peut et doit aimer que ce qui est aimable; or, l’humanité (nous l’avons vu plus haut) « n’est aimable qu’en Dieu. » — Que l’amour des hommes suppose l’amour de l’humanité idéale, concédons-le ; que l’humanité idéale, si elle était réalisée, fût le seul état de chose vraiment divin, le seul ciel, concédons-le encore ; mais que l’humanité idéale soit déjà actuellement réalisée dans un monde surnaturel, que le suprême idéal soit éternellement réel en soi et que l’humanité présente soit sa créature, son image, voilà ce qu’il n’est nullement nécessaire d’admettre pour former une société de bonnes volontés; c’est au contraire parce que l’on comprend d’abord la valeur d’une telle société qu’on la divinise ensuite. Donc le théologique n’est pas nécessaire au moral, ni surtout la théologie révélée et le miracle, en un mot, les religions positives. Donc encore la vraie république entre les hommes, quoi qu’en disent les théologiens, n’est pas nécessairement une église : c’est là un principe que nous croyons indispensable de maintenir, parce qu’il est à nos yeux la sauvegarde de la liberté philosophique dans la société moderne.

Bien plus, l’élément théologique, — emprunté aux théologies révélées ou même à la théologie rationnelle, — risque le plus souvent de compromettre l’élément moral, la vraie fraternité. Loin de dire avec M. Secrétan que toute église exclut la contrainte, nous demanderons à ce penseur sincère et tolérant, en nous appuyant tout ensemble sur l’histoire et sur la psychologie, si une foi exclusive et enthousiaste a jamais reculé, pour sauver le plus d’hommes possible, devant l’emploi de la contrainte morale ou physique des promesses, des menaces, des corrections, de tout ce qu’emploierait un père à l’égard de ses enfans, un tuteur à l’égard de ses mineurs. Dans un naufrage, hésite-t-on devant le respect du libre arbitre et de ses caprices, quand il s’agit d’assurer le salut de tous? Que serait-ce s’il s’agissait d’un naufrage pour l’éternité? Qu’est-ce qu’une compression de quelques instans en face de l’infinité des siècles ?

M. Secrétan nous répondra que les hommes ne sont ni des enfans, ni des mineurs. — Dans leur idéal, oui; mais en fait, comme il le dit lui-même, non. Si les hommes sont civilement et politiquement majeurs quand il s’agit de leurs intérêts temporels, il faut bien avouer qu’ils sont tous mineurs quand il s’agit des intérêts éternels. Tout être qui n’est pas sage et saint, qui a des passions, des défaillances, des tentations, est un enfant. Dès lors, ceux qui ont la certitude, qui savent ou croient absolument qu’il s’agit d’un malheur sans remède, ceux-là, en se réunissant, doivent entreprendre par charité la correction et l’éducation de ces éternels mineurs qu’on appelle des hommes. — Mais, réplique M. Secrétan, « la charité du prophète ou du héros ne lui fournit un motif logique d’entreprendre sur la liberté des foules que dans la mesure fort étroite où la liberté positive, c’est-à-dire la moralité véritable, peut être développée dans les cœurs par des procédés de contrainte. Pour pouvoir ériger en théorie une conduite qu’il serait assez difficile de condamner absolument sans exception dans la pratique, il faudrait donc que les éducateurs produisissent les titres irrécusables d’une supériorité pratiquement illimitée. L’autorité des parens peut errer sans cesser d’être légitime, parce qu’elle est un fait de nature et que la nécessité l’impose, mais tout autre est la condition d’une autorité qui s’institue elle-même[10]. » — Nous répondrons à notre tour que cette autorité pourrait fort bien être instituée par la volonté générale. Suffira-t-il donc que le consentement de la nation soit acquis à l’autorité religieuse et politique, pour que la charité par voie de contrainte devienne légitime? — Non, dit M. Secrétan ; car il faudrait encore pour cela que l’autorité eût une supériorité pratiquement illimitée. — Mais cette condition n’est pas nécessaire à l’autorité civile pour faire et appliquer les lois de justice; pourquoi lui serait-elle plus nécessaire quand il s’agit des lois de charité? Le raisonnement de M. Secrétan, malgré ce qu’il peut renfermer de vrai, prouve trop et irait à supprimer toute autorité.

On aura beau répondre que la contrainte, admissible quand il s’agit d’empêcher l’injustice et la pratique du mal, est impuissante sur la volonté du bien, sur l’amour du bien et sur la foi volontaire; — elle est impuissante directement et immédiatement, sans doute; mais indirectement et médiatement elle est toute-puissante, surtout si elle s’exerce sur des masses selon la loi des moyennes. Comment un ensemble de volontés résisterait-il à une action de chaque instant, persévérante, obstinée? Si l’on ne prend pas la place d’assaut, on la prend par ruse, par famine, par une infinité de petits assauts qui usent la résistance. Il y aura sans doute quelques rebelles: mais la masse se rendra. On réussit même de la sorte, si on est habile, à se faire aimer. Est-ce qu’un amant d’abord repoussé ne finit pas souvent par faire partager son amour? Les petits soins, la patience, au besoin quelques douces violences, à la fin une violence plus forte, mais affectueuse : c’est l’histoire de plus d’un amour[11]. La psychologie ne donnerait donc pas tort à l’intolérance, comme M. Secrétan semble le croire; et, d’autre part, la morale telle qu’il la représente nous semble offrir ce danger d’une justification possible pour ceux qui auraient l’âme moins élevée que lui ou l’esprit moins éclairé. Le sentiment de l’irréparable excuse tout, justifie tout. L’immensité de la fin réduit à néant tout le reste ; il n’y a plus de commune mesure entre la contrainte d’aujourd’hui et l’éternité. Il faut le reconnaître impartialement : partout où se glissent les idées d’absolu, d’éternel, d’irréparable, en même temps se glisse le péril de l’intolérance. Le fait est vrai aussi, avec les atténuations nécessaires, pour la théologie rationnelle, pour toute métaphysique et toute morale qui prétend à l’absolu. Le dogmatisme, quel qu’il soit, est le commencement de l’intolérance. Quiconque se crût en possession de l’absolu sera toujours tenté d’agir conformément à cette idée, et la seule conduite qui soit vraiment en harmonie avec l’absolu, c’est l’absolutisme pratique. Si un philosophe a une absolue conviction sur le bien absolu, sur le souverain bien, sur le bien final et éternel, comment ne serait-il pas tenté de protéger tous ceux sur lesquels il a une action contre ce qui pourrait leur enlever la possession de ce bien ? Aussi les Socrate et les Platon n’ont-ils jamais penché pour la tolérance. Si donc nous revenons à la définition de l’église véritable telle que M. Secrétan la donne, c’est-à-dire à l’amour sans aucun principe de contrainte, M. Secrétan devrait dire, pour maintenir ce! te définition, que toute société théologique admettant un absolu, un mal absolu, un dam et une séparation complète d’avec l’être infini, une expiation ou sanction absolue, etc., n’est pas une véritable église. Il n’y aurait de véritable église, d’après la définition de M. Secrétan, que l’association philosophique et scientifique, à la condition expresse que toute prétention à l’absolu en fût écartée.

Passons maintenant avec M. Secrétan de la société morale à la société politique ; nous verrons la morale de la charité et de la solidarité, telle qu’il la propose, aboutir logiquement ou bien à l’omnipotence de l’état, ou bien à une notion insuffisante de sa puissance et de sa compétence. Veut-on identifier l’état avec l’association d’amour mystique, c’est-à-dire avec l’église, on aboutit à l’absolutisme théocratique. C’est, nous l’avons vu, l’opinion la plus conséquente pour quiconque se croit en communion avec la vérité absolue : la subordination de l’état à l’église en est la conclusion naturelle. — Telle n’est pas, on le pense bien, l’opinion de M. Secrétan. Ce dernier, au contraire, sépare entièrement l’état et l’église. Avec Kant, il fait de la contrainte le domaine propre de l’état. « La liberté des individus, dit-il, n’est point dans son abstraction le bien positif, mais, comme elle en forme une condition indispensable, comme elle ne saurait d’ailleurs se déployer au dehors dans sa plénitude, et que celle de chacun peut être détruite ou gênée par l’emploi de celle d’un autre, le bien positif exige (comme condition) une organisation collective destinée à garantir par la contrainte la liberté des individus, en la réduisant à la mesure compatible avec la même liberté chez les autres. Telle est la justice, principe de l’état, sa raison d’être, et par conséquent la borne légitime de sa compétence. » M. Secrétan ajoute, on s’en souvient, que : « le bien positif ne pouvant se réaliser que dans l’église, » et, d’autre part, l’humanité ne pouvant renoncer à réaliser son bien positif, « la liberté politique ne saurait s’établir que chez un peuple religieux. » — Ici encore, en reconnaissant le libéralisme de M. Secrétan, nous ne pouvons voir dans ce qui précède une expression exacte des rapports de l’état avec l’association libre. En premier lieu, il n’est pas exact que l’état ne puisse réaliser la liberté et la justice politique en dehors de l’église ; nous venons de voir, au contraire, que toute église qui déduirait rigoureusement les conséquences pratiques des dogmes admis par M. Secrétan subordonnerait la liberté politique, et même la liberté civile, à l’intérêt souverain de la vie éternelle. Nous dirons donc, à l’opposé de Tocqueville : — La liberté civile et politique n’existe dans un état qu’en raison inverse de son dogmatisme théologique. En d’autres termes, toutes choses égales d’ailleurs, un état est d’autant plus libéral qu’il est plus indépendant de toute église. Inutile d’ajouter que l’indépendance n’est pas l’hostilité.

En second lieu, nous ne pouvons admettre avec M. Secrétan que la réalisation du bien positif soit l’apanage exclusif des églises et que l’état doive toujours se borner à la réalisation du bien négatif, de la justice inférieure précédemment décrite comme simple espèce de la justice générale. D’abord, M. Secrétan oublie qu’en dehors des églises et de l’état il peut exister des associations volontaires. Leur donner le nom d’églises, c’est supposer ce qui est en question, à savoir que les dogmes religieux, et en particulier les dogmes chrétiens, sont nécessaires à toute association ayant un but intellectuel, moral, social. M. Secrétan soutiendra-t-il donc que, pour s’associer fraternellement et poursuivre un but commun, il soit indispensable de croire aux dogmes profonds, mais essentiellement incompréhensibles, de la trinité, de l’incarnation, du baptême, de la prédestination, de la grâce et de la damnation? De plus, M. Secrétan nous semble oublier que l’état lui-même n’est pas simplement juge et gendarme. La justice, dans les sociétés modernes, enveloppe de plus en plus ce qu’on appelle la fraternité, elle doit être réparative en même temps que répressive, elle peut en conséquence se proposer des biens positifs et non pas seulement négatifs. Le droit même embrasse des intérêts communs, intellectuels, moraux, matériels, et non pas seulement des fonctions de simple police. Ajoutons que l’association volontaire peut tendre progressivement à coïncider avec l’état. Qui empêche l’état de se charger des fonctions d’intérêt général, si les citoyens s’accordent librement à les lui confier, réservant pour l’action des individus ou des associations particulières les intérêts sur lesquels on n’est point d’accord? Le moral et le social n’excluent pas le politique, ni réciproquement : tout étant de l’ordre humain, tout peut se réaliser par des moyens humains à mesure que l’accord se fait entre les esprits, et ces moyens humains peuvent devenir fonctions de l’état à mesure que la confiance accordée à l’état par ses membres approche de l’unanimité. Au contraire, le théologique et le religieux ne peuvent jamais se confondre avec le politique, l’église ne peut jamais coïncider avec l’état, parce que des deux domaines l’un est divin, l’autre humain ; l’un est transcendant, l’autre immanent. L’état-église deviendrait nécessairement une oppression de consciences, en vertu même des dogmes dont M. Secrétan nous a donné une si haute interprétation; la charité de l’état-église prendrait nécessairement les formes de la violence, dès qu’il y aurait quelque dissentiment; et s’il n’y en avait pas, l’esprit humain réduit à l’immobilité deviendrait incapable de progrès.


IV.

Ainsi, de toutes parts, nous arrivons à la même conclusion : le véritable amour des hommes doit être en soi un amour humain et social. M. Secrétan compare ingénieusement le moraliste qui veut diriger la volonté au marin qui fait marcher une barque vers le but par un vent quelconque, en opposant la voile au vent sous l’angle voulu ; mais il faut du vent et un gouvernail. De même, le moraliste a besoin d’un mobile et d’un motif directeur; le motif est l’idée, le mobile indispensable est l’amour : voilà le souffle qui entraîne la barque. Nous ajouterons que ce souffle, qui semble à M. Secrétan venir du ciel, doit d’abord venir de la terre : c’est l’humanité que nous devons aimer dans l’homme, non un principe supérieur à la nature. Au lieu de dire, avec M. Secrétan, que l’humanité de fait n’est rien moins qu’aimable, nous dirons : elle est aimable par soi jusqu’en ses misères et ses faiblesses, que la sympathie nous fait partager, que la pitié nous fait soulager : « Tout être qui souffre, disait Schopenhauer, est également près de mon cœur. » L’humanité est plus aimable en son imperfection même qu’une perfection absolue comme celle dont parle M. Secrétan, qui ne serait toute-puissante qu’à la condition de ne pas être parfaitement bonne, ou qui ne serait parfaitement bonne qu’à la condition de ne pas être toute-puissante. Sans doute le moraliste a besoin d’un idéal comme le navigateur a besoin de la polaire; mais la polaire est aussi dans la nature. L’idéal est la nature même modifiée au moyen d’un de ses propres élémens, à savoir la pensée et le cœur de l’homme. C’est une nature plus intelligente, plus puissante, plus aimante et plus heureuse, que nous opposons à la nature trop souvent inintelligente, impuissante, divisée contre elle-même, malheureuse. Ce n’est pas un principe vraiment différent que nous concevons alors : c’est simplement une nature plus humaine.

C’est aussi sur un fondement humain que se constituent la justice, le droit, la liberté de conscience, sans lesquels la charité devient, selon le mot de M. Secrétan, contradiction, mensonge et violence. Bien différente de la simple « tolérance, » la liberté de conscience moderne a son vrai principe dans deux considérations psychologiques et humaines, non dans des spéculations métaphysiques ou théologiques qui risqueraient plutôt de la compromettre. Le premier fondement de la liberté des opinions, que M. Secrétan admet lui-même, est un fait d’expérience : le caractère essentiellement spontané de l’amour et du bonheur. Qu’on accepte ou rejette le libre arbitre au sens où l’entend M. Secrétan, il demeure toujours vrai que l’amour véritable provient de l’intérieur de l’être, soit qu’il tienne d’un déterminisme profond et d’une solidarité naturelle dont il est l’expression sensible, soit qu’il vienne d’une détermination volontaire et d’une solidarité volontaire; dans tous les cas, l’amour ne commence qu’avec la spontanéité. Mais cette première considération ne suffirait pas pour exclure tout emploi de la contrainte si on n’y ajoutait un autre fait d’expérience, qui est en même temps la conclusion rationnelle de toute critique des facultés de connaître : à savoir, la relativité des connaissances humaines. Les moyens de bonheur et d’amour, les moyens de réaliser la société la plus parfaite sont relatifs et objets de connaissance relative. Quant au monde transcendant, nous ne savons de science certaine, comme dit Pascal, « ni s’il est, ni ce qu’il est ; » nous ne pouvons donc le faire entrer par contrainte comme élément dans la conduite des autres, ni le leur faire aimer ; nous ne pouvons le faire entrer que dans notre propre conduite, à titre de foi personnelle, et en faire l’objet de notre amour. En un mot, c’est le doute par rapport aux choses « transcendantes » et la relativité de la connaissance pour les choses « immanentes, » qui, par opposition au dogmatisme théologique, fonde la liberté de conscience, le droit individuel et la vraie solidarité morale entre les hommes : quant à la fraternité, elle est l’extension et l’achèvement de la justice même.

Ce principe de la relativité des connaissances, qui semblait devoir engendrer un pur scepticisme moral en même temps que le scepticisme métaphysique, doit être, au contraire, regardé comme l’intérêt vital de la moralité autant que de la science. Il fonde et limite notre liberté d’agir, comme notre liberté de penser. Un tel principe ne peut inspirer d’inquiétude qu’aux esprits pusillanimes. Un voyageur raconte qu’un paysan naît, voyant un arc-en-ciel sur ses arbres à fruits, s’imaginait que cette lumière y allait mettre le feu ; il en est de même de certaines doctrines dans l’ordre scientifique et philosophique : on s’imagine à tort qu’elles vont incendier et détruire tous les fruits dont se nourrit l’humanité.

Aussi croyons-nous utile d’insister ici sur les conclusions morales et juridiques qui résultent de ce principe directeur de la science moderne : relativité de la science. La conséquence immédiate, c’est l’existence certaine de l’inconnu et l’existence possible de l’inconnaissable, admis par M. Spencer comme par Platon et Kant, mais sous une forme contestable. A première vue, cette conséquence semble bien éloignée de l’idée du droit individuel; qu’on y réfléchisse davantage, on reconnaîtra la fécondité morale ou juridique d’une vérité qui paraissait toute négative. Mais d’abord quel est le vrai sens de l’inconnaissable, qu’il vaudrait mieux appeler l’irréductible? est-ce là une pure chimère et tout peut-il être objet de science positive? — Selon nous, la connaissance positive a au moins deux limites qui lui sont intérieures : d’une part, l’idée de la matière, du mouvement, de la force et de la vie; d’autre part, l’idée de la pensée et de la conscience. Au point de vue même du positivisme le plus radical, la pensée peut ne pas être de nature à pénétrer le fond de tout; le cerveau peut ne pas être capable d’exprimer le dernier mot des choses, s’il y a un dernier mot, encore moins la totalité de leur discours éternel, si ce discours est sans mot premier ou dernier. Le cerveau peut ne pas être apte à saisir le sens intime de l’être ou du phénomène, la réalité objective. Un vrai positiviste, comme un vrai criticiste et un vrai sceptique, doit donc garder au fond de sa pensée un que sais-je? Il doit dire tout au moins : « Les choses ont peut-être un fond inconnu, puisque la science proprement dite ne saisit que des relations et des surfaces. » Il ne doit pas affirmer l’équation du cerveau à la réalité, mais seulement à la réalité pour nous connaissable. L’expérience même ne nous apprend-elle pas que notre cerveau n’est pas fait de manière à représenter toujours toutes choses comme elles sont indépendamment de lui? En concevant la borne qui peut se trouver profondément attachée à notre esprit et à notre cerveau, alte terminus hœrens, nous concevons par projection et induction un au-delà obscur. L’objet senti ou pensé n’est donc pas conçu comme étant certainement tout entier pénétrable à la science, pénétrable au sujet sentant et pensant.

D’autre part, le sujet pensant n’est peut-être pas à son tour tout entier pénétrable pour lui-même. Qu’est-elle en réalité, cette conscience qui se pense en pensant le reste, cette conscience sur laquelle on a fait tant d’hypothèses, indivisible pour ceux-ci, divisible et composée pour ceux-là, fermée selon les uns, ouverte et pénétrable selon les autres, individuelle selon les uns, capable selon les autres de s’étendre à des sociétés entières, à des groupes de plus en plus vastes, et de se fondre ainsi avec d’autres consciences élémentaires dans une conscience commune et sociale? C’est là un problème dont la solution n’est pas trouvée et ne le sera peut-être jamais, car la conscience est sui generis, incomparable. On ne peut pas la faire rentrer dans un genre supérieur, car elle enveloppe tout autre connaissance ; on ne peut pas non plus en marquer la différence propre avec d’autres choses du même genre : elle échappe aux fonctions essentielles de la compréhensibilité. Donc, la science de nous-mêmes vient se heurter à un mur, à un je ne sais quoi d’impénétrable à l’analyse, qui est sans doute le même que l’impénétrable de la matière. Le fond commun de l’objet et du sujet se cache dans la nuit. Les autres êtres eux-mêmes, nous ne les concevons que comme plus ou moins analogues à notre conscience ; nous concevons d’autres consciences : c’est là pour ainsi dire « l’altruisme intellectuel, » fondement de tout autre altruisme[12].

Ceci posé, de quoi avons-nous besoin pour fonder la morale? D’un principe qui puisse marquer une limite, un non plus ultra, à notre égoïsme, à notre volonté en tant qu’elle poursuit des biens sensibles, des intérêts quelconques, des objets dont le fond métaphysique lui demeure inconnaissable. Or, puisque nous ne savons pas le fond de tout, ni par conséquent le fond du bien même, nous ne devons pas agir comme si nous avions pénétré ce fond, comme si nous étions certains, par exemple, que le plaisir, l’intérêt, la puissance, sont quelque chose d’absolu, la réalité fondamentale et essentielle, le dernier mot et le secret de l’existence. La limitation de l’égoïsme sensible doit sortir de la limitation même de la connaissance sensible. Tel est le fondement de la moralité en général.

Maintenant, quel est le fondement du droit, en particulier? quelle est sa justification rationnelle et suprême? C’est encore ce principe que notre connaissance de l’homme n’est pas absolue. En limitant notre pensée, un tel principe limite aussi rationnellement notre activité dans ses rapports avec autrui : il la refrène et lui impose des restrictions dont la règle est la justice. Vous traiter comme un pur mécanisme, ce serait vous traiter comme une chose dont je posséderais la science absolue, la formule définitive, la définition adéquate. Quand je suis en face d’une locomotive, je sais parfaitement et absolument ce qui la constitue comme telle, et je puis en développer d’un bout à l’autre la formule génératrice; je puis faire mieux, je puis la fabriquer tout entière en tant que locomotive : savoir, c’est pouvoir. Ici, il n’y a pas de restriction essentielle à ma connaissance, ni, par conséquent, à mon activité; je pourrai traiter une machine absolument à mon gré et en faire un simple instrument de ma pensée, de ma volonté. Dans les objets de la nature, dont je ne possède pas la formule complète, il y a déjà quelque chose qui, d’une façon très générale et très vague, peut restreindre mon activité : je ne me reconnais pas le droit de tout détruire, de tout briser autour de moi, de bouleverser sans but la nature. Seulement, ici, le fond de l’être ne se révèle encore d’aucune manière déterminée et spécifique : en tant que minéraux, les objets sont de simples composés, de simples agrégats, des mécanismes ; la preuve en est qu’un chimiste, M. Berthelot, par exemple, pourra les fabriquer selon ses formules et en faire la « synthèse ; » les élémens seuls m’échappent donc, et comme mon activité ne peut pas plus les atteindre que ma pensée, il en résulte que les objets matériels sont devant moi sans droit, c’est-à-dire n’imposent aucune restriction à ma volonté ; quant à l’atome, il est inviolable de fait.

Avec les traces visibles de la vie dans le végétal, quelque chose restreint plus visiblement mon pouvoir. Là encore, je ne me sens plus le droit de tout détruire sans utilité, le droit de ravager le règne végétal, de couper l’arbre sans raison, de fouler aux pieds la fleur, d’arrêter, autant qu’il est en moi, l’aspiration et l’épanouissement de la vie. La vie, c’est déjà la volonté plus ou moins consciente, avec une direction saisissable. Évidemment, l’objet qui m’impose une limite est encore ici très indéterminé : on n’en peut donc déduire aucune règle précise, conséquemment aucune règle de justice stricte; mais, à côté de la justice, n’y a-t-il pas en nous la pitié et la sympathie, l’amour, la charité, la bonté? D’un homme qui détruirait aveuglément la vie de la plante ou de la fleur, on dirait avec raison qu’il n’est ni raisonnable, ni bon. Nous sentons un lien profond de nous-mêmes avec tout être vivant, ou, pour parler comme M. Secrétan, une solidarité; mais ce n’est encore ici que celle de la vie, non de la sensibilité, de la pensée, de la volonté réfléchie.

Avec l’animal, la vie individuelle s’accuse; se croire tout permis envers les êtres que nous appelons des brutes, c’est faire preuve soi-même de brutalité. La volonté se fait sentante et sensible dans l’animal ; or, de la volonté notre science ignore le fond, comme elle ignore le fond de la sensibilité même, et de la pensée, et de la vie, et de l’être. Ici donc, la limite qui arrête notre connaissance commence à se poser aussi avec clarté devant notre action. Toutefois, cette limite restant variable et relative, le droit de l’animal est lui-même relatif et subordonné. De plus, nous ne pouvons compter, en général, sur la réciprocité de l’animal à notre égard, par exemple, sur celle du serpent, du lion, du tigre. Il en résulte que, la limite n’étant pas réciproque, nous nous trouvons dans l’état de légitime défense. Enfin, l’impossibilité pour l’homme de subsister en même temps que toutes les espèces animales intéresse son droit de conservation. Il faut ces nécessités naturelles et inévitables, il faut ces raisons de légitime conservation et de légitime défense, pour nous faire franchir la borne devant laquelle nous nous arrêterions si tous les êtres vivans pouvaient subsister à la fois; il faut des raisons de guerre, en un mot, et de « guerre pour la vie. » Encore, tout en franchissant ces frontières, protestons-nous contre la nécessité de la nature ; nous nous indignons contre la loi immorale d’où dérive la lutte. Cette loi, qui fait que la vie de l’un s’emprunte à la vie de l’autre, est la forme inférieure de la solidarité vivante, mal à propos érigée par M. Secrétan en type de justice. Nous concevons, nous rêvons un idéal supérieur, un état de choses où la vie des uns ne serait pas la mort des autres, où le plaisir d’un être ne serait pas la souffrance d’un autre être. Ainsi, à la bonté envers les animaux s’ajoute déjà une certaine régie de justice, mais que le manque de réciprocité rend relative et variable. Où la réciprocité apparaît, comme entre le chien et le maître, la cruauté devient un manque formel de justice, non plus seulement de bonté. Malgré le préjugé des philosophes, l’animal domestique a un droit moral, encore indéterminé en grande partie, mais qui se détermine dès que nous ne pouvons plus invoquer de nécessité supérieure, de droit supérieur pour faire souffrir ou mourir l’animal. La profonde douleur que nous éprouvons à la mort de tout être ami, dit Schopenhauer, naît de ce sentiment que dans tout individu il y a quelque chose d’inexprimable qui n’est qu’à lui, quelque chose d’irréparable. Omne individuum ineffabile. C’est même le cas pour la personnalité des bêtes. « On le sentira si on a blessé à mort sans le vouloir une bête que l’on aime, et reçu le regard d’adieu qu’elle nous adresse; c’est une douleur déchirante. » Tourguénef exprime la même idée quand il dit que, regardant son chien les yeux dans les yeux, pendant qu’au dehors hurle la tempête, il sent un même principe animant les deux êtres : en chacun d’eux vacille la même petite flamme tremblotante. Ce n’est plus un homme et un animal qui échangent leurs regards ; ce sont deux paires d’yeux identiques qui sont fixées l’une sur l’autre. Et dans chacune de ces paires d’yeux, dans l’animal comme dans l’homme, la même vie se serre, terrifiée, contre l’autre. Que sera-ce, si l’homme est en présence de l’homme? L’identité fondamentale des êtres arrive en nous à la pleine conscience de soi et, par là, l’homme conçoit l’univers. Enfin, dans la société plus qu’ailleurs, en nous faisant comprendre la nécessaire délimitation de la zone empirique, la philosophie produit la délimitation parallèle des motifs et mobiles empiriques.

Remarquons-le, ce dont le droit pur a besoin, comme la justice avec laquelle il s’identifie, c’est une limitation de la liberté individuelle qui puisse devenir réciproque et égale pour tous. Pour fonder scientifiquement le droit comme tel, c’est-à-dire comme règle commune et borne mutuelle des libertés, nous n’avons donc besoin que d’un principe limitatif : Abstiens-toi, abstine. Voilà la formule propre du droit pur, qui est comme tel une discipline, une idée régulatrice, et qui enveloppe en soi le Sustine des stoïciens. Or, la limitation de notre volonté pratique par la volonté d’autrui, encore une fois, est l’expression légitime et la figure extérieure de notre limitation scientifique. — N’agis pas envers les autres hommes comme si tu savais le fond des choses et le fond de l’homme, comme si tu savais que ce dernier fond de tout, c’est ton plaisir, ton intérêt, ton égoïsme ; ne t’érige pas en absolu, c’est-à-dire en dieu. Être qui n’as point la science absolue, ne pratique pas l’absolutisme envers tes semblables; ne dogmatise pas en pensées et en actes. — La violation du droit idéal au nom de la force, au nom de l’intérêt, matériel ou spirituel, c’est du dogmatisme en action qui peut prendre trois formes, soit matérialiste, soit panthéiste, soit théologique. Ce peut être, en premier lieu, la traduction intérieure de cette affirmation systématique : — Le mécanisme est tout : il n’y a rien au-delà ni au-dessus; le parallélogramme des forces est la formule de l’univers; je tiens, avec cette formule, le monde entier dans le creux de ma main : l’homme violent ou égoïste ne fait que tourner à son profit « l’axiome universel, » dont parle M. Taine. — Mais au-delà? — Au-delà, il n’y a pas seulement x, il y a zéro. S’il subsistait en dehors des formules mécaniques un x irréductible, cela suffirait pour me faire m’arrêter avec inquiétude, comme au bord d’un abîme, devant toutes les actions qui impliquent une solution pratique du problème, une traduction de l’x en symboles vivans. Violer votre liberté, cela peut donc d’abord signifier: « Le fond absolu est force et matière, rien autre chose ; » c’est la solution du matérialisme dogmatique. Cela peut signifier aussi, selon un autre système : « Le fond absolu est une substance unique, dont les individus sont des modes sans valeur propre, c’est la solution panthéiste. » Enfin cela peut signifier encore : « Le principe absolu des choses est un dieu dont je connais par révélation la volonté précise, la loi absolue, à laquelle la volonté de l’individu est subordonnée; » c’est la solution théologique. Au contraire, m’abstenir de violer la volonté d’autrui, tant qu’elle ne viole pas la mienne, voilà l’attitude qui convient à celui qui ne prétend résoudre l’x ni en pure matière, ni en substance unique et nécessaire, ni en volonté absolue et transcendante, à celui qui ne veut point du dogmatisme matérialiste, panthéiste ou spiritualiste, à celui qui, en général, refuse de dogmatiser et s’abstient. Le droit est donc le pendant du doute méthodique et de la « suspension de jugement » des anciens.

La modestie métaphysique est le principe de la dignité morale et du respect moral. Socrate avait raison de le croire : nous sommes grands par l’idée de ce que nous ne savons pas, autant et plus que par l’idée de ce que nous savons. Concevoir une limite, c’est aussi concevoir un au-delà ; c’est pouvoir se le représenter, sinon le connaître.

Peut-être, en effet, de ce fond même, qui serait la réalité, pouvons- nous nous faire une conception symbolique, lointaine, détournée, comme le ciel astronomique symbolise le ciel réel et inconnu. L’apparence, après tout, doit être liée à la réalité, comme les mouvemens apparens des astres sont liés à leurs mouvemens réels. Il y a une vérité relative jusque dans le système de Ptolémée, quoiqu’il soit moins proche de la vérité que le système également relatif de Copernic. La métaphysique est à nos yeux une spéculation hypothétique, un prolongement idéal des lignes que la science même a antérieurement tracées, une recherche de leur direction convergente et du foyer où elles viendraient coïncider. Ce foyer serait le fond même de la nature, le naturel par excellence, nullement le supranaturel, qui en est l’ombre projetée dans les nuages. L’indestructibilité de l’instinct métaphysique prouve qu’il y a là quelque chose d’essentiel à notre organisation mentale : l’homme est un animal métaphysique. Si c’est là une illusion cérébrale, encore faudrait-il faire voir que c’est en effet une pure illusion et d’où elle vient. La preuve n’est pas faite ; il n’est pas démontré qu’au-delà ou plutôt au dedans de ce que nous pouvons sentir et connaître, il n’y ait absolument rien. Tout au moins avons-nous l’idée de cet au-dedans, idée indestructible et fascinante qui nous entraîne toujours à chercher de nouveaux symboles plus ou moins transitoires pour exprimer l’éternel mystère. La science a son terme dans le doute, et ce même doute est le commencement de l’hypothèse métaphysique sur l’univers, — hypothèse qui n’est du reste qu’une induction fondée sur la science même et sur les données de la conscience. Dès lors, au-delà du droit, il peut et doit exister une autre attitude, plus haute sans doute et plus semblable à une spéculation dans tous les sens du mot : c’est de préférer le bonheur d’autrui au sien, c’est non plus de s’abstenir, mais d’agir positivement en vue du bonheur universel : alors naît l’amour d’autrui, la fraternité. L’homme aimant et bon propose à tous l’universelle bonté, comme étant la valeur la plus rapprochée de la suprême inconnue. Il traite les autres hommes comme ne faisant qu’un avec soi, il réalise pratiquement cette identité que Victor Hugo, s’adressant au lecteur de ses poèmes, exprimait avec une concision admirable : « Insensé, qui crois que je ne suis pas toi ! » Le désintéressement actif et aimant est, comme l’égoïsme actif, une spéculation sur le sens du mystère universel et éternel. Il a le caractère de sublimité qui lui vient de son incertitude même. Entre les deux extrêmes est la justice, qui laisse à chacun une sphère d’action égale à celle des autres, sous le nom de droit : elle pose ainsi, égale pour tous, la limite spéculative et pratique que franchissent en sens opposé l’égoïsme et le dévoûment. Égoïsme, c’est concentration; dévoûment, c’est expansion; justice et droit, c’est limitation réciproque et égale, ayant pour but de réserver à chacun le maximum de liberté compatible avec la liberté de tous. L’idéal suprême est donc à la fois restrictif et persuasif. Il restreint notre volonté égoïste ou charitable, puis il nous persuade de chercher ce qu’il y a de meilleur pour nous et pour les autres, sous cette condition expresse que les autres seront d’accord avec nous pour l’accepter. Les bornes de deux propriétés sont sacrées : si l’un des propriétaires va chez l’autre et s’associe à l’autre, ce doit être avec son consentement. Mais il n’est pas nécessaire de se figurer l’idéal comme un impératif catégorique. Cette notion de Kant nous semble une formule exagérée et encore absolutiste d’une règle qui est précisément fondée sur la relativité de la connaissance. Il n’y a de catégorique que la certitude où nous sommes de ne pouvoir nous ériger en absolu sans nous mettre en contradiction avec la relativité de notre connaissance. La seule loi absolue, c’est donc de ne jamais agir comme si l’on possédait certainement l’absolu. L’empiétement de la charité est aussi injuste que l’empiétement de l’égoïsme. Au fond de l’injustice il y a un orgueil intéressé. En ce cas, nous concédons volontiers à M. Secrétan et aux théologiens que l’orgueil intellectuel est le premier des péchés capitaux. C’est ce qui fait que la prétention d’un individu à l’infaillibilité est immorale. Si le péché capital symboliquement attribué à Satan est l’orgueil, qui s’égale à l’absolu en méconnaissant les limites de l’intelligence, on peut dire que, sur terre, tout despote politique ou religieux est la plus fidèle image de Satan.

Par bonheur, si notre intelligence est naturellement portée à un certain orgueil, notre volonté est naturellement portée à l’amour. Au lieu de placer chez l’homme cette sorte de mauvaise volonté radicale, cette liberté viciée dont parle M. Secrétan, il serait plus plausible d’y placer, et aussi dans tous les autres êtres, une bonne volonté radicale. Le mal viendrait alors des nécessités extérieures et non du dedans. L’intérêt égoïste ne serait que le premier degré ou la défaillance d’une volonté qui, de sa nature essentielle, est désintéressée et aimante. « La haine, a dit Fichte, est un amour trahi ; » l’intérêt n’est peut-être qu’un pouvoir de désintéressement qui, par manque de courage, s’affaisse sur soi et se trahit soi-même. L’amour d’autrui doit renfermer plus de vérité que l’égoïsme, car le vrai est l’être en sa plénitude, tendant au bien universel. L’égoïsme proprement dit, en ce qu’il a d’exclusif, est sans doute illusoire : il repose sur l’affirmation dogmatique d’un moi isolé, fermé à autrui, impénétrable et incommunicable, d’une partie qui serait indépendante du tout, d’un individu qui serait le monde et n’aurait avec autrui aucune solidarité. Nous n’irons pas jusqu’à dire avec M. Secrétan, qui, lui aussi, dogmatise, quel le moi est simplement « la borne d’une sensation; » mais il est probable que les sensations élémentaires, venues de nos organes, se fondent en une seule conscience, et que les consciences elles-mêmes ne sont pas aussi impénétrables, aussi fermées qu’il plaît à la philosophie traditionnelle de le prétendre. Que deux ou plusieurs gouttes de rosée sur une même feuille, d’abord séparées, viennent à se toucher par le bord, elles se fondent en une plus grande, mais de même forme et reflétant le même ciel ; ainsi peut-être les pensées et les volontés pourraient se fondre en une seule, reflétant le même idéal : tel est du moins le rêve de l’amour. Mais ce n’est pas sur cette hypothèse métaphysique ou religieuse que reposent la justice et les droits de l’individu, c’est sur le doute même qui est commun à toutes les intelligences, et qui leur pose à toutes une même limite infranchissable,


ALFRED FOUILLEE.

  1. M. Secrétan, Revue philosophique, 1882, II, pages 277, 291 et 377.
  2. Le Droit et le Fait (Revue philosophique, p. 587. 1882).
  3. Ibid., p. 256.
  4. Le Droit et le Fait (Revue philosophique, p. 262).
  5. « Il faut, ajoute M. Secrétan, que notre principe explique l’homme. Pour serrer de près la réalité, pour en saisir les grands antagonismes, pour atteindre au terrible sérieux de la vie, pour arriver à l’histoire, il ne suffit pas de l’amour, il faut aussi comprendre la haine et pour cet effet, dès l’origine et partout, il faut déduire l’amour de la liberté, et non pas l’inverse. »
  6. Le Droit et le Fait (Revue philosophique), p. 267.
  7. Page 267.
  8. Voir la lettra très intéressante publiée, en réponse à nos précédentes critiques, d’abord dans la Revue chrétienne, puis dans la Critique philosophique (8 juillet 1880).
  9. Discours laïques, p. 380.
  10. Revue philosophique, p. 394.
  11. De même, le caractère essentiellement volontaire de la foi individuelle caractère sur lequel M. Secrétan insiste avec raison, n’est cependant pas logiquement incompatible avec l’emploi de la contrainte sur l’ensemble. Aussi trouvons-nous fort logique un argument qui nous a été opposé à nous-même par un savait professeur de théologie morale à la Sorbonne, dans une étude sur notre Idée moderne du droit : « Tous les grands théologiens, dit-il, ont enseigné que l’acte de foi est un acte volontaire qui présuppose une illumination de l’esprit; mais ils ont enseigné aussi que la contrainte peut favoriser cette illumination, et surtout préserver les autres du mauvais exemple et de la contagion des ténèbres... Voilà trente millions d’hommes qui se réunissent sur une terre libre. Ils sont chrétiens, et ils considèrent comme un trésor plus précieux que tous les trésors de la terre la foi qu’ils professent, et qui maintient entre eux l’unité sociale et l’unité religieuse ; il plaît à ces trente millions d’hommes de se lever comme un seul homme et de dire à leur souverain : « Vous avez fait des lois qui protègent mon champ, mes bœufs, ma maison contre la rapacité des voleurs; faisons des lois qui protègent ma foi, mon âme, et l’idée religieuse de votre peuple, contre la propagande ennemie des étrangers qui ont une religion dont nous ne voulons pas! — Que répondrez-vous à cette libre et puissante manifestation de la volonté d’un peuple? » Il y a, en effet, une chose qui dépend toujours de la volonté générale: c’est de mettre la foi à l’abri des doutes venus de la libre pensée. Si donc nous sommes conséquens avec les principes de M. Secrétan lui-même, nous proscrirons les livres contraires à la foi, comme nous proscrivons les livres où l’on excite aux crimes contre les personnes ou contre les biens, à la débauche, au vol, etc. L’esprit le plus sceptique du monde ne parviendrait plus à douter de ce qu’on lui enseigne si toute opinion contraire était réduite au silence. Quand on n’a devant soi qu’une voie ouverte, on ne peut s’égarer dans une autre route. De même, quoique l’amour pour Dieu, en son essence, échappe à notre action, nous pouvons du moins supprimer les occasions et les tentations de haine pour Dieu. Non-seulement nous le pouvons, mais nous le devons, si nous sommes animés nous-mêmes de cet esprit de « solidarité » qui, selon M. Secrétan, est la véritable charité. « Il y a, disait Théodore de Bèze avec saint Augustin, une charité de mansuétude et une charité de sévérité. »
  12. M. Spencer, ainsi que Kant, nous semble avoir eu le tort de représenter l’inconnaissable comme, quelque chose de transcendant. La limite de la connaissance, selon nous, est intérieure à la connaissance : le vrai inconnaissable, ou plutôt l’irréductible, c’est le fait même de connaître et d’avoir conscience.