La Société des agriculteurs de France

LA
SOCIETE DES AGRICULTEURS
DE FRANCE

La septième session générale de la Société des agriculteurs de France va s’ouvrir le 15 mars à Paris. Composée de ceux que le progrès agricole intéresse, depuis le fermier le plus modeste jusqu’au châtelain le plus opulent, cette société a en outre ouvert ses rangs aux hommes les plus marquans dans l’industrie et les sciences, et elle a inscrit parmi ses membres honoraires de grandes illustrations aristocratiques de l’Italie, de la Russie et de l’Angleterre. Créée à peine depuis quelques années, elle a pris un grand développement, qui est la meilleure preuve de son utilité.

L’époque où nous vivons marquera en effet par une sorte de crise pour l’agriculture française. Le haut prix de toutes les choses de la vie a sans nul doute apporté une amélioration notable dans le sort des cultivateurs, qui les produisent et qui les vendent ; mais ce progrès ne s’est point réalisé sans plus d’une compensation fâcheuse pour eux. Ainsi la construction des voies de communication qui facilitent l’écoulement des produits du sol a enlevé des bras nombreux à la culture. La population rurale en a été comme décimée. L’union patriarcale des familles de paysans traditionnellement nombreuses est à tout jamais détruite. Elle était autrefois la base du travail agricole. Jadis il était nécessaire de produire à peu près tout sur un même domaine ; la liberté des échanges a fait succéder à cette antique nécessité la tendance obligatoire à la spécialisation des produits. Tous ces changemens sont arrivés d’une façon un peu subite pour notre agriculture, qui y était mal préparée par un manque trop général d’instruction. La tradition, d’autres diront la routine, lui avait pleinement suffi pour ses anciens erremens ; mais cette tradition la laissait un peu dépaysée sur ce nouveau théâtre où elle était amenée presque à son insu.

Plus que jamais notre agriculture avait besoin de s’instruire et de se renseigner. Sans nul doute les journaux spéciaux, les brochures, les livres sont fort utiles pour l’expansion de l’instruction ; mais ils s’adressent surtout aux jeunes générations. Les réunions, les discussions publiques conviennent bien mieux pour l’enseignement des hommes déjà faits, de ceux qui écoutent, mais qui n’ont pas le temps de lire. Il était donc urgent de convoquer de grandes assemblées périodiques où les agriculteurs venus de tous les points de la France pourraient discuter en parfaite connaissance la grande cause du progrès agricole, pour lequel il ne saurait y avoir qu’une noble et patriotique émulation sans aucune mesquine rivalité. Il était urgent de réunir ces agriculteurs en une vaste association disposant d’abondantes souscriptions, grâce auxquelles elle pourrait distribuer des encouragemens efficaces.

Ce vigoureux projet de substituer ainsi l’initiative privée à la tutelle administrative a été conçu et mené à bonne fin par M. Lecouteux, écrivain agricole distingué autant qu’excellent praticien. Son plan d’une vaste association d’agriculteurs s’étendant sur toute la France reçut immédiatement un sympathique accueil de la part de tous les hommes de progrès que leurs goûts ou leurs intérêts rattachent à l’agriculture. Grâce aux persévérans efforts des promoteurs de l’œuvre, plus de deux mille adhésions furent acquises avec une promptitude étonnante dans un pays aussi peu habitué que le nôtre aux idées d’association. Il fallait à cette société naissante le patronage d’un homme éminent, capable de la garantir des ombrages d’un gouvernement peu soucieux du réveil de l’esprit public en France. M. Drouyn de Lhuys accepta une présidence temporaire que les suffrages de l’association lui ont constamment conservée depuis sa fondation.

La première session de la société a eu lieu au mois de décembre 1868. Depuis cette époque, une réunion générale s’est tenue chaque année à Paris, excepté en 1871, année malheureuse et fatale héritière de la déclaration de guerre de 1870. La durée des sessions est de huit jours environ. L’assemblée se divise en sections, dont les membres passent chaque matinée dans le huis-clos de leurs bureaux respectifs, étudiant les questions de leur compétence. Les rapports ainsi préparés dans les sections sont ensuite lus à tour de rôle dans la réunion générale qui suit dans la journée. L’affluence y est toujours nombreuse, et les débats sont souvent fort animés. Les grandes questions intéressant l’agriculture entière de la France, telles que les traités de commerce, les impôts, l’utilisation des cours d’eau pour l’irrigation et la fécondation du sol, les ravages du phylloxéra, les progrès de l’industrie chevaline, les réformes à introduire dans les concours régionaux agricoles, les progrès de l’instruction dans les campagnes, toutes ces questions ont été traitées avec l’importance qu’elles méritent, par des hommes occupant de grandes situations agricoles dans le nord, dans le midi et dans le centre de la France, Fort souvent des vœux très sagement motivés ont été adressés aux ministres de l’agriculture et des finances, et ont été pris en considération dans les décisions administratives.

La société ne reste point inactive entre les sessions. Pour l’étude des questions demandant un mûr et long examen, elle nomme des commissions dont les membres viennent souvent de fort loin afin d’assister aux convocations qui leur sont faites. C’est ainsi que la question des engrais commerciaux est soumise à une commission permanente dont les travaux ont fourni aux cultivateurs les plus utiles moyens de contrôle. Une commission de législation donne gratuitement aux sociétaires des consultations de droit rural. Les travaux des sessions générales et les recherches des commissions sont publiés chaque année dans un annuaire d’un format important, et dans des bulletins mensuels expédiés aux sociétaires..Ces publications constitueront de très précieuses archives agricoles. C’est ainsi qu’au moyen d’une modeste souscription[1] annuelle, tout agriculteur peut prendre part à des réunions intéressantes, recevoir des publications instructives, et se faire directement renseigner sur les faits de culture, de zootechnie ou de jurisprudence rurale le concernant spécialement Nous allons essayer de donner un aperçu rapide des questions qui ont excité le plus d’intérêt dans les réunions de la société.

Les instrumens de préparation du sol ont partout conservé jusqu’à ces derniers temps leurs antiques formes et leur primitive simplicité. C’est ainsi qu’on voit au musée égyptien de Boulak une colonne découverte par M. Mariette, sur laquelle sont représentés les divers travaux de la terre. Ces dessins agricoles, qui sont sans nul doute les plus anciens du monde, furent gravés à une époque bien reculée, au temps où les Celtes, nos ancêtres, vivaient misérablement de pêche et de chasse, étaient encore ignorans de toute espèce de travail. Eh bien ! les outils figurés sur la pierre égyptienne sont absolument les mêmes que ceux avec lesquels les fellahs actuels préparent les champs limoneux. Plus loin en Asie, l’informe croc de bois muni d’un soc en porcelaine que le Chinois pousse tandis que sa femme le hale devant, se perpétue depuis des milliers d’années sur les bords marécageux du Yang-tse-kiang. Chez nous, la lourde charrue encore usitée en Normandie est bien la même que celle que la reine Mathilde a brodée sur ses tapisseries conservées à Bayeux. Les progrès et l’accroissement de puissance des outils agricoles ne datent réellement que des progrès mêmes de la métallurgie. C’est seulement en substituant le fer au bois que l’on a pu, vers le commencement de ce siècle, fouiller le sol plus énergiquement et obtenir de lui de plus abondantes récoltes. L’introduction en France des instrumens de culture perfectionnés ne remonte guère, au-delà de la fin de la restauration ; elle est due à Mathieu de Dombasle, ce bienfaiteur de l’agriculture française.

Quand les instrumens agricoles sont mus par des animaux, la puissance s’en trouve bornée par les limites mêmes de la force de ces animaux. Pour aller au-delà, l’action de la vapeur doit être substituée à celle des chevaux ou des bœufs. Les premiers essais de l’emploi de ce moteur pour la culture ont été faits en Angleterre, dès le début de ce siècle ; mais, c’est seulement depuis une vingtaine d’années que la chose a passé dans le domaine de la pratique. Il est facile de se rendre compte du principe même de ce travail : une machine locomobile est amenée sur le bord du champ à cultiver ; elle met en mouvement un tambour autour duquel s’enroule un câble en fil d’acier qui tire soit une charrue, soit une herse, un rouleau ou un semoir. Dès que l’instrument est arrivé au terme de sa course, il change de cap et se trouve tiré par un second câble, qui est mû au moyen de poulies de renvoi. Tel est l’appareil le moins coûteux ; la locomobile pouvant servir aux divers travaux intérieurs de la ferme, les autres engins sont seuls imputables en totalité au prix de revient de la culture à vapeur. Mais ce mode de transmission de mouvement est fort compliqué, quelque ingénieuses que soient les dispositions inventées par les constructeurs anglais tels, que MM. Howard, Fowler, Fisken, car ils sont habiles et nombreux, les fabricans anglais qui cherchent la solution pratique et économique de ce grand problème, avec une ardeur bien justifiée par la faveur publique s’attachant en Angleterre au labourage à vapeur. Pour obtenir un travail plus rapide et plus énergique, on a été conduit à l’emploi d’un double moteur ; alors deux locomobiles se postent parallèlement à chaque extrémité du champ, tirant alternativement la charrue et avançant d’un pas à chaque nouveau sillon.

Pour adapter les instrumens aratoires à la culture à vapeur, il a fallu créer des types nouveaux, de charrues, de herses et de semoirs, bien autrement puissans et coûteux que les anciens outils, auxquels ils ressemblent à peu près comme ces magnifiques paquebots traversant l’océan ressemblent aux modestes caravelles de Christophe Colomb qui l’ont passé les premières. À ce point de vue de l’outillage, la perfection semble atteinte dans la culture à vapeur. Les progrès à réaliser doivent désormais porter sur la mise en mouvement ; il y a encore place à de grandes améliorations quant à la simplicité, au prix des appareils et à l’utilisation de la vapeur. Les avantages et les difficultés de la culture à vapeur ont été sérieusement discutés dans les réunions de la Société des agriculteurs de France. En réduisant dans les exploitations le nombre des bêtes de trait, la vapeur réserve une plus large part aux animaux de rente ; chaque kilogramme de charbon brûlé pour la préparation du sol équivaut à une certaine quantité de fourrage dont on peut disposer pour des bœufs ou des moutons destinés à l’alimentation publique.

A un autre point de vue, la vapeur a l’incontestable mérite de fournir, comme sans effort, des labours profonds que l’on ne peut obtenir des animaux qu’au prix d’une lenteur extrême et d’une fatigue excessive pour les conducteurs, aussi bien que pour les attelages. Énergiquement fouillée et ameublie jusque dans le sous-sol, la terre se dessèche moins au soleil et s’engorge moins d’humidité ; elle donne de plus riches récoltes. Certes, si tous nos champs de France pouvaient obtenir graduellement la perméabilité à l’air, à la chaleur et à la lumière que donne la culture à vapeur, la production agricole s’en trouverait accrue dans d’incalculables proportions. Comme rapidité d’exécution, les appareils les plus puissans peuvent cultiver profondément quatre hectares par jour, et travailler superficiellement une étendue plus que double de celle-là, tout en n’exigeant que quatre hommes pour la manœuvre des outils ou l’approvisionnement des moteurs. Il est constaté que, pour exécuter un semblable travail dans un même temps, il faudrait au moins dix charrues des plus fortes, chacune étant conduite par deux hommes et attelée de quatre chevaux les plus vigoureux. Deux locomobiles et quatre ouvriers font donc le labeur de vingt laboureurs et de quarante forts chevaux. Dans ces conditions, il est possible de donner aux opérations agricoles une célérité inconnue jusqu’à nos jours. Les labours, les hersages, les semailles peuvent ainsi s’exécuter en temps opportun, moins exposés aux risques de mauvais temps que la culture traînant en langueur avec des moyens impuissans.

Ces contrariétés du temps sont d’autant plus grandes que le climat d’une contrée est moins beau. Dans le midi de la France, on peut profiter des magnifiques et lumineuses journées qui y sont si nombreuses, pour confier au sol la semence, espoir du laboureur ; mais la période propice est déjà moins longue dans le nord de notre pays ; elle se trouve encore raccourcie plus près du pôle. La culture à vapeur donne donc à l’homme une sécurité plus grande pour la production de sa nourriture, éternel sujet d’angoisses pour lui ; en cela, elle marque un nouvel et important triomphe dans la lutte incessante qu’il soutient contre la nature, cette dure mère qui n’accorde ses dons qu’au labeur opiniâtre de ses enfans.

Les difficultés de cette culture sont en proportion de ses avantages. Un appareil ordinaire rendu d’Angleterre en France, coûte environ 40,000 francs. L’amortissement d’un tel capital, qui doit être réalisé moyennement en dix ans, l’entretien et la réparation des divers engins, le charbon et la solde des mécaniciens, tout cela constitue de gros frais, dont le remboursement exige que l’appareil ne chôme guère dans l’année. C’est un fait acquis qu’un tel outillage ne paie ce qu’il coûte que s’il s’applique au moins à la culture de 500 hectares de terres. D’aussi vastes champs cultivés sont rares dans une même exploitation en France. Ce mode de culture ne saurait donc s’y généraliser qu’au moyen d’associations entre des propriétaires d’une même contrée ou au moyen d’entrepreneurs de labours, comme il en existe de l’autre côté du détroit.

Cet essai d’association et d’entreprise a été fait dans nos départemens de l’est, mais sans grand succès. On a vite reconnu que ces puissantes locomobiles, qui se changent en machines routières pour les déplacemens, se détérioraient très vite par suite des trépidations résultant de la marche sur les chemins mal empierrés. La clientèle d’un appareil à vapeur doit donc être étendue, et pourtant il la faut concentrée sur un étroit espace. Les champs eux-mêmes ne conviennent pas quand ils sont trop petits. Une parcelle mesurera au moins 3 hectares pour qu’elle vaille la peine que l’on y installe de lourds engins, peu commodes à remuer, surtout par les mauvais chemins. De plus les champs obstrués par des racines d’arbres ou des blocs de rochers nécessitent au préalable un coûteux défonçage opéré à bras ; il faut les dégager de ces écueils cachés qui provoqueraient de ruineuses ruptures dans l’appareil. Quant aux terrains de montagne, quelle que soit leur qualité, ils resteront toujours hors la loi de la culture à vapeur.

Voilà de bien nombreuses réserves ; elles expliquent comment le labourage à vapeur s’est moins répandu en France qu’en Angleterre, où un ciel moins clément impose une plus grande promptitude dans les travaux agricoles, tandis que le sol moins morcelé et plus assoupli par la culture s’y prête mieux à la manœuvre de ces puissans engins. En outre une plus grande rareté de la main-d’œuvre agricole y rend l’application de ces rapides machines plus nécessaire que chez nous.

Le premier agriculteur qui ait employé en France la culture à vapeur d’une façon continue est, je crois, M. Decauville, fermier de l’importante terre de Petit-Bourg, près de Paris. Il était presque le seul à en faire usage quand survinrent la guerre et l’invasion, nous assaillant en pleine sécurité de paix, avec l’incendie et la destruction pour sombre cortège. Privés de tous leurs attelages, quelques fermiers des environs de Paris ont alors songé à faire venir d’Angleterre des appareils qui leur ont été très utiles pour remettre leurs champs en culture, après le départ de l’ennemi ; mais leur exemple a fait peu de prosélytes. Pourtant ce mode de culture semblerait devoir s’appliquer judicieusement sur les fertiles plaines qui entourent la plupart de nos grands centres de population. Dans ces régions, les cultivateurs sont à proximité des ateliers de réparation et des dépôts de charbon : les routes sont en général assez bonnes pour le déplacement des locomobiles ; le prix de la main-d’œuvre y est toujours plus élevé qu’en rase campagne, où le manque de capitaux, les difficultés des communications et les moindres facilités pour la vente des produits imposeront longtemps encore des procédés de culture plus simples.

Mais il est d’autres machines également d’origine anglaise, telles que les faucheuses et les moissonneuses, qui se sont répandues chez nous avec une rapidité étonnante dans un pays où le morcellement du sol prédispose peu à l’emploi d’engins coûteux. Il s’est même fondé en France plusieurs usines importantes exclusivement consacrées à la fabrication de ces machines, qu’elles construisent avec une perfection ne laissant rien à envier aux produits anglais ou américains. Néanmoins l’importation des instrumens de provenance étrangère est encore considérable chez nous. Nos constructeurs doivent donc s’efforcer de l’emporter sur leurs concurrens par l’excellence de leurs outils comme par la réduction de leurs prix, d’autant plus que les produits étrangers ont à supporter des frais de transport et des droits de douane très élevés. Avec quelques efforts de la part de nos fabricans, la construction du matériel agricole peut devenir l’une des branches les plus prospères du travail national.

Si le labourage à vapeur est destiné à soulager l’excès de fatigue des animaux, le fauchage et le moissonnage mécaniques sont surtout appelés à adoucir la trop grande peine de l’homme. C’est de grand matin, bien avant le jour, que le cultivateur s’arme de la faux ou de la faucille et se rend au travail ; saisi d’abord par une fraîcheur et une humidité pénétrantes, il reçoit bientôt les rayons du soleil, dont rien ne l’abrite, quand il s’épuise par les efforts musculaires les plus violens. Le labeur continue jusqu’à la fraîcheur du soir, parfois meurtrière pour sa poitrine baignée de sueur. Le plus souvent sa nourriture n’est pas assez substantielle pour réparer l’épuisement causé par ces travaux toujours exécutés au milieu d’une sorte de surexcitation morale. Il en résulte des maladies qui, suivant les prédispositions locales, prennent le caractère de fluxions de poitrine, de fièvres intermittentes ou typhoïdes, maladies qui déciment cet autre soldat sur son champ de bataille, et dont la crainte est l’une des causes de la désertion des campagnes. En rachetant l’homme de ses plus durs travaux, les faucheuses et les moissonneuses procureront une bienfaisante amélioration dans la santé publique à la campagne. À ce point de vue, l’économie qu’elles peuvent apporter est vraiment incalculable.

Préoccupée de la diffusion des machines par voie d’entreprise, la Société des agriculteurs a fondé en 1874 un prix de 1,000 francs et des médailles pour les entrepreneurs de moissonnage mécanique pouvant justifier de la plus grande étendue moissonnée par leurs appareils. L’entrepreneur à qui le prix été décerné a moissonné plus de 900 hectares dans le département de la Marne, à l’aide de cinq machines. Enfin, la Société organise tous les ans un concours de moissonneuses à la colonie de Mettray, dont l’exploitation lui sert d’école expérimentale.

Cette société n’a pas encore créé de concours spéciaux pour les animaux de la ferme ; mais chaque année elle décerne des médailles d’honneur aux exposans les plus méritans dans les expositions des comices cantonaux. Secondée par le zèle de ses membres, elle a institué une grande enquête sur l’état du bétail en France. Les résultats très intéressans en sont publiés dans ses bulletins mensuels.

C’est seulement depuis une trentaine d’années que la préoccupation de l’amélioration de nos races domestiques est devenue sinon générale, du moins très commune parmi tous les cultivateurs. Jusque-là de grands propriétaires isolés avaient seuls essayé d’acclimater quelques espèces étrangères, plutôt par faste que par véritable intérêt agricole ; mais les attrayantes études sur l’agronomie anglaise, publiées dans la Revue par M. Léonce de Lavergne, ont puissamment contribué à éveiller le goût du progrès chez nos éleveurs et à appeler la faveur publique sur leurs essais. Leurs premières tentatives furent marquées par d’inévitables tâtonnemens et par un entraînement parfois irréfléchi vers certaines races que les Anglais ont poussées à un engraissement excessif ; mais l’expérience a parlé : elle conseille sagement de conserver la plupart de nos races indigènes, dont quelques-unes présentent une haute valeur ; tant par leur nombre que par leurs qualités héréditaires. Sans doute des croisemens faits avec réserve peuvent encore accroître la perfection de quelques-unes de nos espèces les plus fines ; mais tout mélange doit être repoussé de nos races des pays montagneux, où un climat sévère, un sol peu fertile, ne se prêtent pas à l’introduction d’animaux trop délicats, dont l’effet serait du reste de compromettre la rusticité et l’aptitude au travail des espèces indigènes.

C’est donc par une meilleure nourriture et par le choix de bons reproducteurs, qui ne sont eux-mêmes que le résultat de soins antérieurs, que l’on doit surtout chercher à développer toutes les bonnes qualités et à atténuer les difformités de la plupart de nos vieilles races françaises. Aussi les agriculteurs se préoccupent-ils, surtout de régulariser le régime de leur bétail, et de faire en sorte qu’à l’abondance qui règne, en été il ne succède pas de trop grandes privations en hiver. Pour cela, les pays les plus fertiles ont la betterave, cette corne d’abondance de l’agriculture moderne, dont la pulpe reste au bétail après la fabrication du sucre. Les pays les plus pauvres utilisent l’ajonc toujours vert ; ceux dont la fertilité est moyenne cultivent, le maïs, qui, haché et mis en silos, donne une nourriture fermentée très agréable au bétail. Les cultivateurs sont surtout excités à mieux soigner leurs animaux, depuis les facilités de vente apportées par le développement du réseau des chemins de fer. Sous cette influence, chaque contrée s’est vue, comme à son insu, entraînée vers la production spéciale la plus convenable à son climat et à son sol. L’élève du mouton l’a emporté dans certaines régions, tandis que la race bovine prédomine de plus en plus dans d’autres localités. Il s’est même établi des distinctions pour cette race ; ainsi certains pays, particulièrement ceux de montagne, se sont spécialisés plus qu’autrefois pour l’élevage des jeunes animaux, qui sont vendus vers l’âge de deux ans pour les travaux de la plaine. Transportés sur un terrain plus fertile, et soumis à une alimentation plus nourrissante, ces animaux acquièrent en travaillant un développement plus considérable que celui qu’ils auraient atteint avec de plus maigres fourrages. Quand ils sont parvenus à leur complète croissance, ces mêmes bœufs sont dirigés vers les contrées aux gras pâturages, où ils sont soumis à un rapide engraissement. Depuis que ces contrées peuvent s’approvisionner facilement d’animaux tout formés, elles ont graduellement renoncé à l’élevage, qui peut s’opérer plus économiquement dans les pays de moindre fertilité.

Au moyen des chemins de fer, il s’est donc établi une sorte de division du travail dans la production agricole, en ce qui concerne la race bovine. Certains pays, tels que le centre de la France, encore très pauvres hier, se sont rapidement élevés à un état de notable aisance, par le développement que l’exportation de leurs jeunes animaux a pris dans ces dernières années. D’autre part, les contrées que leur nature prédispose plus à la culture des céréales qu’à celle des fourrages, n’ont plus à se préoccuper de la production de leurs animaux de travail, pour laquelle elles manquaient complètement de facilités. Dans ces nouvelles conditions, la population bovine de la France tend à prendre un développement dont elle aurait été incapable, si chaque pays était resté dans l’ancienne nécessité de faire naître, de faire croître et d’engraisser son propre bétail. La production agricole ne saurait faire exception aux lois de la division du travail qui régissent les autres branches de l’industrie humaine.

Malheureusement cette bienfaisante spécialisation se manifeste moins dans la production chevaline, qui est devenue depuis la guerre le sujet des plus vives préoccupations, à cause des intérêts les plus graves qui s’y rattachent. Ce n’est point une simple affaire d’économie pour les acheteurs et de gain pour les producteurs qui est ici en jeu, comme pour les autres industries agricoles. Notre agriculture doit s’efforcer de produire un plus grand nombre de chevaux, pour la sauvegarde même de notre nationalité sans cesse menacée. Le développement de la production chevaline est en effet une des nécessités de la réorganisation de notre armée de défense. Il faut bien plus de chevaux qu’autrefois pour le service d’une artillerie devenue plus lourde et plus considérable, pour l’approvisionnement de corps de troupes plus nombreux, pour la remonte d’une cavalerie destinée forcément à être augmentée. Comme l’on ne saurait compter pour ce recrutement sur l’importation étrangère, qui ne fonctionne qu’en temps de paix, l’on voit que le développement de la production chevaline en France intéresse notre sécurité elle-même.

Quelque notables qu’aient été les progrès de cette industrie, elle n’a pu suivre d’un pas égal l’accélération de la demande. Si dans certains départemens la production a atteint une prospérité et même un éclat sans pareils, dans d’autres elle est restée stationnaire ; elle a même complètement rétrogradé dans une grande partie de la France. La région du nord-ouest se trouve dans le premier cas. L’humidité du climat y favorise merveilleusement la végétation des fourrages, que la fertilité du sol et les soins de la culture contribuent à rendre aussi substantiels qu’ils sont abondans. Sous l’influence d’une bonne alimentation, les jeunes chevaux prennent de belles et vigoureuses formes ; leur force est encore accrue par les travaux modérés de culture auxquels le sol, de nature légère et presque partout en plaine, permet de les utiliser. Cet exercice les assouplit et les développe, tout en diminuant leurs frais d’entretien.

Dans cette région se trouve la plantureuse Normandie, d’où viennent ces superbes attelages de voiture de luxe admirés dans nos grandes villes. Là se rencontre aussi la verte Bretagne, dont les chevaux plus robustes traînent vaillamment les lourdes charges à de rapides allures. L’élevage du cheval s’y pratique dans les conditions les plus économiques et les plus avantageuses ; aussi les cultivateurs s’y sont-ils habitués de longue main à donner à leurs animaux ces soins attentifs que l’on prodigue à tout ce qui cause la fortune. Le paysan y est homme de cheval. D’autres régions, particulièrement celles du nord, seraient également aptes à l’industrie chevaline, grâce à la fertilité du sol ; mais l’extension donnée à la culture de la betterave tend à y éliminer le cheval au profit du bœuf, qui convient mieux aux durs travaux de cette plante, dont il utilise du reste la pulpe nourrissante.

Arrivons à la région montagneuse du centre de la France. Le sol y est peu fertile, et les fourrages qu’il produit sont impuissans à donner aux animaux cette puissance musculaire, à laquelle la nerveuse ardeur de la race ne peut suppléer qu’imparfaitement. Doux, sobres, intelligens, résistans à de longues marches par les chemins les plus difficiles, pourvu que l’allure soit modérée, ces chevaux de montagne convenaient parfaitement au cavalier d’autrefois, allant piano e lontano ; mais ils ne répondent plus aux exigences actuelles de rapide locomotion. Le type le plus remarquable de ces races était le cheval limousin, qui disparaît chaque jour, comme ces êtres que la géologie nous montre s’éteignant dès qu’ils ne se trouvent plus dans le milieu convenable à leur existence.

On ne saurait non plus méconnaître que la production chevaline a fortement diminué dans une grande partie du midi de la France. La cause paraît surtout devoir en être attribuée aux modifications graduellement introduites dans la production agricole par les incessans progrès du morcellement du sol. De grands domaines capables d’entretenir de nombreux chevaux sur les vastes terrains livrés à la dépaissance, ont été divisés en exploitations moins étendues, qui ne peuvent que difficilement nourrir une poulinière et sa suite de poulains, car dans les conditions où l’élevage s’est jusqu’ici pratiqué dans le midi comme dans le centre, l’éleveur doit garder tous ses produits jusqu’à la période du complet développement, jusqu’à l’âge où il peut les livrer à la remonte ou au maquignon. Dans ces conditions, la petite propriété s’est trouvée frappée d’interdit au point de vue de cet élevage ; elle s’est donc tournée vers la production de l’espèce bovine, dont elle écoule aisément les jeunes animaux. Elle évite ainsi l’encombrement de ses étables, et elle réalise à court terme la valeur de chaque produit, alors qu’elle aurait à courir durant trois et quatre ans des risques nombreux, avant de toucher le prix d’un cheval adulte. Les éleveurs deviennent de plus en plus rares dans le midi de la France aussi bien que dans le centre ; mais tout changerait si l’écoulement des poulains était assuré dès le sevrage. Le prix élevé que ces jeunes animaux atteignent depuis quelques années, engagerait un grand nombre des petits propriétaires de ces régions à livrer à la reproduction la jument que d’ordinaire chacun d’eux emploie à son service. Ils pourraient ainsi sans grand embarras réaliser tous les ans un profit de 200 à 300 francs, qui les encouragerait à l’élevage.

En regard de ces régions aptes à faire naître et aptes à cela seul se trouvent sur les rives des fleuves, sur les bords de l’Océan, des contrées de gras pâturages consacrés à l’élevage de la race chevaline autant qu’à celui de la race bovine. Là sont entretenues comme poulinières un grand nombre de jumens dont on ne peut tirer aucune utilisation pour le travail. Cela augmente si fâcheusement les frais de la production chevaline, que les possesseurs de ces pâturages auraient un notable avantage à importer du dehors des poulains d’un an à deux ans. Ils se débarrasseraient ainsi d’un effectif de poulinières coûteux à nourrir, coûteux à remplacer en cas de mortalité, tandis que ces mêmes mères seraient rendues aux travaux de culture, ce qui est leur place véritable. Ces régions à pâturages sont donc propres à élevé ? et non à faire naître.

On se demande naturellement par quelles causes cette répartition des rôles entre les pays de naissance et les pays de croissance ne s’est point déjà faite pour la race chevaline aussi bien que pour la race bovine. La raison en est dans la lenteur extrême avec laquelle les chemins de fer ont pénétré dans las pays qui auraient pu faire naître des poulains en abondance. Pour en sortir, ces jeunes chevaux auraient eu à subir les fatigues, d’un long voyage, auxquelles ils savent moins bien résister que les taureaux du même âge. A présent, le transport de ces jeunes animaux peut s’effectuer d’un pays à l’autre aussi rapidement qu’économiquement et sans le risque des maladies qui sont la suite des souffrances en route. Les chemins de fer ont donc lever l’obstacle le plus grave à l’établissement d’un tel courant commercial ayant d’autant mieux sa raison d’être, qu’il enlèverait les jeunes poulains aux sols peu fertiles où ils sont condamnés à une croissance lente et chétive, et qu’il les amènerait dans de fertiles pâturages, où ils prennent un magnifique développement, tout en conservant cette élégance native du cheval méridional. Ces animaux pourraient quitter les pâturages vers l’âge de trois ans pour se rendre dans les plaines à sol léger, où la culture se pratique à l’aide de chevaux soumis à un labeur modéré ; ils paieraient une partie de leurs frais d’entretien et deviendraient de robustes bêtes de travail ou de vaillans chevaux d’armes au lieu des modestes montures qu’ils auraient été en restant sur leurs montagnes natales. Ces pays convenant à l’emploi agricole du jeune cheval devraient être spécialisés pour l’éducation des poulains de trois ans et débarrassés du soin de les faire naître.

Il y a donc d’utiles et indispensables rapports à établir entre les pays de naissance et ceux d’éducation ; mais les poulains sont en si petit nombre sur les marchés du centre et du midi, que des acheteurs du dehors ne s’y présentent point, dans la crainte d’un dérangement inutile. Il n’y a point d’exportation faute de production, et point de production, faute d’exportation. Pour sortir de ce cercle vicieux, il faut que dans chaque contrée susceptible de devenir un centre de production, il soit établi de grands concours de poulains suivis de ventes publiques. Encouragés par l’espoir des récompenses autant que par la confiance de trouver un facile débit de leurs jeunes animaux, les petits propriétaires livreraient leurs jumens de service à la reproduction, tandis, que les acheteurs étrangers seraient amenés à ces grandes réunions hippiques par la certitude de ne pas manquer de choix au milieu d’animaux si nombreux. Pour cela, il ne serait pas nécessaire d’accroître beaucoup le chiffre des primes actuellement allouées par l’état, par les départemens et par les diverses sociétés agricoles ; il suffirait de faire un meilleur emploi de ces ressources en ne les éparpillant plus dans des petits concours d’arrondissement et même de canton. De telles exhibitions sont généralement trop peu nombreuses pour constituer de vrais marchés ayant de la notoriété et attirant des acquéreurs du dehors. Elles ne sauraient être fructueuses au point de vue de la vente, ce qui est le but même de toute production. Il est du reste d’usage que le transport des animaux prenant part à de tels concours, soit opéré par les chemins de fer avec des réductions de tarif qui favoriseraient singulièrement l’exportation des poulains même à de très grandes distances des lieux de provenance. Il appartient aux sociétés hippiques et agricoles, surtout à la grande Société des agriculteurs de France, de diriger les concours de poulains vers ces voies nouvelles, qui sont seules capables de provoquer une judicieuse répartition des rôles entre les diverses régions de la France, et de les appeler toutes à participer selon leurs moyens au progrès de la production chevaline.

Il ne suffit pas d’accroître la production, il faut encore l’améliorer ; aussi s’est-on vivement préoccupé depuis la guerre d’un meilleur recrutement des haras de l’état. Après bien des tâtonnemens, on semble fixé sur cette difficile question du choix des races à employer dans les diverses régions chevalines. Sans abandonner le pur-sang anglais, il y a sans doute à en user d’une façon moins excessive que l’avait fait l’administration antérieure des haras. On paraît devoir le réserver, en se tenant à un dosage rationnel, pour les régions où la race a déjà acquis un suffisant degré de finesse et d’élégance. C’est ainsi que l’on finira de constituer en Normandie un croisement d’une inappréciable valeur. Quant à nos grosses races, on a d’abord cherché par une discrète infusion du pur-sang à leur donner plus de nerf, sans trop diminuer leur masse, qui est une des conditions de leur admirable force ; mais, expérience faite, il est préférable de recourir à ce type anglais, autre que celui du cheval de course, qui provient du Norfolk. Fortement musclée, la race de ce comté produit plus sûrement le vrai modèle du cheval de trait. Quant aux races du midi, le choix est tout indiqué par les magnifiques croisemens que l’on peut obtenir avec le cheval arabe.

Jugeant avec raison que des sessions générales tenues chaque année à Paris ne sauraient faire pénétrer son influence jusque dans les masses profondes des cultivateurs, la société veut se mettre en rapports plus intimes avec le pays ; pour cela, elle excite ses divers membres à se réunir périodiquement au chef-lieu du département qu’ils habitent. Tout en préparant pour la discussion en session générale celles des questions qui intéressent le plus leurs localités, ces réunions doivent surtout faire une active propagande en vue d’augmenter les souscriptions et d’accroître les ressources de la société.

Mais, à part quelques exceptions, ces assemblées n’ont pu encore aboutir à une sérieuse organisation. L’insuccès de ces réunions formées dans chacun de ces petits états politiques que l’on nomme départemens ne saurait étonner, quand on considère le déplorable état de division dans lequel est tombé notre malheureux pays depuis que des factieux, enhardis par des connivences administratives, jettent à pleines mains la dissension dans une nation qui, lasse des restaurations aussi bien que des révolutions, ne demande que la paix du travail. Cet état d’agitation des esprits passera sans nul doute avec le nécessaire raffermissement des institutions actuelles, mais il laissera des traces profondes. Bien que la bannière de la Société des agriculteurs de France soit préservée de toute couleur de parti et qu’elle n’ait d’autre cri de ralliement que le mot de bien public, on doit éviter de la planter au centre même des luttes électorales.

Il faut évidemment élargir le théâtre de ces assemblées par l’adjonction de deux ou trois départemens, groupés autant par le voisinage que par la similitude des conditions agricoles. Tout porte en effet à croire qu’en adoptant à peu près l’ancienne division provinciale de la France on pourrait constituer des réunions agricoles, considérables par le nombre, et d’autant plus dégagées de tout souci étranger que les membres seraient plus éloignés de l’arène ordinaire de leurs compétitions politiques.

Il existe du reste déjà plusieurs de ces sociétés très florissantes, très utiles par l’ardeur d’étude qu’elles entretiennent en province, où les esprits manquent trop souvent des saines excitations du travail. Il suffit de citer l’association bretonne, qui, despotiquement détruite après le coup d’état, s’est relevée plus active que jamais depuis la guerre. Le programme de ces sociétés dépasse en général le cercle des préoccupations agricoles pour s’étendre aux études historiques et linguistiques, aux recherches archéologiques intéressant chaque province, de façon à offrir de l’attrait à toutes les activités intellectuelles. Néanmoins les sections de ces sociétés qui s’occupent des questions agricoles et des intérêts industriels, devenus étroitement liés, sont généralement très nombreuses ; leurs membres, déjà pour la plupart affiliés à la Société des agriculteurs de France, pourraient devenir les correspondans tout trouvés de l’association mère. Leur groupement serait ainsi tout formé pour les concours régionaux d’agriculture, dans lesquels les délégations de la Société des agriculteurs sont naturellement appelées à se réunir. — Souhaitons bon succès à cette société, au nom même des intérêts agricoles, qui doivent être chers à tous, au nom de l’amélioration matérielle et du perfectionnement moral de la population des campagnes. C’est la réalisation de ces progrès, inséparables l’un de l’autre, que la Société poursuit avec le plus patriotique dévoûment.


FELIX VIDALIN.

  1. La société se compose 1° de membres ordinaires versant une cotisation annuelle de 20 francs, 2° de membres fondateurs qui, outre cette cotisation annuelle, paient une somme de 100 francs à leur entrée dans la société, 3° de membres donateurs ayant fait une donation de 1,000 francs au minimum.