La Société future/Chapitre 4

IV

LA RÉVOLUTION ET L’INTERNATIONALISME


Au cours de ce travail nous développerons les divers arguments que nous avons énoncés, mais, pour ne pas nous laisser détourner de notre plan, nous devons en revenir à notre étude sur la Révolution et ici se dresse la grande objection des partisans de l’autorité — socialistes ou bourgeois — ce serait, pour une société non centralisée, ne disposant pas d’armées permanentes, n’ayant pas à sa tête, des hommes providentiels chargés de penser et d’agir pour le commun des mortels, l’impossibilité de se maintenir au milieu des nationalités environnantes qui seraient restées sous la domination capitaliste. Et les théoriciens bourgeois en concluent qu’il faut continuer à se laisser exploiter, en attendant que les capitalistes veuillent bien être un peu moins gourmands. — Les socialistes nous engagent à nous débarrasser de nos maîtres actuels, pour leur remettre le pouvoir, se chargeant, eux, à leurs risques et périls, de nous fabriquer un bonheur, au plus juste prix, qui sera respecté par nos voisins grincheux !

Si la révolution se localisait dans une seule nation, il n’y a aucun doute à avoir, les ploutocraties environnantes ne tarderaient pas à lui faire la guerre, peut-être même, sans accomplir la formalité de la lui déclarer au préalable, comme cela se fait actuellement entre ennemis de bon ton, où les adversaires sont d’autant plus courtois, qu’ils se contentent de faire battre les autres, pendant qu’eux se font des politesses, et, entre temps se vendent mutuellement les engins destructeurs qu’ils font fabriquer par ceux qu’ils enverront plus tard en éprouver les effets.

La Révolution de 89, qui était l’émancipation économique d’une classe, est là pour nous prouver que la noblesse, le clergé et la royauté qui régnaient sur le reste de l’Europe se sentirent solidaires de la noblesse, du clergé et de la royauté françaises, on sait quelle coalition formidable elles organisèrent contre la jeune République naissante, et que ce ne fut pas leur faute si cette dernière ne fut pas étouffée avant d’avoir vécu.

La ploutocratie qui est tout autant rapace, sinon plus, avec beaucoup d’autres qualités en moins, ne ferait pas moins si elle se sentait menacée. Nul doute que les bourgeoisies environnantes ne voudraient pas laisser s’établir à côté d’elles, un foyer d’idées nouvelles qui pourraient infecter leurs esclaves. Nous savons de quoi les bourgeois sont capables quand leurs intérêts matériels sont menacés. Un rideau de flammes et de mitraille ne tarderait pas à se dérouler autour de la nation assez malavisée pour ne plus vouloir engraisser aucun exploiteur.

Mais la Révolution de 89 nous montre aussi de quoi est capable un peuple qui défend ce qu’il croit être sa liberté. Les hommes qui se battent pour une idée sont invincibles lorsqu’ils n’ont à lutter que contre des automates, et la conviction de défendre son foyer, son indépendance vaut bien des bataillons.

Les partisans de l’autorité nous répliqueront que la République de 89 était une nation fortement centralisée, qu’elle sut défendre son unité, même contre les ennemis intérieurs, et que c’est pour pouvoir se défendre, comme elle, contre les entreprises extérieures et intérieures, qu’ils réclament une organisation semblable.

Pour que l’argument des autoritaires fût vrai, il faudrait bien étudier la philosophie de l’histoire de cette époque et se rendre compte si ceux qui se montrent à nous, sous les traits des plus farouches partisans de l’autorité centrale, ne subirent pas, plus d’une fois, à leur insu, la pression de la foule anonyme ? Si ce ne fut pas à partir du moment où l’initiative individuelle fût complètement étouffée, la foule réduite à l’impuissance que date la décadence de la Révolution pour se terminer par sa chute sous le talon d’un soudard ?

Mais cela importe peu à notre argumentation. Quelle que fût l’énergie de ceux qui avaient la direction des affaires, leur science aurait-elle été encore cent fois plus grande, elles auraient pesé de peu, s’ils n’avaient été secondés par l’énergie de ceux qui restèrent anonymes, qui surent les forcer, plus d’une fois, à prendre les mesures nécessaires au salut de tous et surent aussi les exécuter de leur propre initiative sans attendre l’assentiment des chefs.

On avait renversé les bastilles, on avait démoli — croyait-on — les lois du bon plaisir, les entraves qui retenaient les individus dans chacune de leurs manifestations étaient à bas, on avait confisqué les biens de la noblesse et du clergé, ces biens devaient être restitués à la nation, cette espérance avec la croyance que la liberté la plus complète allait enfin luire pour tous, c’en était plus qu’il ne fallait pour mettre le feu au ventre d’individus qui, la veille, n’avaient pas même l’entière propriété de leur corps, et les rendre invincibles !

Et pourtant, cela aurait été encore insuffisant, s’ils n’avaient eu affaire à des armées mercenaires qui étaient loin de se battre avec leur enthousiasme, et dont tout le respect de la discipline devait peser bien peu sous l’impétuosité d’un pareil entrain.

Cela, sans doute, aurait été insuffisant encore si, dans les nations, au nom desquelles on les combattait, ils n’avaient trouvé des sympathies qui luttaient pour eux et paralysaient les efforts de ceux qui les combattaient. Le nouvel ordre d’idées avait pour ennemis tous les privilégiés, mais il avait pour lui tous les déshérités qui réclamaient leur affranchissement et l’attendaient des hommes nouveaux qui surgissaient comme des sauveurs.

Voilà le secret de la force de la Révolution, voilà où nous devons tourner nos espérances et nos efforts !


La Révolution ne peut être le fait d’un seul peuple, elle ne pourra se cantonner en un seul lieu. Si elle veut vaincre, il faut qu’elle soit internationale. Les travailleurs d’un pays n’arriveront à se débarrasser de leurs exploiteurs qu’à condition que leurs frères des nations environnantes pratiquent la même opération hygiénique ; il faut qu’ils sachent enfin abjurer les haines idiotes dans lesquelles on les a bercés et se décident à rayer ces lignes fictives, dont on les a entourés pour les isoler les uns des autres et qui n’existent réellement que sur le papier.

La Révolution doit être internationale, c’est ce dont doivent bien se convaincre ceux qui rêvent la transformation de la propriété. Pacifique ou violente ; réorganisation autoritaire ou libertaire, la nouvelle société sera, de suite, en butte aux attaques des ploutocraties environnantes, si réellement, les intérêts bourgeois se trouvent lésés par le nouvel état de choses.

Aujourd’hui, il est de mode de se dire internationaliste. Tous les socialistes le sont, les économistes le sont, nombre de bourgeois le sont…. en paroles ! Comment donc, « Vive l’Internationale, monsieur ! »

Les peuples sont pour nous
Des frères (ter).

Une chanson de P. Dupont le chante depuis 48.

Les peuples sont pour nous des frères, mais tous ces internationaux enthousiastes, y compris nombre de socialistes, il ne faut pas beaucoup les gratter pour y retrouver le chauvin, et leur internationalisme n’aurait pas grand mal à s’accommoder d’une conquête. — Oh ! tout simplement pour faire le bonheur des conquis !… Ils sont nos frères !… tout en les regardant avec ce petit air de condescendance, que l’on a lorsqu’on regarde des individus que l’on considère comme inférieurs à soi.

Cet internationalisme-là n’est qu’une parade, les autres peuples nous valent comme nous valons les autres peuples, seulement nous sommes aussi incapables de faire leur bonheur qu’eux le nôtre. Aussi bien, du reste qu’aucun individu n’est capable de faire le bonheur de qui que ce soit malgré lui. Nous pouvons nous prêter la main pour nous débarrasser de ceux qui nous font du mal ; nous devons nous considérer comme des égaux qui peuvent et doivent se rendre service à l’occasion, voilà le véritable internationalisme, mais méfions-nous de cet internationalisme, à fleur de peau qui de l’œil droit regarde amoureusement nos frères de l’autre côté de la frontière et fait risette du gauche à « notre brave armée nationale ».

Français, Allemands, Italiens, Anglais ou Russes, nous sommes exploités de la même façon. C’est une minorité de parasites qui nous gruge et qui nous mène. Comme l’âne de La Fontaine, mettons-nous bien dans la tête que « notre ennemi, c’est notre maître » et alors il n’y aura plus de haines nationales. En France, comme en Allemagne, en Angleterre ou en Italie, ceux qui nous exploitent ne s’occupent guère de la nationalité de ceux qu’ils tondent. Leurs préférences, s’ils en ont, seront pour celui qui se laissera tondre le plus bénévolement. — L’humanité ne se divise donc qu’en deux classes : les exploiteurs et les exploités. Que les déshérités de tous pays en fassent leur profit.


Du reste, ici, encore, la marche des événements est encore la meilleure éducatrice des individus, en les forçant à s’accommoder aux circonstances qu’elle leur présente. Et notre époque saura bien forcer les individus à considérer l’humanité comme leur seule et unique patrie.

L’internationalisme, s’il n’est pas entré dans les esprits est entré dans les faits, ce qui vaut mieux. À l’heure actuelle, tout est international. Il n’y a pas une nation qui pourrait s’isoler et s’enfermer chez elle, et nos protectionnistes les plus enragés, ne peuvent nous « protéger » aussi « fortement » qu’ils le voudraient, forcés qu’ils sont, de tenir compte de certaines réciprocités.

Le télégraphe, les postes, les chemins de fer sont internationaux. Les relations commerciales sont tellement enchevêtrées que certaines maisons semblent n’avoir plus de nationalité. Des maisons de banque, certaines usines sont dans ce cas.

La fabrication des armes de guerre, industrie qui, dans la logique patriote, devrait être éminemment et exclusivement nationale, est une de celles qui, peut-être, est des plus cosmopolites. Les maisons françaises fournissent de canons et d’obus des nations qui, à un moment donné, peuvent être appelées à s’en servir contre la France ; des maisons italiennes, allemandes et anglaises agissent absolument de même. Certains députés sont à la tête de quelques-unes de ces maisons[1]. Cela semble tellement naturel que personne plus ne s’en étonne.

Toutes les branches de l’activité humaine sont occupées journellement, à organiser des congrès internationaux, ne pouvant plus opérer isolément chacune chez elles ; les relations individuelles, elles-mêmes, par ce vaste mouvement, éprouvent aussi le besoin de sortir de leurs frontières.

Le progrès lui-même est internationaliste, et peut s’opérer, en même temps, des deux côtés de la frontière. Une idée émise sur un point peut éclore à la même heure, à mille lieues de là et, en peu d’heures, avoir rayonné sur le reste du globe. Une idée n’est pas aussitôt énoncée aujourd’hui, que l’on voit plusieurs individus s’en disputer la paternité, apportant les preuves qu’ils ont des droits égaux à la revendiquer. Ce qui prouve, soit dit en passant, qu’une découverte est bien plutôt le fait d’une génération que d’un individu. La révolution sérieusement sociale qui s’accomplira quelque part aura, forcément, son retentissement au cœur de chaque nation, c’est ce qui la sauvera.


Si nous ne connaissions l’outrecuidance des autoritaires, nous pourrions nous étonner de leur prétention d’assurer le succès de la Révolution par le seul établissement d’un pouvoir fort !

Si le « pouvoir fort » s’amusait à toucher aux privilèges bourgeois, quels que fussent son pouvoir et sa force, il aurait à compter avec la coalition formidable qui l’encerclerait d’un mur de baïonnettes ; coalition cent fois plus féroce que la coalition monarchique de 89.

Il faut être absolument visionnaire pour croire qu’il suffit de s’organiser comme ses adversaires pour être à même de les vaincre. Ce fut l’erreur de la Commune de croire qu’elle pouvait jouer au soldat comme le gouvernement de Versailles, et lui livrer des batailles rangées, et cette erreur causa sa perte.

Si les travailleurs voulaient s’amuser encore à jouer ce jeu-là, ils ne tarderaient pas à s’en repentir. À des idées nouvelles, il faut des moyens nouveaux, à des éléments différents, il faut une tactique appropriée à leur manière de penser. Laissons les panaches et la stratégie à ceux qui veulent jouer les Bonaparte et les Wellington, mais ne soyons pas si bêtes que de les suivre. Quelles que seraient l’énergie et l’activité déployées par les révolutionnaires placés dans ces conditions, l’organisation et la discipline de leurs forces, fussent-elles des plus admirables, ils succomberaient sous le nombre des adversaires que leur susciterait la haine des appétits menacés.

L’espoir des autoritaires se fonde sur la pensée, qu’ils ont, d’arriver à se faire reconnaître comme pouvoir légitime par les autres gouvernements. Politiciens au fond, et rien que politiciens, ils espèrent traiter sur le pied d’égalité avec les autres gouvernants et jouer aux diplomates.

Pour se faire tolérer, le gouvernement qui surgira d’un mouvement révolutionnaire devra renoncer à toute tentative de réforme sociale. Pour bien se faire venir de ses « chers cousins » en autorité, il devra employer, à refréner l’impatience de ceux qui l’auront porté au pinacle, les forces que ceux-ci lui auront mises entre les mains, et les empêcher de donner assistance aux tentatives de révolte qui pourraient se faire jour chez leurs nouveaux alliés. Ce n’est qu’en mentant ainsi à son origine, qu’un gouvernement populaire obtiendrait de l’autorité auprès des pouvoirs environnants. Et si tout gouvernement n’était, de par sa constitution même, infailliblement rétrograde, puisqu’il s’établit pour imposer et défendre un ordre de choses quelconque, ce serait encore une raison pour le repousser, puisque la force des choses le pousserait à nuire à ceux qui l’auraient élu, tout en croyant leur être utile.

Les relations internationales en se développant et en devenant de plus en plus fréquentes, de plus en plus étroites, contribuent à uniformiser les mêmes besoins, à réveiller partout les mêmes aspirations. Partout le travailleur souffre des mêmes maux, partout il aspire à la même solution. C’en est assez pour que la Révolution éclatant en un lieu provoque des explosions semblables en cent endroits différents.

Si les travailleurs savent préalablement, en dépit de leurs maîtres, solidariser leurs intérêts, grouper leurs efforts, ils sauront se prêter un mutuel appui, bien plus efficacement que ne le saurait faire un gouvernement quel qu’il soit.

Ces révoltes ou tentatives de révoltes, en occupant chaque bourgeoisie chez elle, leur ôteront l’idée d’aller voir ce qui se passe chez leurs voisines. Ayant assez à faire pour se défendre contre leurs propres victimes, elles ne seront pas tentées de porter secours aux gouvernements qui s’écrouleront à côté d’elles. La diversion est une tactique très habile que les meilleurs stratèges n’ont pas dédaignée, et elle peut s’opérer sans mettre aucune armée sur pied.

Les travailleurs d’une localité ne pourront triompher et s’émanciper chez eux, qu’à la condition que les travailleurs des localités environnantes se révoltent aussi. Cela est vrai pour les travailleurs d’une même nation, afin de forcer leurs maîtres de diviser leurs forces, cela est vrai pour les travailleurs de nationalités diverses afin d’empêcher leurs maîtres de s’aider mutuellement. Tout se tient. La solidarité internationale des travailleurs ne doit pas être une vaine formule, ni la réalisation renvoyée à un avenir lointain comme d’aucuns voudraient nous le faire croire. C’est une des conditions sine qua non du triomphe de la Révolution.

Telle est la rigoureuse logique des choses et des idées. Cette union fraternelle des travailleurs de tous pays, posée en rêve d’avenir, ne doit pas être seulement une aspiration, c’est un moyen de lutte contre nos maîtres et un gage de triomphe si nous savons la réaliser.


Cette idée de l’union internationale des travailleurs n’est pas sans préoccuper la bourgeoisie. Elle sait bien que du jour où les peuples cesseront de se regarder en ennemis, elle n’aura plus de raison pour maintenir des millions d’hommes pour sa défense, d’opérer ces armements formidables derrière lesquels elle se croit inexpugnable, c’est pourquoi aussi, elle a essayé d’ériger en culte, ce dogme de la patrie, c’est pourquoi ses thuriféraires poussent des cris d’oison lorsque des voix indépendantes se font entendre pour stigmatiser les atrocités que l’on couvre du nom de patriotisme, pour affirmer que la véritable Patrie pour l’homme, c’est l’humanité !

« Agents de l’étranger, misérables, gredins », sont les épithètes les plus douces dont ces revanchards féroces les aient gratifiés. Rien d’étonnant, du reste, à ce débordement d’injures, ces messieurs jugeant les autres d’après eux-mêmes, s’imaginent que l’on n’écrit que les choses pour lesquelles on est payé. Salariés de la plume ou de la parole, ils ne peuvent pas croire qu’il y en ait qui ne parlent ou n’écrivent que ce qu’ils pensent.

« Vous ne voulez pas amoindrir les patries des autres au profit de la vôtre, vous n’êtes qu’un gredin ! Vous ne voulez pas crier, avec nous, que votre patrie est la reine des nations, que les habitants des autres nations ne sont que des gueux, donc vous êtes un agent de l’étranger. » Tel est le raisonnement de ces messieurs, partant de là pour démontrer aux imbéciles que, du moment que l’on n’acceptait pas les yeux fermés, toutes les coquineries qui se commettent au nom de la Patrie, c’est que l’on en est l’ennemi.

Et voilà pourquoi l’épithète d’anti-patriote prise en dernier par les internationalistes pour combattre cette campagne inepte de militarisme, de chauvinisme qui veut pousser les hommes à s’entr’ égorger, est devenue, sous leurs calomnies, l’équivalent d’ennemis de la France appliquée aux anti-patriotes français ; d’ennemis de l’Allemagne, de l’Italie ou de l’Angleterre appliquée aux anti-patriotes, allemands, italiens ou anglais, quand elle signifie purement et simplement : amour de l’humanité et haine à la guerre.

Les anti-patriotes ne peuvent pas être les ennemis de leur propre pays, puisqu’ils veulent élargir l’amour de l’individu à toute l’humanité. Faisant la guerre à l’autorité et au capital parce qu’ils sont l’autorité et le capital, ils en sont les adversaires aussi bien chez les autres que chez eux. Ce n’est pas un déplacement d’autorité au profit d’un groupement à l’exclusion d’un autre qu’ils réclament, mais bien sa disparition complète.

Adversaires de l’autorité, on nous accuse de vouloir la confusion ; adversaires des formes légales de la famille, des contraintes et des empêchements que la loi apporte à son évolution naturelle, on nous accuse de vouloir en détruire les sentiments affectifs ; adversaires du patriotisme étroit qui fait considérer les peuples comme des ennemis, partisans de la fraternité universelle, on nous accuse de prêcher l’abaissement de notre pays sous ses voisins et à la haine de nos compatriotes !

Il faudrait s’entendre. Nous savons que l’homme éprouvera toujours certaines préférences. Il aimera à se rappeler les lieux où il aura vécu, où il aura été heureux, où se seront développées ses affections. Un sentiment de bienveillance particulière le portera toujours vers les lieux où il sera sûr de posséder des amis. Et cette sympathie, cet amour peuvent se porter sur la contrée la plus ingrate, aussi bien que sur une contrée fertile et enchanteresse. Quand on dit que l’on aime tel pays, ce sont les souvenirs qu’il vous rappelle, les émotions qu’il vous a fait éprouver, les amis que vous y avez laissés, c’est à tout cet ensemble de choses que se rapporte cet attachement et non au sol pour lui-même.

Si les hommes croient devoir être plus attachés à l’endroit qui les a vus naître, pour le seul fait qu’il leur rappelle leur naissance, quel mal y a-t-il, et qui aurait jamais eu la pensée de combattre ce sentiment ? Connaissons-nous toujours bien distinctement tous les mobiles qui dictent nos sentiments ?

Mais parce que nous aimons davantage telle ou telle localité, est-ce bien une raison de considérer les habitants des autres pays comme des ennemis ? Si le patriotisme était le sentiment exclusif du sol, du pays où l’on est né, il n’y a pas de raison pour qu’il s’étende à toute une contrée, comme la France, l’Allemagne, la Russie, etc., qui ne sont que des assemblages de patries plus petites. L’amour de la province serait plus compréhensible, celui de la localité que l’on habite ou de celle où l’on est né, encore plus. Pourquoi pas les haines entre habitants de la même rue ? Et si l’amour de l’homme s’est agrandi Jusqu’à aimer ceux qui ne lui sont rattachés que par des liens fictifs, pourquoi se restreindraient-ils plutôt à une partie qu’à une autre ? Pourquoi ne pas l’élargir à l’humanité entière ?


  1. Voir Hamon : Ministère et Mélinite, pp. 45 à 63.