La Société future/Chapitre 27

P. V. Stock (p. 392-401).


CONCLUSION



S’il est une doctrine qui ait eu le don de soulever les fureurs et les calomnies de tous les partis de la politique, c’est bien la doctrine anarchiste. Effrayés des progrès que faisait dans l’esprit des exploités, l’idée d’indépendance sous sa nouvelle formule, tous ceux qui vivent d’exploitation — exploitation industrielle, capitaliste, politique, morale et intellectuelle — s’unirent fraternellement dans une commune défense pour tomber sur ces nouveaux venus qui osaient venir les troubler dans leur quiétude, en émettant des théories « subversives de tout ce que l’on était convenu de respecter ! »

Les théories anarchistes comportaient le droit primordial qu’a tout individu, de se révolter contre ce qui l’écrase, mais les bourgeois n’attendirent pas les premiers coups : le bagne et la prison fondirent sur les propagandistes de l’idée philosophique. Le maximum de la loi était assuré à tous ceux qui défilaient devant un tribunal, pour avoir osé exprimer que tout n’était pas pour le mieux dans la meilleure des républiques bourgeoises et qu’il fallait travailler à une transformation sociale.

La force appelle la force, la terreur engendre la terreur. Sachant que l’on paie autant pour un écrit, une parole que pour un acte de révolte effective, certains anarchistes, plus impatients que d’autres, refusèrent de discuter plus longtemps et voulurent rendre coup pour coup ; des lois exceptionnelles de répression furent votées, les gouvernants espèrent avoir ainsi tué l’idée anarchiste ; les événements nous diront un jour ce qu’il faut en penser.

Mais, avant d’oser faire des lois si rétrogrades, ne pouvant réfuter des théories que, pour la plupart, leur faiblesse intellectuelle les empêche de comprendre ; sentant que si les idées nouvelles prenaient pied, c’en était fait de l’exploitation et de leurs privilèges, menacés au ventre, ne voyant aucune chance pour leur parasitisme de se perpétuer dans le nouvel ordre de choses, les bourgeois, pour combattre la pensée philosophique, en sus de la prison, eurent recours à leur arme favorite : la calomnie.

« Les anarchistes», s’écrièrent-ils, sur tous les tons, — suivis dans cette campagne par les autoritaires de tous poils qui prétendent travailler à une réforme sociale, — « les anarchistes ! ne sont pas un parti. Ils n’ont pas d’idées sur l’organisation sociale future, ils n’ont que des appétits ! » — les socialistes autoritaires ajoutèrent, « ce sont des mouchards ! » — et tous : « ils voudraient nous ramener au règne de la force et de la brute ! »

Et les injures, les calomnies, les dispensant d’arguments, ils firent dans les journaux un tel renom d’insanité et de violence irraisonnée aux anarchistes que tous les imbéciles, dont la conviction ne se fait que d’après la lecture de leur journal, acceptèrent comme vérités ce fatras de mensonges et ne virent dans les anarchistes, qu’une bande de forcenés qui ne savaient pas ce qu’ils voulaient.

Nous n’avons pas à juger ceux qui agirent et dont plusieurs payèrent de leur vie et de leur liberté, leur erreur s’ils se trompèrent. — Ils sont à saluer profondément, ceux qui sacrifient leur vie à leur façon de concevoir les choses. — Mais nous devons avouer que certains actes maladroits, certaines violences hors propos, contribuèrent à ancrer cette opinion. Mais la crânerie, le désintéressement de ceux qui furent pris dans la lutte et dont plusieurs sont morts au bagne et à l’échafaud, forcèrent ceux qui pensent à étudier des idées capables d’engendrer des dévouements semblables, pendant que les satisfaits de l’ordre actuel les couvraient d’ordure.

Pour ces ventrus, tout anarchiste n’est qu’un être haineux, envieux, voulant bien vivre et ne pas travailler. Est-ce bien à ces repus, de venir nous parler d’appétits et de convoitise ? Eux qui se sont gardé toutes les jouissances de la vie ; eux que la satiété a dégoûtés de toutes les jouissances naturelles qu’ils n’en ont plus en effet, aucun appétit…

Saouls et blasés, ils en sont réduits à chercher des jouissances dans des passions anormales, dans des raffinements contre nature… Pauvres gens !


Les anarchistes se sont répandus en écrits, en paroles pour expliquer leur idéal, et les pourquoi de cet idéal. Nous espérons, par ce volume, avoir apporté notre petite pierre à l’édifice de la pensée future, qu’importe, les bourgeois n’en continueront pas moins de clamer que nous n’avons aucun idéal.

Pour eux, hommes d’appétits et de convoitises, ces anarchistes qui sacrifient leur existence et leur liberté à la conquête d’une organisation sociale qui donnera libre jeu à l’évolution de tous ! Hommes d’appétits quand, avec l’absence de préjugés qui les caractérise, ils pourraient faire une trouée et se tailler une large place dans les institutions de la société actuelle ouverte à toutes les ambitions, à tous les appétits, à toutes les monstruosités dérivant d’une éducation faussée et corrompue, pourvu que celui qui veut arriver ferme les yeux sur ceux qu’il renverse sur sa route, se bouche les oreilles pour ne pas entendre les cris d’agonie de ceux qu’il foule aux pieds dans la course folle qui l’emporte à la curée.

Hommes d’appétits et de convoitises, ces anarchistes que nous avons vus défiler dans tous les procès, sous lesquels on a cru étouffer le parti, qui, bourgeois en rupture de classe avaient sacrifié une position faite — qui, travailleurs après une journée de labeur et de fatigue, prenaient sur leur temps de repos pour aller annoncer à leurs frères de misère, cet avenir meilleur qu’ils entrevoyaient dans leurs rêves, à travers leurs conceptions ; s’en allaient dévoiler aux travailleurs leurs véritables ennemis, en leur faisant comprendre les véritables causes de leur misère. Hommes d’appétits, tous, quand il leur aurait suffi, pour la plupart, d’accepter la société telle qu’elle est, et un peu de souplesse d’échine pour entrer dans les rangs de nos exploiteurs actuels.

Enfin, hommes d’appétits et de convoitises, tous ces travailleurs qui aspirent à un état meilleur, eux qui produisent tout, luxe et jouissances, et se serrent le ventre toute leur existence ! Hommes d’appétits et de convoitises, ceux qui réclament leur part de consommation dans les richesses qu’ils produisent !


Mais ceux qui nous oppriment ? — Oh ! peut-on dire ! Eux, des hommes d’appétits et de convoitises ? comment donc ! — Écoutez-les, au sortir d’une nuit bien employée ! viennent-ils nous surexciter les mauvaises passions, en faisant entrevoir au travailleur un avenir impossible ? que non, entendez-les lui prêcher l’amour de sa famille, de son intérieur, le respect des positions acquises, la morale, la tempérance et le désintéressement, en des discours coupés par les hoquets d’un repas trop copieux, où, individuellement, ils auront absorbé la substance de plusieurs familles.

Eux, des hommes de convoitises ? Ho ; fi donc ! les pauvres gens que vous les connaissez mal ! — Mais s’ils consentent à s’empiffrer de la sorte, au risque de crever d’indigestion, croyez-vous que ce soit pour leur satisfaction personnelle ? oh ! que non. C’est par humanité… ! Ne faut-il pas qu’ils rendent à la circulation l’argent qu’ils ont soutiré au commerce et à l’industrie, à la sueur du front… de leurs serfs du sol, de la mine, de l’usine ou du comptoir ! Les croyez-vous si égoïstes de vouloir se l’accaparer et n’en rien laisser sortir ?

Allons ! pauvres diables qui tremblez, hâves, déguenillés, sous la morsure du froid, qui vous crispez, le ventre creux, sous les étreintes de la faim, réjouissez-vous ! Pour vous faire plaisir et vous procurer du travail, vos exploiteurs se couvrent de beaux habits, s’emmitouflent de fourrures, jettent leur or à des futilités, se délectent dans de dispendieux repas, à votre intention ; et, le soir quand vous irez étendre sur un méchant grabat vos membres endoloris par une journée de travail, eux, sortant de chez leur maîtresse — une de vos filles le plus souvent, — ou de leur cercle où ils auront laissé la fortune d’une famille, ils iront mollement étendre leur carcasse détraquée par les excès, ils s’endormiront heureux. — N’auront-ils pas bien gagné leur sommeil ?… N’ont-ils pas travaillé à vous river de plus en plus à la glèbe ou à l’usine ?

Oh ! nous savons bien ce que vous autres, anarchistes, vous répondrez : « il vaudrait mieux ne pas exploiter les travailleurs, leur laisser à eux-mêmes le soin de dépenser comme bon leur semblerait, le fruit de leur travail ; mais vous n’êtes que des hommes de rapine ; qui n’avez aucun idéal social, qui ne rêvez que pillage, meurtre et incendie ! Vous n’avez que des appétits !… cela répond à tout et dispense de bonnes raisons.


Ce qui fait que tous les partis rapprochés dans une si touchante union, ont oublié leurs querelles sur le dos des anarchistes, c’est que, faisant partie de la classe des exploiteurs actuels, ou espérant y entrer, il faut bien qu’ils prennent la défense de ce dont ils espèrent tirer parti un jour. Ils veulent bien se disputer l’assiette au beurre, mais non la briser, il leur faut donc travailler à se débarrasser de ceux qui leur barrent la route, en démontrant aux travailleurs qu’ils ne doivent plus accepter de maîtres. Or, pour ameuter les naïfs quoi de mieux que de présenter comme des affamés, se précipitant à la curée des biens, ceux qui préconisent le renversement de l’exploitation de l’homme par l’homme !

Il faut les entendre plaindre « ceux qui, par leur travail et leur économie, se sont assuré un peu de pain pour leurs vieux jours », ils n’ont pas de termes assez élégiaques pour louanger « le petit propriétaire ou industriel qui, par son travail, son énergie, fait la force de la nation ! » Et les imbéciles qui sont destinés à crever à l’hôpital, qui, devraient bien savoir que le « capital, fruit de l’épargne et du travail » n’est qu’une blague, que le travailleur est plus assuré d’avoir devant lui, des jours sans pain que d’arriver à faire des économies, craignent eux aussi, pour la sécurité de leurs économies… hypothétiques !


Les anarchistes, n’avoir que des appétits ? Bon pour les imbéciles de croire à cela, mais les autoritaires, comment peuvent-ils espérer tromper ceux qui réfléchissent ? — Quand à chaque instant, ces hommes disent aux travailleurs : « Ce sol dont on vous a frustrés et que l’on vous force à défendre vous appartient, personne n’a le droit de s’en emparer et de vous le faire travailler à son profit ; les fruits de la terre appartiennent à tous, personne n’a le droit de mettre en réserve quand d’autres ont faim ; tout le monde doit manger à sa faim, tant qu’il y a assez de vivres au banquet de la nature », comment peut-on espérer les faire passer pour des hommes de convoitise ?

Quand ils s’efforcent de faire comprendre aux travailleurs qu’ils doivent réaliser l’avènement d’une société où tout le monde doit trouver la satisfaction de ses besoins physiques et intellectuels ; où ne se verront plus ces monstruosités : des individus dans la force de l’âge, mourant de misère, de besoins, ou cherchant dans le suicide, un moyen d’échapper aux angoisses de la faim, lorsque à côté d’eux, se dépensent dans des fêtes folles, dans des orgies sans nom, des sommes qui suffiraient à défrayer plusieurs familles pour le reste de leur existence ; qui pourra les comparer à des hommes de rapine ?

Des ambitieux les anarchistes ? quand leur principale propagande est de faire comprendre aux individus, qu’il faut qu’ils détruisent toutes les situations qui permettent aux intrigants de dominer la masse ; quand ils s’efforcent à chaque instant de faire comprendre que, quels que soient les hommes au pouvoir, ce pouvoir sera forcément arbitraire, puisqu’il ne servira qu’à assurer la volonté de quelques-uns, que ces individus le détiennent de par le Droit Divin, le Droit du Sabre ou du Droit du Nombre.

Et c’est bien là ce qui ameute, contre l’idée anarchiste les bourgeois et les autoritaires, voilà ce qui les fait hurler à la mort, c’est qu’elle apprend aux travailleurs à faire leurs affaires eux-mêmes, à ne se reposer sur personne du travail à accomplir, à ne pas déléguer leur souveraineté, s’ils veulent rester libres. Tout ce qui vit d’exploitation politique a senti que, l’idée se propageant, il ne resterait plus de place aux appétits, et cette meute de faméliques en quête de places et d’honneurs, et, surtout d’émoluments, gronde en montrant les crocs ; ils sentent leur rôle s’effacer peu à peu ; étant trop gangrenés pour se mettre franchement avec les travailleurs, ils bavent sur tout ce qui travaille à l’affranchissement de l’humanité.

Allez ! bavez tant qu’il vous plaira, ce ne sont ni vos injures, ni vos calomnies qui arrêteront la marche de l’humanité. Oui, tout homme a des appétits. Eh bien ! après ? — Il ne s’agit que de s’entendre sur la portée de ce mot. — Oui, nous voulons une société où chacun pourra satisfaire à ses besoins physiques et intellectuels, dans toute leur intégralité ; oui, nous rêvons une société où toutes les jouissances du corps et de l’esprit ne seraient plus accaparées par une minorité privilégiée, mais seront à la libre disposition de tous. Oui, nous sommes des hommes et nous avons les appétits de l’homme ! nous n’avons pas à nous cacher de notre nature.

Mais nous avons, aussi, une telle soif de justice et de liberté que nous voudrions une société exempte de juges, de gouvernants et de tous les parasites qui constituent le monstrueux organisme social dont est affligée l’humanité depuis son histoire.

Quant au reproche de ne pas avoir d’idéal, les déclarations que les anarchistes ont faites en toutes les occasions qui leur ont été offertes dans leurs journaux, brochures, réunions, devant les tribunaux, partout où ils ont pu parler au public, suffisent à prouver la fausseté de ces allégations.

Dans le cours de ce travail, nous avons essayé de dégager notre idéal, de démontrer preuves à l’appui, que l’initiative et l’autonomie, dans une société normalement constituée, doivent être les seuls moteurs de l’activité humaine. Nous avons vu que toutes les institutions actuelles ne sont faites que pour la défense des intérêts particuliers d’une classe, pour la protéger contre les réclamations de ceux qu’elle a spoliés : que loin de découler de « lois naturelles, » elles ne reposent que sur l’arbitraire et sont absolument contraires aux lois de la nature.

Puis, nous avons vu que la science et la nature, loin d’infirmer nos idées, comme on le prétend, s’accordent pour proclamer l’autonomie complète de l’individu au milieu de ses semblables et dans l’espace. Aux travailleurs à méditer.


Clairvaux, 1894-95.