La Société future/Chapitre 7

P. V. Stock (p. 103-113).

VII

FATALITÉ DE LA RÉVOLUTION


Ce qui effraie surtout un grand nombre de travailleurs dans la réalisation des idées nouvelles sur l’organisation sociale, et les fait se raccrocher au parlementarisme et à la campagne pour l’obtention de réformes, c’est ce mot de Révolution, qui leur fait entrevoir tout un horizon de luttes, de combats, de sang répandu. Quelle que soit la tristesse de la situation présente, la peur de l’inconnu fait hésiter les plus misérables, quelque triste et morne que soit la vie, on tremble à l’idée d’être forcé de descendre un jour dans la rue et de la sacrifier pour un idéal que l’on ne verra peut-être pas se réaliser.

Et puis, ce pouvoir qu’il s’agit d’abattre est terriblement fort ; il a été rarement permis aux travailleurs de le contempler de près, et, vu de loin, il a le prestige des choses vaguement entrevues, il leur semble un colosse qui se rit de leurs efforts, contre lequel il est inutile de lutter, il n’a qu’un geste à faire pour mettre en branle tout un formidable appareil de répression qui doit broyer les imprudents assez outrecuidants pour l’attaquer.

Les révolutions passées qui, toutes, ont tourné contre leur but, et ont laissé le travailleur toujours aussi misérable que devant, n’ont pas peu contribué à le rendre sceptique à l’égard d’une révolution nouvelle. — « À quoi bon aller se battre et aller se faire casser la figure » se dit-il, « pour qu’une bande de nouveaux intrigants m’exploite au lieu et place de ceux qui sont actuellement au pouvoir… Je serais bien bête ! »

Et, tout en geignant sur sa misère, tout en murmurant contre les hâbleurs qui l’ont trompé par des promesses dont la réalisation est toujours ajournée, il se bouche les oreilles contre les faits qui lui crient la nécessité d’une action virile ; il ferme les yeux pour ne pas avoir à envisager l’éventualité de la lutte qui se prépare, qu’au fond, il sait inévitable, qu’il réclame hautement en ses jours de deuil et de colère.

Il se terre dans son effroi de l’inconnu, se refusant à reconnaître que la misère qui frappe autour de lui l’atteindra demain et l’enverra, lui et les siens, grossir le tas des affamés qui vivent de la charité publique.

Un changement lui paraît inévitable, malgré tout ; il ne peut croire qu’il vivra toujours dans la misère, ce n’est pas possible que l’injustice soit éternelle. Il viendra un temps, il ose l’espérer, où chacun mangera à sa faim, où l’on marchera hardiment, la tête levée, n’ayant rien à craindre de personne. Mais il espère en des à-coups providentiels qui lui éviteront de descendre dans la rue ; dans ses rêves, il voit la situation se dénouant d’elle-même, des sauveurs inconnus lui jetant de la félicité à pleins bras ; et alors, il se raccroche de toutes ses forces à ceux qui lui font espérer ce dénouement heureux, ce changement obtenu sans lutte et sans efforts ; il acclame ceux qui daubent sur les détenteurs du pouvoir, lui semblant que c’est sur le pouvoir lui-même que l’on frappe, il porte au pinacle ceux qui lui promettent les plus belles réformes, lui font entrevoir toute une législation en sa faveur, s’apitoient sur sa misère, promettant de la lui alléger !

Croit-il plus en eux qu’en ceux qui montrent la Révolution comme seule solution ? — Fort probablement, non. Mais ils lui font espérer un changement sans qu’il ait à prendre part directement à la lutte, cela lui suffit pour l’heure présente. Il s’endort dans sa quiétude, attendant de les voir à l’œuvre pour recommencer ses doléances lorsqu’il les verra éluder leurs promesses, s’éloigner l’heure de la réalisation… jusqu’au jour où, acculé à la faim, le dégoût et l’indignation étant à leur comble, il se relèvera enfin d’un si long avachissement, et fera payer, en un jour, de longs siècles de misère et de rancœur.


Si les bourgeois avaient l’intelligence de la situation, ils pourraient éloigner cette échéance pour longtemps encore, ils pourraient faire durer de longs siècles encore, cette attente d’un millenum venant, pacifiquement, apporter à tous le bonheur sur la terre. Nous avons vu que leur rapacité et la concurrence qui sévissait parmi eux, les faisaient contribuer à l’évolution fatale, en travaillant eux-mêmes à la destruction de leurs institutions.

Ils ont soin pourtant de ne proposer que des réformes insignifiantes, qui ne puissent en rien toucher à leurs privilèges, aucunement restreindre leur possibilité d’acquérir. Mais ces réformes qu’ils ont préconisées lorsqu’ils dirigeaient l’assaut contre les fonctions lucratives, leur font peur une fois qu’ils y sont installés. Ces choses qui leur ont servi de machine de guerre pour saisir l’autorité, les effraient lorsqu’ils sont enfin devenus des dirigeants.

Une fois en place, ils deviennent les propres dupes des illusions qu’ils ont contribué à développer chez ceux dont ils se sont fait des instruments. Ils combattent les réformes autrefois préconisées par eux, avec la même chaleur qu’ils apportaient autrefois à les réclamer, avec la même opiniâtreté que leurs devanciers.

La vision change avec la situation : telle chose qui semblait logique et normale, alors que l’on était parmi la foule des quémandeurs, devient énorme et subversive alors que l’on a pour mission de veiller à la bonne marche de l’ordre de choses établi. On s’effraie de l’insatiabilité du troupeau des gouvernés, on craint de susciter de nouvelles exigences en cédant sur les points controversés, et voilà ce qui fait que l’on voit toujours les hommes politiques « arrivés » faire canarder, de temps à autre, les foules qui ont la naïveté de venir exiger la réalisation des promesses d’antan.

Et pourtant, s’ils étaient intelligents, s’ils avaient la vision nette des intérêts de leur caste, ce que ça leur serait facile d’amuser ces pauvres gogos d’électeurs ! Que de réformes on pourrait graduellement leur lâcher, sans préjudice de nouvelles, tout aussi négatives que l’on pourrait susciter, sans rogner aucun bénéfice, diminuer aucun privilège, sans compromettre en rien l’édifice.

Heureusement que la peur ne raisonne pas, et la bourgeoisie a peur et s’affole devant les réclamations des travailleurs. Heureusement que la nécessité de consolider et de défendre l’état présent lui empêche de voir ce qui serait nécessaire pour le consolider contre les attaques futures. On démantèle un coin pour en fortifier un autre, on se sert des matériaux que l’on a sous la main, sans s’inquiéter s’ils ne seraient pas plus utiles ailleurs, et l’édifice se trouve ainsi replâtré pour quelque temps, mais les lézardes grandissent toujours et le moment ne tardera pas à venir où tout replâtrage sera impossible, où la démolition complète sera nécessaire, afin de faciliter la reconstruction d’un nouvel édifice.


Ne nous plaignons donc pas du positivisme de la foule. Nous pouvons être tristes parfois de la voir impassible devant les plus criantes injustices, froide devant les débordements de boue, semblant s’y enliser elle-même, ce positivisme la garde de s’engouer trop des hâbleurs ; lors même qu’elle semble s’emballer pour eux, ce n’est que leur utilité qu’elle envisage, c’est elle-même qu’elle acclame en eux.

Si les paroles de vérité la trouvent incrédule lorsqu’elles ne flattent pas ses passions, elle ne croit qu’à moitié ceux qui parlent comme elle pour la flatter, et son emballement pour ses fétiches la quitte encore plus vite que ça ne la prend. Au fond, le travailleur ne cherche qu’une chose : son affranchissement ; tout en paraissant accepter, les yeux fermés, les idées qui lui sont soumises, il les scrute, les pèse et les discute. Il se trompe souvent, s’égare maintes fois à la remorque des saltimbanques politiques ; ne nous en plaignons pas trop, son instruction se fait tous les jours et chaque école le rend de plus en plus sceptique à l’égard des politiciens, de leurs promesses et de leurs jongleries. Encore un peu de patience, et bientôt il ne prendra inspiration que de lui-même.

C’est dans le but de bien le convaincre de cette vérité : « qu’il ne doit compter que sur lui-même », que nous nous efforçons de lui faire comprendre les inepties dont on le couvre, que nous lui jetons continuellement aux oreilles notre Delenda Carthago : « Il n’y a que la révolution qui puisse t’émanciper ! »

Nous l’avons dit, nous le savons et nous le répétons, la révolution ne se crée ni ne s’improvise, nous n’avons nullement l’espérance de voir, à notre voix, se lever les bataillons populaires et courir à l’assaut du pouvoir. Seulement nous voudrions que les travailleurs se convainquissent bien de cette vérité : la situation engendrera forcément la révolte, qu’en prévision de cette lutte, ils s’instruisent des causes de leur misère, qu’ils apprennent à connaître les institutions qui leur sont nuisibles, qu’ils se persuadent bien que les replâtrages n’ont jamais rien valu et que, le jour de la lutte venu, loin d’en être surpris, ils soient prêts à y prendre part, qu’ils sachent une bonne fois se sentir les coudes entre eux, pour faire leurs affaires eux-mêmes et ne plus se laisser arracher les fruits de la victoire par les intrigants qui viendront les flatter, leur promettre plus de beurre que de pain et, sous prétexte de leur faciliter la besogne, se substituer au pouvoir renversé, recommencer les erreurs passées sous des noms différents, mais appelées à produire les mêmes effets.


Du reste, il est temps que vienne ce cataclysme salutaire ; dans l’intérêt même de l’Évolution, il est urgent qu’intervienne la Révolution. L’État étend tous les jours ses ramifications dans les relations sociales et se développe au détriment de l’initiative individuelle. Tous les jours il augmente son armée, sa police, ses emplois ; pendant que les ateliers se vident de travailleurs, les avenues de l’État se garnissent d’individus qui, parce qu’ils ont échangé leur marteau ou leur lime contre une plume, un plumeau ou un balai, se figurent faire partie de la classe gouvernante et se croient tenus d’en prendre la défense.

La classe productrice diminue pendant qu’augmente la classe parasitaire ; de son côté, l’industriel agit dans le même sens ; s’il enlève de ses ateliers dix ouvriers producteurs, il créera un ou deux emplois parasitaires ni ouvriers, ni bourgeois, mais d’autant plus attachés à l’ordre de choses actuel, qu’ils se sentent absolument inutiles et craignent d’avoir à reprendre leur place à l’atelier.

Pour peu que cet état de choses continue, la classe ouvrière, immanquablement, diminuera de nombre pendant que se fortifiera la classe adverse, s’augmentant de tous les transfuges qu’elle établira dans les emplois parasitaires inférieurs, réservant les emplois productifs pour ses propres non-valeurs, il pourrait arriver un moment où les travailleurs ne seraient plus assez nombreux pour briser le joug qui les entrave.

Certes, avant d’en arriver là, il faudra que de nombreux siècles s’écoulent ; avant de se laisser éliminer ainsi les travailleurs auront livré de nombreux combats à l’ordre capitaliste, et leur affaiblissement numérique n’empêcherait pas leur développement cérébral qui viendrait fortement compenser une dégradation de forces. Nous n’en sommes pas encore là, fort heureusement, mais enfin, puisqu’on nous accuse de vouloir retarder le développement des progrès de l’humanité, il nous est bien permis, en étudiant la marche de nos sociétés, de chercher à nous rendre compte en quel sens s’accomplit ce progrès.

Or, ce progrès nous mène à l’atrophie de la classe productrice, à l’hypertrophie des individus composant la classe parasite. À force de se reposer sur le travail des autres, la bourgeoisie perdra la faculté du travail et ne sera apte qu’à la jouissance.

Chez les abeilles, chez les fourmis nous voyons ce qu’a amené la division du travail, en quel sens elle a poussé l’évolution de l’espèce ; chez les abeilles : des femelles, — dont une seule est tolérée dans la ruche, — des bourdons : les mâles, ensuite les neutres représentant le prolétariat dont la fonction est de produire pour la population de la ruche, la nettoyer, la défendre, construire les alvéoles et élever la progéniture.

Chez les fourmis, ou du moins chez certaines espèces, une quatrième division s’est produite : celle des soldats chargés de la défense de la fourmilière. Certaines autres sont allées encore plus loin, la fourmi amazone entre autres, — la Polyergus Rufescens des entomologistes, — qui fait la guerre aux autres espèces pour s’en faire des esclaves, n’est plus apte qu’à guerroyer et est devenue instinctivement si aristocratique qu’elle est incapable de tout travail dans la fourmilière, au point de ne plus pouvoir manger seule et meurt lorsqu’elle n’a plus d’esclaves pour lui donner la becquée.

Si la société bourgeoise était appelée à suivre paisiblement son évolution, tel serait probablement le résultat qu’elle atteindrait : des travailleurs n’ayant plus de sexe, et une bourgeoisie se transformant lentement en un sac digestif associé à un autre appareil qu’il est facile de deviner et que les dames romaines portaient, autrefois, en guise d’amulette.

Si nous ne voulons pas être des sacs à jouissance plus que des neutres, il est temps d’enrayer, et que la Révolution intervienne pour nous aiguiller sur une voie plus rationnelle, nous amener une société qui puisse donner libre champ à toutes les facultés et où l’on ne soit plus contraint à développer les unes — au risque de les hypertrophier — au détriment des autres.


Que l’on ne crie pas à l’invraisemblance. Que l’on jette un coup d’œil sur certaines villes manufacturières du Nord, de la Seine-Inférieure. La population est en voie de dégénérescence, la plus grande partie est anémique ; là, la femme et l’enfant sont complètement arrachés à la famille, à ce régime l’enfant s’étiole et s’atrophie, il est rachitique et usé à vingt ans.

Pour la femme, non content de la pressurer et de l’exploiter dans son travail, on la transforme, par dessus le marché, en chair à plaisir. Si elle est gentille, il faut qu’elle soit aimable pour monsieur le contre-maître et monsieur le patron, et aussi messieurs les employés ; les plus haut gradés, choisissant les premiers, cela va de soi. On peut avoir pour elle, tant que dure le caprice, quelques égards et lui rendre l’exploitation moins dure, mais une fois le caprice fini, comme les camarades, il faudra qu’elle turbine sans broncher, et l’exploitation est dure dans ces enfers, les générations sont fauchées avant de venir bien vieilles. Les mâles qui arrivent à l’âge d’homme, s’ils sont peu nombreux, n’en sont pas plus robustes.

Égarés par l’espoir, toujours déçu pourtant, d’obtenir des concessions de la classe possédante, inquiets, quoiqu’ils n’aient rien à craindre des résultats d’une révolution dont ils n’aperçoivent pas les avantages et qui ne peut les rendre plus misérables, les travailleurs reculent effrayés à l’idée d’engager la lutte.

À l’instar des bourgeois, quand on leur fait envisager une société où ils seraient libres d’évoluer, où ils auraient la facilité de satisfaire tous leurs besoins, ils hochent tristement la tête et trouvent que ces idées sont trop belles pour être réalisables.

Ils ne veulent pas voir que la force des événements les entraîne à la lutte quand même, que la misère, l’abrutissement et l’excès de travail les tuent aussi sûrement qu’une balle de fusil, que plus ils se résigneront, plus l’exploitation pèsera lourd sur eux, et que, s’ils n’ont pas l’énergie de vouloir s’affranchir, ce ne sont pas leurs exploiteurs qui viendront bénévolement briser leurs fers.

« Vos idées ne sont pas réalisables », disent-ils. En effet, elles ne le seront jamais, tant que ceux qu’elles intéressent seront assez stupides pour endurer un ordre de choses qui les tue, trop lâches pour user de leurs forces pour réaliser cet idéal qu’ils trouvent « trop beau. »

Hélas ! cet idéal d’amour et d’harmonie que nous entrevoyons est, fort probablement, destiné à ne rester, pour nombre d’entre nous, qu’à l’état de beau rêve. Combien de nous sont destinés à ne pas entrer dans la Terre promise ! combien sont destinés à succomber dans la lutte, les yeux fixés sur ce paradis de leur rêve et dont l’entrée leur aura, pour toujours, été interdite !

Qu’importe ! les pionniers n’ont-ils pas pour mission de préparer la route à ceux qui viendront après eux, à être les premières victimes que l’ancien ordre de choses sacrifie pour sa défense, la marche des idées ne se fait pas autrement. Mais, dût-il rester à jamais irréalisable, notre idéal est utile à la marche de la Société. C’est une étoile qui vient guider la marche du Progrès, lui montrant le but à atteindre, lui faisant entrevoir les pièges où l’on veut le dévoyer, et montrant à l’individu ce qu’il aurait à faire pour s’affranchir, s’il sait avoir l’énergie de vouloir être libre et heureux.

La Révolution, étant donné l’ordre de choses établi, est engendrée par l’Évolution ; c’est une phase fatale à traverser, nous pouvons, après tout ceci, ajouter qu’elle est, de plus, nécessaire pour sauver l’humanité de la régression où l’entraîne l’évolution bourgeoise.