La Société française depuis février

DE


LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE


DEPUIS FÉVRIER.




I

Si Dieu sourit aux pressentimens de la France, ou plutôt si nous savons mettre à profit le temps et les moyens de salut qui nous sont accordés, il semble que de meilleurs jours vont se lever pour nous. La première année de la république est finie ; l’année où l’anarchie a promené dans nos villes ses foules houleuses, l’année où des doctrines dont l’esprit humain avait rougi jusqu’alors, ont étalé leurs effrayantes turpitudes, l’année où la plus cruelle bataille civile que la France ait jamais vue a ensanglanté Paris, l’année qui a fait trembler la société dans toutes ses institutions fondamentales et qui l’a fait souffrir dans tous ses membres, l’année qui a menacé le propriétaire de la spoliation, qui a écrasé le négociant sous la faillite, qui a étouffé l’inspiration dans la tête de l’artiste, qui a condamné l’ouvrier au chômage, et qui a envoyé le prolétaire affamé aux barricades. Avec cette ère, dont le caractère honteux et sinistre grandira dans la mémoire et l’indignation du pays à mesure qu’elle s’éloignera dans le passé, avec cette ère finit aussi la, mission de la première assemblée nationale. Une assemblée nouvelle va inaugurer une nouvelle époque. De l’élection de cette assemblée dépend le salut de la France. Avant d’accomplir le grand acte par ; lequel il engagera pour trois ans ses destinées, il faut que le pays considère tous les périls auxquels il est exposé, tous les moyens de salut qui s’offrent à lui. La France va prononcer elle-même son arrêt. Il ne s’agit pas seulement pour elle d’envoyer à la prochaine chambre des hommes, il faut qu’elle y envoie des idées.

La mission de l’assemblée législative est en effet de reconstruire, de créer et de fonder. La tâche remplie par l’assemblée constituante a été analogue aux circonstances que nous avons traversées depuis un an : la constituante n’a avisé qu’au plus pressé ; elle lègue à la législative une tâche bien plus vaste et bien plus difficile. La constituante a protégé la société contre les agressions armées ; il faut que la législative protége la société contre ses propres faiblesses et ses propres vices ; il faut qu’elle l’entoure d’institutions permanentes d’où elle puisse défier tous les coups, comme derrière des fortifications imprenables. La constituante a proclamé l’avènement de la république et de la démocratie ; il faut que la législative organise la démocratie dans toutes les fonctions de la vie politique et sociale, et règle le développement de toutes les libertés que la forme républicaine promet ou exige. La constituante a arrêté le travail de destruction qui, en quelques mois, avait ruiné les finances publiques, enrayé l’industrie, tué le commerce ; il faut que la législative rende tout son essor à la vie matérielle du pays, imprime une impulsion féconde aux affaires, ramène l’ardeur et l’émulation dans le travail, la confiance et le bien-être au sein des classes laborieuses, et fasse cesser le chômage mortel dans lequel la France s’engourdit et s’appauvrit depuis un an. Ces travaux ne sont point, pour l’assemblée de 1849, de belles études politiques qui se puissent élaborer à loisir et résoudre lentement à la convenance du législateur. Non, ce sont des nécessités impérieuses, des questions de vie ou de mort qui attendent, qui prescrivent des solutions décisives, immédiates. Les essais, les tâtonnemens, les ajournemens, qui, en d’autres temps, eussent paru peut-être conseillés par la prudence, seraient aujourd’hui des fautes irréparables ; je ne dis pas assez, ce seraient des crimes.

Voyez comme la lutte est engagée en ce moment. Sous la restauration et sous le gouvernement de juillet, la France avait simplement devant elle la perspective d’une révolution politique. Le libéralisme se levait devant la royauté du droit divin, la république devant la royauté élue ; mais ces éventualités révolutionnaires ne mettaient pas en question l’existence même de la société. Février 1848 a placé la France non plus en face d’une révolution politique comme avaient fait 1815 et 1830, mais en face d’une révolution sociale. La révolution sociale ou le socialisme, c’est la dissolution des élémens constitutifs de la société. Camille Desmoulins disait de Marat qu’il avait posé les colonnes d’Hercule de la révolution, qu’au-delà il fallait écrire, comme les géographes sur leurs cartes aux limites des terres habitées : « Ici il n’y a plus de villes ! » On peut dire la même chose du socialisme ; au-delà, il n’y a plus rien : c’est ainsi que les peuples finissent.

Deux erreurs vulgaires aveuglent encore un trop grand nombre de personnes sur l’imminence du danger. L’optimisme berce sa paresse ou sa lâcheté de deux illusions : il se trompe sur l’origine du mal ; il prend la moindre amélioration passagère et de surface pour le salut définitif. Il faut enlever à la torpeur ces derniers prétextes.

Il y a des gens qui croient que le danger de la société n’existe que dans les efforts des partis et des hommes qui se déclarent ses ennemis, qui lui lancent l’anathème, et, à un moment donné, peuvent se ruer contre elle les armes à la main : ceux-là personnifient le mal dans quelques hommes ou dans un parti. Le jour où le parti est découragé par une défaite violente et où ses chefs, réduits à l’impuissance, expient l’audace de leurs attentats, ceux-là croient que tout va bien, et qu’il n’y a plus rien à faire qu’à attendre que l’ennemi terrassé se relève. Insensés qui ne regardent que l’effet et ne voient jamais la cause, qui portent la main à la blessure et ne parent jamais le coup ! Non, les périls de la société ne sont pas enfermés sous des noms propres ; ils ne s’appellent pas Proudhon, Louis Blanc ou Barbès ; ils ne naissent pas du caprice d’un sophiste, du vertige d’un enthousiaste, du complot d’un pervers. Pour vaincre ses ennemis, il faut que la société ait les yeux fixés sur elle-même, car ce sont ses propres vices qui engendrent ses ennemis. Toutes les fois qu’une utopie monstrueuse se dresse devant elle escortée de sectaires enivrés, il faut que la société sonde ses reins, et elle trouvera qu’à chaque menace redoutable qui lui vient du dehors correspond dans son propre sein un mal profond. Elle n’a qu’un moyen de dompter et de dissiper ses agresseurs : c’est de se réformer et de se guérir ; autrement elle vaincrait en vain une fois, dix fois les factions en bataille rangée, elle bâillonnerait dix ou cent démagogues ; ses victoires seraient, comme celles de Pyrrhus, des victoires qui finissent par tuer le vainqueur. Le socialisme et les socialistes sont le symptôme et l’effet du mal, ils n’en sont point la cause. Que l’optimisme en prenne donc son parti ; s’il est nécessaire de proportionner le remède aux symptômes et aux effets de la maladie, pour sauver la société, il faut opérer sur elle, dans le sens réparateur et conservateur, un travail aussi rapide, aussi énergique et aussi profond que celui que le socialisme exigerait pour lui faire subir l’épreuve de ses théories.

Il y a un autre aveuglement plus grossier, plus funeste, et qui, par malheur, est propre aux temps révolutionnaires. Dans ces époques où la société passe par des transes affreuses, on est trop porté à s’accoutumer au mal et à regarder les moindres améliorations comme le bien suprême. Il semble que l’on ait obtenu tout le bonheur que l’on ait le droit d’envier le jour où l’on commence à respirer. Cette sécurité fragile et passagère est un trésor que l’on craint de compromettre par le moindre mouvement. On s’accoutume au malaise, à l’abaissement, à la consomption, comme à un sort supportable. On s’estime heureux de n’avoir pas à souffrir tout ce qu’on avait appréhendé. On vit au jour le jour, on s’abrite dans son égoïsme, on se fait petit, on baisse la voix. On espère, chétif, surnager inaperçu au grand naufrage. Vous montrez le port à ces systématiques dormeurs et vous voulez les y pousser d’une main virile, prenez garde ! on va crier haro sur vous ; vous allez être un ennemi du repos public. Dans tous les temps révolutionnaires et dans tous les pays, il en a été ainsi. Cette versatile apathie était un des découragemens les plus amers de Cicéron au moment où finissait la république romaine. Avant que César eût passé le Rubicon, ce n’était parmi les hommes d’ordre, les honnêtes gens, les bons bourgeois des villes, boni, optimates, municipales homines, qu’un concert de malédictions contre les révolutionnaires. Ils n’attendirent pas la fin de la révolution pour s’accommoder au nouveau régime, pour retourner au soin de leurs petits écus et de leurs petites bastides, et pour faire des vœux contre ceux qui voulaient sauver la patrie : Nihil aliud curant nisi agros, nisi villulas, nisi nummulos suos. Et vide quam conversa res est. Illum quo antea confdebant, metuunt ; hunc amant quem timebant. C’était la même chose aux plus mauvais jours de la tyrannie de Robespierre. Tandis que le « rasoir national, » comme disait l’infâme Père Duchêne, fonctionnait sur la place de la Révolution, quelques pas plus loin, aux Champs-Élysées, les bonnes d’enfans s’amusaient à voir pendre Polichinelle, et la société faisait comme les bonnes d’enfans : elle croyait vivre assez dans les entr’actes de la guillotine. « Durant la ferveur du terrorisme, écrivait en 1795 M. de Maistre, les étrangers remarquaient que toutes les lettres de France qui racontaient les scènes affreuses de cette cruelle époque finissaient par ces mots : À présent on est tranquille ! c’est-à-dire, les bourreaux se reposent ; ils reprennent des forces ; en attendant, tout va bien. Ce sentiment a survécu au régime infernal qui l’a produit. Le Français, pétrifié par la terreur, s’est enfermé dans un égoïsme qui ne lui permet plus de voir que lui-même, le lieu et le moment où il existe : on assassine en cent endroits de la France, n’importe ! car ce n’est pas lui qu’on a pillé ou massacré ; si c’est dans sa rue, à côté de chez lui, qu’on ait commis quelqu’un de ces attentats, qu’importe encore ? Le moment est passé, maintenant tout est tranquille. Il doublera ses verrous et n’y pensera plus. En un mot, tout Français est suffisamment heureux le jour où on ne le tue pas. »

Pourquoi le taire ? il y a aujourd’hui des gens qui raisonnent de la sorte, qui, pour apprécier la situation présente et s’y reposer, se contentent de rappeler en regard les angoisses qui ont torturé la France depuis le 24 février. Parce que la force publique organisée nous délivre maintenant de la crainte du pillage, parce que les tribunaux punissent les empoisonneurs de l’intelligence et de l’ame du peuple, parce que les affaires sont à la veille de se relever, parce que les factions n’osent pas remuer les pavés de nos villes, il y a des gens qui disent aussi : Le moment est passé, tout s’arrange, le flot nous porte, laissons faire le temps. — Rien ne doit inspirer plus d’indignation et de mépris, plus de douleur et de crainte, que cette insouciance pusillanime. Aux hommes qui se contentent de l’apparence de l’ordre matériel ou plutôt d’une trêve dans le désordre, il n’y a qu’un mot à dire. Supposez que le pouvoir actuel parvienne à ramener la société dans la situation où elle se trouvait avant la révolution de février, et je fais une hypothèse chimérique : si elle ne trouve pas dans son sein des forces nouvelles, jamais la société ne pourra se replacer dans des conditions aussi faciles. Eh bien ! que gagnerait-on, je le demande, à conduire de nouveau la France à la veille d’un pareil lendemain ? Donc, point de fausse sécurité, point de lâche paresse. La France ne peut songer à se reposer tant qu’il n’y aura entre elle et la menace d’une révolution antisociale d’autre garantie que la loyauté et la fermeté d’un ministre, la fidélité et l’énergie d’un général, le bon esprit des troupes et le zèle de la garde nationale ; car les ministres les plus vigilans ont leurs momens d’imprévoyance, car le général le plus vigoureux peut se déconcerter une fois, car nous avons vu la garde nationale démoralisée et mystifiée par les factions, et des régimens désarmés. La situation actuelle n’a sur celle qui précédait le 24 février qu’un seul avantage. La France, alors aveuglée sur l’avenir, est maintenant prévenue. La veille, elle se fiait, pour sa défense, à ses institutions, à ses partis, à ses hommes d’état. Elle sait, depuis le lendemain, que le vieux mécanisme de ses institutions, les vieilles préoccupations de ses partis, les anciennes idées de ses hommes d’état, sont impuissans à conjurer les désastres suspendus sur elle. Encore une fois, elle ne peut être sauvée que par une héroïque initiative et une régénération immédiate et complète. Les événemens ont arraché à l’optimisme sa dernière excuse avec sa dernière illusion. Il n’y a pas de milieu : les prétendus hommes d’ordre qui voudraient déguiser le mal, les prétendus honnêtes gens qui ne seraient pas prêts à tous les efforts et à tous les sacrifices commandés par le salut commun, seraient des idiots ou des traîtres.


II

Pour connaître la situation actuelle de la France, il faut nécessairement se reporter au moment de la révolution de février. Le coup de tonnerre qui entr’ouvrit la société française en illumina les profondeurs d’une sinistre clarté. Ayons toujours devant nos yeux ce tableau, sombre comme une plaie d’Égypte de Martin, car rien n’est changé aux réalités terribles qui nous furent alors montrées. La bouche du volcan s’est refermée un instant, voilà tout.

La veille de la révolution de février, il y avait au-dessus de la société des institutions qui fonctionnaient, des partis qui luttaient, des hommes d’état qui parlaient et agissaient.

La veille, dis-je, il y avait des hommes d’état et des partis : des légitimistes et des républicains qui ne croyaient détruire que la forme d’un gouvernement, une opposition constitutionnelle qui ne croyait renverser qu’un ministère, des conservateurs qui croyaient, en défendant le ministère, assurer la sécurité de la société et l’existence du gouvernement. Le lendemain, il fut prouvé qu’ils s’étaient tous trompés. Ce que l’Écriture dit de la mort se vérifia pour la révolution : elle vint comme un voleur les surprendre tous dans leur sommeil et dans leurs songes. A. leur réveil, ils se trouvèrent tous en face d’un ennemi inconnu, enfant de leur propre imprévoyance, et dont leurs agitations factices leur avaient dérobé le formidable accroissement.

La veille, il y avait des institutions qui semblaient couvrir la société depuis le sommet jusqu’à la base, se coller à toutes ses ondulations, se plier à tous ses mouvemens, recueillir et organiser toutes ses forces. Il y avait une royauté, une chambre des pairs, une chambre des députés ; il y avait des ministres, des préfets, une magistrature, une armée. Le lendemain, une partie de ces institutions tombaient comme si elles n’avaient jamais fait corps avec la société, comme si elles n’avaient été que posées à sa surface et non plantées dans son sein. Le lendemain, ce qui survivait de ces institutions ne résistait pas plus que le télégraphe, et devenait la proie inerte, l’instrument machinal de l’anarchie triomphante.

La veille, il y avait des classes artificielles qui se croyaient divisées par des intérêts ou des idées, qui s’isolaient les unes des autres, se verrouillaient dans leur égoïsme, se combattaient avec acharnement, et ne voulaient pas apercevoir la solidarité qui les unissait entre elles et toutes ensemble à l’existence de la société. Il y avait des propriétaires et des industriels, des négocians et des agriculteurs, des professeurs et des prêtres, des hommes d’indépendance et des fonctionnaires, des protectionistes et des libres échangistes, des universitaires et des catholiques. Le lendemain montra le néant de ces distinctions, la folie et le crime de ces rivalités. Le lendemain, on vit qu’il n’y a que deux classes dans la société française : ceux qui veulent le maintien de la société, ceux qui veulent en changer les conditions morales et matérielles.

Il n’y a pas un autre exemple dans l’histoire d’un revirement aussi soudain, aussi imprévu, aussi profond. Jamais il n’y eut, une aussi grande distance de la veille au lendemain. Jamais pareille surprise ne fut faite à des hommes d’état, à des partis, à un peuple tout entier. Cette surprise universelle est le caractère le plus frappant de la révolution de février ; c’est celui qui démontre avec le plus de force qu’elle était inévitable. La révolution nous a appris, en effet, que dans le régime de 1830 les partis ne comprenaient pas les institutions ; les institutions ne mordaient pas sur la société, et la société s’ignorait elle-même. Dans une pareille incohérence, non-seulement la révolution était inévitable, mais j’oserai dire qu’elle était salutaire ; car, si le régime de 1830 eût duré plus long-temps, il serait arrivé ces deux choses : premièrement, des partis intéressés à la conservation de la société auraient cependant continué à la saper par l’opposition qu’ils faisaient au gouvernement ; deuxièmement, la société aurait continué à ignorer ses périls. Or, si un pareil état de choses se fût prolongé, au jour de l’explosion il ne fût plus resté pour la société frappée à mort ni un moyen de défense, ni un espoir de salut.

Aussi la première œuvre de tous les hommes qui ont l’intelligence de l’avenir doit être de combattre et d’étouffer dans ce qu’elles ont d’exclusif les idées des partis de la veille. Autant les fauteurs de troubles mettent de soin à maintenir les anciennes dénominations des partis, autant nous en devons mettre à les effacer. Il y avait avant le 24 février un parti républicain. Imperceptible minorité, il a voulu continuer à rester un parti isolé le jour où la France a reçu d’une révolution la forme républicaine. C’est sa tactique de prétendre que les anciens partis royalistes, c’est-à-dire l’immense majorité du pays, ont fait comme lui, n’ont rien appris ni rien oublié, se sont pétrifiés dans leurs préjugés et dans leurs rancunes, et nourrissent contre la république une hostilité invincible. On a beaucoup ri des ultras de 1815 établissant des divisions si sévères entre les purs et les indignes. À Coblentz, en 1790, les émigrés qui étaient arrivés le lundi se rassemblaient à l’auberge des Trois-Couronnes pour siffler ceux qui arrivaient le mardi, lesquels à leur tour sifflaient ceux qui n’arrivaient que le jour suivant. Le parti républicain s’est couvert, sous nos yeux, du même ridicule. Il a sifflé la France parce qu’elle n’est arrivée que le lendemain. Nous avons eu les républicains de la veille, de l’avant-veille et de naissance, comme nous avions eu les royalistes de la première et de la deuxième émigration. On eût dit que ces citoyens craignaient d’être trop nombreux, tant ils étaient exclusifs. Ils le craignaient, en effet, dans l’intérêt de leur égoïsme. Ils voulaient que le nom qu’ils écrivaient sur leur chapeau leur donnât le privilège d’exploiter la France, tant que la France porterait le même nom au frontispice de ses lois. Voilà pourquoi ils cherchent encore à faire croire qu’il y a toujours des partis qui travaillent à relever la royauté. C’est un stupide mensonge. Dans les partis que les révolutionnaires appellent monarchiens, il n’y a pas un homme sensé ou honnête qui voulût aujourd’hui changer la forme du gouvernement et renverser la république. En disant cela, je n’entends pas rendre le moindre hommage à la faction qui croit avoir imposé la république à la France ; personne ne méprise plus que moi son incapacité, son ignorance, son immoralité, son hypocrisie. Je n’entends pas davantage attribuer à la forme républicaine une souveraine vertu. Je veux dire seulement qu’aucun homme politique, quelles qu’aient été ses opinions avant le 24 février, ne peut croire qu’il suffise d’appeler la France monarchie au lieu de l’appeler république, de mettre un mot à la place d’un mot, pour sauver la société. Je repousse les anciennes préoccupations des partis, parce qu’elles n’auraient d’autre effet que de distraire la France de l’œuvre qu’elle doit accomplir sur elle-même et d’égarer encore son activité à la poursuite de vains fantômes. Il ne peut pas être question aujourd’hui de royauté ou d’empire, de légitimistes, d’orléanistes ou de bonapartistes. Tous les partis successivement se sont essayés depuis soixante ans à commencer la construction de l’édifice politique par les combles ; qu’ils se réunissent enfin une fois pour la commencer par les fondemens. Il s’agit aujourd’hui de faire sortir nos institutions des entrailles mêmes de la société. Le jour seulement où nous aurons élevé sur une base puissante le monument dont nous ignorons encore les proportions, nous saurons par quel couronnement harmonieux et solide il faut l’achever. Si alors les institutions issues de la France régénérée appellent la forme républicaine, qui oserait s’en plaindre et qui pourrait l’empêcher ? En attendant, tous les honnêtes gens doivent se serrer autour du gouvernement actuel, de peur, comme l’écrivait à Cicéron son gendre Dolabella, qu’en nous perdant à la poursuite des vieilles formes politiques, nous ne finissions par tomber dans le néant : Reliquum est, ubi nunc et respublica, ibi simus potius quam, dum illam veterem sequamur, simus in nulla.


III

Je vais rapidement examiner la situation économique, morale et politique de la société française.

La constitution économique d’un peuple comprend l’organisation de ses moyens d’existence matérielle ; elle est identique à sa constitution sociale. Si l’on se représente une nation comme un atelier gigantesque, sa constitution sociale indique la manière dont le travail, les profits du travail et les moyens d’existence y sont divisés, distribués, assurés entre les citoyens. Prenons un exemple : l’Angleterre. La constitution sociale de l’Angleterre est aristocratique. Il y a en Angleterre trois classes de citoyens : l’aristocratie, les classes moyennes, le peuple. Au point de vue économique, voici comment elles fonctionnent : l’aristocratie concentre, entretient, perpétue au sommet de la société un immense réservoir de richesses qui devient, par l’industrie des classes moyennes et le travail du peuple, le plus puissant levier de production qui soit connu dans le monde. Quels que soient les vices que l’on veuille reprocher à la constitution sociale et économique de l’Angleterre, on est forcé de reconnaître qu’elle forme un système complet, un mécanisme dont toutes les parties se correspondent et marchent d’un mouvement régulier. Le travail social se divise entre l’aristocratie, qui gouverne, c’est-à-dire qui applique la culture intellectuelle qu’elle acquiert dans les loisirs de la fortune à la direction des intérêts généraux de la communauté et qui seconde par les moyens politiques l’expansion de l’activité nationale ; les classes moyennes, qui alimentent la production par le génie, le courage, l’élan de la spéculation industrielle et commerciale ; le peuple, qui donne au travail la main-d’œuvre. L’Angleterre réunit donc les deux conditions fondamentales d’une constitution économique régulière et saine : la solidarité et le concours des diverses classes de citoyens par la division du travail ; la satisfaction de cet instinct, de ce besoin d’expansion qui, dans le monde matériel comme dans le monde moral, sont la loi de la nature humaine.

En France, comment la société est-elle partagée et distribuée au point de vue des moyens de production ? Quelle garantie de développement a-t-elle au point de vue des moyens d’existence ?

La France, avant la révolution de 1789, avait des classes solidaires qui auraient pu se combiner dans une constitution économique analogue à celle de l’Angleterre : elle avait la noblesse, la bourgeoisie, les corporations ouvrières. La révolution française s’est accomplie en dehors des considérations économiques. Aujourd’hui il n’y a pas parmi nous des classes homogènes et solidaires. Il reste bien des nobles de race ou de titre : il y a bien, comme disent les socialistes, des bourgeois et des prolétaires ; mais ces classes, qui se continuent dans les mœurs, ne correspondent pas à des fonctions économiques spéciales. La société française se divise non en deux classes constituées, mais en deux catégories : ceux qui ont un capital et ceux qui n’en ont point ; ceux qui possèdent l’instrument du travail et les moyens de production, et ceux qui ne les possèdent point ; ceux qui ont l’existence matérielle assurée, ceux qui n’ont qu’une existence précaire conquise par un travail quotidien. Or, dans la seconde catégorie, il y a des nobles et des bourgeois en grand nombre.

Au point de vue économique, le travail, l’existence, le développement de la seconde de ces catégories, dépendent de la première. Ce sont les propriétaires du capital qui alimentent la production, qui impriment l’impulsion au travail, qui attachent au succès de leurs entreprises les destinées matérielles de la société. Leur situation particulière, les caractères économiques, les nécessités sociales qui leur sont propres ont donc une influence décisive sur le sort du pays. Or, la constitution sociale de la France ne permet pas à cette classe de donner à la vie matérielle de notre nation l’élan, l’activité, la grandeur que les classes riches d’Angleterre communiquent à la société britannique. Il faut appliquer à l’agriculture et à l’industrie de grands capitaux pour féconder les ressources matérielles d’un pays. Il faut avoir la hardiesse qu’inspirent les fortunes immenses pour réaliser les vastes spéculations. Il faut que l’émulation des individus et des classes exalte toujours davantage l’ambition de chacun, pour que l’esprit d’entreprise s’allume et grandisse chez un peuple. Notre constitution sociale refuse ces conditions aux hommes entre lesquels la richesse est répartie. Au lieu de favoriser la formation et l’accumulation des grands capitaux, notre loi des successions travaille sans cesse à les diviser. Les fortunes, ramenées à la médiocrité par un nivellement impitoyable, demeurent timides et craignent de tenter les grandes aventures du commerce et de l’industrie. C’est la région où réside la puissance politique qui détermine le niveau d’une société ; la démocratie place cette puissance en bas, au lieu de la mettre en haut. En France donc, au lieu de monter par l’émulation à la hauteur d’un idéal élevé, les individus et les classes descendent par l’envie à l’étiage d’une égalité vulgaire, et l’esprit d’entreprise a perdu son plus puissant aiguillon. Deux autres causes tendent à enlever au capital son courage et sa force d’action. La première est la périodicité de nos révolutions, qui viennent à chaque instant détourner ou arrêter le courant des affaires, qui empêchent le capital de se livrer avec suite et avec sécurité à des applications fructueuses, et qui arrièrent constamment notre industrie. La seconde est la négligence que les intérêts matériels ont toujours rencontrée parmi nous dans le gouvernement. La France n’a jamais eu, comme l’Angleterre, des hommes d’état économistes ; elle n’a jamais eu une politique commerciale fortement conçue, soigneusement pratiquée, et, même dans un pays comme l’Angleterre, les capitaux ont eu besoin de trouver au pouvoir une attention vigilante et une direction habile pour commanditer avec succès l’agriculture, l’industrie et le commerce. Ainsi, la classe qui possède la richesse, qui doit alimenter le travail national, et donner au pays sa vie matérielle, est placée en France dans des conditions de faiblesse, de langueur, de découragement, d’indécision, d’inertie. En face de cette paralysie de la première catégorie se tordent le malaise et l’impatience de la seconde.

Un sentiment formé de toutes les douleurs et de tous les désirs, le sentiment le plus violent qui puisse enflammer le cœur des hommes, s’est emparé de la portion la plus considérable de la société française. Ceux qui vivent au jour le jour, ceux qui n’ont pas l’assurance du pain quotidien, ceux qui ne peuvent regarder l’avenir sans un âpre souci, se sont révoltés dans leur intelligence et dans leur cœur contre cette cruelle incertitude de l’existence. Ils se sont dit qu’il fallait que cette anxiété cessât, qu’il fallait enfin que chaque homme pût terminer sa journée sans que la pensée du lendemain vînt torturer son sommeil. Il semble que les classes qui n’ont pas de capital aient perdu la force d’endurer plus long-temps les vicissitudes et les angoisses d’une vie aléatoire. C’est de ce sentiment que le socialisme est né ; c’est ce sentiment qui a ébranlé les bases économiques de la société et menace la France d’une révolution nouvelle. Considéré en lui-même, il n’en est point, je le répète, de plus intense et de plus impérieux, car les transes les plus navrantes de la souffrance s’y mêlent aux plus brûlantes convoitises du désir ; mais, pour en comprendre toute la force, il faut voir dans quelles régions de la société il se développe et agit.

Les classes soumises aux chances aléatoires de la vie sont la classe ouvrière et la portion la plus nombreuse de la bourgeoisie.

Je ne dirai rien ici des ouvriers. Il n’est que trop évident que leur existence est attachée à tous les hasards du travail. Endoctrinés, organisés, disciplinés en corps politique par les démagogues et les socialistes, ils forment l’armée obéissante de la révolution sociale. Ils n’en sont point pourtant l’élément le plus redoutable. Chez eux, cette souffrance et cette aspiration qui se révoltent contre les conditions économiques de la société sont des sentimens plus sourds, moins irritans, moins impatiens qu’on ne croit. Habitués aux privations, absorbés par les travaux corporels, moins exposés aux tentations que l’éducation et l’exercice de l’esprit ouvrent à nos appétits, les ouvriers accepteraient avec résignation les dures lois de la vie, qui n’accordent aux maux de l’humanité que des adoucissemens graduels, si l’industrie pouvait les dérober toujours à l’oisiveté du chômage et au désespoir de la misère.

Mais c’est dans la portion la plus considérable de la bourgeoisie qu’est l’élément le plus réellement et le plus dangereusement révolutionnaire. Au point de vue des moyens d’existence, la bourgeoisie peut se décomposer de la manière suivante : il y a un très petit nombre de grands propriétaires ou de grands capitalistes pouvant vivre de leurs revenus ; un très grand nombre de petits propriétaires, de petits capitalistes, qui ont besoin, pour vivre, d’ajouter à leurs revenus le produit de leur travail ; un plus grand nombre enfin, qui ne sont ni propriétaires ni capitalistes, qui ont à chercher dans les labeurs et les hasards d’une profession tous leurs moyens d’existence. Allons plus loin, et voyons les carrières où se répartit la bourgeoisie française. Ces carrières sont de trois sortes : il y a l’industrie et le commerce, les fonctions publiques, les professions libérales.

Pour les motifs que j’ai déjà indiqués, l’industrie et le commerce n’offrent pas à la bourgeoisie française le large développement, les perspectives infinies qu’y devrait trouver une nation bien constituée. Il en résulte que la bourgeoisie, détournée des carrières vraiment actives, saines et fécondes, va encombrer les fonctions publiques et les professions libérales. La multiplicité insensée des fonctions publiques, l’entraînement qui y porte et y éteint dans des services inféconds et une quasi-oisiveté la portion la plus éclairée de la bourgeoisie, sont un des plus tristes symptômes des vices de notre situation économique. Les Français se précipitent vers les fonctions, parce que c’est la seule carrière qui garantisse l’existence même médiocre, et qui promette la sécurité du lendemain. Dans l’espoir d’assurer à leurs enfans un émargement au budget, nous voyons chaque jour de petits capitalistes consacrer aux frais de leur éducation une partie ou la totalité de leur mince héritage. Les fonctions publiques sont considérées comme une assurance sur la vie ou un placement à fonds perdus. Une place exerce sur l’esprit des familles la même fascination que faisait autrefois une prébende ou un canonicat. L’organisation actuelle de notre administration, avec ses fonctionnaires pullulant par centaines de mille, est comme un milieu entre l’abus des couvens de l’ancien régime et la folie du phalanstère ; c’est une pierre d’attente du socialisme. Mme de Staël disait autrefois : « Les Français ne seront satisfaits que lorsqu’on aura promulgué une constitution ainsi conçue : article unique : « Tous les Français sont fonctionnaires. » Le socialisme ne fait que généraliser, sous une autre forme, la passion des Français pour les places, et que réaliser sous un autre nom le mot de Mme de Staël. La charte du droit au travail peut, en effet, s’énoncer en une seule phrase : Tous les citoyens sont salariés par l’état.

En face de cette communauté administrative organisée autour du budget, en face de ce socialisme fonctionnaire, se dressent et s’agitent les membres moins favorisés de la bourgeoisie indigente qui se sont jetés dans les professions libérales et n’y apportent qu’un capital intellectuel, c’est-à-dire leurs aptitudes naturelles et leur instruction spéciale. Là sont les avocats, les médecins, les artistes, les journalistes, les hommes de lettres ; c’est la région de la société française dont la condition matérielle est la plus vicieuse, et c’est celle aussi qui exerce sur le sort du pays l’influence morale la plus puissante. Tout y est contraste, déchirement et fièvre. Suivez les jeunes gens qui entrent sans patrimoine dans ces carrières savantes : leur vie est un affreux combat. La culture de l’intelligence, la surexcitation de l’esprit, les rêves de l’imagination, les transportent sans cesse aux sommets de la société, leur montrent les félicités et les grandeurs de la terre, et de ce vertige qui les enivre ils se réveillent sans cesse au milieu des angoisses de la gêne, des anxiétés d’un travail incertain, des humiliations de la misère. Ils vivent en contact avec des hommes riches et puissans, dont ils sont les égaux par l’éducation et souvent les supérieurs par le cœur et par l’esprit, et ces comparaisons leur rendent intolérable l’inégalité des fortunes. Il faut une issue à leur ambition, de toutes parts excitée et refoulée de toutes parts : si le mouvement naturel de la société n’offre pas une pâture suffisante à ces Tantales, ils font éclater la société comme une chaudière. Il faut que la société les fasse vivre matériellement comme le veulent les besoins de leur intelligence, il faut que la société entretienne des perspectives où puissent s’élancer leurs aspirations et se reposer leurs espérances, sinon ils se retournent contre elle et la détruisent. Ce sont des Samsons qui, ne pouvant vivre, se suicident sous les ruines de la civilisation. De leurs rangs sortent tous les chefs révolutionnaires et tous les sectaires socialistes, ceux qui veulent remanier la société et ceux qui la veulent reconstruire de fond en comble. Parmi les hommes de cette condition, il en est, je le sais, qui défendent la société et ne laissent point leurs idées et leurs œuvres s’inspirer du ressentiment de leurs souffrances. On aurait tort pourtant de compter sur ces exceptions héroïques. Les idées d’une classe conspirent toujours dans le sens de ses intérêts. Là même où les convictions restent conservatrices chez ceux qui n’ont rien à conserver, fatalement il arrive que les instincts et les mœurs deviennent révolutionnaires. Celui qui a la révolution dans ses propres affaires ne la redoute jamais beaucoup dans les affaires publiques. Le malaise des particuliers produit les perturbateurs des états. On l’a vu dans tous les temps et chez tous les peuples. « Les gens propres à ce mestier, dit Charron, sont les endebtés et mal accomodés de tout… Tous ces gens ne peuvent durer en paix, la paix leur est guerre. » — « Ils veulent, disait Salluste en parlant des révolutionnaires de son temps, cacher leurs plaies sous les maux de la république, et ils aiment mieux s’ensevelir sous les débris de l’état que de tomber seuls écrasés sous leur propre ruine. »

Telle était la répartition économique de la société française le 24 février. Depuis lors, rien n’a pu être changé qu’en mal, puisque, pendant un an, la France entière a fait grève.


IV

La prétention de notre pauvre France est, depuis le XVIIIe siècle, d’être gouvernée par les idées, ou, comme disent les démocrates du jour, par l’idée. Cela signifie que la première application des hommes et des écoles qui aspirent à organiser la révolution est de chercher dans un système de philosophie la légitimité de leur politique ; cela signifie qu’aux incertitudes, aux obscurités, aux luttes qui troublent naturellement la politique proprement dite, sont venus s’ajouter pour nous l’entêtement, la confusion inextricable, la guerre éternelle des controverses métaphysiques. Ce que, depuis le XVIIIe siècle, on appelle en France philosophie a été et demeure le dissolvant moral le plus actif de la société.

Cette assertion n’est point sous ma plume le cri de haine et de colère d’un ennemi de la philosophie, c’est la conclusion d’un observateur attristé qui considère la situation intellectuelle et morale de la France.

La philosophie, les idées, l’idée, n’ont fait que diviser, n’ont jamais rapproché ni réuni. La philosophie dit aux hommes qu’ils sont tous égaux devant elle et qu’ils ont tous le même droit à avoir chacun leur philosophie. La souveraineté de la raison individuelle ainsi proclamée détruit dans les ames le principe d’autorité, qui est la cohésion morale des associations humaines. Pas un système n’a posé un principe sans qu’un autre système n’ait érigé à côté le principe contraire. Quand l’intelligence d’un pays se déchire de la sorte, écartelée par toutes les contradictions, il ne peut plus y avoir pour lui d’unité morale. On ne peut expliquer que par cette multiplicité des sectes l’obscurité dans laquelle elles étaient restées pour la masse du public et le peu d’attention qu’elles se prêtaient entre elles. Je voudrais pouvoir décrire l’anarchie intellectuelle dans laquelle la révolution a trouvé la France : chez les défenseurs de la société, une école catholique et une école universitaire ; dans le camp des révolutionnaires, l’illuminisme poétique, philosophique et politique de MM. Quinet et Michelet, le rationalisme de M. de Lamennais, le socialisme jacobin et chrétien de M. Buchez, le socialisme alexandrin de M. Pierre Leroux, la scholastique mathématique et révolutionnaire de M. Jean Reynaud, le socialisme industriel, polytechnicien et païen des saint-simoniens et des fouriéristes, le socialisme hégélien de M. Proudhon, le communisme de M. Cabet. Toutes ces écoles avaient deux caractères communs : chacune passait son temps à détester et à combattre celle qui lui était la plus voisine, et aucune ne s’informait ou ne parlait des idées et des progrès des autres. On ne comprend pas que ces systèmes destructeurs, qui en vingt-quatre heures sont devenus l’épouvante d’une nation civilisée, aient été si peu connus, si peu surveillés, si peu combattus jusqu’au moment où ils ont failli triompher. Au lieu d’avertir la France, ce travail de décomposition philosophique lui cachait la dissolution qui s’accomplissait dans son sein ; les idées tombaient en poussière, et de cette poussière soulevée il ne sortait que des nuages.

Mais l’aveuglement universel devait aller plus loin. Au milieu de cette dissolution philosophique qui préparait la dissolution matérielle de la société, une seule force de conservation restait debout : c’était la foi religieuse et sa vivante expression, l’église. Par une coïncidence providentielle, au moment où l’esprit révolutionnaire s’apprêtait à livrer à la société de nouvelles batailles, l’église de France puisait dans les premières épreuves de notre liberté un redoublement de vigueur, de zèle et de prosélytisme. Elle connaissait bien le mal qui envahissait la France, car elle embrassait et pénétrait la société par tous les points. Ah ! on lui disait depuis un siècle, et d’impertinens déclamateurs lui répétaient tous les jours qu’elle était morte, et il s’est trouvé que, dans cette civilisation où tout s’écroule ou tremble, elle seule survivait, partout présente et agissante. Elle seule possédait et distribuait à la société tout ce qui élève l’ame, tout ce qui apaise la douleur, tout ce qui soulage la misère, tout ce qui efface la faute dans le repentir, tout ce qui épure la vie et réconcilie avec la mort. Tutrice du pauvre, — enfant, elle l’instruisait dans ses écoles ; — ouvrier, elle le moralisait dans ses confréries ; — indigent, malade, vieux, elle le secourait par ses associations charitables ; — coupable et retranché de la société terrestre, elle l’accompagnait, l’embrassait et le bénissait, un crucifix à la main, jusque sur le tombereau des suppliciés. Eh bien ! à cette société si malade, l’église, pour la guérir, ne demandait que le libre usage des deux moyens les plus puissans du prosélytisme : la liberté d’enseignement et la liberté d’association. Aussitôt un orage se forma contre elle. Cet égarement qui, au 24 février, poussa dans les rangs des démolisseurs, avec un mot : Vive la réforme ! tant d’hommes intéressés à la défense de la société, en avait tourné un plus grand nombre, encore contre l’église avec ce cri brutal : À bas les jésuites !

Ce n’est encore là qu’une des faces de l’état de division, d’éparpillement, d’ignorance où vit la société française. On retrouve les mêmes caractères dans l’instruction et dans les mœurs. Il serait superflu d’insister sur les vices de l’instruction secondaire tant de fois signalés par les esprits pratiques ; mais je ne peux m’empêcher d’accuser cette fausse éducation littéraire de laisser tomber le niveau intellectuel du pays, de contribuer à la décadence de la littérature, de livrer des esprits énervés par l’ennui et le vide des études classiques à ces absurdes systèmes qui les corrompent si facilement. L’instruction littéraire, lorsqu’elle n’est point poussée dans ses profondeurs, est un piège pour l’esprit : elle lui inspire la présomption sans lui communiquer la vigueur, elle le remplit de généralités vagues qui lui donnent le mépris des faits et l’exposent à la séduction des plus grossières utopies. Placez des esprits aussi leurrés et aussi peu armés dans une société comme la nôtre, où la philosophie leur dit qu’ils sont capables de se faire à eux-mêmes une religion et une morale, où l’égalité politique leur dit qu’ils sont appelés à gouverner l’état et à construire la société, où, en un mot, toutes les libertés provoquent toutes les témérités, où toutes les ambitions tentent tous les orgueils, et vous comprendrez le rapide succès des théories socialistes dans la jeunesse et dans la bourgeoisie besogneuse et lettrée. C’est cet excès ou cette insuffisance d’instruction littéraire qui a ravi à notre génie national une qualité dont nous étions fiers à si bon droit : la netteté de l’esprit et la justesse du jugement. C’est le même vice qui diminue chaque jour parmi nous le nombre des hommes qui conservent sans fêlure le cristal de leur intelligence.

Aux effets de cette fausse instruction ajoutez l’influence de notre fractionnement social : vous vous expliquerez une des lacunes les plus funestes de notre situation morale, l’absence d’éducation politique. La science politique est la connaissance des rapports vrais qui existent entre les intérêts, les caractères, les passions, les idées, les mœurs dont se compose la vie d’un peuple. Avoir l’esprit politique et gouvernemental, c’est avoir ce coup-d’œil d’ensemble qui saisit dans leur juste mesure, dans leurs proportions exactes, au milieu du tout, les élémens divers qu’il s’agit de coordonner, les nombreuses affaires qu’il faut mener de front. Chez nous, toutes les intelligences se figent dans le moule des carrières spéciales. Avant d’être homme politique, on est négociant, manufacturier, fonctionnaire, avocat, notaire, médecin, on ne connaît qu’un horizon étroit, on est habitué à tout juger d’un point de vue particulier, on n’aperçoit jamais l’ensemble, on manque de ces connaissances générales sans lesquelles on ne peut apprécier les intérêts généraux. Avocat, médecin, artiste, on ignore la théorie et la pratique des questions économiques, on se laisse facilement duper par l’apparente symétrie logique des utopies. Industriel, on méconnaît l’importance des intérêts intellectuels et moraux. Chacun ne voit que son affaire, personne ne voit l’affaire de tous. On est dans le faux, parce qu’on est dans l’incomplet. On est partial, exclusif, injuste, parce qu’on est ignorant, et qu’en politique, comme en tout, l’ignorance divise et la science seule concilie. Ainsi s’explique la facilité avec laquelle se propagent tant d’idées fausses. De là le crédit qu’obtiennent les plus absurdes et les plus iniques accusations des partis contre les gouvernemens. La démocratie accorde l’influence politique à tous et ne donne l’éducation politique à personne. Cette contradiction a déchiré les démocraties dans tous les temps. Il y a plus de deux mille ans que Socrate disait au plus brillant des Athéniens : « Tu t’es jeté dans la politique avant de l’avoir apprise. Et tu n’es pas le seul, Alcibiade, qui soit dans cet état, il t’est commun avec la plupart de ceux qui se mêlent des affaires de la république ; je n’en excepte qu’un petit nombre, et peut-être le seul Périclès, ton tuteur. »

Les mœurs de la société française ne présentent pas de meilleures conditions de stabilité et d’unité. Nous sommes divisés par les mœurs comme par les idées ; nous sommes révolutionnaires dans nos mœurs comme dans notre situation économique ; nous n’avons pas plus de mœurs publiques que d’éducation politique.

Il n’y a pas d’étude plus attachante que celle des mœurs. Il n’y a pas de spectacle plus attrayant et plus instructif que la vie d’un peuple observée à tous les étages de la société, dans ses manifestations individuelles. Pour connaître son pays, pour le comprendre et l’aimer, pour s’assimiler son génie et incarner en soi ses sentimens, il faut avoir traversé avec sympathie toutes ses couches vivantes. C’est la poésie de la politique. La connaissance des mœurs est un des élémens fondamentaux de l’éducation politique, et pourrait, jusqu’à un certain point, suppléer aux autres ; mais une des choses qui me frappent le plus en observant les diverses classes de la société, c’est combien elles se connaissent peu entre elles, combien peu de retentissement il y a des unes aux autres, combien peu elles se comprennent. Encore si, parmi les hommes qui se jettent dans la politique, il en était beaucoup qui eussent exploré la société française, s’il en était beaucoup qui l’eussent parcourue depuis l’atelier du travailleur jusqu’à l’hôtel du financier, depuis le bouge du chiffonnier jusqu’au cabinet du ministre, depuis l’égout du vice jusqu’au sanctuaire de la ferveur religieuse ; s’il en était beaucoup qui connussent à la fois l’esprit du paysan et de l’ouvrier et l’esprit de l’homme du monde, les préjugés des foules ignorantes et le raffinement des cercles les plus élégans, les préoccupations du boutiquier et la vie fantasque de l’artiste, le foyer clos et doux de la famille et le roman comique ou les tragiques catastrophes des existences débraillées ! Pour gouverner la France aujourd’hui, il faudrait avoir remonté cette longue échelle, car la démocratie est le pêle-mêle du bien et du mal, de toutes les vertus et de tous les vices, de tous les intérêts, de toutes les forces, de toutes les vicissitudes, de tous les entraînemens, et il est impossible de connaître et de conduire la démocratie, si l’on n’a passé par tous ses accidens, si l’on ne s’est familiarisé avec tous ses caractères, si l’on ne s’est assoupli à toutes ses fortunes. Les hommes qui sont dans une pareille condition sont bien rares ; la plupart ne sont pas partis d’assez bas ou ne sont pas arrivés assez haut pour avoir parcouru entièrement l’échelle sociale. Non-seulement ces hommes sont rares, mais il semble qu’ils ne puissent guère sortir des classes régulières de la société. Ce n’est pas dans le château du grand propriétaire, ce n’est pas dans l’hôtel opulent du grand capitaliste que naîtront les héros et les chefs de la démocratie. Ceux auxquels la vie ouvre dans les hautes régions une route droite et facile ne sauront rien de cette société inquiète, mouvante, tourmentée, qui emporte désormais les destinées de la France. Il n’y a qu’une catégorie d’hommes qui puisse aujourd’hui vraiment connaître notre nation : ce sont ceux qui, nés le plus bas, sont obligés de prendre le plus d’élan pour arriver, ceux que les vicissitudes du sort promènent successivement par toutes les conditions, ceux qui prennent l’existence comme un jeu, ceux dont la vie est une révolution perpétuelle, ceux qui courent sous l’éperon de la pauvreté : Quos paupertas impulit audax. Ce sont les aventuriers, les bohémiens.


V

Telle est, en un rapide aperçu, l’anarchie sociale qui, après soixante années de révolution, s’étendait sous la surface du gouvernement régulier que 1848 a englouti, et en face de laquelle nous nous trouvons encore. Quelles institutions politiques se dressent sur ce fond miné d’une part, mouvant de l’autre ? Par quels procédés se gouverne cette société pauvre et concupiscente, ignorante et présomptueuse, paresseuse et inquiète, vieille et révolutionnaire ?

Dans un pays libre, les élémens de gouvernement, quelque nom qu’on leur donne, quelque forme qu’ils prennent, se réduisent à trois : le pouvoir, l’administration, l’action de la pensée et de la volonté publique sur le pouvoir et l’administration. C’est dans la manière dont l’action de l’esprit public sur l’administration et le pouvoir est organisée que résident pour un peuple la réalité de sa liberté et la sécurité de son existence. Il y a eu des états populaires, comme Rome sous les empereurs, comme la France sous le comité de salut public, où, bien que le pouvoir fût émané de la souveraineté du peuple, la société était livrée à la tyrannie et aux vicissitudes révolutionnaires, parce qu’elle n’était intervenue qu’à l’origine du pouvoir, parce que ses institutions organiques ne lui permettaient pas d’influer sur la pensée et les actes du pouvoir à tous les degrés de l’administration. Je suppose qu’il existe dans un pays un système d’administration vaste, minutieux, embrassant tous les détails de la vie sociale, recevant d’un seul moteur son impulsion, ramenant à un centre unique tous ses mouvemens, se suffisant ainsi à lui-même. Je suppose que, dans ce pays, l’action laissée au peuple se borne à influer sur le moteur central ; il arrivera ces deux choses : le peuple sera passif vis-à-vis de l’administration, agressif vis-à-vis du pouvoir. D’un côté, n’ayant aucune influence sur les rouages de l’administration, il sera gouverné despotiquement ; de l’autre, ne pouvant faire peser sa volonté que sur le moteur central, il assaillira sans cesse le pouvoir. Avec un pareil état de choses, avec une administration qui fonctionne sans résistance et un pouvoir toujours menacé, avec une administration qui ne change pas et un pouvoir disputé sans cesse, il n’y aura ni liberté réelle ni sécurité permanente. Or, telle est la situation de la France depuis soixante ans, que le pouvoir s’appelle roi légitime ou roi constitutionnel, empereur ou président. Tant que ce vice restera dans nos institutions, la société ne sera pas protégée : à chaque instant, un coup de main pourra la livrer à ses ennemis.

L’administration française est une machine d’une force terrible, d’une grandeur immense, et qui touche à tout. Celui qui prend le pouvoir d’assaut se trouve d’un coup maître absolu de tous les fonctionnaires sur toute l’étendue de ce vaste empire. Par ces agens, il est investi d’un pouvoir presque illimité sur chacun de ses concitoyens. Il est à la tête de la police, de la justice, de l’armée, des finances, de l’instruction non-seulement à Paris, mais jusque dans le coin le plus reculé et le plus obscur du pays. Un simple accident de position fait de lui un despote, un autocrate. La veille, il s’appelait Ledru-Rollin ; le lendemain, il est dictateur, et son autocratie lui est en quelque sorte imposée par les choses elles-mêmes. Les fonctionnaires, sentant qu’ils ne sont que des rouages de la grande machine, accoutumés à tout rapporter au chef qui est à Paris, provoquent ses ordres, et il est contraint de commander. Tout parti, quel qu’il soit, qui s’empare du gouvernement se trouve donc, par le fait même, investi d’une puissance irrésistible ; il faut qu’il s’en serve, — tout le monde s’y résigne, l’y convie, l’y force, — sans quoi la machine de l’administration, c’est-à-dire la vie du pays s’arrêterait.

La conséquence nécessaire de cette constitution administrative est de détruire chez les Français l’idée, l’instinct et les mœurs de la liberté. La liberté est une conquête qu’un peuple est obligé de faire, chaque jour, pied à pied, dans tous les détails de l’administration, pour que ses affaires soient gouvernées conformément à ses intérêts, à ses idées, à sa volonté. Ce gouvernement libre auquel aspirent les sociétés modernes, le gouvernement du pays par le pays, exige l’intervention universelle et continuelle du pays dans la gestion de ses affaires. Lorsque, grace à la manière dont ses institutions organisent son action sur le pouvoir, un peuple pénètre ainsi dans tous les rouages de la machine, lorsqu’il voit que l’administration s’inspire du sentiment de ses besoins et obéit à sa pression, lorsqu’il sent qu’il est l’arbitre constant de ses propres affaires, qu’il est solidaire de son gouvernement à tous les degrés de l’échelle administrative, qu’il a une part de responsabilité dans tous les actes du pouvoir, — ce peuple vraiment libre cherche des améliorations dans des réformes progressives et non dans des révolutions. Ce n’est point là ce qui a lieu chez nous. L’administration est si éloignée de l’action immédiate et directe du pays, nous sommes si habitués à lui laisser tout faire sous l’impulsion du principe centralisateur, nous portons si enracinée en nous l’idée que le gouvernement a le pouvoir et le droit de tout décider, nous nous sentons si peu maîtres de la direction de notre propre activité et si peu responsables de la conduite de nos affaires, que, lorsque nous souffrons d’un malaise dont nous ne voyons ni auprès de nous ni en nous la cause et le remède, nous renversons le gouvernement. Nous n’avons pas de moyen plus court, plus simple, plus facile de conquérir ce chimérique bien-être que nous appelons toujours liberté, que de nous emparer du pouvoir. Sauf un petit nombre d’esprits éclairés et libéraux, mais indignement calomniés et tristement méconnus, les partis, chez nous, n’ont jamais combattu pour la liberté ; ils n’ont lutté que pour saisir le gigantesque instrument de la tyrannie.

Un pareil état de choses, c’est la révolution en permanence. Tant qu’il durera, le gouvernement sera toujours l’appât et la proie des minorités ; rien ne nous garantira contre le retour des actes odieux dont nous avons eu le spectacle après février. On rougit, lorsqu’on songe à la rapidité avec laquelle un peuple qui se croit fier s’est soumis au personnel du gouvernement provisoire ; on rougit, lorsqu’on se rappelle que, sans attendre les premières mesures de ces chefs de factieux qui s’étaient attribué le pouvoir souverain, la France est tombée à leurs pieds, que tous les corps publics, tous les fonctionnaires, magistrats, généraux, amiraux, préfets, par la poste, par le télégraphe, en personne, se sont empressés d’adhérer à une autorité sans nom. Ceux mêmes que cette honteuse prostration indignait le plus demeuraient anéantis dans le sentiment de leur impuissance. Nous tous, qui protestions dans nos cœurs, nous nous sentions divisés, isolés ; aucune institution ne nous fournissait le moyen de nous rapprocher, de nous réunir, pour venger la liberté et la dignité de la France ; hommes d’ordre, accoutumés au respect de la loi, nous n’avions pas la ressource des factieux, enrôlés, organisés, disciplinés par les conspirations ; le jour où le pouvoir avec lequel nous avions voulu protéger la société nous était ravi, toute sa force retombait sur nous et nous écrasait. On accuse les Français de manquer de courage civil ; pour avoir le courage civil, il faut qu’un peuple ait dans ses institutions des retranchemens d’où il puisse défendre ses libertés civiles. Ce sont les armes et non le courage qui nous font défaut ; mais cette lacune qui abandonne le pouvoir au hasard d’une émeute est un encouragement toujours offert aux minorités les plus audacieuses et les plus désespérées. Les fous, les exaltés, les ruinés, les joueurs, les aventuriers, attaquent sans se compter. M. Ledru-Rollin a confessé devant la cour de Bourges la cynique hypocrisie avec laquelle les factions exploitent les mécontentemens publics, mettent dedans tout un peuple, et emportent le pouvoir par une sédition dont le prétexte et le moment sont habilement choisis. La société désarmée subit leur domination jusqu’à ce qu’il se rencontre encore un parti assez désespéré pour se soulever sans calculer les chances de la révolte.

Cette situation amène donc deux résultats : elle décourage, paralyse, désarme les classes conservatrices et les hommes de bien ; elle excite, au contraire, l’ambition des factieux, entretient leurs espérances, provoque leurs attentats. Elle en a encore un troisième : elle dégrade, corrompt et énerve le pouvoir. La fin du pouvoir et de toutes les institutions politiques, c’est le bon gouvernement. Les peuples les plus égarés ne demandent pourtant, à travers les convulsions qui les déchirent, qu’à être bien gouvernés, c’est-à-dire à être conduits avec prévoyance, avec intelligence, avec suite, à la satisfaction de leurs intérêts. Mais lorsque le pouvoir n’est plus qu’une position que l’on attaque ou que l’on défend, que l’on envahit ou que l’on perd violemment, le pouvoir cesse d’être une région assez sereine et assez haute pour qu’on y puisse embrasser les intérêts de la société tout entière et leur imprimer avec sûreté et persévérance une direction vivifiante. Les grandes vues y planquent de lumière, les vastes desseins y manquent d’espace, et le gouvernement, à la merci de la passion du moment, s’use stérilement entre la routine et l’utopie.


VI

Telle est la France qu’il faut refaire. Mettre le doigt sur ses maux, c’est indiquer à quelle source on trouvera la guérison, et montrer l’imminence du péril, c’est prouver qu’il faut appliquer le remède avec un parti pris immuable et une vigoureuse promptitude.

Ainsi, au point de vue politique, il est démontré que la centralisation bureaucratique est pour les partis un stimulant de révolution, pour l’initiative du pouvoir une cause de faiblesse et d’inertie, pour la société une forteresse formidable d’où ses ennemis peuvent l’accabler sans combat. Il est donc prouvé qu’il faut, par des institutions décentralisatrices, établir entre la société et le pouvoir une série de retranchemens et de fortifications derrière lesquels la société pourrait encore se défendre, même si le pouvoir tombait, par accident, aux mains de ses ennemis. Il est prouvé que, pour donner au pays des mœurs publiques régulières et fortes, il faut, par les libertés locales et municipales, engager son initiative et sa responsabilité dans tous les degrés de l’administration. Il est prouvé que, jusqu’à ce que ce but soit atteint, il faut attaquer la centralisation systématiquement, sans relâche, par tous les moyens. Ne craignons pas les excès d’une pareille guerre ; à ceux qui les redouteraient nous pourrions répéter, nous aussi, le mot d’un violent révolutionnaire : « Vous n’y entendez rien. Eh ! mon Dieu ! laissez-nous dire, on n’en rabattra que trop ! »

Il est certain qu’en France les idées sont croupissantes dans une classe, fiévreusement agitées dans une autre, que l’instruction est distribuée de manière à inspirer le dégoût à la paresse ou la présomption à l’ignorance, et à courber les intelligences sous un niveau médiocre ; que les mœurs sont ainsi faites qu’elles laissent les classes conservatrices s’engourdir dans l’isolement, l’apathie et l’indifférence, tandis que les classes révolutionnaires s’exaltent et se concertent avec une effervescence maladive. Stagnation et fermentation, voilà en deux mots l’état intellectuel et moral de la France. Pour lui rendre la santé et la vie, il faut ouvrir et lancer sur cette société de vastes courans d’idées saines, d’instruction forte et d’enseignemens moraux. Il faut régénérer et fortifier l’instruction par le libre mouvement de la concurrence. Il faut provoquer à la fois l’esprit d’initiative individuelle et l’esprit d’association. Il faut laisser les doctrines religieuses se répandre sur cette société décomposée avec toute la ferveur de la foi et toute la fougue du prosélytisme.

Enfin, quand on examine notre situation matérielle, on demeure convaincu que la France ne trouve pas un aliment suffisant pour son activité industrielle et commerciale, ne donne pas à ses enfans une sécurité d’existence satisfaisante, et que telle est l’origine de notre gangrène économique, le socialisme. Ce mal a deux causes : la médiocrité des capitaux dans le pays, le défaut de politique commerciale dans le pouvoir. Il n’y a donc que deux moyens de salut : il faut que le gouvernement conduise les affaires économiques de la France dans un système largement conçu et fermement arrêté ; il faut que l’agglomération des capitaux dans les associations soit encouragée résolûment par l’état. Si la France avait enfin une politique économique coordonnée, si elle organisait enfin suivant un plan logique ses finances, ses travaux publics, ses tarifs de douanes, ses colonies, — l’agriculture, l’industrie et le commerce français s’élanceraient dans la route droite et sûre qui leur serait ouverte, les capitaux auraient une direction, la spéculation des espérances certaines, le travail une perspective assurée. Alors, l’activité saine du pays étant occupée, le socialisme cesserait d’être menaçant. La meilleure manière de prouver le mouvement, c’est de marcher. Si la France travaillait et s’enrichissait beaucoup, on y disserterait peu sur les lois philosophiques du travail.

Voilà les trois conditions de la restauration sociale, voilà le triple ouvrage que l’assemblée législative doit réaliser immédiatement et simultanément par les lois qu’elle votera et les ministères qu’elle soutiendra ; mais, pour qu’elle accomplisse cette œuvre et termine, si c’est possible, la révolution, il faut que les classes conservatrices ne laissent plus dormir un instant leur action politique. Décentralisation, réveil de l’esprit municipal et provincial, liberté de pensée, liberté d’enseignement, liberté religieuse, esprit d’association, politique commerciale, amélioration du sort du peuple, il faut que tous ces intérêts et toutes ces questions remplissent sans cesse la pensée des classes conservatrices, et soient fortement agitées devant l’opinion publique. La direction de l’opinion publique, voilà le moyen pratique auquel nous devons appliquer tous nos efforts.

C’est en effet dans l’opinion publique, aujourd’hui plus que jamais, que les batailles politiques se perdent ou se gagnent. La révolution de février vient de nous le rappeler encore. Une des choses qui ont le plus contribué à ruiner le régime déchu, c’est le peu de soin qu’il a donné au gouvernement de l’opinion publique. Enfermé dans la sphère parlementaire, il a laissé l’opinion s’éloigner de lui sous l’influence d’une presse hostile. Beaucoup de gens ne peuvent s’expliquer la soudaineté de la révolution de février et ce gouvernement s’affaissant en un jour malgré l’appui incontestable de tous les pouvoirs légaux. Cette catastrophe paraît moins brusque qu’on ne pense au premier abord, lorsqu’on observe qu’au moment où la monarchie de 1830 est tombée, la presse conservatrice n’avait que vingt mille abonnés, et la presse de l’opposition cent cinquante mille. Or, tous ceux qui connaissent le mécanisme de la presse savent que, si le parti conservateur s’est laissé réduire à cette infériorité vis-à-vis de l’opinion publique, il n’en peut accuser que sa négligence, son apathie ou sa maladresse. Le journal, une expérience quotidienne nous l’a enseigné, a par lui-même, indépendamment des idées ou du parti qu’il représente, une force d’action que l’on peut évaluer matériellement en quelque sorte comme on estime la portée d’une bouche à feu. Le journalisme a des tactiques et des manœuvres dont l’effet sur l’opinion est d’une certitude mathématique, quelle que soit encore la cause au profit de laquelle on les exécute. On connaît avec la précision d’une formule la combinaison et le degré d’audace, de ruse, de verve, d’invectives et de persévérance, avec lesquels on peut lancer une idée, tuer une réputation, dépopulariser ses ennemis, donner du cœur et de l’entrain à ses amis. Toutes ces choses ont, dans l’argot du métier, des noms d’une expressive brutalité. Nous ne l’avons que trop éprouvé : la justice et la vérité ne protègent pas plus un parti contre cette machine de guerre que le bon droit ne tient lieu d’artillerie à une armée en campagne. Dans nos temps de régime représentatif, de presse libre et de suffrage universel, la raison du plus fort parleur est toujours la meilleure. La victoire, en définitive, appartient non à l’idée la plus juste, mais aux plus gros mots.

Si j’insiste sur ces fautes du passé, c’est pour préserver l’avenir des mêmes erreurs. Les partis conservateurs sentent aujourd’hui la force de la presse et la nécessité d’agir avec concert et continuité sur l’opinion. L’œuvre que la réunion de la rue de Poitiers vient d’entreprendre aura, je l’espère, sous ce rapport, des suites fécondes. En Angleterre, en Amérique, dans ces grands pays libres où les partis savent si bien agir sur l’opinion publique, des réunions semblables nous ont donné des exemples dont nous saurons profiter. Les trois grands agens de la vie politique sont, dans un pays libre, l’opinion publique, la représentation nationale, le pouvoir. L’action de l’opinion publique sur la représentation nationale et sur le pouvoir porte, chez nos voisins, le nom significatif de pression du dehors. Avec le suffrage universel, la presse populaire, l’émancipation provinciale et les chemins de fer, la pression du dehors deviendra un rouage de jour en jour plus puissant dans notre gouvernement. Il faut donc organiser la pression du dehors au profit des principes conservateurs de la société ; il faut que l’œuvre de la rue de Poitiers soit le point de départ d’une action permanente. En fondant ainsi la propagande par l’association et par la presse, nous substituerons chez nous la centralisation morale, qui est celle des peuples libres, à la centralisation administrative et mécanique, qui est celle des gouvernemens despotiques. Le jour où les départemens les plus éloignés ne seront plus qu’à une journée de Paris, a le jour où la distance trop grande qui sépare encore, dans la vie politique, la capitale de la province sera effacée, — ce jour-là, la capitale sera partout où des intérêts prépondérans se concerteront pour agir, partout où les hommes politiques qui sauront incarner en eux la pensée du pays et du moment feront entendre leur voix, partout où éclatera la force et l’idée du temps. Alors, la société, toujours avertie du mal, sera toujours éclairée sur le remède, et ne sera plus exposée aux surprises des révolutions. Alors aussi s’accomplira plus étroitement, et avec une réciprocité d’action plus directe et plus suivie, l’équilibre de la pression du dehors, de la représentation nationale et du pouvoir. Alors, à mesure que les forces saines et actives du pays pèseront davantage sur le gouvernement, on verra s’accroître dans nos assemblées le nombre des hommes capables de concentrer dans leurs têtes tout l’ensemble de la politique du pays, d’embrasser les affaires dans leur corrélation, de connaître et de manier les ressorts qui donnent l’élan à l’industrie d’un peuple, de se rendre compte de l’influence quotidienne du pouvoir sur toutes les affaires, et non-seulement de s’en rendre compte pour eux-mêmes, mais de l’exposer journellement aux assemblées et au pays ; — des hommes qui feront ainsi pénétrer la pensée du pays dans tous les plans du gouvernement, qui associeront réellement le pays à tous les actes du pouvoir, en sorte que le pays sente que, non-seulement il est gouverné, mais qu’il se gouverne véritablement lui-même ; des hommes, en un mot, vraiment dignes d’être chefs d’empire et ministres d’une république florissante. Alors la France nouvelle aura un nouveau Colbert, et nous oublierons Proudhon.


EUGÈNE FORCADE.