La Société au Mexique et l’avenir économique du pays

LA
SOCIÉTÉ AU MEXIQUE
ET
L’AVENIR ÉCONOMIQUE DU PAYS

Au fur et à mesure que la civilisation occidentale s’étend, les pays qu’elle a appelés à une vie nouvelle cherchent à vivre au point de vue économique par eux-mêmes et à produire les objets manufacturés répondant à leurs besoins. La plupart prétendent hâter ce moment par le régime protectionniste. C’est une grande faute : l’exemple de l’Inde anglaise, où l’industrie des cotonnades, sous un régime de liberté absolue, s’est développée au point de faire une concurrence sérieuse à Manchester, le prouve surabondamment. Il n’en est pas moins vrai que la France, l’Angleterre, la Belgique, qui pendant les trois premiers quarts de ce siècle fournissaient le monde entier de leurs produits manufacturés, que l’Allemagne, entrée plus récemment en partage avec elles, ne pourront conserver indéfiniment leur monopole. Déjà il va en se resserrant. Quoique la valeur absolue des exportations de produits anglais continue à augmenter, la division de cette valeur par le nombre des habitans du royaume-uni ne donne plus que 160 fr. 40 pour la moyenne des années 1886-1890, au lieu de 174 francs en 1876 1880. La baisse du taux de l’intérêt est un fait qui frappe tout le monde aujourd’hui ; mais la diminution des profits que l’on peut retirer d’une manufacture en l’exploitant soi-même et la restriction des emplois que l’industrie offre à l’élite de la jeunesse, par suite de la concentration des usines, sont des faits non moins réels et qui font sentir leur pression sur maintes familles françaises des classes moyennes et supérieures. Il reste et il restera longtemps à nos vieux pays une source très grande de richesses dans les créances qu’ils ont acquises en fournissant aux pays nouveaux les capitaux nécessaires à leur développement, soit en souscrivant leurs emprunts publics, soit mieux encore en y créant des entreprises agricoles et manufacturières. C’est par ce moyen seulement qu’ils peuvent compenser les pertes que l’expansion même de la civilisation fait éprouver à leur industrie et à leur agriculture. Il importe donc de connaître les conditions de développement des divers pays qui entrent en contact avec notre civilisation.

Nous avons dit dans une précédente étude la stabilité politique que le gouvernement sage et ferme du général Porfirio Diaz avait enfin assurée au Mexique et la transformation économique que les chemins de fer y avaient commencée.

Sa position entre l’Atlantique et le Pacifique, au point où la race espagnole et l’anglo-saxonne se rencontrent, lui donnera une grande importance le jour où un canal interocéanique, soit par le Panama, soit par le Nicaragua, sera ouvert. La côte mexicaine du Pacifique sera la première à bénéficier des nouveaux courans commerciaux qui s’établiront. C’est donc un des pays neufs ou arriérés, comme on voudra, dont le développement paraît le plus prochain. Pour l’apprécier, il faut tenir compte à la fois de ses ressources naturelles et de l’état social des populations qui l’occupent.


I

Tous les métaux sont représentés dans les terrains du Mexique ; mais jusqu’à présent les mines d’argent ont seules été exploitées sur de grandes proportions. Avec celles du Pérou, elles alimentèrent le trésor de la monarchie espagnole pendant trois siècles et aujourd’hui encore elles fournissent au pays son principal article d’exportation. Jusqu’en 1874 l’argent mexicain était exclusivement exporté sous forme de piastres que la loyauté relative du monnayage espagnol faisait rechercher particulièrement par les Japonais, les Chinois et les Annamites. On ne les exportait pas et on ne les exporte pas encore directement dans ces pays, parce que le Mexique ne fait aucun commerce avec eux, mais bien à Londres où le marché du métal blanc et le commerce de l’extrême Orient sont concentrés. Pendant longtemps les piastres mexicaines y faisaient prime sur les lingots, à cause de cet emploi. Les exploitans des mines, malgré l’imperfection de leurs procédés d’extraction et de traitement du minerai, réalisaient des bénéfices considérables dont le gouvernement prenait sa part par des impôts de toute sorte. Il prohibait même l’exportation sous toute autre forme que celle de piastres, de manière à percevoir un droit de seigneuriage élevé. Mais la baisse du métal blanc, qui de 60 pence 1/2 a fait tomber l’once standard à 58 5/16 en 1874, à 52 4/4 en 1880 et finalement à 37 3/4 en mai 1893, a frappé d’une dépréciation de 39 pour 100 la principale exportation du pays. Le gouvernement a réduit considérablement les impôts qui grevaient sa production et il a permis l’exportation en franchise du minerai et celle des lingots moyennant un droit équivalant au seigneuriage perçu sur la frappe des piastres, soit 4,41 pour 100. C’est sous ces deux formes que les deux tiers de l’argent mexicain s’exportent aujourd’hui : les piastres ont cessé de faire prime depuis deux ans. Malgré cette énorme baisse, la production des mines mexicaines a été en augmentant constamment : de 1876 à 1881, leur moyenne a été de 23,632,326 piastres ; de 1881 à 1886, de 31,565,495 piastres et de 1886 à 1891, de 39,811,640 piastres.

Ce résultat est dû surtout à la constitution de puissantes sociétés américaines et anglaises qui ont introduit une partie des progrès modernes dans l’exploitation et le traitement du minerai. Le même fait se produit aux États-Unis[1]. Cela prouve le danger qu’il y aurait pour l’Europe à laisser de nouveau frapper librement le métal blanc. Ces mines, qui, même aux bas cours actuels, donnent des profits, augmenteraient leur production dans des proportions excessives, et il s’ensuivrait une dépréciation de la monnaie, une hausse des prix semblable à la crise monétaire qui troubla si profondément l’Europe au XVIe siècle. Il faut bien le reconnaître, il n’y a peut-être pas assez d’or, mais il y a certainement beaucoup trop d’argent dans le monde.

Le Mexique, qui cependant ne fournit que le quart de la production totale du métal blanc, sera un des pays les plus éprouvés par la crise vers laquelle on marche. C’est le grand danger de ses finances : le poids de sa dette extérieure payable en or s’accroît chaque année, et, pour échapper à la banqueroute, le gouvernement vient d’établir (mai 1893) des droits d’exportation très élevés sur les principaux produits agricoles, notamment sur le henequen et le café. Quand il aura été bien constaté que l’argent ne peut pas recouvrer son rôle monétaire d’autrefois, les États-Unis rappelleront le Shermann bill, en vertu duquel le trésor en achète chaque année 54 millions d’onces ; l’Inde anglaise finira par suspendre la frappe des roupies et alors on ne peut prévoir le prix auquel tombera l’argent. Les mines les moins bien outillées, les moins bien desservies par les voies de communication devront cesser leur exploitation. Un certain nombre sera certainement dans ce cas au Mexique. Aussi depuis quinze ans le gouvernement et tous les hommes intelligens cherchent-ils à reporter sur les mines d’autres métaux et sur l’agriculture les capitaux du pays et ceux qu’on peut espérer attirer de l’étranger. Une loi du 12 juillet 1892 a amélioré considérablement le régime légal des mines en donnant aux concessionnaires une pleine sécurité et en supprimant les déchéances qui autrefois pouvaient les frapper pour défaut d’exploitation.

En ce qui touche les mines autres que celles d’argent, tout est à faire. Le cuivre, le zinc, l’étain, le fer, sont en abondance ; mais toutes ces richesses demeurent stériles, en dehors de quelques petites exploitations de zinc et d’étain et des gisemens cuprifères de Boléo dans la Basse-Californie. Ces derniers appartiennent à une compagnie française fondée par M. de Rothschild, et, malgré de grandes difficultés du côté de la main-d’œuvre, ils ont produit en 1892 6,415 tonnes de cuivre pur. Mais dans ce pays où se trouve la merveilleuse montagne de fer magnétique de Durango, il n’y a que quelques petites forges à bois ; toutes les machines, tous les rails viennent d’Europe ou des États-Unis ! C’est que, sans houille, les plus grandes richesses minérales ne servent de rien aujourd’hui. Le Mexique a-t-il des gisemens houillers, capables d’alimenter ses usines et ses chemins de fer ? C’est la grande question, d’où dépend son avenir. Les géologues ont reconnu des bassins houillers dans la Sonora, dans l’État de Cohahuila au Nord, dans celui de Puebla et enfin dans les États de Guerrero, Oajaca, Michoacan, Hidalgo, situés dans le centre et le sud de la république. Mais jusqu’à ce que ces houillères aient été exploitées sérieusement, on ne connaît pas leur valeur réelle, et il ne peut être question de les exploiter tant que les chemins de fer ne les ont pas atteintes. Actuellement, deux mines près de Cohahuila sont en exploitation, grâce à leur proximité du Central Ferrocarril ; mais leur éloignement du centre du pays fait qu’en dehors de quelques fonderies à Cohahuila même, elles trouvent leurs débouchés dans la région voisine des États-Unis. En attendant, dans l’intérieur, les locomotives sont chauffées avec du bois, ce qui achève la dénudation des hauts plateaux.

Quant à l’agriculture, la sécurité et la confiance en l’avenir que l’on a aujourd’hui font que les propriétaires ne craignent plus de résider sur leurs terres et sont disposés à y engager leurs capitaux. Jadis, tous leurs efforts tendaient à se faire envoyer le produit de la vente de leurs sucres et de leurs catés, à Londres et à Paris, et à s’y constituer, à l’abri des révolutions, des moyens d’existence qui leur permissent de vivre loin de leur pays. Cet état de choses est heureusement changé. Les agriculteurs mexicains ont des comices agricoles ; ils tiennent des réunions générales où ils s’occupent des améliorations à apporter aux systèmes de culture, où ils réclament surtout des droits protecteurs, encore plus élevés que ceux que leur accorde le tarit actuel. La vérité est qu’ils produisent le blé, le maïs et l’orge plus chèrement qu’aux États-Unis ; mais la raison en est dans l’imperfection de l’outillage et de l’organisation agricoles ainsi que dans le poids des impôts intérieurs qui grèvent la production et la circulation. Si le gouvernement écoutait leurs réclamations, il couperait court à tout progrès.

Les conditions de l’agriculture mexicaine varient du tout au tout, selon les régions de cet immense pays.

La plus grande partie de sa superficie est occupée par ce qu’on appelle la table centrale. Ce sont de hauts plateaux s’étageant entre 1,500 et 3,000 mètres d’altitude qui servent de base au prolongement des montagnes Rocheuses, la Sierra Madre. La pluie y est fort rare. Elle tombe parfois en masses énormes ; mais, comme la latitude ne permet pas à la neige de se former, si ce n’est sur des pics de 4,000 à 5,000 mètres, les cours d’eau et les sources y sont fort peu importans. Les neuf dixièmes des États de Cohahuila, de Chihuahua, de Nuevo-Leon, de Tamaulipas, de Zacatecas, de San-Luis de Potosi (658,540 kilomètres carrés), le tiers de toute la république, appartiennent à cette région. C’est le prolongement des Staked-plains du Texas, des déserts désolés de l’Arizona. En dehors des villes, qui, comme Zacatecas et San-Luis, se sont formées au centre des exploitations minérales, la population est très clairsemée. Les oasis qu’alimentent quelques cours d’eau torrentueux ont une riche végétation. Autour de Parras notamment, dans l’État de Cohahuila, la vigne réussit remarquablement et quand les procédés de fabrication du vin seront adaptés aux conditions du climat, il peut s’y former un centre de production capable de rivaliser avec la Californie. À part ces points privilégiés, cette immense région ne produit qu’une herbe rare et de maigres arbustes, cactus et mesquites (mimosa nilotica) ; elle ne peut être utilisée que pour l’élevage en libre parcours des chevaux et des bœufs.

Les progrès de l’agriculture et de la population rendent aujourd’hui aux États-Unis presque impossible l’exploitation des grands ranchs. Les plus mauvaises terres valent au moins 1 dollar et demi l’acre (13 francs l’hectare) ; aussi de plus en plus l’élevage du bétail dans des fermes sous clôtures, qui produit d’ailleurs de bien meilleurs animaux, remplace l’ancien élevage en liberté. Plusieurs grands ranchmen américains ont franchi la frontière. Là la terre n’a pas encore de prix. Le gouvernement mexicain vend l’hectare 30 centavos (sous), qui équivalent en fait à 0 fr. 90 et souvent à plus bas prix encore. Comme le centre du Mexique d’une part et les États-Unis du Nord fournissent des débouchés assurés, il peut y avoir encore de belles entreprises de ce genre à tenter, pourvu qu’on les aborde avec des capitaux suffisans pour pouvoir supporter les chances de dépérissement et de mortalité du bétail dans les années de grande sécheresse.

Une fois le tropique franchi, la table centrale s’élève et se resserre. L’on entre dans le cœur du Mexique et la population indienne devient compacte. En effet, les pluies sont abondantes dans la saison d’été, sauf certaines irrégularités très dangereuses pour les récoltes. Les cultures de blé, de maïs, d’orge, l’élevage de la volaille et des porcs par les Indiens dans leurs huttes, les troupeaux de bœufs et de moutons conduits par des bergers en font une région agricole qui rappellerait l’Europe méridionale, si le maguey, sorte d’agave, dont la sève, recueillie au moyen d’incisions, fournit le vino de pulque et, une fois distillée, l’eau-de-vie de mezcal, ne donnait un aspect unique aux paysages. Ce sont les tierras frias. Ce colossal escarpement, qui supporte lui-même des pics gigantesques comme le Popocatepetl, le Malinche, la montagne d’Orizaba, volcans aux neiges éternelles, s’abaisse à droite et à gauche par des escarpemens rapides vers l’Atlantique et le Pacifique. Ces pentes, où de petits cours d’eau torrentueux et des lacs sont assez nombreux, constituent la région idéale des tierras templadus. Les fruits du tropique s’y marient à ceux de l’Europe. Un printemps perpétuel y règne et il n’exclut pas une parfaite salubrité ; une trop grande douceur de vivre empêche seule les hommes d’être industrieux. Les terres sont déjà trop chaudes pour la vigne ; mais le tabac y donne de grands profits, le mûrier pousse et le ver à soie s’élève à merveille. Le gouvernement mexicain comprend quelle source de richesses ce peut devenir. Des subventions ont été accordées aux élevages de vers à soie et un atelier de tissage a été fondé par un Lyonnais à Guadalajara. C’est ainsi qu’il y a vingt ans ont commencé les fabriques du New-Jersey et des environs de Moscou qui font aujourd’hui une si redoutable concurrence à notre industrie lyonnaise.

On le croira à peine : le Mexique, dont les habitans sont presque exclusivement vêtus de cotonnades et où les Indiens tissent de temps immémorial leurs rebozos et leurs zarapes aux couleurs voyantes avec les soies floconneuses du petit arbuste, demande encore aux États-Unis, et particulièrement au Texas, une grande quantité de coton brut, surtout des qualités supérieures. Il y a dans cette région bien des terres propres à sa culture ; il s’agit seulement de les reconnaître et d’y adapter judicieusement les diverses variétés de la plante. Déjà des compagnies américaines ont fait des essais en ce sens. Ils ne peuvent manquer d’aboutir.

Les tierras templadas sont relativement peu étendues. Au fur et à mesure qu’on avance vers le sud, elles font plus rapidement place aux tierras calientes. Là le soleil est de feu et presque tous les jours les nuages qui s’amoncellent sur l’Océan et viennent se heurter aux sierras émergeant brusquement des plaines, à des hauteurs de deux à trois mille mètres, éclatent en orages. Sous cette double action, les cultures qui donnent la richesse, la canne à sucre, la ramie, le henequen, le café, le cacao, la vanille, s’épanouissent. Les forêts tropicales, par leur puissante végétation, laissent bien loin derrière elles nos forêts alpestres ; elles produisent le caoutchouc et les bois à la chaude coloration que recherche l’ébénisterie de luxe. Le Yucatan et le Campêche, qui s’avancent au milieu du golfe du Mexique et ont pu nouer des relations directes avec l’Europe, sont connus pour leurs richesses forestières et agricoles ; mais les États méridionaux de la côte du Pacifique sont non moins favorisés ; seulement ils sont presque inexplorés encore et ne seront guère accessibles que quand les chemins de fer les traverseront[2]. En attendant, on peut y acheter des forêts magnifiques de bois de construction pour cinq francs l’hectare. Dans ces dernières années, des compagnies anglaises ont fait dans cette région des achats considérables. Ce sont des placemens de grand avenir.

Les terres chaudes du Mexique sont les mieux douées du monde, avec celles de Cuba, pour la production du sucre. Quand on compare leurs plantations avec celles de la Louisiane, par exemple, où la culture de la canne a été introduite artificiellement et ne s’est soutenue que par des droits protecteurs, aujourd’hui par des primes, on se rend compte de leur supériorité. Tous les domaines (haciendas) situés dans cette région ont une sucrerie. Seulement la betterave fait au sucre de canne une concurrence très serrée sur le marché général. Les primes, que les planteurs louisianais ont obtenues, profitent surtout aux farmers de la Californie et des États du Nord-Ouest qui se sont rais à faire des champs colossaux de la racine robuste et apte aux climats septentrionaux. La conséquence est que, non-seulement en Louisiane, mais même au Mexique, les planteurs de cannes ne peuvent faire de bonnes affaires qu’à la condition de recourir au procédé de la diffusion et d’avoir des machines perfectionnées, importées d’Angleterre ou de Belgique. Plus encore que par le passé, la culture de la canne n’est accessible qu’à de gros capitaux et la transformation qui s’impose actuellement comporte de grandes mises de fonds.

Le café exige bien moins de dépenses. Ce gracieux arbuste, semblable au camélia, recherche les sols frais et légers : il veut être abrité contre les ardeurs excessives du soleil ; il pousse dans les forêts naturelles, si l’on a soin de supprimer le mort-bois pour ne laisser que les grands arbres, ou bien à l’ombre des bananiers qu’on plante en même temps, en sorte que l’on recueille une double récolte. Il remonte jusqu’aux premiers échelons des tierras templadas ; l’Européen peut donc le cultiver sans risquer sa vie, tandis que le cacao et la vanille ne viennent que dans les terres les plus basses et par conséquent les plus dangereuses. Le café est la culture du pauvre homme comme du riche capitaliste. Sur un demi-hectare, une famille d’Indiens en recueille assez pour acheter les vêtemens indispensables, et elle s’est nourrie avec les fruits des bananiers qui l’ont ombragée. Une grande plantation de caféiers donne d’autant plus de bénéfices que les frais de culture se bornent à deux ou trois binages à faire au pied de l’arbuste et à la cueillette des gousses ; au bout de trois ans, il les paie largement ; à cinq, il est en plein rapport et il peut durer jusqu’à quarante ans. Le café du Mexique est le meilleur du monde ; il vaut au moins ceux des Antilles et de Moka et est très supérieur à ceux du Brésil. S’il ne les a pas depuis longtemps supplantés, c’est que les révolutions avaient empêché le progrès agricole et les relations commerciales avec l’étranger. Le pays produisait à peine le café nécessaire à sa consommation. Depuis quelques années, un vif essor a été donné à son exportation. Elle a atteint en 1890-91 une valeur de 6,150,000 piastres.

Le café, après avoir été longtemps à des prix relativement bas, est depuis 1888 remonté à un niveau beaucoup plus élevé. On a attribué cette hausse à la spéculation et il est bien certain que le café est une des denrées sur lesquelles elle est la plus intense ; mais elle a aussi des causes économiques permanentes. M. Casasus l’attribue à ce que les prix en argent du café, comme de toutes les marchandises qui ont un débouché dans les pays à circulation d’or, se seraient élevés en proportion de la dépréciation du métal blanc. C’est possible ; mais le grand développement de la consommation du café en Europe et aux États-Unis nous paraît expliquer suffisamment sa hausse.

Les profits à retirer de l’exploitation du caféier ont appelé l’attention des capitalistes. Des compagnies américaines et anglaises, des compagnies françaises même se sont formées pour acheter des terrains propres à sa culture. D’après le Bulletin de la Société des études coloniales, les dépenses d’une plantation de deux cent mille pieds de caféiers sur 100 hectares, y compris l’intérêt du capital pendant trois années, se montent à 148,818 francs. Elle doit donner la 3e année 60,000 francs ; la 4e 111,000 francs ; la 58 165,000 francs ; la 6e 225,000 francs et pendant plus de trente ans, elle continuera à donner un bénéfice net de 150 pour 100 du capital engagé. Dans ce devis, la terre n’est comptée qu’à raison de 2 piastres l’hectare (7 francs au change de 3 Ir. 50). On peut trouver encore des terres à ce prix dans les parties du pays les plus reculées. Mais là où des compagnies américaines ont déjà commencé leurs opérations et dans le voisinage des chemins de fer, les terres à café ont atteint des prix exorbitans. Il s’en est vendu jusqu’à 3,500 francs l’hectare aux environs d’Orizaba. Ceci n’est pas pour décourager ceux de nos compatriotes qui voudraient se lancer dans des entreprises que nous croyons très lucratives ; le tout est de choisir judicieusement son emplacement et de ne pas prendre la suite d’affaires déjà fortement majorées.


II

Pourquoi les milliers d’immigrans qui quittent chaque année le vieux monde ne se hâtent-ils pas de s’établir dans ce merveilleux pays que les transatlantiques mettent maintenant à vingt jours à peine des ports de France et d’Italie ? S’ils ne le font pas, c’est qu’ils ont à compter à la fois avec le climat, avec les populations qui occupent le sol et enfin avec la constitution de la propriété.

Les terres chaudes sont non-seulement exposées aux épidémies de vomito negro ; mais encore le travail manuel y est à peu près impossible pour l’Européen. Les aborigènes même n’ont jamais pu s’y livrer aux rudes labeurs qu’exige la civilisation occidentale. Les Espagnols y avaient transporté comme esclaves des noirs d’Afrique qui y ont fait souche ; mais, une fois libres, leurs descendans, d’ailleurs très mélangés avec les Indiens, se refusent à un travail intensif. La population est très peu dense dans toute cette région. La même difficulté existe dans la Basse-Californie et la Sonora. Les Indiens yakis, que les troupes mexicaines ont soumis après des luttes acharnées, font de médiocres ouvriers et leur nombre est insuffisant. Des traitans américains ont commencé à introduire dans les terres chaudes des naturels des îles océaniennes qu’ils engagent comme travailleurs libres, mais qui sont exploités par les planteurs comme des bêtes de somme à la vie desquels personne ne s’intéresse. Si l’on veut vraiment développer l’agriculture, il faudra appeler les Chinois qui, repoussés de toutes parts, seraient heureux d’y trouver un débouché à leur population surabondante. Les chances de mortalité ne les effraient pas : ils l’ont prouvé aux travaux de Panama. Dans les terres tempérées et dans les terres froides, le climat conviendrait aux émigrans du Midi de l’Europe. Mais la présence d’une population considérable de travailleurs de race indienne, à qui leur genre de vie permet de se contenter d’un salaire infime, écarte l’Européen qui n’apporte que sa force physique.

D’une manière générale, il n’y a place au Mexique que pour un petit nombre d’ouvriers d’art dans la capitale et deux ou trois grandes villes, pour des commerçans et des capitalistes prêts à monter des usines ou à exploiter de grandes cultures dans le reste du pays. En ce moment, des vignerons du Languedoc pourraient trouver à Parras et autres centres, où l’on s’efforce de créer des vignobles, des conditions d’établissement avantageuses. Mais c’est un fait exceptionnel. Quelques petites colonies agricoles françaises ou belges, qui ont fini par réussir après bien des vicissitudes, ne prouvent rien non plus, et c’est avec raison que les grandes masses populaires se détournent du Mexique pour se porter au nord aux États-Unis et au Canada, au sud au Brésil, dans la République argentine et la République orientale. Beaucoup de Portugais vont en Californie. Même les émigrans de l’Italie du Sud, qui sont le peuple européen ressemblant le plus aux Mexicains, comprennent qu’ils trouveraient en eux des concurrens au milieu desquels ils ne pourraient se faire une place. Aussi, au prix de mille avanies, prêtèrent-ils s’établir dans la grande république voisine où ils finissent par prendre pied.

Cette absence d’immigration européenne en quantité considérable différencie complètement le Mexique et les petites républiques voisines, démembrées de l’ancienne vice-royauté de la Colombie, des autres États de l’Amérique du Sud, du Brésil, du Chili et surtout des pays de La Plata. Là, les conquérans s’étaient trouvés en présence de tribus de chasseurs qu’ils exterminèrent ou refoulèrent : l’élément européen a été ensuite dans le courant de ce siècle fortifié par une immigration française, espagnole et italienne considérable[3]. Dans le Mexique, au contraire, l’élément autochtone constitue la majeure partie de la population, et, quoique, pris dans l’ensemble, il ne détienne ni la terre ni le capital, et qu’il n’exerce pas en fait le pouvoir politique, il demeure un facteur économique prépondérant, puisqu’il représente le travail. Quelle est donc la condition économique et l’état moral de ces millions d’hommes ?


III

Les Indiens sont surtout nombreux dans les États du Centre et du Sud. Ils ont conservé leurs langues natives et forment des communautés compactes. En dehors des villes et de leur banlieue, ils n’entendent pas l’espagnol. Dans le nord, au contraire, il n’y avait guère que des tribus de chasseurs analogues aux Comanches du Texas. De nos jours seulement leurs dernières bandes, qui infestaient la Sonora et le vaste désert appelé El bolson de Mapimi, entre les États de Chihuahua et de Cohahuila, ont été détruites ou subjuguées. Les Indiens, que les Espagnols amenèrent avec eux du sud, appartenaient aux tribus les plus diverses ; ils ont formé une race fortement métissée qui parle uniquement l’espagnol.

Les peuples que Fernand Cortès rencontra dans la partie centrale, dans l’Anahuac, étaient agriculteurs, et, sur le bord des lacs, ils utilisaient les marais en jardiniers habiles ; mais ils ne possédaient d’autres animaux domestiques que le porc et la volaille ; ils laissaient sans les utiliser les terres immenses que le défaut d’irrigation ne rendait pas propres à la culture du maïs. Il est aujourd’hui de mode au Mexique de déplorer la conquête espagnole comme ayant détruit l’indépendance nationale. C’est le thème ordinaire des discours officiels du 5 mai et du 16 septembre. Ce langage est étrange dans la bouche de gens qui peuvent avoir du sang indien dans les veines, mais qui parlent exclusivement espagnol et doivent tout ce qu’ils savent à ces conquérans qu’ils maudissent. Assurément le courage de Cuanhtemoc, de Cuitlahuac et de Cacamatzin, les défenseurs héroïques de Mexico, est toujours bon à honorer et leurs statues sont pour les places publiques un motif plus original de décoration que celles de bien des héros modernes de pronunciamientos. Mais, quelque interprétation que l’on donne au mystère des antiquités aztèques et mayas, leurs monumens ne peuvent être comparés, même de loin, à ceux de l’Egypte, de la Babylonie, voire à ceux des Khmers. Il est surtout absurde de mettre leur science, leur technique, leurs arts, lors de la conquête, au-dessus de ceux de l’Europe à la même époque. Le développement de quelques industries textiles de luxe et de l’orfèvrerie peut se concilier, — l’exemple de l’Inde le prouve, — avec un état très arriéré des arts utiles. Les rares travaux publics dus aux souverains indigènes, dont on retrouve la trace, étaient exécutés au moyen de corvées qui épuisaient les populations, comme ceux des empereurs romains.

Des savans de valeur, don Joaquin Garcia Icazbalceta et M. Payne, d’Oxford[4], entre autres, ont fait justice de ces fantaisies historiques et montré que les Espagnols ont amélioré considérablement la condition des classes inférieures malgré les violences inséparables de toute conquête. Elles étaient soumises à un régime seigneurial qui donnait aux caciques le droit d’exiger des services et des redevances arbitraires. Le grand défenseur des Indiens, Las Casas, reconnaissait lui-même que leurs seigneurs naturels étaient plus exigeans que les encomiadores espagnols. L’esclavage personnel existait ; des ordonnances du Conseil des Indes l’abolirent. Enfin c’était le peuple qui fournissait exclusivement les milliers de victimes humaines immolées chaque année[5]. Cela explique la facilité avec laquelle il se convertit. Des masses innombrables réclamaient le baptême, détruisant avec enthousiasme les idoles et les temples à la voix des premiers missionnaires. Les prêtres et les nobles fut les seuls qui, en réalité, perdirent à la conquête. Sans doute le travail des mines que les Espagnols imposèrent aux Indiens fut la cause de grandes souffrances ; mais elles furent localisées sur certains points[6]. L’introduction des animaux domestiques, chevaux, bœufs et moutons, les compensa largement dans l’ensemble[7]. L’aztécomanie actuelle n’est, au fond, qu’une arme de guerre aux mains d’un parti pour rendre le clergé odieux dans le passé, et exciter contre les grands propriétaires les défiances des communautés villageoises indiennes.

Vraisemblablement, sur bien des points, la condition des Indiens a empiré pendant les longues révolutions qui ont désolé le Mexique ; la suppression du régime des presidios et des missiones leur a enlevé une tutelle qui leur était nécessaire et a amené une décadence morale dont leur état économique se ressent.

M. Romero, ministre des finances du Mexique pendant de longues années, a publié, dans la North american Review de janvier 1892, un tableau par État du maximum et du minimum des salaires agricoles qui peut se résumer ainsi :

Dans la région touchant les États-Unis et là où il y a des mines, dans la Sonora, la Basse-Californie, le Cohahuila, les salaires maxima montent à 75 centavos (sous) et à une piastre par jour. En dehors de là, le maximum de salaire est de 37 1/2 à 50 centavos ; le premier chiffre de 37 1/2 est celui qu’on peut prendre comme la moyenne pour les parties riches du pays ; mais les salaires minima, qui sont les plus fréquens dans l’ensemble, varient entre 18 3/4 et 25 centavos ; la nourriture n’est pas fournie à l’ouvrier qui les reçoit. Voilà les trois chiffres qui donnent une idée de la condition des travailleurs agricoles au Mexique[8].

Étant aussi peu payés, ils ne peuvent avoir qu’une condition très misérable ; ils ne trouvent pas en effet dans le bon marché de la vie une compensation suffisante à des salaires si bas.

Les objets importés d’Europe, tout ce qui est luxe, est plus cher au Mexique que partout ailleurs ; cela touche peu les Indiens : mais les produits du pays susceptibles d’être exportés, le café, les peaux, la laine, le tabac, ont haussé incontestablement de prix sans que les salaires aient augmenté ; la consommation que pourraient en faire les travailleurs est donc arrêtée. Quant aux alimens, le maïs, les garbanzos (pois chiches) et les frijoles (haricots) sont très bon marché à la campagne lorsque la récolte a été abondante ; seulement dès qu’il faut recourir à l’importation, soit de l’étranger, soit même d’une province voisine, les frais de transport et les charges du commerce sont si élevés que les prix montent à un niveau très supérieur à celui des États-Unis et deviennent des prix de famine[9].

L’Indien vit grâce à la douceur du climat qui lui permet de se contenter d’une hutte en pisé (adobe) dans les tierras frias, et ailleurs d’une simple cabane de feuillages, de se couvrir avec des vêtemens de coton très légers, auxquels il ajoute seulement une couverture, zarape, et une sorte de voile faisant châle pour sa femme, rebozo. Sa nourriture est purement végétale. Jamais il ne mange de viande et il ne touche que rarement à la volaille qu’il élève en abondance. Sa vente lui procure les quelques centavos nécessaires à acheter ses vêtemens, des verroteries de fabrication allemande et surtout le pulque avec lequel il s’enivre. Cette boisson, qui contient 20 degrés d’alcool, est fort épaisse et constitue en même temps une nourriture. Malgré les droits fiscaux dont sa circulation et son débit sont chargés, elle reste très bon marché dans les hauts plateaux qui avoisinent Mexico. Dans la région qui la produit, l’ivrognerie atteint des proportions énormes ; mais il y a peut-être du vrai dans ce que disent les apologistes du pulque, c’est qu’il est nécessaire pour combattre les effets de la scrofule, développée par une nourriture insuffisante et les conditions malsaines du logement.

L’Indien se marie de bonne heure et a beaucoup d’enfans ; toutefois la mortalité dans le bas âge, par suite de mauvaises conditions hygiéniques, est telle que la population s’accroît fort lentement. La sélection n’en fait que mieux son œuvre, et, une fois adulte, l’Indien a une endurance, une capacité à porter des fardeaux et à faire de longues marches qui dépasse celle de toutes les autres races. Par la même raison, les cas de longévité sont très fréquens.

Mais aux champs ou dans une manufacture, il rend peu de travail. La cause en est morale autant que physique. L’Indien de race pure ne cherche pas à améliorer son sort ; eût-il des salaires plus élevés, ils passeraient à la pulqueria. Quand il a gagné de quoi se soûler et se nourrir de frijoles, il refuse de travailler davantage. Ce trait de son caractère est d’autant plus curieux qu’il s’allie à une grande ouverture d’esprit pour les études lorsque l’occasion se présente pour lui de s’y livrer ; il est particulièrement apte aux conceptions juridiques. Il est doux et soumis dans les relations du travail, pourvu qu’on ne blesse pas sa fierté ; mais quand elle a été atteinte, sa vengeance devient d’autant plus dangereuse qu’elle se cache sous une longue dissimulation.

Ce qui frappe le plus l’étranger qui l’observe, c’est une tristesse contenue et une remarquable dignité d’attitude. Il y a au musée de Mexico une statue de grandeur naturelle représentant un Indien la tête appuyée dans ses mains. La pierre est grossière, la sculpture encore plus, et cependant, comme puissance d’expression, elle égale le Gladiateur mourant ou le Napoléon de Vera. L’Indio triste, tel est le nom donné à cette statue, date, croit-on, de l’époque de la conquête et personnifie la douleur muette de la race. Le même trait se retrouve chez toutes les tribus rouges, chez les Montagnais du Canada et les Sioux des États-Unis comme chez les descendans des Toltèques et des Aztèques. C’est un contraste frappant avec la gaîté, la facilité d’humeur et aussi l’absence de respect de soi-même du noir. Il chantait au temps de l’esclavage ; une fois libre et citoyen, il n’a jamais la dignité mélancolique de l’Indien.

Les pratiques du culte et les fêtes de la religion sont sa seule joie. Les pompes du culte, la musique criarde des églises lui sont une source d’émotions sur lesquelles il ne se blase jamais. Les statues de saints bariolées, d’un réalisme violent, qui ornent les églises de village, semblent à ses yeux des êtres vivans avec qui il est en communication matérielle. Évidemment sa religion n’est pas suffisamment éclairée. L’absence de toute condition de moralité dans son logement l’indique bien. Ce n’est pas seulement par misère, mais par goût, qu’il couche pêle-mêle en un effroyable mélange de sexes et d’âges dans la pièce unique de sa cabane. L’inceste y règne comme sur le poêle surchauffé des isbas du moujik russe, et c’est à cette partie de la population que s’applique le proverbe d’après lequel, au Mexique, les fleurs sont sans odeur et les femmes sans pudeur. Des propriétaires éclairés, qui ont voulu construire des habitations partagées en plusieurs pièces pour les travailleurs de leurs haciendas, se sont heurtés à leur mauvais vouloir. C’était pour eux une tyrannie ! Le défaut du respect d’elle-même chez la femme et par conséquent l’absence des sentimens qui pourraient épurer le foyer et relever la famille, voilà le secret de l’incurable infériorité économique de l’Indien.

En voyant quelle est aujourd’hui, et même depuis des siècles, la dignité de vie domestique de nos populations rurales, nous ne nous rendons pas assez compte de ce qu’elles doivent aux longs efforts de leurs éducateurs. Et cependant quand on lit le Querolus, une comédie de mœurs écrite en Gaule au ive siècle, on voit que les esclaves attachés aux grands domaines gallo-romains étaient alors dans un état moral à peu près semblable à celui des Indiens du Mexique. L’étude comparative de l’histoire peut seule donner une idée de la profondeur de l’élaboration morale qui s’est opérée dans ce moyen âge primitif que Montalembert a fait revivre en sa grande œuvre des Moines d’Occident.

L’Espagne catholique, qui au xvie siècle a eu une si merveilleuse expansion, qui au siècle suivant a produit des scolastiques et des mystiques si puissans, n’a pas eu les nombreux ordres hospitaliers et enseignans qui à la même époque marquèrent chez nous la renaissance chrétienne et se personnifient dans les Filles de la charité et les Frères de la doctrine chrétienne. Aux premiers temps de la conquête, on comprit que c’était par la femme qu’il fallait commencer l’éducation morale de la race indienne, et une riche fondation, l’Enseñança, fut faite dans cette intention à Mexico ; mais elle demeura isolée. Quand on rapproche de la triste condition morale et matérielle des Indiens mexicains les intérieurs respectables des descendans des Hurons et des Montagnais au Canada, on voit toute la supériorité du catholicisme français au siècle de Louis XIV ; car toutes les institutions religieuses de notre ancienne colonie datent de cette époque. Qui fera aujourd’hui ce que les siècles passés n’ont malheureusement pas su faire ?

L’église mexicaine actuelle, grâce à la réforme profonde qui s’est accomplie dans son sein et au zèle éclairé de son nouvel épiscopat, pourrait certainement accomplir cette œuvre à la longue. Mais son action est resserrée par une législation sectaire dans les plus étroites limites. L’école et l’assistance du peuple lui ont été enlevées. Le parti qui est au pouvoir depuis vingt-cinq ans, a édicté l’instruction laïque, gratuite et obligatoire ; mais, malgré les déclarations optimistes du président Portirio Diaz à l’ouverture du congrès le 1er avril dernier, il n’y a à attendre de ces lois que des places à donner à la gente illustrada qui se multiplie chaque jour dans la société mexicaine et meurt de faim.

D’autres administrateurs, quelque peu économistes, ont pensé qu’en créant des besoins nouveaux chez leurs administrés, ils les rendraient plus industrieux et les obligeraient notamment à acheter les produits des tissages que le gouvernement s’efforce de multiplier par le régime protectionniste. Les Indiens s’habillent à bas prix de cotonnades grossières dans lesquelles leurs femmes leur taillent des vêtemens amples, mais très suffisans. Entre ceux qui sont ainsi vêtus et les métis, qui ont au moins la partie indispensable du vêtement européen, une grande démarcation sociale subsiste. Les Espagnols s’appelaient autrefois eux-mêmes, par opposition aux indigènes, les gente de razon. Aujourd’hui, les citoyens qui portent un pantalon sont des gente décente, et une foule de privilèges sociaux leur sont attribués en conséquence. Aussi dans quelques États a-t-on imaginé d’imposer aux Indiens le port du pantalon, estimant que toutes ces distinctions surannées s’effaceraient et que les manufactures marcheraient d’autant mieux. Malheureusement c’est un vêtement coûteux, et l’on n’a pas fourni en même temps aux pauvres Indiens les moyens de l’acheter. Ceux qui réussissent à s’en procurer un cherchent à le faire durer toute leur vie. Ils le portent soigneusement plié sous le bras et ne le mettent qu’aux portes de la ville, pour ne pas être jetés en prison par les gendarmes et les agens de police qui les traitent avec autant de brutalité que d’arbitraire.


IV.


La question vitale pour l’Indien est la question de la terre. Cela peut paraître étrange dans un pays où la densité moyenne de la population est de 5 habitans par kilomètre carré ; elle atteint 30 à 35 dans les États de Puebla, de Mexico, d’Hidalgo, de San-Luis de Potosi qui ont de grandes villes, pour redescendre à 13 et à 10 dans le Jalisco et le Michoacan et à 1, 8 dans le Tamauhpas et le Campêche. Un coup d’œil rapide sur l’histoire de la propriété foncière est nécessaire pour s’en rendre compte.

Les Espagnols trouvèrent, là où l’irrigation était possible, des groupes agricoles très denses qui cultivaient la terre sous un régime de propriété villageoise collective, analogue à celui qui existe dans une grande partie de la Russie. Les terres fêtaient réparties entre les habitans moyennant des redevances payées les unes à la communauté, les autres aux caciques, seigneurs du territoire. Ceux-ci, outre leur pouvoir sur la personne de leurs sujets, possédaient à titre privé et héréditaire des domaines qu’ils louaient par parcelles aux habitans des villages voisins. Les seigneurs indiens disparurent, les uns ayant été exterminés, les autres, en plus petit nombre, s’étant fondus avec les grands propriétaires espagnols. La Couronne se trouva hériter de leurs droits coutumiers et de leurs propriétés ; car, par le fait de la conquête, le domaine éminent de toutes les terres lui appartenait.

D’immenses espaces étaient d’ailleurs inoccupés, les indigènes n’ayant pas de bétail. Le pâturage des terres vagues, qui existe en Europe dès l’origine de l’histoire et a eu une si grande importance sur la constitution de la propriété foncière, ne se produisit en Amérique qu’après la conquête. Les rois d’Espagne, désireux de conserver les indigènes et de les protéger contre les empiétemens des Européens, reconnurent formellement la propriété des communidades de Indios. Il leur fut interdit de vendre ou de concéder temporairement leurs terres aux Européens et elles furent placées sous la tutelle des intendientes royaux, comme les villes créées dans le pays le furent pour leurs biens communaux. Les Indiens ont sur bien des points gardé les terres dont ils étaient en possession de toute antiquité et, jusqu’à ces derniers temps, ils se les sont réparties selon leurs coutumes traditionnelles. Les rois d’Espagne cherchèrent même à augmenter leurs propriétés, d’abord en donnant aux communidades un droit de préférence sur les terres domaniales de leur voisinage quand elles étaient mises en vente (composiciones), puis en leur attribuant le domaine utile de terres de la Couronne à titre de repartimiento comme aux cités espagnoles ; la Couronne se réservait en ce cas la directe et des redevances récognitives. Mais la population rurale a été aussi mobile au Mexique pendant les trois derniers siècles qu’elle l’avait été en Europe au moyen âge. Quand un village d’Indiens disparaissait par suite d’épidémies ou de disette, ce qui était très fréquent, les tierras de communidades, aussi bien que les terrenos de repartimiento, faisaient retour à la Couronne. En revanche, quand un nouveau centre d’Indiens se formait, en vertu d’ordonnances de 1567 et de 1573, il lui était attribué à titre de pleine propriété (fundo legal) un rayon de terre de 600 varas pour former son territoire agricole, plus une lieue[10] de large autour et à partir du fundo legal pour faire pâturer les bestiaux que maintenant ils possédaient en grand nombre : c’est ce qu’on appelait les ejidos de los pueblos. La propriété collective persista généralement chez les Indiens ; les pâturages étaient utilisés en commun, les terres arables alloties entre les familles. Les lois espagnoles reconnaissaient bien la propriété individuelle du sol à leur profit ; mais les caciques avaient disparu, et quant aux petits propriétaires, ils aimaient mieux confondre leurs biens avec ceux d’une communidad pour s’assurer sa protection[11].

Dans le nord où les Espagnols rencontrèrent presque exclusivement des tribus de chasseurs à demi nomades, ils les fixèrent au sol par la mission établie toujours à une certaine distance du presidio ou colonie militaire. Les Indiens, qui venaient s’établir autour de la mission, recevaient des terres aux titres divers de fundo légal, d’ejidos et de realengas : ces dernières étaient des terres arables, dans le voisinage immédiat du village, que l’on affermait pour faire face aux charges publiques[12].

En 1857, l’on a imaginé d’appliquer aux biens communaux des villes et des communautés indiennes le principe de la désamortisation et l’on a ordonné leur vente aux enchères ou leur partage entre les habitans. C’est un des exemples les plus caractéristiques du mal que peuvent faire les idées a priori. Cette loi a été exécutée complètement dans les villes qui sont ainsi privées d’un domaine auquel le temps aurait donné une plus-value certaine, et elles doivent depuis lors demander toutes leurs ressources à l’impôt. Quant aux communautés indiennes, elles ont opposé à cette loi une résistance passive qui, dans bien des localités, a été couronnée de succès. Là où elle a été appliquée et où l’on a partagé tout le territoire en propriétés individuelles entre les Indiens, les résultats en ont été généralement mauvais ; car la plupart ne sont pas assez avancés économiquement. Dans la Sonora, par exemple, où l’on a partagé les terres des Yaquis, qui sont principalement chasseurs et pasteurs, ces malheureux ont vendu leurs lots à des spéculateurs américains sans savoir ce qu’ils faisaient. Ils ont ensuite voulu les reprendre par la force et cela a été l’occasion d’une insurrection, qui a abouti comme toujours à leur extermination[13].

Même là où le partage des terres a eu lieu, les Indiens ont toujours un sentiment communal très intense. Établis en villages au milieu des grandes haciendas qui occupent la plus grande partie du territoire, ils louent comme colons partiaires ou fermiers une partie de ces domaines. Ils désireraient avoir de plus grandes étendues de terres en pleine propriété, sauf à ne les cultiver que partiellement en transportant chaque année leurs cultures sur une terre nouvelle ; car ce à quoi ils répugnent le plus, c’est à la culture intensive[14]. Ils sont donc portés à regarder les grands propriétaires voisins comme des usurpateurs de leurs anciens domaines. C’est faux dans la plupart des cas ; mais les déclamations des aztécomanes ne laissent pas d’arriver jusqu’à l’oreille des intéressés. Ce sentiment se traduit par des déprédations répétées dans les bois et dans les troupeaux des grands propriétaires ; il aboutit rarement à des crimes contre les personnes, à moins que les agens de ceux-ci ne se montrent trop durs.


V

La grande, la très grande propriété s’est développée au Mexique sous la domination des Espagnols et aussi depuis l’indépendance dans des proportions qu’on ne rencontre en aucun autre pays. Au lendemain de la conquête, les rois d’Espagne constituèrent au profit des conquistadores des bénéfices viagers qui leur donnaient droit aux services coutumiers des Indiens d’un certain territoire. Dans le cours de vingt années on vit se dérouler des événemens analogues à ceux qui, en France, sous les Mérovingiens, rendirent les bénéfices héréditaires et les transformèrent en fiefs. Une propriété viagère ne sera jamais considérée comme une vraie propriété ; elle ne répond pas au sentiment qui attire l’homme à la possession de la terre. Aussi, malgré sa toute-puissance, Charles-Quint, en 1542, dut reconnaître aux encomiadores le droit de transmettre leurs domaines à leurs descendans.

En outre, la Couronne avait à sa disposition d’immenses espaces inoccupés. Les vice-rois en firent des concessions très étendues, au profit de particuliers ou d’établissemens religieux, concessions qu’il fallait en principe faire confirmer par le Conseil des Indes. Après l’indépendance, les États entre lesquels la souveraineté fut partagée continuèrent à faire des concessions de ce genre sans aucun contrôle. C’est l’origine des immenses propriétés que l’on trouve dans le Nord et aussi dans la partie du territoire de la République qui a été cédée aux États-Unis en 1847. Ces titres sont sujets à bien des contestations et les personnes qui achètent des domaines au Mexique ne sauraient se passer de l’assistance de légistes expérimentés et honnêtes.

La désamortisation des biens ecclésiastiques n’a pas, nous l’avons dit, changé cet état de choses : ils ont été achetés par des spéculateurs au lieu d’être morcelés.

Il y a des haciendas grandes comme un département français. Celles de la taille d’un de nos arrondissemens sont nombreuses. Quand elles sont situées sur les versans de la table centrale, elles comprennent souvent à la fois des tierras frias, des tierras templadas et des tierras calientes ; elles réunissent les produits de tous les climats. Aussi les premières améliorations que font les propriétaires intelligens consistent en l’établissement de tramways à chevaux, de chemins de fer Decauville, de ponts tubulaires en fer, jetés sur les barrancas, pour rendre les transports possibles[15].

Quelque bas que soit resté jusqu’ici le prix de la terre, les haciendas représentent des valeurs considérables : 200,000 piastres est le prix d’une petite : une grande en vaut facilement un million, même sans que les systèmes de culture aient été transformés. Les exploitations moyennes qu’on appelle ranchos, et que les statistiques européennes rangeraient sans hésiter dans la très grande propriété, n’ont pu se constituer que dans la banlieue des villes ou dans quelques États plus peuplés et plus industrieux que les autres, comme celui de Guanajuato. Partout ailleurs, elles auraient été comme étouffées entre les grands domaines voisins.

Quoique les droits de l’homme et du citoyen soient inscrits en tête de toutes les constitutions et que les services coutumiers auxquels les Indiens étaient soumis du temps des Espagnols aient été formellement abolis, en fait, les haciendas mexicaines ont la même organisation économique que celle des fisci de l’époque carlovingienne, telle que nous la connaissons par le polyptique d’Irminon. On en jugera par les notes que nous avons prises sur deux d’entre elles.

La première, située dans l’État d’Hidalgo à dix lieues de Mexico en tierra fria, est consacrée à la culture du blé, de l’orge, du maïs, à l’élevage du bétail et surtout à la production du pulque auquel le voisinage de la capitale assure un débouché très lucratif. Elle comprend 20,399 hectares sur lesquels 5,164 plantés en agaves, 11,650 en terres de labour, 2,424 en pâturages ; 1,154 hectares de terrains arides complètent le chiffre total : deux ou trois barrages retiennent les eaux pluviales et permettent d’arroser quelques centaines d’hectares où l’on peut alors obtenir dans l’année une récolte de blé ou d’orge et ensuite une de maïs. En dehors de ces terrains irrigués, le reste de l’hacienda est exposé à la sécheresse comme tout le plateau central. La résidence manoriale avec la chapelle, les fabriques de pulque, la distillerie de mescal, les étables, les greniers, les habitations des gens de service et ouvriers d’arts nécessaires aux réparations, est située au centre du domaine. Des murailles élevées, percées d’une seule porte et de fenêtres grillées de fer, la mettent à l’abri d’un coup de main. Cent cinquante familles de travailleurs agricoles sont attachées d’une manière permanente à l’hacienda pour conduire les troupeaux et cultiver la partie complantée en agaves que le propriétaire fait valoir. C’est le mansus indominicatus, ce sont les servi non casati de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. Chaque famille est logée, grâce à la générosité intelligente du propriétaire, dans de jolies maisonnettes de brique précédées d’une courette où elle élève un porc. Les travailleurs sont payés à la journée, à raison de 31 centavos (sous) par jour (les gamins, 18 centavos 1/4), et moyennant l’accomplissement d’une tâche déterminée. Ils ne sont pas nourris. Chaque semaine ils sont payés ; l’intendant retient le prix des provisions qu’ils ont prises dans le magasin, tienda, établi dans la résidence manoriale. La tienda existe dans toutes les haciendas. Son exploitation est une occasion de gain pour les propriétaires : ceux qui sont honnêtes, qui appartiennent à d’anciennes familles, n’en abusent pas. Les travailleurs ne sont pas obligés d’y acheter comme dans le Truck-System anglais ou américain ; mais, en fait, le grand éloignement des centres habités les force à s’y approvisionner. Dans d’autres haciendas, la partie du domaine qui n’est pas exploitée en faire-valoir direct par le propriétaire est partagée en tenures, moyennant des redevances et des corvées déterminées contractuellement ou par la coutume du domaine, qui correspondent tout à fait à celles des servi casati de notre vieux document. Ici elle est cultivée moyennant des redevances fixes en blé par des colons qui habitent trois gros villages situés au milieu de l’hacienda. Ces villages sont entourés de terres, les anciens ejidos, qui appartiennent en pleine propriété aux Indiens. Quelques-uns sont même assez riches ; mais, comme leurs terres ne suffisent pas à les faire vivre, ils sont empressés à louer celles de l’hacienda, et le propriétaire, de son côté, trouve beaucoup plus de profits à faire exploiter de cette manière les champs éloignés du manoir et qui sont consacrés à la culture des céréales.

L’autre hacienda, beaucoup moins grande, est située près de Cordoba, en pleines terres chaudes. La partie boisée est de beaucoup la plus considérable. 1,344 hectares dans les bas-fonds sont complantés en cannes à sucre, et 1,100,000 plants de caféiers poussent à l’ombre de grands bois parfaitement nettoyés. Au centre, dans l’enceinte de la résidence manoriale, se trouvent une sucrerie à vapeur, une distillerie d’eau-de-vie, la chapelle, les tiendas, près de quatre-vingts-petites maisons en pierres pour les familles attachées d’une manière permanente à l’exploitation. En outre, plus de cinq cents manouvriers y sont employés habituellement. Ils vivent dispersés dans la partie montagneuse du domaine où ils cultivent le maïs nécessaire à leur nourriture sur des défrichemens temporaires faits dans la forêt. Nous n’avions pas trouvé cette combinaison dans l’autre hacienda. Un règlement visé par l’administrateur du district et affiché dans le bureau de l’intendant constitue la lex terrœ. Il rappelle que personne ne doit s’établir sur la terre sans un titre écrit émané de l’intendant et qui n’est valable que pour un an. Tous ceux qui s’établissent sur le domaine doivent une redevance annuelle de 12 piastres pour l’habitation, de 30 piastres pour leur culture et de 4 piastres pour le pâturage de leurs bestiaux. En outre, ils doivent faire deux journées par semaine sur l’hacienda qui leur sont payées à un prix fixe correspondant, d’ailleurs, aux salaires courant ; ils doivent réparer les chemins et se conformer à certaines règles pour le bon ordre du domaine. Ils ne peuvent prendre du bois de construction ou de chauffage sans la permission de l’intendant. Le règlement prévoit le cas où des individus viendraient s’établir sans titre sur les terres vagues du domaine et y feraient des défrichemens ; il leur impose d’office dans ce cas les redevances fixées plus haut. Ne sont-ce pas les hospites et les advenœ des textes carlovingiens ?

On appelle du nom générique de peones les travailleurs agricoles de toutes ces catégories. Ils sont essentiellement libres. Mais leur défaut de toutes ressources propres les place forcément sous la dépendance de fait des propriétaires. Ceux-ci ont nourri les Indiens qui travaillent sur leurs terres pendant la disette dont une grande partie du pays a souffert pendant les deux dernières années. Ce patronage peut quelquefois entraîner des abus. Il est arrivé que les autorités administratives ont obligé un cultivateur à rester au service d’un propriétaire jusqu’à ce qu’il se fût acquitté du montant des avances qu’il en avait reçues. Une servitude déguisée résulterait de cette pratique : elle est essentiellement illégale et donnerait ouverture pour celui qui en serait victime au recours devant les tribunaux fédéraux appelé juicio de amparo. Une coutume très différente en réalité et que l’on appelle le peonage existe dans d’autres États. M. Romero la décrit ainsi d’après son expérience personnelle : « Les ouvriers agricoles qui travaillent dans les terres chaudes ont non-seulement des salaires plus élevés, mais encore ils obtiennent des avances des propriétaires dans toutes les occasions extraordinaires, mariages, naissances, décès, maladies… Dans plusieurs localités, il n’est pas possible d’engager un domestique ou un manouvrier agricole sans avoir auparavant payé la dette qu’il a contractée vis-à-vis de son employeur précédent : elle monte souvent de 100 à 500 piastres. On voit quel capital il faut mettre dehors avant de réunir un certain nombre d’ouvriers. Avec le temps, leur dette augmente au lieu de diminuer ; car généralement chaque semaine le travailleur demande plus d’argent ou de fournitures qu’il n’a gagné. Quand les ouvriers, pour une cause ou pour l’autre, ne veulent plus travailler sur une hacienda, ils sont parfaitement libres d’aller s’engager chez un autre propriétaire. Celui-ci paie volontiers leur dette pour s’assurer des travailleurs ; car personne n’en a jamais assez ; mais il arrive souvent que les peons disparaissent, quittent le pays et le montant de ces avances est perdu pour celui qui les a faites. »

Ces grandes haciendas, souvent fort éloignées de tout centre urbain, forment des unités économiques qui doivent se suffire complètement à elles-mêmes. Dans les régions forestières du Sud, là où les moyens de communication font complètement défaut, les intendans des propriétaires exercent de par la force des choses des fonctions judiciaires et administratives qui n’ont rien de constitutionnel. Là, au contraire, où les populations sont denses, l’existence de villages au milieu des grandes haciendas donne lieu à maintes difficultés. La législation érige de plein droit en municipalité toute agglomération d’habitans qui arrive à un certain chiffre, encore qu’ils soient établis sur la terre d’autrui. Ces municipalités civiles, constituées sur leurs terres, sont parfois tort gênantes pour les grands propriétaires ; aussi ils empêchent, autant qu’ils le peuvent, les agglomérations d’habitans d’arriver au nombre légal. La difficulté existe aussi au point de vue religieux. Les évêques actuels aiment mieux que leurs prêtres desservent des paroisses régulières que d’être chapelains d’haciendas, et ils ont de bonnes raisons pour cela. Des conflits du même genre se produisaient certainement dans nos campagnes durant cette période de notre histoire qu’on appelle le mouvement communal[16].

Les grands propriétaires mexicains ne résident pas sur leurs domaines. Ils les font gérer par un régisseur et des employés intérieurs, ce qui n’est pas bon pour les rapports ruraux. Eux-mêmes vivent à la ville et les plus riches se font envoyer en Europe le produit de leurs exploitations. Longtemps, l’insécurité qui régnait dans les campagnes avait été un obstacle absolu à la résidence des propriétaires comme à toute amélioration. Aujourd’hui ils ne craignent pas d’employer des capitaux à construire des sucreries, des distilleries, à faire des tramways, à planter des caféiers ou des agaves, selon les climats. Ils vont même de temps en temps passer quelques semaines dans leurs haciendas. On ne saurait trop souhaiter que les habitudes de sport rural et la vie de château se développent au Mexique. Les populations en bénéficieraient à la longue. Malheureusement, les révolutions et aussi, disons-le, l’incapacité, la paresse, ont détruit beaucoup d’anciennes familles. Un grand nombre d’haciendas sont tombées entre les mains de nouveaux enrichis, d’usuriers espagnols, qui les exploitent sans avoir l’esprit charitable qu’avaient au plus haut degré les Mexicains d’autrefois. D’autres sont achetées par des compagnies américaines ou anglaises, qui réalisent de grands progrès agricoles, mais ne se préoccupent en rien du sort des populations qui leur fournissent le travail.


VI

Une des causes du grand développement des États-Unis a été l’excellent régime de cadastration et de vente des terres non occupées par le gouvernement fédéral, régime qui, avec quelques modifications secondaires, remonte à 1787. Quoique la république mexicaine eût hérité de la Couronne d’Espagne le domaine de toutes les terres vacantes, elle n’avait pratiquement point de terres publiques à mettre en vente et à offrir aux colons jusqu’en 1883. Les concessions de propriétés faites par les gouvernemens successifs portaient souvent sur des étendues désignées d’une manière très vague. Puis les grands propriétaires, les villes, les communautés indiennes elles-mêmes avaient occupé les terrains adjacens pour le pâturage ou au moins élevaient des prétentions à leur possession. Une loi de Juarez, édictée au plus fort de la guerre civile, posa en principe que toute terre, dont le propriétaire ne justifierait pas de son droit par un titre, serait considérée comme terre publique, terreno baldio, et que le dénonciateur pourrait se la faire adjuger jusqu’à concurrence de 2,500 hectares, moyennant un prix déterminé et fixé fort bas. Cette loi n’avait donné que peu de résultats et le gouvernement était hors d’état de procéder lui-même à la cadastration générale du territoire. Une loi de 1883 a fait produire au principe posé par Juarez toutes ses conséquences en autorisant la formation de sociétés spéciales de dénonciation et de délimitation des terrenos baldios et en donnant à ces sociétés pour les rémunérer le tiers des terrains délimités par elles.

Les propriétaires menacés d’éviction peuvent faire confirmer leurs titres en payant le prix fixé dans leur État pour les terres publiques, selon la catégorie à laquelle elles appartiennent, avec un certain rabais. Ce prix, comme toutes les acquisitions de terres publiques, est payable en titres de la dette intérieure, que le gouvernement prend au pair, mais que l’on achète aujourd’hui à la bourse de Mexico à 30 pour 100. Le gouvernement poursuit un double but : l’extinction de la dette intérieure et la constitution d’un domaine public nettement délimité ouvert à la colonisation. Un certain nombre de sociétés de ce genre se sont créées et à la fin de 1889, elles avaient délimité 38,811,524 hectares sur lesquels 11,036,407 avaient été abandonnés aux compagnies et 12,642,446 hectares avaient été vendus par le gouvernement. Plus de 11 millions d’hectares restaient disponibles pour la colonisation. Les mêmes opérations se sont continuées et le discours de Porfirio Diaz, à l’ouverture du congrès le 1er avril dernier, nous apprend que 2,600,000 hectares de terrenos baldios ont été dénoncés dans le cours de l’année 1892-93 par les compagnies qui en ont gardé le tiers[17].

Seulement ces opérations entraînent une multitude d’injustices. Souvent les titres de possessions fort légitimes ont été perdus ; puis la prescription acquisitive de terres vacantes est un mode naturel de constitution de la propriété. C’est une véritable iniquité de ces lois de ne pas l’avoir reconnue. Les grands propriétaires peuvent encore se défendre ou se racheter ; mais ceux qui sont faibles sont souvent spoliés par les compagnies.

Quand il s’agit de propriétés provenant des communautés indiennes, les jurisconsultes ont fait admettre que pour elles la possession valait titre. Malgré cela, les villages indiens, qui se considèrent comme propriétaires de toutes les terres vagues les entourant, sont le point de mire de ces sociétés et ils succombent généralement sous leurs artifices. Dans plusieurs États, leurs agens ont été assassinés et les compagnies ont dû renoncer à leurs opérations. Ailleurs, l’appui plus énergique des pouvoirs publics leur a permis de les continuer ; mais une profonde irritation à leur sujet règne dans l’opinion. Elle se manifeste peu au dehors ; car ces faits se passent dans des campagnes reculées et un petit nombre de journaux indépendans en parlent seuls de temps à autre.

Quant à la colonisation des terres entrées par ces procédés dans le domaine public, elle a été jusqu’à présent fort lente. Les concessions gratuites de 100 hectares, faites à l’imitation et avec les conditions de résidence de l’homestead américain, ne sont pas pratiques. Un cultivateur étranger isolé est écrasé dans ce pays, où malgré les progrès réalisés au point de vue de la sécurité matérielle, beaucoup reste abandonné à la propre défense individuelle.

Les compagnies de délimitation, en se transformant en compagnies de colonisation, peuvent obtenir, pour des prix purement nominaux, d’immenses étendues de terres en sus du tiers auquel elles ont droit. Jusqu’à présent, elles ont très peu fondé de villages. Leur but est surtout d’accaparer des terres et d’en faire matière à spéculation. Quant à la fondation directe de villages par le gouvernement, l’expérience de l’Algérie nous donne peu de confiance dans les succès dont se vantent les rapports officiels.

Ils nous apprennent qu’en 1887 dix-neuf colonies avaient été fondées soit par le gouvernement[18], soit par des compagnies, principalement dans les États du Nord. Depuis lors, il s’en est créé de nouvelles : récemment, le gouvernement a vendu à un capitaliste mexicain, don Rafaël Dorrantes, 300,000 hectares de terres très riches, dit-on, dans les États de Tabasco et de Chiapas au prix de 1 piastre l’hectare, payable en cinq annuités en titres de la dette publique, et à charge d’établir une famille de colons par 200 hectares.

La colonisation vraiment féconde se fait d’elle-même ou par l’action de spéculateurs qui n’ont pas besoin de faveurs gouvernementales. C’est ainsi que le Nord-Ouest des États-Unis a été peuplé, que le Sud-Ouest est en voie de l’être aujourd’hui. Mais les États-Unis demeurent toujours le pays où la famille de robustes travailleurs et le capitaliste disposant de quelques dizaines de mille francs ont le plus de chances de se créer un home. La constitution si complexe de la société au Mexique ne permet guère de se faire une place au soleil qu’aux riches capitalistes qui y arrivent organisés en sociétés et prêts à passer des contrats aux conditions usitées d’après les mœurs locales avec le gouvernement de la république et avec ceux des États particuliers. Il n’y a d’exception que pour les commerçans proprement dits.


VII

Le Mexique conserve un des traits caractéristiques des pays d’ancien régime : le peu de développement des classes moyennes. Nulle part on ne rencontre de plus grands extrêmes de pauvreté et de richesse. C’est le propre de la liberté économique, quand d’ailleurs la justice est suffisamment observée, de multiplier les degrés divers de richesse, tandis que la violence matérielle et la tyrannie de la loi rejettent incessamment dans la pauvreté ceux qui commençaient à s’élever ; seuls, les forts, qui peuvent lui résister, deviennent et plus riches et plus forts.

La petite et la moyenne propriété, nous l’avons vu, existent à peine sur quelques points. Les métiers n’occupaient jusqu’à présent qu’un petit nombre d’artisans, parfois très habiles, mais peu portés à chercher des voies nouvelles et à s’élever au-dessus de leur condition. La grande industrie était absolument inconnue et le commerce, saut à ses degrés les plus infimes, était, comme il l’est encore, abandonné aux étrangers.

Les taux courans d’intérêt sont de 9 à 10 pour 100 pour les placemens hypothécaires, de 12 pour 100 pour les prêts commerciaux. Là où l’usure s’exerce, et ses ravages sont très grands, ces taux sont largement, dépassés. Les richesses naturelles du pays sont telles que beaucoup d’entreprises agricoles et industrielles peuvent les supporter ; mais ils témoignent de la rareté des capitaux.

Toutes les institutions qui, chez nous, développent l’épargne et le self hep sont à peine représentées par trois ou quatre caisses d’épargne. Le champ serait cependant immense pour elles et l’élévation du taux de l’intérêt rendrait leurs résultats très rapides comme pour toutes les institutions de prévoyance.

Des sociétés de secours mutuels se sont récemment formées à Mexico et dans quelques grandes villes sur la base professionnelle et en réunissant des hommes de toute race ; elles semblent sorties des vieux souvenirs de la civilisation aztèque où des corporations de métier existaient. Elles sont déjà une force politique que Porfirio Diaz utilise, comme le faisait Napoléon III en ses beaux jours. Quoiqu’elles ne soient pas animées de l’esprit d’antagonisme au capital, elles exercent une heureuse influence pour le rehaussement si nécessaire des salaires.

Le grand obstacle à l’épargne et aux institutions qui la développent, c’est l’ivrognerie et le jeu. Le jeu se manifeste sous toutes les formes. Le gouvernement a une loterie publique organisée et, dans la plupart des États, les maisons de jeu sont patentées et ouvertes publiquement moyennant des redevances fiscales. Là où elles sont interdites par la loi, la connivence des autorités locales les rend encore plus dangereuses.

La classe moyenne se compose uniquement des professions libérales. Il y a parmi leurs représentans des hommes fort distingués ; mais, comme dans tous les pays latins, le grand nombre de jeunes gens, qui dédaignent le commerce et l’industrie pour se jeter dans ces professions et surtout dans les emplois publics, lait que ces carrières sont encombrées et que l’immense majorité de ceux qui les ont embrassées est incapable de faire souche de familles solidement assises. Il y a au Mexique surabondance d’établissemens d’instruction secondaire, eu égard à la population apte à en profiter et les faméliques à demi instruits, qui ne peuvent vivre que des emplois publics, vont en se multipliant à chaque génération.

C’est surtout pour les femmes ayant reçu ce genre d’instruction, pour la mujer illustrada comme on dit, que le défaut d’assiette de la classe moyenne est sensible et ce ne sont pas les loges maçonniques spéciales à leur sexe qu’on a créées en ces dernières années qui y remédieront. À Mexico et dans les grandes villes, les institutions d’assistance, toutes strictement laïcisées, leur fournissent un certain nombre de places. On les a admises à suivre les cours de médecine, espérant leur créer de nouveaux débouchés. Des écoles normales ont été instituées pour les filles. Mais, dans un congrès d’instituteurs en 1891, les mâles ont brutalement réclamé le monopole de toutes les places payées dans l’instruction publique. L’on est loin du sentiment qui, aux États-Unis, fait une part de plus en plus large aux femmes dans les emplois publics et surtout dans l’instruction de l’enfance. D’un autre côté, les mœurs ne leur laissent pas occuper dans le commerce la place si considérable qu’elles ont en France.


VIII

Les mêmes causes sociales, qui, en Angleterre, jusqu’à Elisabeth, livraient presque tout le commerce aux marchands italiens, flamands et hanséates, qui, au XVIIe et au XVIIIe siècle, assuraient la même prépondérance aux Génois dans le royaume de Naples, les mêmes causes, disons-nous, font qu’au Mexique le commerce est presque exclusivement exercé par des étrangers. Les gens du pays le dédaignent ou s’y montrent peu aptes.

Des sociétés de bienfaisance nationales groupent les commerçans étrangers, et à Mexico ils ont, en outre, des casinos particuliers. Chaque colonie a sa physionomie propre[19].

Les Espagnols tiennent naturellement la tête. D’après une statistique faite par leur gouvernement, on en comptait, au 31 décembre 1887, 9,553 ; mais les femmes et les enfans n’étaient pas compris dans ce chiffre et l’on estime que beaucoup d’Espagnols n’ont pas eu cure de se faire inscrire à leur légation ; les deux groupes les plus nombreux sont à la Vera-Cruz (2,628) et à Mexico (2,139). Ils viennent de la Catalogne, de l’Andalousie, des Asturies, de la Galice, et tendent à se grouper d’après leurs origines provinciales. Leurs commerces principaux sont l’épicerie et le prêt sur gages. Ils y font rapidement fortune et ceux qui ont quelque éducation épousent facilement des héritières. Le prestige du sang espagnol et la communauté de langage leur donnent un avantage considérable sur les autres étrangers. Les mêmes raisons sans doute les aident dans un genre d’entreprises particulièrement lucratives, les contrats avec le gouvernement fédéral, les gouvernemens des États et les municipalités. Parler la même langue est une condition favorable pour bien s’entendre. Par l’un ou l’autre moyen, les immigrans espagnols font de grandes fortunes : ils acquièrent la plupart des haciendas mises en vente, après avoir prêté de l’argent à leurs propriétaires obérés. Un sentiment populaire très vif existe contre eux, et, chaque année, les fêtes de l’indépendance sont l’occasion de manifestations contre leur casino à Mexico. Ce sont bien moins les souvenirs irritans du passé que des griefs économiques présens qui causent cette antipathie, fort analogue au fond à l’antisémitisme européen. Mais les fils de ces immigrans se fondent dans la population et la richesse légitime tout dans un pays qui sort à peine des révolutions et des confiscations.

La quincaillerie et la bimbeloterie sont restées l’apanage des Allemands. Dans la mercerie et le commerce des étoffes, ils ont été éliminés par les Français ; malgré le bon marché de leurs produits, la mauvaise qualité et le manque de goût ont fini par leur nuire.

Les Anglais et les Américains réussissent surtout dans les entreprises industrielles et les exploitations minières. Ils sont beaucoup moins aptes que leurs concurrens européens au commerce de détail, et, au Mexique, il faut toujours l’unir au commerce d’importation. Le pays n’est pas assez avancé pour que la différenciation entre le gros et le détail se soit encore produite. Les importateurs vendent eux-mêmes aux cliens dans les grandes villes ; les petits marchands mexicains des bourgades de l’intérieur Tiennent s’approvisionner chez eux en obtenant des crédits de six mois et d’un an moyennant le 12 pour 100.

Les Suisses et les Belges sont représentés par un petit nombre de maisons honorables ; ils se sont joints aux sociétés de bienfaisance françaises.

Nos 4,000 à 5,000 compatriotes établis au Mexique[20] forment une colonie dont nous devons être fiers et qui fait revivre l’esprit d’entreprise, les remarquables facultés d’adaptation autrefois propres à toute notre race. La moitié est à Mexico où l’élément cosmopolite tient une large place. Elle comprend un certain nombre d’industries de luxe, particulièrement de maisons de modes. C’est surtout dans le commerce des étoffes que nos négocians ont acquis une prépondérance incontestée. Ils ont imposé le goût français à la société. Un jour de fête, la salle du teatro national, à Mexico, a un aspect presque parisien. Un immense magasin bâti sur le modèle du Bon Marché et exploité selon ses méthodes, El palacio de Hierro, est aujourd’hui une des curiosités de la vieille capitale aztèque. Plusieurs générations de commerçans y ont fait fortune. Toutes les grandes villes, Guadalajara, Puebla, San-Luis de Potosi, Cohahuila, comptent des colonies françaises bien organisées et il est peu de villes de second ordre où l’on ne trouve quelque maison française.

La plupart des commerçans français établis au Mexique sont originaires de la vallée de Barcelonnette et on les appelle couramment les Barcelonnettes. En 1821, un nommé Arnaud, originaire de cette vallée, l’une des plus pauvres des Alpes provençales, alla chercher la fortune au Mexique et l’y trouva. Ses frères, ses neveux, ses voisins, vinrent l’y rejoindre les uns après les autres et un courant régulier d’émigration s’est ainsi établi peu à peu. Les jeunes gens arrivent comme commis chez leurs compatriotes chefs de maisons. Suivant un vieil usage malheureusement perdu en France aujourd’hui, ils logent et mangent chez le patron. Celui-ci intéresse à ses affaires les plus capables et il finit par choisir parmi eux un associé qui prendra plus tard la direction de la maison. Un certain nombre de Barcelonnettes se marient au Mexique ; mais la plupart viennent chercher une femme au pays natal. Beaucoup, quand ils ont fait fortune, se fixent à Paris, mais surtout à Marseille. Ils aiment à restaurer la vieille maison paternelle dans la montagne et à y passer l’été. Le voyageur qui parcourt leur âpre vallée est tout surpris d’apercevoir de loin en loin une jolie villa à terrasse et peinte en couleur, suivant le goût mexicain. Ils répandent l’aisance dans le pays et leurs achats maintiennent aux terres un prix beaucoup plus élevé que celui comporté par leur peu de fertilité.

Le succès des Barcelonnettes est dû à leur âpreté au travail, à leur économie, à leur grande probité commerciale, enfin au soin avec lequel ils recrutent leurs collaborateurs parmi leurs parens et voisins. Ils évitent même de prendre pour commis de jeunes Français appartenant à d’autres provinces qui n’auraient pas les mêmes habitudes qu’eux. Cette puissance de travail et ces fortes mœurs, ils les doivent au régime domestique demeuré en vigueur dans ce coin perdu des Alpes. Un seul fils se charge du domaine paternel et ses frères et sœurs se contentent des soultes modérées que leur impose le testament des parens. Sous un pareil climat on ne saurait partager la maison, les étables et les pâturages qui forment un tout sans détruire le patrimoine. Les autres enfans émigrent soit à Marseille, soit au Mexique, sachant bien qu’ils y trouveront plus facilement le moyen de faire une carrière. Ils sont généralement récompensés par le succès, tandis que l’héritier associé poursuit une vie de rude labeur, n’ayant d’autre espérance que de voir un jour un de ses fils devenir l’associé de l’oncle du Mexique. Grâce à cette organisation domestique, une race saine se maintient dans la haute vallée ; les familles ne sont pas tentées de limiter leur fécondité, les jeunes gens destinés à l’émigration apprennent de bonne heure l’énergie et l’économie ; et la France compte à l’étranger un groupe de commerçans qui assurent un débouché régulier aux produits de ses industries de luxe.

Les Barcelonnettes sont très considérés. Quoique, par suite de leur éducation et de leurs mœurs un peu particulières, ils se mêlent moins que d’autres étrangers à la population, on leur sait gré de ne pas entrer en relations d’affaires avec le gouvernement, de ne pas être des contratistas comme les Espagnols et les Américains. La concurrence très vive, qui règne aujourd’hui au Mexique comme partout, la diminution des risques de toute sorte qu’entraînaient autrefois les dangers des communications et les troubles politiques, font que les profits commerciaux sont moindres, et que les fortunes s’élèvent moins rapidement. Mais nos compatriotes ont pris assez solidement pied dans le pays pour profiter des avantages que l’industrie manufacturière offre dans les premiers temps du régime protectionniste. Plusieurs d’entre eux ont monté des fabriques de cotonnades. Celle de Rio-Blanco près d’Orizaba, qui utilise une chute hydraulique de 1,400 chevaux et est installée sur un pied égal à celui des grandes filatures européennes, a été fondée presque exclusivement avec des capitaux fournis par les Barcelonnettes. Déjà dans leurs magasins, les étoffes du pays, de qualités communes, se mélangent aux étoffes françaises. Le régime protectionniste, que nous encourageons dans le monde entier par notre exemple, aura pour résultat de restreindre nos exportations aux produits de grand luxe.

À Mexico, une société de bienfaisance très prospère groupe les Français et entretient chez eux le culte de la patrie. Elle soutient un hôpital où nos nationaux indigens sont soignés gratuitement. Elle a créé un cimetière qui est devenu le plus recherché de la ville, en sorte que la vente des concessions lui permet de faire face aux lourdes charges qu’elle a assumées. Sa prospérité est due en grande partie au dévoûment de son président, M. Diehl, un patriote alsacien, qui depuis de longues années dirige une des premières maisons de commerce sur la Plazza mayor. En 1883, après une longue interruption, les rapports diplomatiques ont été renoués entre la France et le Mexique. Nous avons un ministre plénipotentiaire à Mexico et des agens consulaires dans les principales villes. Malheureusement nos ministres, — il y a eu dans le nombre des hommes distingués, — se succèdent si rapidement qu’ils n’ont pas le temps d’acquérir une influence personnelle, la seule possible pour le représentant d’une puissance européenne. Notre colonie doit donc se suffire à elle-même et elle a appris de longue date à le faire. Pendant l’intervention française elle avait eu la sagesse de rester étrangère aux luttes des partis ; quand nos troupes se sont retirées, nos négocians n’ont été nulle part molestés et l’on ne vit pas se renouveler les scènes qui s’étaient produites à Puebla en 1863, au moment où la victoire éphémère du 5 mai avait grisé les têtes mexicaines. Aujourd’hui, quand nos compatriotes célèbrent la fête du 14 juillet, qui à l’étranger n’a aucun caractère de parti, ils reçoivent des témoignages unanimes de sympathie de la part de la population.


IX

Il y a une vingtaine d’années, l’industrie manufacturière était uniquement représentée par les arts et métiers qui ne peuvent s’exercer que sur place et par quelques fabrications de lainages et de cotonnades grossières dans les familles d’Indiens. Le cuir seul était travaillé avec un goût qui rappelait l’introduction des arts espagnols après la conquête. Guanajuato et Silao ont conservé des fabriques de cordouanerie très remarquables. La sellerie mexicaine n’a pas de rivale. La fabrication des cigares et des cigarettes, qui répond à un besoin national, répandu jusque chez les femmes, a été poussée aussi à un grand degré de perfection dans des ateliers où le travail manuel est presque exclusivement employé.

Mais le Mexique a la prétention de devenir aussi un État manufacturier et, embarrassé comme il l’est de trouver des ressources fiscales, l’élévation du tarif douanier se colore aux yeux des populations du prétexte de développer les industries nationales ! Un certain nombre de manufactures de textiles se sont élevées là où des chutes d’eau donnaient la force motrice. C’est toujours par là que commence l’industrie. Il y avait en 1889 121 manufactures employant la laine ou le coton. Quelques-unes, comme la Compaña del Hercule près de Queretaro, la Estrella près de Parras, la Belem près de Durango, la Reforma près de Guanajuato, employaient de 500 à 900 ouvriers. Depuis lors il s’en est élevé de nouvelles. La grande majorité sont de petites usines hydrauliques occupant de 150 à 200 ouvriers, hommes, femmes et enfans. Ces manufactures ont généralement un outillage perfectionné venant de France, d’Angleterre, de Belgique. Elles sont aujourd’hui en état de fournir complètement à la consommation des classes populaires. C’est donc un marché à peu près fermé aux cotonnades communes de l’Angleterre et des États-Unis.

En dehors des fabriques de textiles, on compte une demi-douzaine de papeteries. Récemment, il s’est établi quelques fonderies de plomb argentifère et de fer dans les États du Nord.

Les salaires industriels dépassent sensiblement ceux de l’agriculture, mais restent très inférieurs à ceux des États-Unis et de l’Angleterre. Ils varient entre 75 et 37 centavos par jour pour les hommes, 75 et 25 centavos pour les femmes, 37 et 20 centavos pour les adolescens. Ces écarts considérables tiennent surtout aux provinces. Dans les États du Nord et dans celui de la Vera-Cruz, les salaires sont à peu près le double de ce qu’ils sont dans les États du Sud et sur la côte du Pacifique. Les ouvriers d’art, par exemple les mécaniciens attachés aux usines, ont naturellement des salaires plus élevés ; comme les manouvriers, ils se recrutent dans la population indienne, pure ou métisse, qui a une grande aptitude à s’assimiler les procédés techniques et qui fournit avec empressement le personnel de ces usines. Quelques directeurs de race ou d’origine européenne suffisent à le conduire. Les journées sont fort longues : quatorze heures et parfois davantage ! Heureusement, le dimanche et les fêtes religieuses sont rigoureusement observées et les usines, étant situées à la campagne, sont généralement salubres. Néanmoins, c’est trop compter sur la force d’endurance propre à la population indienne. Les grèves sont assez fréquentes, mais se terminent promptement et ne paraissent pas jusqu’ici avoir envenimé beaucoup les rapports entre employeurs et ouvriers.

L’exemple de l’industrie mexicaine actuelle montre l’erreur de voir dans des salaires intérieurs une condition de supériorité commerciale. Ils vont toujours avec un état économique arriéré et trahissent les défauts de l’organisation sociale. Actuellement, en raison du poids énorme des impôts qui grèvent l’industrie et le commerce, des frais élevés des transports et du tarif douanier, qui se retourne souvent contre son but par ses répercussions, tout est produit beaucoup plus chèrement au Mexique qu’en Europe et même qu’aux États-Unis.

Le développement manufacturier du pays a pour conditions, nous l’avons dit, la découverte et l’utilisation de gîtes de houille et l’établissement d’un réseau de voies ferrées dont les tarifs ne soient pas exorbitans. En attendant, comme tout l’outillage doit venir de l’étranger, et qu’en principe, il est frappé de droits de douane très élevés, les personnes qui veulent monter une manufacture doivent obtenir du gouvernement fédéral la dispense des droits de douane, parfois même la remise de certains impôts.

En outre, les États particuliers dont se compose la République étant absolument maîtres de leur système fiscal, quelques-uns, afin d’attirer des industries sur leur territoire, leur accordent pour de longues années l’exemption de tous les impôts locaux grevant les manufactures et les entreprises commerciales. Ils vont parfois jusqu’à donner des primes à des industries dont ils attendent beaucoup dans l’avenir. Cela crée, prétend-on, des inégalités économiques entre les diverses parties du pays. Puis, quoique formulées par des lois et d’une manière générale, ces exemptions s’appliquent en fait la plupart du temps à des manufactures déterminées. Nous n’avons pas à discuter ces griefs des économistes mexicains ; il nous suffit d’indiquer la manière dont se traitent les affaires et se fondent les entreprises nouvelles dans le pays.

En résumé, le Mexique présente aux capitaux européens et aux hommes d’initiative des champs variés et très féconds d’emploi. Peu de pays nouveaux en offrent aujourd’hui autant. Il faut seulement les choisir judicieusement et ne pas s’y engager sans tenir compte du climat et de la constitution sociale.

À la différence des États-Unis, qui cherchent maintenant à restreindre l’immigration des travailleurs manuels et qui dans beaucoup d’États de l’Ouest entravent l’acquisition des terres par les étrangers sous la pression d’une démocratie rurale aveugle, le Mexique lait des conditions exceptionnellement favorables aux industriels, aux commerçans, aux spéculateurs étrangers. La législation civile ne fait point de différence entre les nationaux et les étrangers[21]. Comme le service militaire n’existe pas pour les gente decente, ceux-ci ne craignent pas de prendre la nationalité mexicaine ou au moins de la laisser prendre à leurs enfans.

Mais quelque aide que le Mexique reçoive du dehors, sa grande force consiste dans les idées nouvelles qui se font jour dans la classe des grands propriétaires et les poussent à faire valoir les richesses naturelles à peine exploitées dont ils sont les détenteurs. Elle réside aussi dans la vive aspiration au progrès qui travaille tous les hommes ayant reçu de l’instruction et qui, avec le temps, arrivera à constituer des classes moyennes solides, quand l’esprit industriel aura pris la place du goût malsain pour les révolutions politiques. Nous augurons favorablement surtout de la confiance que les Mexicains de tous les partis et de tous les rangs ont dans la prospérité future de leur patrie. C’est la première condition pour la réaliser. Ainsi que tous les peuples du Midi, ils s’assimilent promptement les élémens étrangers et comme, pour les raisons que nous avons dites, les grandes masses d’immigrans du vieux monde ne se porteront jamais au Mexique, il n’est pas à craindre que cette civilisation éminemment originale perde ses caractères distinctifs.


CLAUDIO JANNET.

  1. Ces faits ont été remarquablement exposés par M. Joaquin D. Casasus, délégué du gouvernement mexicain à la conférence de Bruxelles, dans deux volumes intitulés : la Question de l’argent au Mexique et le Problème monétaire et la conférence monétaire de Bruxelles (Guillaumin, 1892 et 1893).
  2. Dans l’État de Guerrero, tout entier couvert par des sierras et des barrancas, les Indiens ont conservé leur organisation en tribus et sont assez hostiles aux étrangers qui cherchent à s’établir au milieu d’eux.
  3. L’intéressant volume sur la République orientale de l’Uruguay, que vient de publier le comte de Sainte-Foix, ancien ministre de France dans ce pays (1 vol. in-18, Léopold Cerf), montre comment dans le cours de ce siècle les Indiens Charmas ont été absolument éliminés, tandis que les colonies italienne et française sont devenues les facteurs prépondérans de la politique. L’abominable guerre d’extermination faite par le Brésil et la République argentine au Paraguay, et qui a réduit un peuple de 1,337,440 âmes en 1857 à 221,079 âmes en 1865 (Levasseur, Statistique de la superficie et de la population de la terre, 1887, p. 173), a fait disparaître une population qui dans l’Amérique du Sud avait le même caractère que celle du Mexique.
  4. Don Fray Juan de Zumàrraga, primer obispo de Mexico (Mexico, 1881), p. 151 à 181. — History of the new world called America (Oxford, 1892, Clarendon press), t. I, VII, X, p. 203 et suiv.
  5. En 1487, la dédicace du grand temple de Mexico par Ahuitzotl, le prédécesseur de Montezuma, fut célébrée par le sacrifice de 72,344 victimes.
  6. D’après M Icazbalceta, la diminution de la population indigène, qui se produisit après la conquête, doit être attribuée aux grandes pestes qui ravagèrent l’Amérique comme l’Europe dans le cours du XVIe siècle.
  7. Des savans mexicains attribuent au pacage des moutons la destruction des forêts qui existaient autrefois sur le plateau de l’Anahuac. Ils font remarquer qu’au temps de la conquête la vallée de Mexico était recouverte presque complètement par des lacs, dont le niveau a depuis lors baissé considérablement. Si la cause en est réellement celle qu’ils indiquent, ce serait un exemple frappant des perturbations que l’intervention de l’homme apporte parfois dans l’équilibre des forces de la nature, sans qu’il s’en doute.
  8. Les chemins de fer commencent à faire sentir leur effet sur les salaires. Sur leur parcours, le salaire agricole s’est élevé généralement à 37 centavos.
  9. Dans le travail que nous avons cité plus haut, M. Romero donne un tableau des prix des principales denrées dans la ville de Mexico ; ils sont très supérieurs à ceux des États-Unis ; mais il faut tenir compte de ce que Mexico doit s’alimenter par une importation considérable des parties éloignées du pays. La magnifique vallée qui l’entoure n’est pas assez grande pour le nourrir.
  10. La vara a 0m,838, la lieue a 4,190 mètres.
  11. Voir un travail de don Emilio Velasco, ancien ministre du Mexique à Paris, Terrenos de indigenas, su origen juridico, dans l’Annuario de legislacion y jurisprudencia, Mexico, 1885.
  12. Voyez Spanish colonisation in the Southwest, by Frank W. Blackmar (Baltimore, John’s Hopkins University, 1890).
  13. Ailleurs, les Indiens se montrent très en état d’exercer la propriété individuelle. Dans le village d’Amatlan, par exemple, près de Cordoba (État de la Vera-Cruz), qui est connu par ses riches costumes traditionnels, les Indiens, quoique ne comprenant pas pour la plupart l’espagnol, sont presque tous de riches propriétaires fort capables de se défendre contre ceux qui essaieraient de les tromper.
  14. Encore une fois il ne faut pas trop généraliser et surtout ne pas faire intervenir la question de race. À la porte de Mexico, les Indiens de Santa-Anita ont créé au milieu de marais de merveilleux jardins maraîchers, qui, comme type de petite propriété, valent les polders conquis par les jardiniers flamands sur l’océan.
  15. Exploitées comme elles le sont généralement, c’est-à-dire selon une routine invétérée et en laissant une grande partie de leur contenance en friches, les haciendas se vendent à un taux de capitalisation du revenu qui représente le 8 ou le 9 pour 100. Des améliorations scientifiques et des incorporations judicieuses de capitaux peuvent élever ce rendement dans des proportions considérables. Mais la première condition est la résidence ou une surveillance très étroite du propriétaire. Des capitalistes européens éprouveraient, croyons-nous, des mécomptes à acheter des haciendas en tierra fria ; car il est très difficile d’en tirer parti autrement qu’en se pliant aux coutumes des Indiens. Nous exceptons cependant les immenses espaces du Nord, qui ne valent actuellement presque rien et qui prendront forcément une certaine plus-value. Ce sont les grandes haciendas des tierras templadas et des tierras calientes, celles surtout où il y a des forêts, dont l’acquisition est en principe avantageuse aux capitalistes de l’Europe suffisamment riches pour, après les avoir payées, y incorporer les capitaux suffisans.
  16. Une autre analogie avec notre moyen âge nous a frappés. L’absentéisme des propriétaires, le manque des capitaux nécessaires pour constituer de nouveaux centres d’exploitation, font que, pendant plusieurs générations, certaines grandes haciendas n’ont pas été partagées, et que les personnes qui y ont des droits à titre successoral ou qui les ont achetés des héritiers sont fort nombreuses. Il s’est ainsi constitué des sortes de communautés de propriétaires non résidens qui rappellent un état de choses, que M. Fustel de Coulanges a deviné avec sa grande perspicacité, dans le moyen âge primitif. Au point de vue économique, il ne peut pas y avoir de plus mauvais régime. Les lois ont facilité le partage de ces haciendas indivises, et, comme actuellement les capitaux augmentent et qu’un mouvement remarquable se produit dans les classes riches du pays pour l’exploitation des richesses naturelles du sol, les partages se sont multipliés et ont abouti à la division de quelques-uns de ces domaines immenses.
  17. Dans la même année 1892-1893, les régularisations par des propriétaires pour los possessions qu’ils avaient au-delà de leurs titres ont porté sur 209,400 hectares, pour lesquels ils ont payé 110,308 piastres en titres de la dette publique intérieure. D’autre part, 1,024 titres individuels de propriété ont été expédiés gratuitement pour une superficie de 4,661 hectares provenant du partage d’ejidos de pueblos.
  18. Parmi les colonies de cette catégorie, la plus intéressante est la colonie de l’Ascension dans l’État de Chihuahua, formée avec 2,294 Mexicains des provinces cédées aux États-Unis en 1847.
  19. Deux journaux sont publiés en français à Mexico et deux ou trois en anglais. Ces derniers servent d’organe aux intérêts de la colonie américaine. The Mexican financier a une valeur scientifique réelle.
  20. Nous comprenons les femmes et les enfans dans ce chiffre.
  21. Voir un excellent travail de don Emilio Velasco sur la condition des étrangers au Mexique dans le Bulletin de la Société de législation comparée de 1892. Les études de droit international sont poussées fort loin. Les Elementos dederecho internacional privado de don Francisco Zavala (2e édition, Mexico, 1889) sont devenus classiques dans la science. Toutefois, la législation exige judicieusement que les sociétés faisant des opérations de banque, exécutant des travaux publics, exploitant des mines ou se livrant à des opérations de délimitation des terres publiques, se constituent conformément aux lois du pays et elle leur impose d’office la nationalité mexicaine.