La Sociologie politique

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 19-21).

LA SOCIOLOGIE POLITIQUE D’APRÈS M. TARDE[1]


S’il y a une science de la richesse, pourquoi n’y aurait-il pas une science du pouvoir ? En fait, richesse, savoir, droit, tout cela est pouvoir. Mais il ne s’agit ici que du pouvoir politique. En quoi consiste le pouvoir politique ? On peut dire que le pouvoir est dans une nation ce que la volonté consciente est dans l’activité organique individuelle. Tout problème à résoudre, toute entrave mutuelle de deux tendances dans notre activité interne, devient conscient ; de même, toute lutte politique intérieure, soit luttes de langues, soit luttes de religions, soit aussi luttes littéraires, devient consciente, s’impose au pouvoir politique, chargé de donner une solution à ces problèmes ; et de même que l’activité personnelle consiste à faire s’harmoniser ces courants cérébraux, indéfiniment imitatifs. qui s’appellent souvenirs et habitudes, de même la vie politique consiste à diriger les courants multiples d’exemples qui se croisent dans la vie sociale, et à les faire converger dans la mesure du possible, vers un but commun. — Tout ce qui est admis aujourd’hui, vulgarisé, indiscuté, a été combattu autrefois ; tout cela fut autrefois innovation, et nulle innovation ne va sans luttes ; de même, tout ce qui est volontaire dans l’âme a été délibéré autrefois. En d’autres termes, tout ce qui est simplement social a commencé par être politique. Une société sans pouvoir politique, idéal futur de Spencer, serait bien en effet une société parfaite, puisque l’unanimité de toutes les forces et de toutes les pensées s’y ferait d’elle-même.

Sources du pouvoir. — La genèse du pouvoir, comme celle de tout fait social, va nous découvrir une incessante accumulation de répétitions. La condition première du pouvoir est elle-même une répétition physiologique : l’accroissement de la population ; mais, pour que cette répétition produise des effets politiques, il faut qu’elle soit doublée d’une répétition sociale parallèle, c’est-à-dire d’une transmission dans les familles du même culte, de la même langue, des mêmes mœurs. — C’est une erreur de croire que l’élection est la source du pouvoir politique ; elle n’en est qu’un canal ; car pourquoi élit-on tel homme ? Il y a bien des raisons diverses à cela, mais il semble qu’il y a un besoin général d’obéissance qui cherche à se satisfaire à tout prix. Ce besoin d’obéissance a lui-même sa source dans le désir d’être protégé, qui se double d’un plaisir indéfinissable. Ce besoin de protection, né d’une différence ineffaçable, celle des forts et des faibles, n’eût pas été si vivement senti sans la famille ; c’est pourquoi l’origine du pouvoir est une origine familiale. — Mais cette origine familiale du pouvoir est insuffisante et incomplète par elle-même. L’autorité des parents, en effet, a varié ; elle a varié beaucoup moins d’après leur supériorité réelle que d’après leur supériorité supposée soit par les coutumes, soit par les mœurs ou la religion ; en sorte que l’autorité du père est assise sur une base de croyances communes et de désirs communs. Donc, tout ce qui modifiera ces croyances et ces désirs tendra à déplacer l’autorité. Dès qu’un prêtre, un guerrier, etc., sera cru plus propre que le père à satisfaire les désirs répandus dans un groupe social, c’est lui qui sera obéi et respecté avant tous. Le pouvoir se déplace donc avec les croyances ; il se déplace avec les désirs ; si de nouveaux désirs surgissent, tel qui sera plus apte à les satisfaire s’emparera du pouvoir. Et si l’on veut savoir les causes qui font surgir des désirs nouveaux et des croyances nouvelles, ce sont toujours des découvertes et des inventions.

Les partis. — Si la vie politique, comme la vie économique, comme la vie sociale tout entière, est un tissu d’imitations (les révolutions même sont imitatives), elle est aussi le théâtre d’opposition, de luttes continuelles ; ce sont, pour ne parler que des luttes intérieures, les luttes de partis. Il ne faut pas confondre une classe et un parti ; une classe est permanente. un parti temporaire. D’ailleurs, la division des partis peut être fondée sur celle des classes ; elle l’est plus souvent sur celle des corporations, ou des religions, ou des langues, ou des sentiments et des principes. Quelle est l’explication, quelle est l’origine de l’esprit de parti ? Nous avons vu que tous les faits de l’histoire ont commencé par être des questions, des questions suivies de réponses. Ces questions se sont posées d’abord dans les consciences individuelles ; mais dès que ce duel logique a pris fin en elles, il s’est imposé comme duel collectif entre les individus ; la guerre entre les hommes suppose la paix en eux. C’est donc par besoin de ne pas se contredire et de n’être pas contredit que l’homme, animal logique, crée des partis et y adhère. — Il faut encore, pour qu’il y ait parti, qu’il y ait communauté de sentiments entre gens ayant adopté la même solution. Voilà pourquoi tout ce qui agrandit les communications et tout ce qui fait l’extension croissante des langues, des religions, généralise l’esprit de parti. Et c’est même là le caractère le plus net de l’évolution des partis, que l’agrandissement progressif de ces luttes, jadis urbaines, puis provinciales, aujourd’hui nationales et internationales.

Évolution politique. — La vie politique, qui tend à une constitution, comme la vie religieuse à un credo, comme la vie linguistique à une grammaire…, évolue dans le sens d’adaptations progressives et continuelles, de même que la vie organique. Nous savons que le pouvoir est une résultante d’idées et de besoins, émanés de découvertes et d’inventions. Donc, les transformations politiques sont une résultante des transformations religieuses, scientifiques et autres. Il est facile de montrer par des exemples variés qu’à chaque nouvelle invention, le pouvoir se déplace et se transforme, car de nouveaux besoins, de nouveaux intérêts, de nouveaux buts surgissent. Les découvertes dans le domaine spéculatif ne sont pas sans influence non plus, car elles transforment les idées sur le pouvoir. — Ces transformations ont-elles lieu suivant une loi précise ? Si les évolutions physiques et astronomiques obéissent à des principes mécaniques, les lois de limitation et de l’invention, et par suite les transformations du pouvoir, ne peuvent être dominées que par des principes de logique. Il y a, en effet, une série logique, une série irréversible, par conséquent, des découvertes. C’est une illusion de croire que les sociétés tendent à une même constitution, que les langues tendent à une même grammaire, les religions à un même credo ; ce que ces évolutions ont de commun entre elles, c’est qu’elles sont chacune une élaboration logique, une œuvre de logique sociale. — Toutefois, les évolutions politiques suivent une voie assez nette : elles partent de la diversité incohérente des pouvoirs, pour aboutir à leur diversité harmonieuse. Les pouvoirs, d’abord divisés et hostiles, se sont centralisés pour se diviser de nouveau, mais d’accord entre eux ; et ce qui importe précisément, c’est, non la division des pouvoirs, mais leur harmonie dans cette division. — On peut saisir aussi sous la multiformité des évolutions politiques, une tendance incessante à se démocratiser ; et enfin il semble que le pouvoir devienne de plus en plus impersonnel. — Quoi qu’il en soit, il est possible de prévoir un ennoblissement final du pouvoir, par son agrandissement même.

  1. Résumé des conférences faites au Collège des sciences sociales.