La Société future/Chapitre 12

XII

ÉGOÏSME — ALTRUISME


Après la nécessité d’une élite, c’est derrière l’égoïsme individuel que se retranchent le plus les défenseurs de l’ordre bourgeois pour justifier le maintien de la propriété individuelle, et la nécessité d’un pouvoir chargé de mettre l’ordre entre tous les égoïsmes.

Selon eux, l’homme est égoïste, il n’agit que d’après des sentiments de pur intérêt individuel. Si la société ne lui laisse pas la faculté de garder pour lui ce qu’il pourra se procurer par son travail, de l’accumuler et le transmettre à qui il voudra, on brise le ressort moteur de toute initiative, de tout travail. Du jour où les individus n’auront plus la possibilité de thésauriser, ils ne travailleront plus, il n’y aura plus de société, plus de progrès, plus rien.

Mais nos bourgeois sont bien trop conscients de leur intérêt pour pousser cette théorie jusque dans ses conséquences dernières. Diable ! cela pourrait tourner mal contre leur système social, aussi, viennent-ils nous dire :

« L’homme est égoïste, cela est dans sa nature, et il n’y a pas moyen d’y remédier. D’un autre côté, la société, dont nous sommes le plus bel ornement, demande de la part des individus, beaucoup d’abnégation, beaucoup de sacrifices pour fonctionner divinement, nous allons, si vous le voulez bien, partager la poire en deux : ceux qui gouverneront et exploiteront les autres, pourront développer leur égoïsme en toute sécurité, ils en auront les moyens ; ceux qui seront gouvernés et exploités devront faire preuve de la plus parfaite abnégation pour se plier à ce que l’on exigera d’eux. Ce n’est qu’à ce prix que la société est possible ».

Aussi, le premier travail des religions a-t-il été de prêcher le respect des maîtres, l’humilité de l’individu, l’abnégation et le renoncement de soi-même. Le sacrifice pour ses semblables, pour la Patrie et la Société à l’avénement de la bourgeoisie.

Les moralistes — quelle engeance ! — sont venus, ensuite, démontrer que la société n’était possible et durable qu’à condition que l’individu se sacrifiât au bonheur de tous, qu’il renonçât à son autonomie, consentît à laisser rogner dans chacun de ses mouvements.

Comme de juste, les ignorants, les misérables, ont pris cela à la lettre, et voilà des milliers d’années qu’ils se laissent tondre, croyant travailler au profit de l’espèce humaine. Ceux qui possèdent, moins naïfs, se sont contentés de jouir et d’exploiter ces bons sentiments.

Mais chaque action produit sa réaction, d’autres sont venus démontrer que l’égoïsme étant le fond même de la nature humaine, l’homme ne trouverait son bonheur que lorsque la société lui permettrait de ne penser qu’à lui, et de rapporter tous ses actes, tous ses raisonnements à la culture de son Moi ! devenu la divinité à laquelle il devait tout sacrifier.

Cette théorie est pratiquée par une jeunesse littéraire, qui méprise de toute l’intelligence dont elle se croit douée, la vile masse qu’elle considère comme inférieure, et en est arrivée à préconiser une espèce d’anarchie aristocratique qui avec quelques centaines de mille francs de rente, s’accommoderait parfaitement de la société actuelle. En haine de l’abnégation et de la soumission prêchées par le christianisme et la morale bourgeoise, nombre d’anarchistes ont cru trouver, dans cette nouvelle formule, l’expression de la vérité, il s’en est suivi une polémique entre les partisans de ce que l’on a appelé « l’égoïsme » et les partisans de ce que l’on a appelé « l’altruisme ».

Des flots d’encre ont été répandus pour expliquer ces deux termes, on a entassé sophismes sur sophismes, débité beaucoup de non-sens, de chaque côté pour prouver que chacun de ces termes devait être exclusivement le moteur de l’individu.


Et selon le dada particulier que chacun avait enfourché on a reproché successivement au communisme anarchiste — du côté des partisans de l’égoïsme : — que l’idée anarchiste, pour pouvoir subsister exigeait trop d’altruisme de la part des individus, que la possibilité d’une société semblable supposait des hommes parfaits, tels qu’il n’en existe pas, que l’homme n’est pas, de sa nature, porté à se sacrifier pour les autres, qu’il ne doit faire que ce qu’il juge utile à son développement.

Du côté de l’altruisme, on a dit aux anarchistes : En réclamant l’autonomie complète de l’individu, en exaltant l’esprit d’individualisme, c’est à l’égoïsme complet des individus que vous poussez, votre société ne serait pas tenable, car vous oubliez que, pour se maintenir, la société exige des sacrifices mutuels, que l’initiative individuelle doit, souvent, laisser le pas et s’effacer devant l’intérêt commun. Votre société serait le règne de la force brutale, la domination des plus forts sur les plus faibles. Ce serait un conflit permanent.

Et voilà comment on est exposé à dire beaucoup de bêtises, quand on ne regarde les choses que d’un côté. L’homme est un être complexe qui ne se meut pas sous l’influence d’un seul sentiment, mais peut être impulsé par toutes sortes de sensations, de circonstances, d’influences psychologiques, physiques et chimiques tout à la fois, sans qu’il lui soit possible de discerner sous quelle impulsion il a agi.

Si l’homme agissait sous la seule pression de l’égoïsme, la société actuelle ne subsisterait pas une seule minute, car, exigeant les plus grands sacrifices de la part de ceux qui sont dépossédés de tout, quand sous leurs yeux s’étale le luxe des riches, il a fallu à ces derniers faire vibrer d’autres sentiments pour en obtenir la force qui soutient leur système, et qu’ils auraient été impuissants à défendre s’ils en avaient été réduits à leurs seules forces.

D’autre part, ils se trompent ceux qui viennent nous prêcher le sacrifice et l’abnégation, car s’il peut arriver à l’homme de s’oublier lui-même pour venir en aide à ses semblables, cela ne peut être que par intermittences, et non une pratique continue.

C’est cette théorie funeste, exaltée par le christianisme qui a assuré le règne de l’autorité en façonnant les caractères à se ployer sous l’exploitation de maîtres qu’ils croyaient envoyés par Dieu, en habituant les individus à souffrir sur cette terre, pour gagner la béatitude dans le ciel.


L’homme n’est pas la brute décrite par les théoriciens de l’égoïsme, il n’est pas non plus l’ange prêché par l’altruisme, qualité, du reste, qui ne pourrait lui être que funeste, car ce serait le sacrifice des meilleurs au profit des plus mauvais. Si les individus devaient se sacrifier les uns pour les autres, en fin de compte ce seraient ceux qui ne penseraient qu’à leur propre individualité qui bénéficieraient de cet état de choses et survivraient seuls. L’individu ne doit pas plus se sacrifier à qui que ce soit, qu’il n’a le droit d’exiger le sacrifice d’un autre. Voilà ce qu’on oublie et qui éclaire tout autrement la question.

L’individu, de par le fait de son existence, a le droit de vivre, de se développer et d’évoluer. Les privilégiés peuvent bien lui contester ce droit, le lui limiter, mais plus l’individu devient conscient de lui-même, plus il entend user de son droit, plus il regimbe sous le frein qu’on lui a mis.

S’il était seul dans l’univers, l’individu aurait le droit d’user et d’abuser de tous ses droits, de jouir de tous les produits de la nature sans aucune restriction, sans aucune limite, n’ayant à s’occuper que des conséquences possibles qu’entraînerait pour lui l’usage de cet abus.

Mais l’individu n’est pas une entité, il n’existe pas seul, il est tiré à plus d’un milliard d’exemplaires qui se dressent sur la terre en face les uns des autres, avec des aptitudes équivalentes sinon semblables, et ayant la ferme volonté d’user de leur droit de vivre. Les individualistes qui prêchent le culte du « Moi », érigent l’Individu en entité font de la métaphysique transcendantale, aussi absurde que les prêtres qui ont imaginé Dieu.

L’individu a droit à la satisfaction de tous ses besoins, à l’expansion de toute son individualité, mais puisqu’il n’est pas seul sur la terre et que le droit du dernier venu est aussi imprescriptible que celui du premier arrivé, il est évident qu’il n’y avait que deux solutions pour que ces droits divers s’exerçassent : la Guerre, ou l’association !

Mais, rarement, l’esprit humain se range aux décisions catégoriques. Les circonstances, du reste entraînent les individus avant qu’ils aient le temps de s’expliquer leurs actes, ce n’est qu’après coup qu’on essaie d’en tirer la philosophie.

Le conflit a donc éclaté entre ces droits divers, conflits mélangés de tentatives de solidarisation. L’humanité a entrevu que la solidarité lui serait profitable, mais l’égoïsme féroce de certains qui n’ont vu que le bénéfice présent, sans calculer le mal qu’il entraîne, a empêché l’humanité d’évoluer franchement vers une solidarité complète. L’état de lutte s’est maintenu dans les sociétés qui étaient un commencement de pratique solidariste. Et voilà des centaines de siècles — pour ne parler que de la période historique — que dure cet état mixte de lutte et de solidarité, voilà des milliers d’années que, par la volonté d’une minorité qui est seule à profiter de cet état de choses, et voudrait le perpétuer, que nous luttons les uns contre les autres en faisant les plus beaux rêves de fraternité ; que les classes possédantes exploitent les dépossédés en prêchant la solidarité, le dévouement et la charité.

Mais ceux qui souffrent se sont demandé pourquoi ils continueraient à entretenir des parasites ? Pourquoi ils demanderaient comme une aumône ce qui sort de leur travail ? Leur cerveau s’est développé, ils ont réfléchi sur les causes de leur misère, et ils ont compris que pour en sortir, ils devaient solidariser leurs efforts et que le bonheur de chacun n’était réalisable que par le bonheur de tous dans une pratique complète de la solidarité.

Ils ont compris encore, que cette autorité qu’on leur avait représentée comme une sauvegarde tutélaire entre les intérêts antagoniques pour empêcher une lutte plus féroce, n’était au contraire, qu’un moyen pour les parasites, d’éterniser l’état de conflit, afin de perpétuer leur parasitisme, c’est pour cela qu’en même temps qu’ils proclament le droit à l’existence pour chaque individu, ils proclament aussi son autonomie la plus complète, l’un n’allant pas sans l’autre, l’existence ne pouvant être complète sans son corollaire : la liberté.


Certains défenseurs de l’ordre bourgeois sont forcés de l’avouer, leur jouissance dans la société actuelle n’est pas pleine et entière, elle est troublée dans sa propre origine, par la pensée qu’il y a, à côté d’eux, des êtres qui peinent et qui souffrent pour leur produire le bien-être. Tout bourgeois intelligent est forcé de convenir que la société est mal faite, et les arguments qu’ils apportent en sa faveur ne sont plus une justification hautaine, précise, c’est un commencement de justification, sous le vague prétexte que l’on n’a pas encore trouvé mieux, la peur de l’inconnu qu’entraînerait un changement brusque. Le système qui en est réduit là, est jugé, il a conscience de sa propre ignominie.

Non, l’individu ne doit pas accepter de restrictions à son développement, il ne doit pas subir le joug d’une autorité quel que soit le prétexte dont elle s’appuie. Lui seul est à même de juger de ce dont il a besoin, de ce dont il est capable, de ce qui peut lui être nuisible. Lorsqu’il aura bien compris ce qu’il vaut, il comprendra que chaque individu a sa valeur personnelle, qu’il a droit à une égale liberté, à une égale expansion. Sachant faire respecter son individualité, il apprendra à respecter celle des autres.

Les hommes ont à apprendre que, s’ils ne doivent subir l’autorité de personne, ils n’ont pas le droit d’imposer la leur, que le mal fait à autrui, peut se tourner contre l’agresseur. Le raisonnement doit faire comprendre aux individus que la force dépensée à enlever à un autre individu une part de jouissance, est autant de perdu pour les deux concurrents.

On a accusé les anarchistes de s’être fait un idéal faux de l’espèce humaine, d’avoir imaginé un être essentiellement bon, sans aucun défaut, capable de tous les dévouements et d’avoir tablé là-dessus, une société impossible qui ne pourrait exister que par le renoncement de chacun pour le bonheur de tous.

C’est une profonde erreur, ce sont les bourgeois et les autoritaires qui méconnaissent la nature humaine, puisqu’ils déclarent qu’elle ne peut être maintenue en société que par une forte discipline, sous la pression d’une force armée toujours debout. Pour exercer cette autorité, pour recruter cette force armée, il leur faudrait des êtres absolument impeccables : les anges qu’ils reprochent aux anarchistes de rêver. Selon eux, la nature humaine est abjecte, il faut des verges de fer pour la discipliner, et c’est à des êtres humains qu’ils veulent remettre l’emploi de ces verges ! Ô illogisme !

L’homme n’est pas l’ange que l’on accuse à tort les anarchistes d’avoir imaginé ; il n’est pas non plus la bête féroce que veulent bien décrire les partisans de l’autorité. L’homme est un animal perfectible qui a des défauts, mais aussi des qualités ; organisez un état social qui lui permette l’usage de ces qualités, enraie ces défauts ou fasse que leur mise en action entraîne son propre châtiment. Faites surtout que cet état social ne comporte pas d’institutions où ces défauts pourront trouver des armes pour opprimer les autres, et vous verrez les hommes savoir s’entr’aider sans force coercitive.