La Société de Berlin, d’après les Souvenirs de M. de Sternberg
On a beaucoup médit des ouvrages indiscrets, et avec raison. Rien n’est plus affligeant que cette littérature de mémoires, où tel individu, sous prétexte de se raconter soi-même, s’en va livrer à une curiosité banale toute sorte de mensonges apocryphes, de scandales controuvés, sur la vie du prochain. A côté de cette littérature effrontée, odieuse, qu’on ne saurait trop vertement flétrir et bafouer, il y en a une autre cependant qui, bien qu’elle ne mérite aucun blâme moral, ne doit pas échapper à la critique; je veux parler de la littérature à réticences diplomatiques, de tant de livres d’une accablante nullité que publient journellement une foule de gens en place et de voyageurs plus ou moins officiels. Personne ne demande à un envoyé quelconque le secret de sa mission; mais si la fantaisie prend à ce prétendu personnage politique de se faire auteur, et de nous entretenir à son tour de ses impressions de voyage, encore semble-t-il que nous soyons en droit de lui demander autre chose que des descriptions de cathédrales et des récits de combats de taureaux. Le public, qui s’entend merveilleusement à juger chacun selon sa valeur, veut bien vous passer votre manque d’imagination et votre mauvais style, à la condition que ces pauvretés seront rachetées par quelque mérite particulier; mais si vous lui faites défaut au moment voulu, si, lorsqu’il s’agit de vous expliquer sur les événemens, vous commencez à prendre des airs discrets et boutonnés, on vous dira très justement que rien au monde n’eût été plus facile que de vous épargner cette peine et ce ridicule, et que lorsque vous ne vous sentiez ni assez de souffle ni assez de cœur pour fournir votre course, beaucoup mieux valait rester chez vous.
Ce que cette manie de la circonspection et de la réticence a produit en Allemagne d’ineptes volumes ne saurait se calculer. Eût-on vingt fois donné dans le panneau, comme ces rapsodies se recommandent d’ordinaire par des noms considérables, on s’y laisse toujours reprendre, espérant au moins recueillir un renseignement, glaner un détail : pure déception! Vous lisez le livre, et quand vous l’avez lu, vous vous sentez aussi penaud et ridicule que si vous veniez de faire gravement la révérence devant un mur. Et cependant l’intérêt que pourraient offrir de pareils ouvrages, les Mémoires de Saint-Simon nous l’indiquent assez, et sans aller jusqu’à ces hauteurs, en ne dépassant point le coteau, combien au XVIIIe siècle d’intéressans annalistes de cour! Des mémoires ne sont pas l’histoire, mais des matériaux pour l’histoire; ce qu’on leur demande surtout, c’est l’appréciation immédiate et vivante des faits. Quand je lis le baron de Pöllnitz, j’assiste au train de la société allemande pendant le XVIIIe siècle; mais je me demande quelles informations sur notre époque l’avenir trouvera dans la plupart des ouvrages qui composent aujourd’hui cette littérature de chambellans, littérature dont il ne faudrait point parler trop légèrement, car n’oublions pas qu’elle eut Saint-Simon pour patriarche. Diplomate depuis quarante ans, tour à tour secrétaire de légation ou ministre à Vienne, à Paris, à Munich, M. Le baron d’Andlaw publie des Souvenirs[1], et la première chose qu’il se hâte de nous annoncer dans sa préface, c’est qu’il compte ne nous parler ni des hommes, ni des événemens : des hommes, parce qu’un trop grand nombre d’entre eux vit encore; des événemens, parce que le contre-coup exerce sur le présent une force de réaction trop considérable. On devine le livre intéressant que cela fait : des paysages, la Hongrie pittoresque. Vienne et Munich à vol d’oiseau, et de loin en loin, à travers ces esquisses de voyage, un peu de politique, etwas Politik, comme dit le titre du second chapitre de la deuxième partie, mais si peu que ce n’est guère la peine de s’en occuper, puisque dix pages suffisent à l’auteur pour se mettre au courant et, comme on dit vulgairement, pour vider son sac.
Un pareil système a du moins le mérite de ne compromettre personne. J’ignore si M. de Sternberg en fait grand cas, mais ce que je puis affirmer, c’est qu’il se garde bien de le pratiquer. Écrivain distingué, observateur ingénieux, satirique, mais dont l’élégance tourne volontiers au précieux, M. de Sternberg forme avec le prince Pückler-Muskau et la comtesse Hahn-Hahn une sorte de classe à part dans la littérature allemande. Plusieurs de ses nouvelles l’ont rendu célèbre. Cela s’appelle Psyché, Galatée, Fortunat, et porte en soi un certain parfum d’ancien régime qui trahit chez l’auteur l’homme de naissance. Vis-à-vis de la littérature démocratique qui de plus en plus prend le haut du pavé, M. de Sternberg joue un peu le rôle d’un émigré. Les réalistes, les conteurs d’histoires villageoises lui reprochent de n’être pas de son temps : il répond aux clabauderies par des épigrammes et par de nouveaux succès aux espèces d’interdits lancés contre ses productions, car si en Allemagne comme ailleurs certaines tendances aristocratiques provoquent parfois bien des antipathies, la querelle ici menaçait de se compliquer d’une question de nationalité. Gentilhomme russe égaré à travers la littérature allemande, il était assez naturel que M. de Sternberg cherchât tout d’abord son point d’appui dans le monde des salons, qu’il devait peindre avec un art où l’on souhaiterait quelquefois de rencontrer plus de bienveillance, nous devrions ajouter plus de discrétion; mais M. de Sternberg est de ceux qui pensent que la vie du monde n’est point la vie privée, et que ses secrets, s’étant déjà pour le moins fort aventurés à passer de bouche en bouche, ne courent point si grand risque à sauter le pas. Pour notre part, nous pensons un peu comme lui, surtout après avoir lu ses Souvenirs; on rencontre là sur la société berlinoise un ensemble d’études et de portraits qu’il est d’autant plus opportun de consulter, que cette société même est en voie de se transformer aujourd’hui.
Les premiers symptômes de l’éveil de la société berlinoise au commencement de ce siècle correspondent à une époque sur laquelle insiste beaucoup M. de Sternberg, celle de la domination française. Cette époque est une des plus moralement grandes de l’histoire de la Prusse. C’est là qu’il faut regarder si l’on veut assister au prodigieux travail d’une nation faisant servir toutes ses forces, même les moindres, à préparer sa délivrance. A la vigoureuse impulsion littéraire de Weimar Berlin avait répondu par sa levée patriotique, et c’est ainsi que ces deux capitales se complètent l’une par l’autre.
On s’est demandé souvent quelle fut la part des salons dans ce mouvement berlinois. Cette part fut sans doute considérable, mais non point telle que chez nous, en France, elle eût été. L’auteur d’un agréable ouvrage intitulé Rahel et son temps[2], M. Schmidt-Weissenfels, me paraît s’être beaucoup exagéré cette action. La vie de salon, je le répète, telle que nous l’entendons de ce côté-ci du Rhin, n’entre ni dans le caractère, ni dans les habitudes de l’Allemand, trop individuel, trop en dedans pour se complaire longtemps dans la société de ses semblables. En son idée, chaque Allemand est un microcosme et ne saurait volontiers consentir à devenir partie d’un tout, étant lui-même un tout. Sa nature ne fusionne pas; le monde l’embarrasse, le gêne : à peine y est-il qu’il aspire à se retrouver seul. En Allemagne, les salons vous donnent trop souvent l’idée d’une sorte de caravansérail, de station, où divers passagers se rencontrent pour se quitter une heure après. Il va sans dire qu’ici comme ailleurs la règle a de nombreuses exceptions, et qu’en essayant de caractériser un trait de mœurs locales, nous n’entendons nullement parler de cette société cosmopolite partout la même en Europe, à Paris comme à Vienne, à Berlin comme à Saint-Pétersbourg.
C’est donc à M. Varnhagen d’Ense, écrivain, militaire et diplomate, et à sa docte moitié, la célèbre Rahel, que Berlin dut son premier salon, il y a de cela environ une quarantaine d’années ; je parle du salon tel que nous l’entendons en France : sociable, poli, récréatif, avec ses mœurs libres et correctes, ses lois du savoir-vivre qu’on ne transgresse pas, et, si l’on veut, ce formalisme tacitement convenu, sans lequel il n’y a pas de bonne compagnie possible. Avant cette époque, on ne connaissait guère que les cercles littéraires, et encore dans certaines régions exceptionnelles, par exemple celui que, sous le règne du premier roi de Prusse, l’auguste amie de Leibnitz, la reine Sophie-Charlotte, rassemblait autour d’elle dans son château de Lützelbourg, le Charlottenbourg d’aujourd’hui. Plus tard, le grand Frédéric eut bien aussi ses coteries; mais comme les femmes manquaient, et que les femmes sont en pareil cas l’élément indispensable, il s’ensuivit que le monarque philosophe eut de joyeux soupers, et point de salon. N’importe, ce qu’on gagnait là du côté de l’esprit ne devait pas être perdu. A la cour du jeune Frédéric-Guillaume III apparaissent deux hommes éminemment doués des qualités qui font les gens du monde : on a nommé les princes Louis-Ferdinand et Charles de Mecklembourg-Strelitz. Chez l’un dominaient le désir de voir, de connaître, et un appétit immodéré de jouissances; chez l’autre, le génie de la conversation, un sens critique des plus fins, beaucoup d’observation, du tact, et surtout beaucoup de scepticisme. De si rares avantages, de si précieux dons, trouvaient leur lady patroness dans Rahel, qui, non mariée encore, attirait déjà sur elle les yeux du monde. Peut-être conviendrait-il ici de dire quelques mots d’une femme qui exerça sur les meilleurs esprits de son temps une influence très distincte, et dont la personnalité a marqué sa place. C’était une sorte de Hamlet féminin, un de ces êtres analyseurs et souffreteux sur lesquels les événemens de la vie n’ont que peu de prise, et qui, à force de s’observer eux-mêmes et de se tourmenter, finissent par perdre de vue le grand ensemble des choses. Petite, frêle, d’une extraordinaire susceptibilité nerveuse, d’une imagination prompte à s’enflammer, elle avait apporté dans ce monde tout ce qu’il faut pour y souffrir plus que son dû. Sans entrer dans le roman de sa vie, comme l’a fait l’auteur de ce triste ouvrage intitulé le Prince Ferdinand, on peut dire que dès sa jeunesse son pauvre cœur, déjà naturellement si endolori, essuya de pénibles épreuves. Par deux fois elle aima, et vit ses espérances trompées.
A quoi bon prononcer des noms? Pourquoi réveiller par d’indiscrètes confidences des souvenirs dont certains vivans pourraient s’alarmer? Qu’il nous suffise de savoir que le premier de ces deux sentimens dut céder à des considérations de famille, et que le second, plus vif, plus passionné, périt de l’excès même de son ardeur, car chez ces natures faites pour souffrir, la plus pure ivresse ne tarde pas à devenir un affreux tourment : au physique, le parfum d’une fleur les empoisonne; au moral, l’amour, même heureux, les consume et les tue. Ce fut au sortir de cette crise de la première heure que Rahel vit se former autour d’elle un cercle de personnages distingués dans toutes les classes de la société. Grands seigneurs, artistes et poètes, vinrent papillonner autour de ce cœur brisé, qui, déjà trop plein des amers regrets du passé, n’en voulait plus qu’aux sympathies des nobles âmes. Rahel, dès cette période, ne vivait plus sa vie, mais la prenait pour ainsi dire en spectacle. Tant d’épreuves et de douleurs avaient ruiné sa santé, que chacun s’étonnait de voir se prolonger cette existence suspendue à un fil si chétif. Si frêle et mince qu’il parût, ce fil était d’acier. On n’imagine pas quelle force de résistance possèdent ces organisations débiles et précaires; que le moindre vent semble devoir abattre; ce qu’elles supportent de chagrins, de fatigues, de soucis et d’ennuis de toute espèce. Comme elles sont toujours sur la défensive, le mal ne sait par où les prendre. Leur secret, c’est la passivité, secret qui fut celui de beaucoup de maîtresses de maison. Rahel possédait pardessus tout ces qualités essentiellement féminines qui attirent les hommes et qui les charment. Son esprit d’une perspicacité merveilleuse, son œil pénétrant et magnétique lui révélaient aussitôt ce qui se passait en vous, et comme elle voyait les blessures, elle cherchait à les guérir. Que de bien peut faire une femme en se renfermant dans les simples limites que lui assignent les devoirs de société ! Aider et conseiller diversement selon les natures qu’on se plaît à diriger, encourager les bons mouvemens, comprimer les mauvais, relever les défaillances, prendre chacun en son particulier et le réconcilier avec sa destinée, lui montrer l’oasis dans son désert, quelle éloquence vaut celle-là?... Rahel connaissait jusque dans leurs fibres les plus secrètes les cœurs de ses amis; souvent elle les aimait à cause de ce que son regard infaillible distinguait en eux; mais plus souvent encore il lui arrivait de le faire en dépit de tout ce que lui révélait ce sens si intimement observateur.
Mais revenons à son salon. La guerre était terminée, et les intérêts littéraires, les débats intellectuels succédaient aux conflits politiques. Les sujets, comme on pense, ne manquaient pas à la discussion; l’atmosphère en était en quelque sorte imprégnée, on les respirait dans l’air. La nouvelle philosophie, la nouvelle littérature, l’art nouveau, il n’y avait qu’à choisir. Les poètes, les artistes refluaient vers Berlin. Léna, trop petit pour contenir tout le bruit qu’y faisaient la philosophie de la nature et l’école romantique, se déversait sur la capitale de la Prusse. Schelling, les deux Schlegel, Tieck arrivaient à Berlin, et soit en personne, soit par leurs œuvres, s’emparaient de ce champ de bataille. Thorwaldsen, qui déjà grandissait à Rome, commençait à donner de ses nouvelles, et les échos des bords du Rhin répétaient le nom de l’ange Overbeck, en proie à la première ivresse de son rêve extatique, qui dure encore. Puis c’étaient M. de Humboldt, M. de Raumer, que sais-je, moi? tout un monde qui faisait de Berlin à cette heure une sorte de métropole des sciences, des lettres, des beaux-arts, du génie de l’Allemagne entière. Que de sujets pour la conversation, de matières à discourir éperdument!
M. de Sternberg nous raconte dans ses mémoires que lorsqu’il vint à Berlin pour la première fois, cette héroïque période appartenait déjà à l’histoire du passé, mais d’un passé trop rapproché encore pour qu’un visiteur tel que lui n’en surprît point la trace à chaque pas. Du reste, aussi longtemps qu’existera M. de Varnhagen, ces souvenirs ne sauraient s’effacer. Autour de lui et de cette spirituelle et noble Rahel, qui depuis fut sa femme, l’époque s’est groupée si bien qu’au milieu des générations actuelles il suffirait à la représenter. D’esprit mieux informé, de mémoire plus sûre, plus complète, nous n’en connaissons pas; et quelle bonne grâce à mettre au service de l’étranger cette somme énorme de savoir et d’expérience! Nous pouvons en parler, nous qu’il a aussi, dans nos divers séjours à Berlin, tant de fois conduit à travers les ombres de ces âges évanouis. On connaît ces figures d’héroïques retardataires qui longtemps après la fin de la chevalerie conservaient encore, soit dans leurs châteaux, soit à la cour des princes, les façons d’être et le langage d’une période disparue : ainsi se montre à nous M. de Varnhagen. En lui se personnifie le vrai représentant, le chevalier sans peur et sans reproche de cette époque berlinoise tout aimable, galante et spirituelle, qui commence au prince Louis-Ferdinand et finit au professeur Gans. « Une rare vivacité d’élocution, écrit M. de Sternberg, un don singulier de ne jamais laisser languir l’intérêt, d’être attrayant sans prétention, instructif sans pédantisme, de savoir raconter avec calme des choses qui nous passionnent, font de M. de Varnhagen le premier des maîtres dans cet art des mémoires parlés qu’on nomme la conversation. »
Il y a vingt ans environ, M. de Varnhagen commença la publication d’un grand ouvrage qu’il a peu à peu complété, et qui, sous forme de mémoires, contient d’admirables études biographiques sur diverses notabilités militaires. Sa galerie de héros prussiens est un chef-d’œuvre que Plutarque ne désavouerait pas. Il faut dire aussi que M. de Varnhagen eut l’heureuse chance de voir tout par lui-même, l’inestimable avantage de penser et d’écrire en quelque sorte au milieu des événemens. Si le flot le rejeta soudainement sur le rivage, le laissant libre de s’y livrer à ses contemplations, il n’en avait pas moins, en intrépide nageur, monté et descendu les courans d’une mer pleine d’orages et de périls. Il a cela de commun avec les anciens, auxquels souvent on le compare, que ses écrits portent l’empreinte de sa destinée[3]. Sa naissance, sa vocation intérieure, ses mérites et, si l’on veut, sa bonne étoile, tout conspira pour l’entraîner vers les points les plus opposés du mouvement de son époque. Né à Düsseldorf, sur ces bords d’où l’Allemagne semble tendre la main à la France, il eut dès l’enfance occasion d’observer les sympathies des deux peuples. Après avoir passé à Strasbourg les premières années de la révolution, il vit Hambourg, puis Halle, où professaient alors Wolf, Schleiermacher et Steffens. Enfin ce fut Berlin et sa jeune école poétique qui s’emparèrent de son enthousiasme : Arnim, Chamisso, Novalis, toute une pléiade de génies charmans, qui l’entraînaient insensiblement hors de sa voie, lorsqu’apparut Rahel juste à temps pour le ramener. Rien ne se perd dans le monde, et cette école buissonnière vers la poésie, ce dilettantisme littéraire valurent plus tard à son style sa distinction, son élégance, sa grâce ionienne, dons fort rares, on le sait, chez les écrivains politiques. La Prusse agonisait; de sa main défaillante, le drapeau de l’Allemagne allait passer à l’Autriche : M. de Varnhagen prit du service dans l’armée autrichienne et combattit à Wagram. Ensuite, une illusion de paix berçant l’Europe, il vint à Paris, mêlé à l’ambassade du prince Schwarzenberg, et parut à la cour de Napoléon. Que d’agitations et de vicissitudes! Plus tard, nous le retrouvons au service de la Russie, placé en qualité d’adjudant auprès du général Tettenborn, dont un jour il écrira les campagnes. Enfin le hasard, disons mieux, sa destinée l’ayant mis en relation avec Hardenberg, il abandonne la vie des camps pour la carrière diplomatique, où sa nature et ses études semblaient dès longtemps l’appeler. M. de Varnhagen assistait au congrès de Vienne, et s’il n’a pas marqué davantage parmi les négociateurs de son pays, la faute en est à son goût trop ardent et trop déclaré des idées constitutionnelles. Ministre résident à Carlsruhe, il fut congédié presque en même temps que Guillaume de Humboldt. Je ne pense pas que depuis il ait de nouveau pris part aux affaires. On parla bien un moment de l’envoyer en Amérique; mais le spirituel vieillard se récusa, préférant à ces fonctions lointaines l’honneur, que personne ne lui disputa, de représenter à Berlin une époque illustre et de mœurs polies. L’ancienne société ne valait certes pas mieux que la nôtre au point de vue de la morale; elle avait ses intrigues, ses rancunes, ses mauvaises passions de toute espèce, mais du, moins on y respectait les convenances.
M. da Varnhagen, à ce point de vue, serait un modèle sur lequel on devrait tâcher de se régler. Il conviendrait aussi d’ajouter en bonne justice que c’est dans les salons de Paris et de Vienne que s’est formé M. de Varnhagen, et que tous les savans n’ont pas la chance d’aller à cette école. N’ayons garde pourtant d’exagérer les bienfaits de cette éducation toute mondaine, qui, en donnant au style l’élégance, la distinction et la mesure, finit par lui ôter beaucoup de son énergie et de sa liberté. Ce culte absolu du comme il faut et du convenable fait que l’écrivain à la longue n’a plus en vue que le goût des salons; or ce goût peut être très profitable au dilettantisme des beaux-esprits et à une certaine psychologie d’amateurs, mais il répugne évidemment au caractère de l’histoire. M. de Varnhagen me fournirait au besoin la meilleure preuve de ce que j’avance. Ce qu’il étudie avant tout dans Napoléon, vous ne le croiriez pas, c’est l’homme de salon; il examine à la loupe cette grande et sombre figure de l’enfant de la révolution, et s’étonne que finalement elle ne réponde pas à l’idée du personnage que ses préjugés d’homme comme il faut lui représentaient. De là d’injustes épigrammes.
« Sa tenue, écrit M. de Varnhagen, était embarrassée ; on y voyait la lutte d’une volonté pressée d’atteindre son but en même temps que le mépris de ceux qu’elle employait. Peut-être n’eût-il pas été fâché d’avoir une physionomie moins déplaisante, mais il aurait fallu s’en donner la peine, et il ne daignait pas; je dis s’en donner la peine, car de sa nature il n’avait rien d’agréable. C’était un mélange de négligence et de raideur qui se trahissaient simultanément dans une sorte d’agitation et de malaise. Ses yeux sombres et cernés avaient pour habitude de se fixer sur la terre et dardaient par saccades des regards aigus et rapides. S’il riait, la bouche seulement et le bas des joues y prenaient part, le front et les yeux demeuraient impassibles, et lorsqu’il leur faisait violence, comme j’eus l’occasion de l’observer plus tard, son visage en conservait une expression encore plus grimaçante. Cet alliage du sérieux et du rire avait quelque chose d’effrayant et de hideux. Je n’ai jamais compris pour ma part quelle idée pouvaient avoir les gens qui prétendent avoir saisi sur ce visage des traces de douceur et de bonté. Ses traits, d’une beauté plastique incontestable, étaient froids et durs comme le marbre, étrangers à toute sympathie, à toute émotion cordiale. Ce qu’il disait, — du moins à en juger par ce que j’ai mainte fois entendu, — était presque toujours mesquin par le fond aussi bien que par la forme, sans esprit, sans élévation, sans valeur. Sur le terrain de la conversation, où il avait la faiblesse de vouloir qu’on l’admirât, rien ne lui réussissait. »
Il est vrai qu’en revanche sur d’autres terrains les choses allaient mieux, sans quoi nous ne verrions pas l’auteur de ce portrait mettre tant d’animosité dans son langage. L’homme de salon se complique ici du patriote, dont les rancunes ont survécu, et M. de Varnhagen use et abuse du droit de se montrer acerbe et malveillant. Étrange façon de juger un héros que de lui reprocher de n’avoir pas de belles manières! Les grands hommes ont le privilège de pouvoir n’être pas aimables tous les jours, et ne sont amusans qu’aux dépens de leur propre dignité. Quel besoin avait Napoléon d’être un causeur brillant? A défaut de l’éloquence qui charme et persuade, n’avait-il pas celle qui tranche les situations? Sa personnalité connue ses discours agissaient quand il le fallait, dans les conseils, sur les champs de bataille. Toute grandeur a sa beauté. Demander à l’homme que la révolution française avait choisi pour défendre et faire triompher sa cause les qualités d’un monarque né sur le trône, c’est vouloir à plaisir se méprendre. La beauté de Napoléon ! elle est dans le général Bonaparte. Qu’on aille voir à la villa Appiani, sur les bords du lac de Côme, le portrait du vainqueur d’Arcole, et qu’on nous vienne dire ensuite que cette figure manque d’idéal!
M. de Sternberg ne veut plus qu’on parle de Goethe et de Schiller; il trouve désolant qu’on retourne sans cesse à ces éternels sujets de conversation et d’étude, et pour passer à des motifs moins surannés, le voilà qui se met à nous raconter le prince Pückler-Muskau. L’auteur de Semilasso, des Lettres d’un Mort, et de plusieurs autres ouvrages déjà oubliés en Allemagne, et que la France a naturellement toujours ignorés, devait, en sa qualité de grand seigneur, tenir sa place dans ces mémoires. Quant à nous, c’est avec un vif plaisir que nous l’y avons revu. Écrivain, homme du monde et dandy, M. de Sternberg touchait par trop de points à son modèle pour rester au-dessous d’une pareille tâche, et nous osons affirmer que cette fois la copie vaut l’original. On se souvient du Pelham de Bulwer; la gloire du prince Pückler-Muskau remonte à cette époque. C’était alors le beau moment du dandysme ; Casanova et Byron tournaient encore les têtes. A Brummel avait succédé le beau d’Orsay. Hélas! que sont-ils devenus aujourd’hui, tous ces rois de la mode? Le vent de la démocratie les a dispersés comme les autres. N’importe, il fallait que cette couronne exerçât alors une attraction bien puissante, pour tenter un vrai prince, une vraie altesse, ayant ses états et ses peuples. «Mon métier et mon art, c’est vivre, » disait Montaigne. Le prince Pückler prit au sérieux la théorie, et pour prouver qu’il savait vivre, il eut des maîtresses qu’il afficha, des chevaux qu’il fit courir, et des duels dont Paris et Londres s’occupèrent. Les voyages forment l’esprit et le cœur; le prince Pückler parcourut le monde en touriste ennuyé, sceptique, moqueur, insouciant du but, et voyageant pour voyager. De là cette horreur affectée pour tout ce qui ressemble à un plan quelconque, ce nonchalant et prétentieux persiflage, ce dédain sublime à l’endroit de tous les grands intérêts de la vie, qu’il ne touche guère que du bout des lèvres, et de cet air indifférent dont un homme qui a le ventre plein émiette un biscuit sur la nappe, ce qui ne l’empêche pas de coqueter avec les idées libérales, mais à la condition de n’y point croire, et d’avouer, quand l’occasion s’en présente, que les plus grandes époques de l’histoire sont celles où le despotisme et l’esclavage ont régné[4]. La vérité est qu’il se moque de tout. Épicurien rusé, rasé, blasé, il n’aime au monde que lui et ses plaisirs, et ne vaut en somme ni plus ni moins que le temps où il a vécu. Après s’être fermé l’Angleterre par ses épigrammes, il rêva des voyages extravagans, partit pour l’Egypte et remonta le Nil, ayant à bord son attirail de cuisine et toute la boutique d’un parfumeur. Il va sans dire que les châles et les caftans eurent leur rôle dans cette orientale en action. Le prince fit connaissance avec Méhémet-Ali, qu’il appelle un Napoléon africain, et composa de ces diverses impressions de voyage plusieurs volumes tout remplis de son amusante personnalité; mais comme l’Orient n’avait, en fait de femmes, que la vieille lady Esther Stanhope à lui offrir pour exercer sa verve et ses bons mots, il se vit bientôt privé d’une des ressources les plus piquantes de son esprit, et revint en Europe, rapportant de son expédition une nouvelle recette pour faire cuire le riz. Il ramenait en outre, dit-on, une magnifique esclave éthiopienne, qui, après avoir langui tristement, finit par succomber aux rigueurs du climat de Berlin. Dès lors, ne sachant trop à quelle marotte se vouer, et ne pouvant, comme pis-aller, recourir à l’administration de ses états, car il avait vendu sa principauté de Muskau en s’en réservant seulement le titre, l’illustre pèlerin se mit à promener ses ennuis de ville en ville. On le vit à Berlin, à Hanovre, à Paris, tantôt ici, tantôt là-bas. A Berlin, lui et M. de Varnhagen se fréquentaient beaucoup. En qualité d’ancien habitué du salon de la femme, le prince Pückler était resté l’ami fidèle du mari, et Dieu sait ce qui se débitait de traits et de malice dans ces curieux tête-à-tête, où l’archiprêtre du Chimboraço, M. de Humboldt, revenant de Charlottenbourg, apportait par occasion son appoint de candeur et de bienveillance. Le prince n’allait jamais à la cour, et cela s’explique: le roi Frédéric-Guillaume IV, qui avait plus d’esprit que personne, aimait assez à jouer chez lui le premier violon; or le prince, qui de son côté n’aimait pas à accompagner, se refusait à se mêler au jeu pour y tenir la seconde partie. Aussi jamais ne paraissait-il aux concerts.
Chez la princesse de Prusse, au contraire, il se montrait un hôte fort zélé, car là on allait au-devant de ses goûts. Tout le monde a entendu parler de l’art véritablement singulier que possédait le prince Pückler dans l’art de dessiner et de disposer les jardins. Sans avoir de système ni de connaissances techniques bien spéciales, il a tracé des parcs qui sont les merveilles du genre. À ce métier, ses souvenirs de voyage l’aidaient beaucoup. Il mariait l’Italie à la Hollande, l’Angleterre à la France, le style architectural et pompeux du classique Lenôtre, qui mettait la nature en habits de cour, aux agrémens pittoresques d’Addison et de Pope, au romantisme de Rousseau. Son instinct, son sentiment paraissaient seuls le guider : il y avait du peintre, de l’architecte, du poète, je dirai presque du philosophe dans sa manière d’envisager son art! C’était, du reste, l’éclectisme par excellence, une inspiration qui ne tarissait pas en motifs. Il est vrai qu’il en coûtait cher parfois de trop s’abandonner à ses fantaisies, car pour une idée, pour un caprice, il changeait le lit des rivières, creusait des vallons à la place où naguère il entassait des collines, et remuait le sol de fond en comble. À ce point de vue, la plupart des souverains d’Allemagne l’avaient dans une sainte défiance. Le vieux roi de Hanovre, Ernest-Auguste, ne pouvait surtout le voir arriver sans trembler à l’instant pour l’économie de ses résidences, car cette manie qui le possédait de modifier les perspectives, de voiler ou d’éclaircir les horizons, de faire voyager du nord au sud les kiosques et les statues, cette manie était connue du monde entier, et chacun s’attendait à le voir, comme Figaro, saigner La Jeunesse et mettre un emplâtre à Marceline. On a prétendu que les plans et les conseils du prince Pückler-Muskau n’avaient pas été étrangers aux embellissements du bois de Boulogne : j’ignore ce que ce bruit peut avoir de vrai; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la plupart des résidences princières de l’Allemagne et nombre d’illustres habitations anglaises témoignent de son goût et de son savoir-faire. L’immortel Delille, s’il vivait, composerait tout un poème en l’honneur des magnifiques jardins du château de Babelsberg, appartenant à la princesse de Prusse. Silvœ sint consule dignœ. Ces bosquets-là sont dignes de tous les rimeurs et de tous les consuls de la terre, et c’est le prince Pückler qui les dessina et souvent même les tailla de sa propre main, au grand plaisir de la princesse, que ces intermèdes de sylviculture délassaient agréablement des fatigues et des ennuis du cérémonial. Pour la princesse, qui déjà cherchait la politique, mais sans la trouver encore, c’était une joie précieuse que de marier le hêtre au faux ébénier, le cyprès à l’acacia, et de son côté le prince Pückler, à qui la vie n’offrait plus guère que monotonie et redites, trouvait une sorte de piquant à s’en revenir à la nature.
Venu à Berlin avec le désir fort légitime d’y voir tout le monde, M. de Sternberg ne pouvait que souhaiter vivement de rencontrer le roi. Frédéric-Guillaume IV célébrait à cette époque les beaux jours de son règne et se consolait, au milieu de ses savans, de ses poètes et de ses artistes, des concessions que l’esprit du temps lui arrachait, concessions doublement pénibles et cruelles, quand on songe que nul monarque ne fut peut-être plus jaloux que celui-là des droits de sa couronne, et qu’on se représente ce qu’il en dut coûter à ce descendant des vieux burgraves de Nuremberg pour mettre entre lui et ses peuples cette damnée feuille de papier, moins méchante après tout qu’on ne le dit, car on la retrouve aux momens difficiles, et si les individus passent, elle reste : scripta manent. Comme il avait le cœur droit et magnanime, son rêve eût été de régner en prince du moyen âge, en roi chevalier qui, du haut du trône, fait pleuvoir sur ses peuples les trésors de sa sagesse et de ses bienfaits. Une constitution, peut-être se fût-il décidé à l’octroyer, mais à son jour, à son heure, après l’avoir élaborée à l’écart, en silence et lentement imprégnée de toutes les poésies traditionnelles, de tout le mysticisme du passé. Au lieu de cela, on la lui prit de force. Il pensait, il voulait en roi; mais le siècle était pratique et positif. Temps qui s’agite, roi qui rêve, ne sauraient faire bon ménage ensemble. Que de malentendus, de tribulations et de misères ! En 1848, il fallut rompre, et si depuis le divorce avait cessé, les tiraillemens ne cessaient pas. Dieu, qui lit dans le cœur des rois, connaît seul le secret du mal qui trouble aujourd’hui cette honnête et vaste intelligence, et tout ce qu’il y a d’illusions déçues, de mécomptes essuyés, de loyaux et tardifs regrets au fond de l’incurable mélancolie dont Frédéric-Guillaume IV s’en va languissant comme un autre roi Lear.
Il n’importe : à cette époque, vers laquelle nous ramènent les Souvenirs de M. de Sternberg, rien d’irréparable n’avait encore eu lieu ; il pouvait y avoir des difficultés, des froissemens, mais tout cela sans grande conséquence; le découragement. Dieu merci, ne se laissait pas pressentir, et contre les soucis de l’heure présente que de consolations dans la poésie et les beaux-arts! Frédéric-Guillaume IV ne créa pas le mouvement romantique, lequel fut, en Allemagne, le produit du sentiment national surexcité contre la France par les guerres de l’empire; mais il s’en appropria les restes en dilettante raffiné, on pourrait presque dire qu’il mit en bouteilles pour le déguster tout à son aise cet esprit du passé qui déjà menaçait de s’évaporer. Le vieux Tieck, quand il lisait Phantasus et Zerbino à Charlottenbourg, quand il voyait représenter le Chat botté sur le théâtre de Potsdam, pouvait se croire aux beaux jours de sa jeunesse, alors que tant d’aimables chefs-d’œuvre dont nous ne nous occupons plus guère aujourd’hui électrisaient les générations nouvelles. Une autre gourmandise littéraire de ce roi bel esprit était de se faire jouer l’Antigone de Sophocle, ou le Songe d’une nuit d’été de Shakspeare avec la musique de Mendelssohn. Hélas! qui le soupçonnerait? ces goûts, tout innocens, tout honorables qu’ils nous paraissent-, et qui, chez un grand seigneur ordinaire, eussent provoqué l’admiration, ne rencontrèrent dans le public que froideur et moquerie. L’opposition en prit texte pour reprocher à l’illustre Mécène de s’isoler de la nation jusque dans ses plaisirs. Que cet archaïsme ne répondît pas aux besoins du moment, nous le voulons bien et sommes de ceux qui pensent qu’il eût été beaucoup plus beau de voir un prince susciter autour de soi de grands poètes et leur imprimer un généreux élan vers les questions d’intérêt général, comme la chose advint jadis à cette petite cour de Weimar, dont on ne saurait trop haut porter la renommée ; mais les Charles-Auguste sont rares dans l’histoire, et tout le monde n’a pas Goethe et Schiller sous la main. Somme toute, en cette occasion comme en tant d’autres, on fut injuste et cruel envers ce roi aux instincts élevés, aux mœurs nobles, car s’il pouvait mieux faire, il pouvait aussi faire plus mal, et rien ne l’empêchait en dernière analyse de se faire traduire les vaudevilles du Gymnase ou du Palais-Royal.
M. de Sternberg trace quelque part l’amusant tableau d’une fête de cour où le roi Frédéric-Guillaume, qu’il désirait tant voir, lui apparut pour la première fois. Cela se passait aux environs de 1848. La noblesse de province était accourue in fiocchi ; Cornélius, se laissant distraire de ses compositions religieuses, avait peint en style dramatique, et d’une grâce légèrement affectée, diverses héroïdes empruntées à la Jérusalem du Tasse ; tous les poètes, tous les musiciens, et aussi tous les ministres et tous les diplomates, étaient là, car avec Frédéric-Guillaume IV, Meyerbeer et Cornélius, Rauch et Tieck passaient d’abord ; Eichhorn et Stolberg, Uzedom et Gerlach ne venaient qu’après. Mais parcourons, sur les pas de M. de Sternberg, cette splendide fête, comme Berlin n’en avait plus revu depuis l’éclat des jours où l’aigle prussienne étreignit dans ses serres un sceptre royal. « Je ne me sentais, au milieu de tout ce brouhaha, de curiosité et d’intérêt que pour une seule personne, le reste me touchait peu. Soudain, à travers cette foule compacte, un chemin s’ouvre dans l’immense étendue des salons, et par cette voie un homme s’avance en domino noir, le lorgnon à l’œil et saluant de côté et d’autre sur son passage. C’était le roi, la seule figure vêtue de couleur sombre dans cette multitude bariolée. Comme je me trouvais placé dans la direction de son lorgnon, il s’approcha de moi et me parla de mon dernier ouvrage en termes vraiment aimables qui n’avaient aucun air de ressemblance avec ces banalités obligées que les princes balbutient d’ordinaire à l’auditeur bénévolement incliné. J’ai peu à dire de la physionomie d’u roi, médiocrement avenante, si l’on ne tient compte que de l’élégance du maintien et de la beauté des traits, mais d’une séduction irrésistible au point de vue de la douceur affable, de la sérénité, de l’extrême bienveillance de l’expression. »
N’ayons garde d’oublier l’expression spirituelle parmi les signes caractéristiques de cette figure du roi. Il fallait le voir après dîner, sa tasse de café à la main, allant familièrement de l’un à l’autre et causant de toutes choses avec une verve, un piquant, une bonne fortune de mots que les rédacteurs du Kladderadatsch lui eussent certes fort enviés ! Rarement en ces occasions le vieux Tieck prenait la parole, il écoutait ou chuchotait avec son voisin; mais son malicieux sourire semblait dire : «Moi aussi, j’ai eu de l’esprit, et tant et tant que j’ai rendu fort difficile aux autres d’en avoir. » Sa grande affaire à lui pour le moment, c’était la lecture. On sait comme il excellait dans ce genre d’exercice, et qu’il fut un temps où la foule accourait à Dresde de toutes les parties de l’Allemagne pour l’entendre étudier les chefs-d’œuvre de Shakspeare, de Calderon, et passer en revue tout le théâtre grec, car il ne se contentait pas de lire : il expliquait, commentait, critiquait, et ses lectures étaient de véritables cours d’histoire littéraire. A Berlin, le roi, si juste appréciateur de chaque talent, et qui s’entendait si bien à mettre tout son monde à sa place, réservait Tieck pour les soirées de petit comité, les cercles de famille. Ces sortes de lectures avaient sans aucun doute beaucoup d’agrément; mais, comme déjà depuis des années elles avaient cessé d’être en harmonie avec le mouvement du dehors, quelques esprits d’élite seuls y trouvaient leur compte. Le roi, assis devant une table, s’amusait à dessiner au crayon des motifs d’architecture; Tieck faisait sa lecture, les dames brodaient ou parfilaient; quant aux hommes, leur jouissance était médiocre, et si deux ou trois tenaient bon contre Morphée, les autres cédaient doucement à ses charmes, et ne se réveillaient que pour cligner de l’œil à la pendule, guettant si l’heure du souper ne sonnerait point bientôt. Cependant les soirées musicales ramenaient le profane vulgaire et la joyeuse animation : c’était Jenny Lind et la Schrœder-Devrient, ou Meyerbeer accompagnant au piano cette infortunée comtesse Rossi qui devait bientôt s’ensevelir dans ces triomphes du théâtre dont elle poursuivait avidement l’écho jusque dans les salons. Au nombre des hôtes accoutumés de ces réceptions intimes figurait le vieux prince Wittgenstein, courtisan de l’ancienne école, dernier exemplaire d’une espèce heureusement disparue. Froid, imperturbable au dehors, plein de fiel et de haine au dedans, il savait, le sourire aux lèvres, lancer au nez des gens de ces impertinences qui font, au dire de Shakspeare, que l’honneur leur tombe de la bouche comme une dent gâtée. Le feu roi, lorsqu’il voulait se débarrasser d’un importun, le livrait d’ordinaire au prince, qui vous l’exécutait de main de maître. Très considéré, très influent à l’ancienne cour, le prince Wittgenstein était l’homme le plus redouté de la nouvelle. Ce qu’il possédait de secrets et d’anecdotes scandaleuses ne se pouvait calculer, et faire sa partie était un honneur qu’on se disputait entre diplomates, quitte à se laisser toujours gagner. De là des scènes d’un comique étourdissant, d’impayables tableaux de genre dignes d’avoir leur place dans le cabinet d’un amateur de curiosités historiques. Petit de taille avec un visage tout parcheminé de rides, et dont un air de fausse bonhomie essayait de cacher l’expression maligne, tel vous apparaissait le prince. Pendant le dernier règne, son crédit menait tout. Ce fut lui qui empêcha Goethe de venir à Berlin en répondant au personnage qui s’était entremis dans la négociation : « Laissons cela, je sais d’une manière certaine que le maître ne l’aurait pas pour agréable! » Et il avait toute raison de parler ainsi, connaissant, ainsi qu’il les connaissait, le caractère et les goûts de Frédéric-Guillaume III, lequel, en fait d’écrivains et de poètes, n’aima jamais qu’Auguste Lafontaine, son Homère et son dieu, dont M. de Humboldt, comme un autre Aristote, lui lisait les romans en voyage. Néanmoins le prince de Wittgenstein jouissait à Berlin d’une certaine popularité, sa maison de la Behrenstrasse était connue de tous, et lorsque sa voiture, tournant le coin, s’arrêtait devant la porte où brillaient deux lanternes, un groupe de gamins familiers et narquois se trouvait là d’habitude pour le saluer au passage en se disant : « Le vieux renard vient de dîner au château ! »
La physionomie la plus imposante parmi les membres de la famille royale était le prince de Prusse, mais la plus aimable sans contredit, le prince Auguste. Quoique d’un âge avancé déjà, le prince avait les cheveux noirs, et dans ses yeux toute l’ardeur, toute la pétulance de la jeunesse. Jamais, si l’Almanach de Gotha n’eût parlé, vous n’eussiez retrouvé dans ses traits l’air caractéristique de la maison de Prusse. Qu’on se figure un général français du temps de l’empire : même désinvolture, même entrain, mêmes façons galantes et cavalières. Le prince Auguste avait été l’ami de Mme de Staël, et avait longtemps séjourné chez elle à Coppet. Il était le frère de ce romanesque Louis-Ferdinand, que nous avons vu dans le salon de Rahel, et dont raffolaient toutes les femmes de cette période : couple héroïque fort connu au pays de Cythère par un nombre infini de victoires et conquêtes qu’il serait trop long de relever, poétiques Dioscures au brumeux firmament de la Marche.
Cependant les jours d’épreuves s’approchaient, et tandis que le roi ne rêvait que beaux-arts, embellissemens et grands siècles, Berlin, inquiet, rancunier, mécontent, l’humeur sombre et l’esprit taquin, épiloguait, intriguait et vilipendait. Deux glas funèbres qui sonnèrent en quelque sorte coup sur coup avertirent la famille royale de se préparer aux catastrophes. La princesse Guillaume mourut, et son fils, le prince Waldemar, ne tarda pas à la suivre au tombeau. Étrange apparition que ce jeune homme! Pâle, recueilli, taciturne, ombrageux, il avait la mine d’un anachorète. Tout au rebours de ses cousins, il ne se sentait dans l’âme que froideur pour l’état militaire. La parade et la manœuvre, ivresses des princes prussiens, le trouvaient dénué d’entraînement. Bizarre symptôme chez un petit-neveu du vieux Fritz, on le rencontrait pensif et mélancolique par les allées solitaires du Thiergarten, sa taille haute et mince étroitement serrée dans son uniforme bleu de ciel d’officier de dragons. Bientôt il partit pour l’Inde. Ce voyage, dont il a écrit l’intéressante relation, devait lui coûter la vie. Sa mort étonna tout le monde, lui excepté, qui, dit-on, la pressentait : triste et regrettable destinée, existence perdue en des soins qui contrarièrent son développement!
On raconte que la reine Christine de Suède, pour tromper l’ennui des longues soirées de cour, s’amusait à parsemer de fleurs les écussons de sa noblesse, donnant un lis à cette famille, une ronce, un œillet, un brin de lierre à celle-là, ce qui était en somme un passe-temps beaucoup moins répréhensible que celui dont elle usa plus tard à l’endroit de l’infortuné Monaldeschi. Eh bien! l’histoire du jeune prince Waldemar nous rappelle involontairement cette rose et ce lis. Il fut lui, dans l’écusson royal de la maison de Prusse, cette fleur égarée parmi les lions, les aigles et les épées. Si dans louis-Ferdinand la Prusse avait eu son Bayard, elle eut son prince Hamlet dans ce pâle et rêveur Waldemar. Le père lui aussi, le prince Guillaume, oncle du roi, mourut à quelques années de là; c’était un bon, digne et excellent homme, plein d’intelligence et de quiétude, qui ne porta jamais ombrage à personne, et à qui personne jamais ne fit de mal. Le prince Waldemar avait pour frère le prince Adalbert, aujourd’hui général, nature tout opposée, tempérament sain, robuste, enjoué, et pour sœur la reine actuelle de Bavière qui, non encore mariée à cette époque, était une des étoiles de la cour. M. de Sternberg ne ménage point Tieck dans ses mémoires, et c’est un tort, car il lui doit beaucoup, et l’influence du Boccace allemand, comme il se plaît à l’appeler avec un certain ton de persiflage, a fort aidé à la formation de son style et de son talent. C’était du reste une tactique dont abusait très volontiers M. Heine à l’égard de ses anciens amis les romantiques. S’agissait-il d’Hoffmann, d’Arnim, de Brentano, de Novalis, nul mieux que l’auteur des Reisebilder ne s’entendait à les décréditer sur la place. Comme personne, il connaissait leurs travers et leurs ridicules; ce qu’il connaissait non moins parfaitement, c’étaient leurs qualités originales, leurs ressources inventives, leurs trésors de génie enfouis au loin. Or de ces secrets-là, il ne parlait guère, aimant sans doute mieux les garder pour lui que d’en faire part au public français, lequel avait le droit d’ignorer bien des choses. M. Heine n’aimait point qu’on vît clair dans ses affaires, et il ne nous a jamais pardonné, quant à nous, de l’avoir appelé un romantique défroqué. Nous craignons un peu que M. de Sternberg ne répudie également son origine, et ce serait dommage, car l’auteur de Lessing, des Contes bruns et même de Fortunat et de Galatée a des affinités incontestables avec cette noble lignée d’esprits élevés et féconds dont se compose l’école romantique. C’est même, à vrai dire, dans cet air de famille avec Arnim et Tieck que je trouve la principale originalité de sa manière.
Que nous montrent en définitive ces mémoires? Une suite d’épisodes et de tableaux tracés au hasard, des souvenirs moitié réels, moitié fantastiques, où le vrai se confond tellement avec l’imaginaire, la copie avec l’invention, qu’on finit par ne plus distinguer la sincérité de l’afféterie. À ces peintures d’un passé déjà bien loin de nous opposons l’image du présent; laissons les ombres s’acheminer vers l’éternel Hadès, et sans marchander aux grandes infortunes le tribut de nos condoléances, après avoir dit bon voyage à cette troupe de héros et de masques qui va s’engouffrer pour jamais dans la nuit des temps, essayons de nous prendre aux vivans, à ceux que l’heure actuelle convoque. Hélas! même parmi ceux-là, dans cette foule qui pas plus tard qu’hier se rencontrait sur le terrain des élections, combien d’attardés et d’écloppés, spectres rouges qui n’avaient pas revu la lumière depuis la révolution de 1848, et spectres blancs qu’on mène en guerre sous l’étendard de la Gazette de la Croix! « Vous aimez l’Allemagne, disait tout récemment à quelqu’un de nos amis un des hommes de l’administration nouvelle, eh bien! rassurez-vous, la Prusse est forte, et n’a rien à craindre de personne, pas même des partis! » Ce mot n’a rien qui nous semble exagéré. D’un côté, le régent est assez libéral, il a dans l’âme assez d’attachement aux idées de progrès pour ne pas se laisser rebuter par de compromettantes manifestations, et de l’autre il est trop sincèrement l’ami de l’ordre, il estime trop haut la valeur des droits qui lui sont confiés pour s’en remettre jamais à un parti qu’il connaît de longue date. « Qu’est-ce donc que le prince de Prusse? demandait un jour devant nous un étranger au personnage que nous citions plus haut. — Le prince de Prusse, lui fut-il répondu, c’est un Prussien. » Et en effet dans cette très simple réplique il y a tout un caractère.
Le prince de Prusse a l’aspect d’un véritable souverain: grand, robuste, le front noble et ouvert, la loyauté sur le visage. Je n’insiste pas sur le côté militaire de sa physionomie; dans la monarchie de Frédéric, dans un état qui s’est fait ce qu’il est par l’épée, tout prince porte en naissant l’uniforme, et n’eût-on pour le métier des armes qu’un goût très médiocre, comme cela s’est vu plus d’une fois, la tradition de famille veut qu’on en ait la contenance. D’ailleurs le prince de Prusse a toutes les qualités d’un soldat, et c’est bien la vocation qui chez lui règle l’attitude. On reconnaîtra toutefois dans cette noble figure militaire beaucoup de courtoisie et d’aménité, dons charmans que le prince tient de son illustre mère la reine Louise. C’est très beau sans doute d’être un vaillant soldat et d’en avoir l’air; mais pour faire un roi, pour faire surtout un régent, il faut encore bien d’autres choses. Or, chez le prince de Prusse, on me paraît avoir beaucoup exagéré le militaire aux dépens du politique. Esprit avisé et perfectible en même temps qu’honnête, le prince de Prusse appartient cependant à cette classe d’hommes pour lesquels aucun enseignement n’est perdu. Lui aussi eut ses mauvais jours, ses instans de trouble et d’erreur, auxquels, malheureusement pour les principes qu’ils représentent, les légitimes héritiers des races royales sont soumis comme les autres hommes, et si nous rappelons l’émigration en Angleterre de 1848, cet abandon précipité du sol de la patrie au plus fort de la tourmente révolutionnaire, c’est moins pour relever une faute désormais oubliée que pour appuyer sur la manière dont cette faute même devint profitable aux garanties futures de l’Allemagne. On ne respire pas impunément l’air d’un pays libre. Accouru en Angleterre sur les conseils et les instances du plus aveugle des partis, le frère de Frédéric-Guillaume IV y fit en quelque sorte son éducation constitutionnelle, et ce fut là sans doute ce qui amena plus tard entre le jeune fils du prince et la fille aînée de la reine Victoria cette alliance dont la Prusse à bon droit se montre aujourd’hui si fière.
Nous citerons une autre circonstance qui, non moins que ce séjour en Angleterre, devait servir au prince de Prusse pour secouer à tout jamais l’esprit de coterie. On se souvient des violens débats qui s’élevèrent au sujet de la constitution fédérale, dont la majorité de l’assemblée de Francfort réclamait la réforme. C’était le vœu de l’Allemagne entière, et la politique de la Prusse dut s’y associer; mais en dépit des plus vaillans efforts cette politique échoua contre le mauvais vouloir de l’Autriche, énergiquement soutenue à cette époque par la Russie. Le prince de Prusse, qui s’était ouvertement déclaré pour la réforme, éprouva un profond ressentiment de cet échec, et à dater de ce moment il tourna le dos au parti de la Croix, lequel n’a jamais compris qu’il puisse y avoir de salut pour la Prusse en dehors d’une absolue soumission à la politique de l’Autriche et de la Russie. Comme il répugnait à sa loyauté de faire de l’opposition au gouvernement de son frère, il se confina dans son commandement militaire des provinces rhénanes, où il demeura jusqu’au moment où la guerre d’Orient vint de nouveau mettre aux prises les divers partis. On sait les dissidences d’opinion qui éclatèrent entre le roi et le prince de Prusse, dissidences vigoureusement exploitées par l’ambassade russe s’aidant du parti de la Croix, et qui amenèrent la démission du général de Bonin, ministre de la guerre. Partout ailleurs que dans le sein de cette famille royale si profondément unie, un tel incident eût pu entraîner les plus fâcheuses conséquences. L’inviolable amitié que ces deux nobles cœurs s’étaient vouée d’enfance résista à cette épreuve comme à tant d’autres, et si le prince de Prusse fut en effet au moment de s’éloigner des affaires, le roi répondit à ces velléités de découragement en le nommant général supérieur de l’infanterie, dignité équivalente à celle de feld-maréchal, dont il n’est pas d’usage en Prusse qu’un prince du sang soit revêtu.
Cette tendre et pieuse affection des deux illustres frères, contre laquelle aucun événement n’avait jamais prévalu, explique la crise de douloureuse hésitation par laquelle eut à passer le prince de Prusse, lorsque, du vivant du roi son frère, il fut mis en demeure de prendre en main la souveraineté. Continuer telle quelle la politique de Frédéric-Guillaume IV, qu’il avait dans ces dernières années surtout publiquement désavouée, cela ne pouvait convenir à la dignité de son caractère. D’autre part, l’honnêteté de sa conscience lui reprochait d’apporter au gouvernement des principes qu’il savait n’être pas entièrement ceux du roi. Que penserait de sa conduite Frédéric-Guillaume IV ? Que dirait de ces changemens son bien-aimé frère, si par bonheur il arrivait à son esprit de s’éveiller un jour de cette léthargie qui l’accable ? Ajoutons que le bruit de ces changemens pouvait parvenir aux oreilles de l’auguste malade à travers les commentaires les plus malveillans. Scrupules, dira-t-on : va pour les scrupules, d’autant plus que du temps où nous vivons ils deviennent assez rares pour qu’on en fasse cas, même chez ceux qui sont appelés à gouverner les hommes. Du reste, de pareils mobiles ne se rencontrent guère que dans les âmes élevées, et ne sauraient en rien contredire la fermeté qui est une des remarquables qualités du régent comme de sa noble compagne.
On a beaucoup parlé de la rare beauté de Mme la princesse de Prusse ; on a vanté sa haute intelligence, son instruction variée et solide, son goût passionné pour les sciences, les lettres et les arts. Tous ces avantages sont réels, et si vous interrogiez M. de Humboldt, qui, je suppose, doit s’y connaître, il vous dirait que le mérite ici passe l’éloge ; mais une supériorité qu’on n’a, selon nous, point assez remarquée chez cette aimable personne, c’est la force de caractère, c’est aussi un grand bon sens joint à beaucoup d’imagination, une volonté implacable, un tact suprême dans l’art de la conduire, de la modérer, de la déguiser au besoin. Personne ne fait davantage en ayant l’air de si peu faire. Cette loi de toujours vivre à l’écart qu’elle s’était imposée, peut-être faudrait-il en chercher la raison autre part que dans ses goûts naturels pour l’étude et les délectations d’un cercle intime. De froissemens, il ne pouvait y en avoir pour elle à la cour de son beau-frère ; mais sa présence en pouvait susciter. Il est de ces ennuis, de ces désappointemens de toute une existence dont rien ne console, et qui finiraient par aigrir le cœur d’un ange. L’épouse de Frédéric-Guillaume IV, la reine Elisabeth, n’ayant point eu d’enfant, ne pouvait voir dans Mme la princesse de Prusse que l’heureuse mère de l’héritier du trône. On pardonne volontiers la beauté, l’intelligence, la jeunesse ; mais il est de ces dons de la Providence que l’âme la plus noble et la plus pure s’oublie à jalouser, même chez une sœur. Loin de chercher à s’enorgueillir des avantages de sa situation, Mme la princesse de Prusse au contraire s’est toujours efforcée de les faire en quelque sorte excuser, vivant peu à Berlin, et beaucoup à Coblentz et dans le grand-duché de Bade, où ses vertus, sa parfaite bienveillance, son tact exquis, l’ont rendue populaire. Combien à sa place n’eussent vu dans l’occupation du grand-duché par les troupes prussiennes qu’une occasion de dominer et de paraître ! La princesse de Prusse comprit autrement son rôle, et c’est à force de mesure et de goût, à force de bienfaits pour les uns et de gracieuses déférences pour les autres, qu’elle parvint à faire accepter l’autorité temporaire de son mari dans un pays conquis sur les bandes révolutionnaires, mais dont il fallait éviter de froisser et les populations qu’on voulait sauvegarder, et la famille souveraine qu’on voulait maintenir. En dépit de ses rares instincts d’artiste. Mme la princesse de Prusse était née pour la politique. Si vous retrouvez en elle le sang de ce Charles-Auguste qui fut jadis l’ami de Goethe, il faut reconnaître en même temps qu’elle est bien la digne fille de sa mère, Mme la grande-duchesse douairière de Saxe-Weimar, sœur aînée de l’empereur Nicolas. À Weimar, sous le dernier règne, la grande-duchesse Maria Paulovna était l’âme de la cour et de tout ce charmant pays qui lui doit tant. Schiller chanta des hymnes à sa gloire, et Goethe, dont l’inspiration badine volontiers avec les plus fières, ne ressentit en sa présence d’autre émotion que celle du respect. On n’imagine-pas en effet de physionomie plus imposante, et sous une froideur apparente plus de bonté, de douceur, de sympathie. Mme la princesse de Prusse exerce, comme sa mère, un ascendant à la fois intellectuel et moral auquel pas plus à Bade qu’à Berlin ses ennemis n’ont jamais pu se soustraire.
L’avènement constitutionnel de la Prusse a été laborieux, incertain, parfois rétrograde ; il n’en est que plus instructif, et, nous l’espérons, il n’en est que plus vivace. On reprochait à la race allemande d’être trop spéculative, tour à tour abstraite et violente, de se complaire à la vague indépendance des systèmes mieux qu’elle ne s’entend à la liberté pratique des institutions : c’est même contre ce penchant présumé national que le roi Frédéric-Guillaume IV se raidissait, peut-être à l’excès, dans son effort pour n’admettre en fait de libertés que celles qu’il nommait des conséquences historiques et rejeter le reste comme théories dangereuses. Quoi qu’il en soit, la résistance fut loyalement opiniâtre sans être absolue : elle enraya sans détruire; elle restreignit l’impulsion sans briser, sans fausser gravement le ressort. De là maintenant facile et heureux progrès sous un nouvel ascendant; de là, pour le prince éclairé qui reçoit la couronne en garde, la plus noble mission à remplir, l’affermissement de la constitution par l’action complète qui lui sera laissée, le ralliement des esprits par le mouvement même des chambres législatives, et par la juste influence que ce mouvement assure au patriotisme, au talent, à l’aptitude politique.
Le roi aujourd’hui retiré du conflit des affaires disait, il y a bien des années, dans une des occasions solennelles qui précédèrent ses luttes intestines, que la Prusse, forte de son territoire compacte et de ses quinze millions d’âmes, la Prusse agricole et guerrière avait désormais un rôle considérable en Europe et qu’elle n’en descendrait pas. Il faut reconnaître que son rôle peut beaucoup s’élever dans l’ordre moral et politique par l’entière et heureuse action des garanties sociales dont la Prusse a déjà le cadre et les formes. Les esprits y sont préparés : la première expérience est faite, les inconvéniens sont connus et signalés, les avantages bien compris. Les doctrines de M. Ancillon ne trouveraient plus en Prusse un seul écho accrédité; toutes les opinions qui s’avouent y veulent également la monarchie agissant par les chambres et avec les chambres. C’est à cette disposition dominante que s’adressait dernièrement le sage et ferme langage du prince dépositaire de la régence; c’est le résultat que va mettre en évidence une épreuve mémorable. L’esprit pénétrant et tenace qui est aussi un des attributs de la race allemande l’emportera sans nul obstacle sur l’esprit d’illusion et de rêve. La Prusse est par cela même aujourd’hui le terrain le mieux préparé; les hommes y répondent à la circonstance, les plus nobles gages de l’avenir y portent secours au présent. La Prusse, sous de tels auspices, nous parait destinée à donner prochainement deux grands exemples au monde : la réalité active des libres institutions dans une monarchie, la pratique intelligente et vraie de ces institutions servant à la stabilité du trône et à la prospérité non moins qu’à la dignité du pays!
HENRY BLAZE DE BURY.
- ↑ Erinnerungsblätter aus den Papieren eines Diplomaten, von Franz Freiherrn von Andlaw; Frankfurt 1857.
- ↑ Rahel und ihre Zeit, von Edward Schtmdt-Weissenfels; Leipzig, Brockhaus 1857.
- ↑ « Varnhagen a dans la forme cette simplicité classique qui semble le privilège des historiens de l’antiquité, et pour la grâce naïve se rapproche beaucoup de Xénophon. » Gustave Kühne, Portraits, p. 181, tome Ier.
- ↑ Autre part il débite toujours avec la même puissance de conviction que, « la civilisation moderne reposant sur l’élément barbare, un despotisme bien entendu et même l’esclavage sont les seuls moyens qu’il y ait de gouverner une nation et de la rendre active et redoutable. »