La Société future/Chapitre 25

P. V. Stock (p. 369-380).

XXV

LA TRADITION ET LA COUTUME

Ainsi, nous venons de passer en revue une partie des modes d’activité de la puissance humaine, et, dans leur ensemble, nous avons vu que, à tous les points de vue, la liberté, la plus complète, était le gage le plus sûr d’une entente parfaite, d’une complète harmonie.

Ceux qui, ayant toujours été bridés, ne peuvent s’abstraire des conditions actuelles, et s’imaginent que l’humanité ne pourrait vivre sans lisières, s’écrieront, certainement : « Plus de lois ! qu’allons-nous devenir ? la société est perdue ! » Comme si la loi était indispensable à la vie des sociétés, comme si des agglomérations humaines n’existaient pas encore sans loi, aussi bien que le comporte leur degré de développement.

Les lois sont, par elles-mêmes, impuissantes à forcer les individus à exécuter la chose qu’elles ordonnent, ou à sanctionner la défense qu’elles promulguent. Pour être efficaces, elles doivent être appuyées d’une force coercitive. Et cette force, elle-même — nous l’avons vu — est d’un bien maigre appui, lorsque les mœurs sont en antagonisme avec le régime qu’on veut leur imposer.

Lorsqu’elles commencent à être discutées, les lois ne sont pas loin d’avoir perdu leur autorité. Elles n’ont de véritable force effective que lorsqu’elles sont parfaitement d’accord avec l’opinion, ce qui se rencontre fort rarement.


Mais, la loi elle-même n’a jamais rien empêché. Au moyen-âge on punissait le vol de la corde, de la roue ; des tortures effroyables, accompagnaient l’appareil judiciaire. On brûlait la langue ou les lèvres des blasphémateurs. On brûlait les sorciers, ou prétendus tels. Cela n’a pas empêché de blasphémer et l’esprit d’irréligion de faire son chemin. C’était l’époque où pullulaient les sorciers, où les voleurs tenaient le haut du pavé.

Aujourd’hui on a renoncé à poursuivre les blasphémateurs, à brûler les sorciers. Ces derniers, on se contente de les condamner pour escroquerie ou exercice illégal de la médecine, selon les plates-bandes du Code qu’ils ont piétinées. Mais leur nombre a diminué du jour où on les a laissés tranquilles, aujourd’hui, ils ne prétendent même plus chevaucher des manches à balais, ou avoir des rapports avec messire Satanas, choses pour lesquelles, pourtant, on ne penserait plus à les poursuivre.

Quant aux voleurs, si les pénalités sont moins rudes, on a toujours continué à les pourchasser, lorsqu’ils n’opèrent pas à l’abri de certaines situations ou fonctions, mais nous ne pensons pas que leur nombre ait diminué. C’est qu’ici, malgré le code, malgré l’opinion, il intervient un autre facteur. C’est l’organisation sociale et le régime de l’appropriation individuelle, sur lequel elle repose qui engendre le vol. Ce dernier est le produit du régime capitaliste, il ne disparaîtra qu’avec son progénitcur.

Par contre, pour celui qui aurait la patience de fouiller le recueil de lois et ordonnances, il y aurait de véritables trouvailles à faire parmi les lois tombées en désuétude, parce que les mœurs se sont transformées, en dépit de la loi, et en lui imposant silence.


Les premières lois écrites qu’étaient-elles, elles-mêmes, sinon la reconnaissance et la codification des mœurs et coutumes ? Encore avant la révolution il y avait, en France, le droit féodal et le droit coutumier. Ce dernier dérivant des usages et coutumes, et chaque province, pour beaucoup de cas, était régie d’après ses propres coutumes.

Ce fut la première affirmation de la bourgeoisie de s’emparer des prérogatives du Parlement, de s’arroger le pouvoir législatif, et d’édicter des lois et décrets, selon son bon plaisir, ne s’inspirant que de ses intérêts de classe, sans plus s’occuper des mœurs et coutumes des populations « justiciées ». Puis vint le boucher Bonaparte qui reprit l’œuvre de la Convention, en faisant amalgamer, avec quelques aphorismes de la loi romaine, ce qui, dans les lois édictées antérieurement à lui, pouvait flatter son autocratie, et voilà pourquoi, nous sommes gouvernés par des morts, quoique chaque génération de vivants ne se soit pas fait faute d’apporter ses restrictions au lieu de supprimer purement et simplement. Ce qui n’a fait que compliquer la chose et à nous enserrer de plus en plus, dans un réseau inextricable de décrets, lois et règlements qui étranglent celui qui s’y laisse tomber.

Lorsque la tradition et la coutume régissaient les relations sociales, ce pouvait bien être, en quelque sorte, la régentation des vivants par les morts, mais les coutumes, les mœurs se transforment insensiblement, et, chaque époque, vient, à la coutume ancienne, ajouter sa marque particulière. Ce qui n’est pas écrit, ce qui n’est qu’accepté, et non imposé, se transforme avec les mœurs.

La loi écrite est immuable ; on peut la torturer pour lui faire dire, et on y arrive, ce que n’ont jamais pensé ceux qui l’ont formulée, mais plus elle est élastique, plus elle est terrible, car ceux qui sont chargés de l’appliquer n’en ont que plus de facilités pour l’accommoder au mieux de leurs intérêts. C’est ce qui fait, qu’au milieu de nos révolutions, ceux qui, la veille, étaient frappés par la loi existante, pouvaient, le lendemain, avec la même loi, le même corps judiciaire, frapper leurs persécuteurs de la veille. C’est ce qui fait aussi que tant de lois blessent le sentiment public, continuant à régir nos relations, car ceux qui sont au pouvoir ont intérêt à éterniser les préjugés qu’elles représentent.

On a voulu objecter, que, dans les pays où règne la coutume, tels que la Corse, la Kabylie, les actes de vengeance individuelle, rendaient la vie cent fois plus difficile que là où règne le châtiment juridique ; ne vous mettant nullement à l’abri du ressentiment de la partie lésée et que le meurtre se poursuivait ainsi, englobant des villages entiers, et toute une série de générations.

Mais, par contre, on était forcé de convenir que, dans ces pays, il se développait un sentiment chevaleresque de respect de la parole donnée dont la plupart de nos soi-disant civilisés sont dépourvus, et, d’autre part, que la meilleure des lois ne vaut rien entre les mains d’un mauvais juge ! Et comme la plupart des partisans de l’autorité avouent que, pour être sainement exercée, il faudrait ne la remettre qu’entre les mains de purs anges, la conclusion est facile à tirer.

Puis, que l’on n’oublie pas que nous ne demandons pas un retour pur et simple en arrière, tout cela doit être modifié par notre évolution. Revenir aux institutions du passé, telles qu’elles ont existé, ce serait une régression. Ce que nous voulons, c’est une adaptation de ce qui est bien et peut faciliter notre évolution.


Parmi les institutions que l’autorité a intérêt à éterniser, nous avons cité le mariage, mais combien d’autres, en s’en donnant la peine, on pourrait trouver ! L’ordre bourgeois, pour être stable, avait besoin de s’appuyer sur la famille, c’est par elle que peut se perpétuer la domination capitaliste, c’est pourquoi, il l’a enlacée de mille liens légaux. L’amour, l’affection, la famille d’élection et d’affinité, le code n’en a cure, ce sont des fariboles qu’il laisse aux rêveurs. Pour la bourgeoisie, il n’y a qu’une famille, c’est la famille juridique, enserrée dans les ascendances et descendances, hiérarchisée, comprimée, dans les formes, légales, limitée par la marge du code, il n’y a, en un mot, de parents que ceux qui sont reconnus par la loi, quels que soient leurs sentiments à l’égard les uns des autres.

C’est ainsi, qu’au point de vue de la loi, deux époux qui se seront mutuellement détestés toute leur vie, se seront séparés pour ne plus vivre ensemble, s’ils se sont unis par devant monsieur le maire, et ont oublié de faire faire la cérémonie contraire par un autre monsieur, portant un autre costume, ils seront toujours considérés comme une famille légale, la seule valable, tandis que ceux qui auront toujours vécu ensemble, se seront aimés à l’adoration, ne seront que des « concubins » — c’est le mot légal — leur famille n’aura aucune valeur s’ils ont négligé certaines formalités légales.

Les enfants de la femme du premier ménage, si l’homme, à l’aide de nombreuses démarches n’en a pas obtenu le désaveu, seront, d’après la loi ses seuls enfants légaux, tandis que ceux qu’il aura engendrés lui-même ne lui seront rien. Quant aux enfants, nés hors du mariage, leur situation serait-elle régularisée après coup, leur situation sera toujours inférieure d’après la loi. — C’est, paraît-il, ce qui fait le charme de notre législation !

Pourtant les mœurs ont marché ! Le bâtard n’est plus — sauf pour quelques retardataires, — l’être hors caste des temps jadis ; les unions « irrégulières », nous l’avons dit, sont la majorité dans nos grandes villes ; et si par, bégueulerie ou par médisance, quelque bon voisin trouve à « chiner », elles sont parfaitement acceptées. Et, en certains cas, quelques-uns arrivent même à se faire respecter de l’administration. Il n’y a que la loi qui reste immuable.

La loi qui, en dehors de celles dictées par l’esprit de parti, a pu, autrefois, avoir sa momentanée raison d’être, n’est donc qu’une cristallisation de la coutume ; régressive en même temps, car, en devenant loi, elle demeurait immuable, restait en arrière des mœurs qui, elles, se transformaient.

De plus, l’opinion publique n’était implacable que pour ce qui portait un préjudice réel à la collectivité, en lésant un de ses membres ; elle savait tenir compte aussi, de l’intention et des circonstances. La loi se meut entre le maximum et le minimum, et cette variation dépend encore plus de la complexion physiologique de ceux qui sont appelés à l’appliquer qu’à la nature du délit lui-même.

Du reste, est-ce que le meilleur moyen de moraliser les individus, n’est pas de leur apprendre que la transgression d’une règle utile porte en elle-même sa punition, en lui étant plus tard nuisible par ses effets ultérieurs ? Cela ne serait-il pas aussi moral et surtout aussi efficace que de lui dire que, s’il est pris à transgresser la loi, il sera puni, mais qu’il n’en sera rien s’il peut cacher sa transgression aux yeux de l’autorité.

Nous dira-t-on que la crainte du châtiment, seule, peut forcer les individus à accomplir leur devoir ? c’est le refrain des partisans de la répression, eh bien, l’argument est faux. Nos institutions prouvent d’abord, que la peur de la répression n’empêche rien, et nous avons la preuve que la tradition et la coutume, sont toutes-puissantes chez les peuplades que nous nommons inférieures. Voudra t-on avouer que notre moralité est inférieure à la leur ?

Voici ce que dit Bellot, des Indiens des régions polaires, au sujet des cachés de vivre qu’ils font dans les jours d’abondance, ei dont pourtant ils devraient se montrer avares, car, souvent ils ont à endurer des disettes épouvantables.


« 19 juin…. M. Hehburn dit que des Indiens lui ont apporté de la viande à laquelle ils n’avaient pas touché, bien qu’ils n’eussent pas mangé depuis trois jours. Ils font des cachés où ils renferment leurs provisions, de façon que les loups ne les mangent pas. Si vous êtes pressés par le besoin, ils ne trouvent pas mauvais que vous preniez ce qu’il vous faut, mais sans choisir les morceaux ; car, disent-ils avec raison, l’homme qui a faim prend ce qu’il trouve sans choisir. Ne pas recouvrir le caché est également considéré comme une preuve de mauvais vouloir[1]. »


Voici un autre exemple cité par Vambéry, et, certes on ne nous accusera pas de prendre nos exemples parmi des populations idylliques, il s’agit de ces féroces Turcomans dont la seule occupation est le pillage :


« Les Turcomans, suivant mes renseignements assez peu semblables à ceux qu’a publiés Mouravieff, sont divisés en neuf peuples ou khalks qui se partagent en branches ou taifes, comme celles-ci le sont en rameaux ou tires.

La double adhérence, la solidarité qui unit les individus appartenant à chaque rameau, puis les rameaux dont est composée la branche, forment le lien principal qui maintient ensemble les éléments de cette société singulière. Il n’est pas un Turcoman qui ne connaisse dès son plus jeune âge le rameau et la branche dont il fait partie, et qui ne vante avec orgueil la force ou le nombre de cette section de son peuple. D’ailleurs c’est dans cette section qu’il trouve toujours une protection contre la violence arbitraire des membres des autres clans ; car la tribu entière, s’il a été fait tort à l’un de ses enfants, doit en poursuivre la réparation[2]. »


Et plus loin :


« Les nomades qui habitent cet endroit sont venus en foule visiter la caravane. Une sorte de négoce s’est établi ; j’ai vu se conclure à crédit, des ventes et des achats d’une certaine importance. La rédaction des lettres de change, et surtout leur transcription, m’a été naturellement dévolue. Il m’a paru assez surprenant que le débiteur, au lieu de remettre sa signature au créancier, garde lui-même le titre de sa dette au fond de sa poche ; c’est pourtant ainsi que se font les affaires dans tout le pays. Un créancier, que je questionnais sur cette manière de procéder si contraire à nos habitudes, me répondit avec une simplicité parfaite : « Pourquoi conserverais-je cet écrit, et à quoi me servirait-il ? Le débiteur au contraire en a besoin, pour se rappeler l’échéance de la dette et le chiffre de la somme qu’il s’est obligé à me restituer[3]. »


Ainsi voilà des pillards qui nous donneraient l’exemple de la bonne foi et du respect de la parole jurée ! Mais les négociations de notre société actuelle, si pourrie soit-elle, ne se font-elles pas en partie, sur la confiance et la bonne foi des uns des autres ? Le commerce pourrait-il marcher une seule minute, s’il ne pouvait compter, pour se défendre, que sur la peur de la loi ?


La loi ne punit et ne peut punir que la transgression dont on connaître l’auteur ; mais comme l’individu, chaque fois qu’il commet un acte réprouvé, — soit qu’il le juge tel lui-même, soit qu’il soit ainsi qualifié par la loi — ne le commet qu’avec la certitude de ne pas être découvert[4], ou que la satisfaction qu’il en tire, compensera largement les privations que lui occasionnera la peine qu’il pourra encourir. La loi est donc impuissante à prévenir la transgression, lorsque les mobiles y incitant l’individu sont plus forts que les motifs de crainte. Certains prétendent qu’il faut renforcer la sévérité des lois. Nous venons de voir, qu’au moyen âge, elles étaient des plus féroces et sans effet. Il arrive un moment du reste où la pénalité est hors de proportion avec le délit, et où les plus féroces « punisseurs » sont forcés de consentir à des adoucissements. Tout cela prouve donc que la répression n’est pas le remède.

D’autre part, avec la loi, les individus ne se peuvent faire justice eux-mêmes, l’individu est donc à l’abri, s’il a l’intelligence de combiner son acte de façon à pouvoir l’accomplir sans témoins.

De plus, la loi est arbitraire, car, pour juger elle est forcée de se baser sur un niveau moyen, et de négliger les circonstances de détails, malgré que parfois, ce soient elles qui caractérisent le fait. De plus, elles ne sont faites qu’en vue de la préservation des privilèges d’une caste, de convenances de gouvernement, aussi sont-elles constamment violées, car leur transgression ne comporte pas toujours le mépris de l’opinion. Violant l’initiative de l’individu, par cela seul, elles incitent à leur transgression.

La Société étant basée sur l’antagonisme des intérêts, comme nous l’avons vu, elle entraîne donc fatalement des conflits entre individus. Mais que l’on organise une société où les individus aient intérêt à se respecter mutuellement, où l’observation de la parole donnée soit tenue pour un bien, parce que cela est profitable à tout le monde, et non parce que cela pourrait entraîner une peine physique. N’admirez plus la roublardise en affaires, mais faites que celui qui se parjure se sente tenu à l’écart des relations, et la morale s’élargira ; on comprendra que si l’on fait quelque chose de nuisible aux autres, on pourra en ressentir les effets, à chaque instant dans ses relations ; on se trouvera par le fait, intéressé à empêcher un mal de s’accomplir, lorsqu’on le verra se commettre.

Et, quoi qu’en disent les moralistes, c’est, à l’heure actuelle, cet esprit de solidarité de la foule, la crainte de l’opinion publique, qui empêche les individus de transgresser ce qu’il est convenu d’appeler la morale, bien plus que tout l’appareil de la loi et de sa répression.

Quand les individus se sentiront solidaires les uns des autres, il s’établira entre eux une morale nouvelle qui portera sa sanction en elle-même et sera bien plus puissante, bien plus efficace que toutes vos lois répressives. La solidarité resserrant tous les liens sociaux, ceux-ci ne se formant que d’après les affinités, tout individu qui chercherait à nuire à un membre de la société, se verrait immédiatement réprouvé par son milieu, car chaque individu comprendrait que s’il laissait s’accomplir un acte d’injustice sans le dévoiler, ce serait laisser la porte ouverte à d’autres dont il pourrait avoir à souffrir plus tard. L’agresseur conspué et mis au ban des relations, sentant que la vie lui serait impossible, serait plus amendé que par un emprisonnement dans un milieu qui le corrompt au contraire davantage, et cette crainte l’empêcherait d’accomplir l’injustice qu’il méditerait.

La disparition des délits n’est donc pas dans l’organisation d’un appareil formidable de répression, mais dans une meilleure organisation sociale, par l’éducation des individus, et l’évolution de la morale.

  1. J. R. BELLOT, Journal d’un Voyage aux mers polaires, p. 19.
  2. A. VAMBÉRY, Voyages d’un faux Derviche, édition abrégée, pp. 38-39.
  3. A. VAMBÉRY. Id. p. 91.
  4. Bien entendu, nous parlons des actes prémédités, et non des actes accomplis sous la pression de la colère, que la loi est encore bien moins capable de prévenir.