La Société arménienne contemporaine, les Arméniens de l’Empire Ottoman

La Société arménienne contemporaine, les Arméniens de l’Empire Ottoman
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 69 (p. 903-928).
LA
SOCIETE ARMENIENNE
CONTEMPORAINE

LES ARMENIENS DE L’EMPIRE OTTOMAN.[1]

L’une des plus importantes questions qu’ait fait naître la situation de l’empire ottoman, celle qui sollicite aujourd’hui le plus vivement l’attention des hommes d’état, est la diversité des races dont ce vaste empire est composé. Chacune d’elles forme une communauté que distinguent une origine particulière, la langue, la religion et la part plus ou moins considérable d’autonomie dont elle jouit sous la protection de la Sublime-Porte. Partis des steppes de l’Asie centrale, les Turcs, après avoir conquis par un irrésistible élan la Perse l’Arménie, l’Asie-Mineure et la Thrace, après avoir planté leurs étendards victorieux sur les murs de Constantinople, les Turcs ne changèrent presque rien à la condition civile et politique des peuples vaincus. Ils se bornèrent à leur appliquer, la prescription du Koran qui commande aux vrais croyans de laisser à ceux qui se soumettent volontairement leur liberté, leurs lois et leurs biens, à la charge seulement de payer le tribut de la capitation (kharadj). Façonnés par la vie pastorale qu’ils menaient dans les déserts où furent leurs primitives demeures à tout ce qu’il y a de plus simple dans les institutions humaines, au gouvernement paternel de leurs chefs de tribus, ils transportèrent dans les contrées où ils vinrent se fixer les mêmes habitudes, le même régime. Sous le sceptre tolérant des sultans, les populations chrétiennes conservèrent une sorte d’indépendance et leur nationalité. Au moment où Mahomet II prenait possession de la capitale de l’empire grec, le patriarche œcuménique venait de mourir ; il ordonna qu’un nouveau prélat fût élu et consacré suivant les rites antiques et les canons de l’église byzantine. Le choix étant tombé sur Gennadius, le prince musulman le traita avec les plus grands honneurs ; il l’invita à un banquet et lui remit, conformément à l’étiquette de la vieille cour impériale, le sceptre d’or enrichi de perles et de pierreries. Il fut aussi bienveillant et montra la même déférence envers les chefs religieux des autres populations que le sort des armes lui avait livrées. Il y avait en lui à la fois l’homme de guerre habile et le profond politique qui s’efforçait de réparer et de faire oublier aux chrétiens les violences de l’invasion, et qui voulait se révéler à eux comme le fondateur d’un grand empire. Ses successeurs suivirent presque toujours la même ligne de conduite envers leurs rayas. Ceux-ci vécurent tranquilles, et sauf quelques catastrophes accidentelles occasionnées par des intrigues de palais, ils n’eurent jamais à gémir sous le poids d’une oppression systématique et prolongée ; leur joug était, sinon doux à porter, du moins peu gênant. L’autorité qui s’imposait à eux était légitimée par le prestige de la puissance, par les entreprises nobles et utiles qui signalèrent le règne de plusieurs souverains ottomans, par de brillantes conquêtes au dehors. L’empire était formidable contre l’Europe, alors morcelée en une foule de petits états sans lien entre eux, déchirée par l’anarchie féodale et affaiblie par des secousses et des désordres incessans ; mais un nouvel ordre de choses s’élaborait au sein de la chrétienté, prête à se dégager du chaos du moyen âge. Sur les ruines de la féodalité, la royauté commençait à asseoir son pouvoir fort et prépondérant, un nouveau droit public à s’introduire dans les rapports de nation à nation ; l’Europe se constitua en une vaste république fédérative liguée contre les Ottomans, considérés comme l’ennemi commun. Elle eut à leur opposer des armées régulières et permanentes, substituées aux bandes indisciplinées, aux troupes mercenaires qui avaient paru jusque-là sur les champs de bataille, un art militaire transformé par des découvertes inattendues et par l’adoption d’une tactique savante. Cependant la Turquie, fidèle aux traditions qui avaient fait si longtemps sa force et sa gloire, était restée attachée, avec ce respect du passé qui est le propre des Orientaux, à sa vieille organisation ; les phalanges de ses janissaires n’avaient rien perdu de leur courage et de leur audace. Elle eut encore à sa tête des souverains remarquables par leurs talens guerriers ou politiques, dans la direction des affaires ou des armées des hommes d’une incontestable valeur ; mais sa position vis-à-vis de l’Europe chrétienne avait changé, et la supériorité tendait à passer d’un autre côté. Pour rétablir l’équilibre et remonter à ce haut rang qui pouvait maintenant être disputé à l’empire ottoman, il lui était nécessaire de s’initier à la connaissance des inventions qu’avait enfantées la civilisation moderne. C’est ce que comprit un souverain dont le nom marque une ère nouvelle dans les fastes de la Turquie, et qui le premier entreprit de ranimer la sève alanguie de cet arbre jadis vigoureux, encore majestueux et fécond.

Tout le monde a entendu parler des réformes dont le sultan Mahmoud II fut l’initiateur énergique et convaincu, du terrible coup d’état par lequel il anéantit les janissaires, ce corps formidable de prétoriens, ennemis jurés de tout changement, et de ses efforts pour doter ses états d’un système militaire analogue à celui qui existe en Occident. La tâche était laborieuse et immense ; il y épuisa ses forces et mourut à la peine. Ses vues ont été suivies, ses projets continués avec des moyens différens, mais avec non moins de patriotisme par ses deux successeurs, Abdul-Medjid et le sultan actuel Abdul-Aziz, secondés par des ministres dont plusieurs ont acquis une légitime renommée. En ce moment, la Turquie est en travail pour sa rénovation ; elle traverse une crise où elle déploie une bonne volonté dont il faut lui tenir compte, et dont, nous aimons à en concevoir l’espérance, elle sortira régénérée.

Dans cette évolution que subissent ses destinées s’est fait jour un élément de force et de vitalité qui n’existait point il y a quelques années ; les populations chrétiennes, tenues pendant longtemps à l’écart et oubliées, naissent à une vie nouvelle, et apparaissent sur la scène où elles sont appelées à jouer un rôle des plus actifs. L’esprit du siècle les a pénétrées et les remue profondément ; elles ont prouvé qu’elles sont accessibles aux aspirations que peut suggérer le spectacle de l’Europe civilisée. Leurs droits ont été reconnus et proclamés par un gouvernement qui sent combien il lui importe de les rallier et de se les attacher. Elles ont été admises aux fonctions publiques, dont elles étaient autrefois exclues, et elles peuvent contribuer largement à la prospérité de l’empire par leur génie industriel et commercial.

Parmi ces peuples et l’un des plus intéressans à étudier sont les Arméniens, Leur esprit compréhensif et entreprenant, leur aptitude aux affaires, leur habileté dans le maniement des finances, leur probité traditionnelle, les ont fait apprécier des Ottomans, et leur ont valu de leur part une confiance presque illimitée. Sous des apparences modestes, ils ont une influence réelle dans l’empire. Une foule d’entre eux servent avec zèle et fidélité les différentes administrations dont ils font partie. Amis du progrès, ils ont été conduits les premiers à se donner, avec l’agrément de la Sublime-Porte ; une constitution où est inscrit à chaque ligne le principe de l’égalité de tous, et qui soumet l’élection de leurs chefs religieux ou civils à la décision du suffrage universel.

L’instruction publique basée sur l’enseignement gratuit ; les institutions charitables, les associations de secours mutuels, ont pris racine parmi eux et se propagent rapidement ; la presse périodique compte des organes dont la voix se fait de plus en plus écouter ; un mouvement scientifique et littéraire s’est manifesté, ayant pour ressort principal l’imitation à la fois instinctive et raisonnée des modèles que la France leur fournit.

Les progrès des Arméniens ont été sensibles depuis qu’a été promulgué en 1839 le tanzimat, la charte d’affranchissement des communautés chrétiennes de la Turquie. Je voudrais essayer de raconter ces progrès et de faire pressentir ceux que réserve l’avenir à une petite nation, jadis compacte et glorieuse, aujourd’hui fractionnée et dispersée de tous côtés, mais qui a su conserver sa primitive physionomie et ses excellentes qualités natives dans tous les pays où elle a trouvé l’hospitalité, et devenus pour elle une seconde patrie.


I

La population arménienne de la Turquie s’élève à 3,400,000 âmes environ, réparties dans les différentes provinces asiatiques ou européennes, mais principalement en Asie. Dans la seule ville de Constantinople, elle est représentée par 30,000 familles, qui, comptées d’après une moyenne de cinq personnes par famille, produisent un total très approximatif de 150,000 habitans. Le courant d’immigration qui a entraîné les Arméniens dans la Turquie fut déterminé dans l’origine par les invasions réitérées qui désolèrent leur pays. Ils s’habituèrent dès les Xe et XIe siècles à aller chercher dans l’empire grec la sécurité qui manquait à leurs foyers ; une foule d’entre eux se mit au service de la cour de Byzance, et plusieurs y firent une brillante fortune. Ils accoururent avec, non moins d’empressement vers le conquérant de Constantinople, Mahomet II, dont la bienveillance et la protection s’offraient à eux. Ce prince, une fois assis sur le trône qu’il avait enlevé au dernier des Paléologues, Constantin Dracosès, voulant faire refleurir un empire que de longs malheurs avaient ruiné, se hâta d’y appeler les Arméniens comme l’une des nations les plus industrieuses de l’Orient. Il manda leur archevêque Ovakim, dont le siège était à Brousse, et l’établit à Constantinople en lui conférant des privilèges très étendus et les plus honorables. Sous le titre de patriarche, ce prélat et ses successeurs devinrent les chefs non-seulement spirituels, mais aussi temporels de leurs compatriotes, leurs intermédiaires officiels auprès du gouvernement. Telle est la source de l’autorité temporelle du patriarche constantinopolitain ; son pouvoir religieux, comme celui de tous les archevêques et évêques de l’église arménienne, émane du catholicos d’Edchmiadzine[2], chef suprême de cette église. Du siège de Constantinople dépend tout l’épiscopat arménien de la Turquie, qui comprend environ cinquante circonscriptions diocésaines. Naguère en France un prélat déclarait en plein sénat que son clergé « marche comme un régiment. » La comparaison serait quelque peu malséante, si on l’appliquait aux rapports du patriarche arménien avec les évêques et les prêtres qui relèvent de lui. Ces rapports excluent une subordination aussi absolue. Antérieurement aux changemens survenus dans le laps de temps qui s’est écoulé depuis la promulgation de la constitution arménienne en 1860, l’action du patriarche sur son clergé avait un caractère discrétionnaire qui allait jusqu’à l’omnipotence. Les évêques, nommés par lui, pouvaient être révoqués à son gré et sans pouvoir interjeter appel de ses arrêts. Il avait le droit, non de les dépouiller de leur caractère épiscopal, qu’ils ont reçu du catholicos, mais de les priver de l’administration de leurs diocèses, et les exemples de pareilles destitutions n’étaient pas rares. Quelquefois le châtiment était plus sévère, et le prélat révoqué était condamné à vivre confiné dans un couvent, heureux encore si, en perdant la liberté, il évitait une dégradation humiliante ! Il arrivait en effet quelquefois que des ecclésiastiques frappés d’anathème étaient appréhendés au corps et amenés au palais patriarcal, où les attendait l’exécuteur des sentences de son éminence ; armé non pas du glaive de la loi, mais d’un instrument qui, bien que moins terrible, n’était pas tout à fait aussi inoffensif que dans la main de Figaro. Il leur rasait la barbe, qui est un des signes extérieurs de la dignité sacerdotale et un ornement obligé du costume clérical. Comme chef responsable vis-à-vis de la Sublime-Porte, le patriarche veillait à la perception du kharadj, dont la rentrée s’opérait sous sa garantie et par ses agens. Devant son tribunal étaient portées une foule d’affaires litigieuses, civiles ou criminelles ; tout ce qui a rapport aux mariages, — les instances en séparation de biens ou de corps, les questions si compliquées des empêchemens canoniques, celle non moins délicate des secondes noces, — était de son ressort. Juge suprême des mœurs, il avait des attributions qui n’étaient pas sans quelque analogie avec celles qu’exerçaient les censeurs à Rome. Quoiqu’il ait perdu maintenant une bonne partie de son autorité, ce qui lui en reste suffit pour qu’on puisse le regarder comme l’homme le plus considérable de la nation. La tenue des registres de l’état civil, la célébration des mariages, qui est une affaire purement religieuse, sont de sa compétence, — exercées par lui directement ou sous son contrôle par ses subordonnés.

Ce double pouvoir civil et religieux aurait pu être bienfaisant et utile à tous, s’il eût toujours été placé en des mains actives et dirigées par un esprit juste et éclairé, s’il n’eût pas été contrarié par un pouvoir rival, infatigable dans ses agressions et ses empiétemens.

Il y avait à Constantinople une classe d’hommes qui devaient leur importance à la naissance et à la richesse, et qui assurèrent leur influence par la création d’un conseil suprême qui s’arrogea le titre de conseil national (azkain joghov). Cette assemblée se recrutait parmi l’aristocratie arménienne ; ses membres appartenaient presque tous aux familles nobles qui lors de la chute de la dynastie des Bagratides et à la prise d’Ani, leur capitale, dans la Grande-Arménie, en 1169, vinrent à la tête de 70,000 de leurs compatriotes se réfugier à Constantinople. La plupart de ces familles s’éteignirent peu à peu, mais à côté d’elles il s’en éleva d’autres qui, à l’instar des patriciens de Venise, avaient gagné leur fortune dans le commerce ou dans la banque ; elles ne tardèrent pas à se glisser à leur tour dans le conseil suprême. La masse du peuple n’eut aucune part à la formation de ce nouveau pouvoir, qui prétendait pourtant le représenter, quoique l’intérêt public fût la moindre de ses préoccupations. Le patriarche, chef légal de la nation depuis la conquête ottomane, vit diminuer peu à peu l’ascendant que comportait la dignité dont il était investi. Le conseil suprême confisqua le patriarcat à son profit. Souvent celui qui était appelé à ces hautes fonctions, choisi dans les rangs infimes de la société, n’était que l’instrument docile des volontés et des caprices de cette envahissante oligarchie. A la moindre résistance, elle le forçait de donner sa démission, et le prélat renversé de son siège poussait l’abnégation et l’humilité chrétienne jusqu’à présenter lui-même à la Sublime-Porte le nom de son successeur et à demander pour lui l’investiture impériale. Le conseil n’était d’ailleurs qu’un foyer permanent d’intrigues et de discordes ; cet esprit de désunion, qui a été si funeste aux Arméniens et qui a causé leur dispersion et leur ruine, dominait là dans toute sa violence, mais sous la forme vulgaire et misérable de petites querelles et de mesquines ambitions.

Cet état de choses dura jusqu’en 1839, non sans exciter de sourdes rumeurs parmi le peuple, privé de toute participation aux affaires. La patience avec laquelle il supporta cette exclusion est d’autant plus étonnante, d’autant plus méritoire de sa part, que depuis longtemps il était organisé en corporations industrielles (esnaf)[3], et avait acquis le sentiment de sa force collective. Il n’avait qu’un pas à faire pour se réunir dans une entente commune faire valoir ses griefs et obtenir une légitime réparation. Une seule de ces corporations, celle des banquiers (sarafs), s’était affranchie de cet état d’ilotisme, et, grâce à sa richesse, elle était parvenue à s’implanter dans le conseil suprême ; mais ce n’était pas un dédommagement suffisant pour le reste de la nation. Les seigneurs de la finance oubliaient volontiers leur origine plébéienne ; le bourgeois gentilhomme est de tous les temps et de tous les pays.

Cependant la fermentation des esprits était si grande qu’il ne fallait plus qu’une occasion pour provoquer un conflit. Cette occasion surgit à propos d’une question relative à l’enseignement public. Depuis 1838, la communauté arménienne possédait à Scutari, sur la rive asiatique du Bosphore, un lycée (djemaran) dont l’accroissement et la prospérité étaient l’objet des vœux de toute la nation. Concevoir et décréter la fondation de semblables établissemens n’est pas difficile, mais les faire vivre est un peu plus malaisé. Pour subvenir à l’entretien du lycée de Scutari, on comptait sur l’appui et le concours efficace des notables. Vingt d’entre eux firent les plus belles promesses ; chacun s’était engagé à fournir annuellement une somme proportionnée à sa fortune. Ils ne furent généreux qu’en paroles ; à peine ouvert, l’établissement se trouvait à bout de ressources. Le patriarche, Mgr Jacques, essaya de battre monnaie au moyen d’un impôt dont il avait conçu l’idée. Comme tout Arménien qui veut quitter Constantinople n’obtient son passeport de la Sublime-Porte que sur la recommandation écrite du patriarche, une taxe de cinq piastres[4] fut mise sur ces certificats. Cet expédient financier ne fut pas très productif. Malgré les regrets de tous, la chute du lycée semblait inévitable et imminente.

À cette cause de mécontentement vinrent s’en ajouter bien d’autres ; l’irritation devenait générale et profonde. On entendait répéter partout que le mauvais vouloir et la mésintelligence des membres du conseil suprême étaient un obstacle aux réformes et au progrès. C’est dans ces conjonctures que Mgr Jacques eut recours à une mesure dont les notables ne parurent pas d’abord comprendre toute la portée. Le caisse nationale était à sec ; pour fournir à l’entretien des établissemens de la communauté, hospices, écoles, etc., il proposa de frapper un impôt sur les corporations, de nommer un comité de vingt-quatre membres choisis parmi elles, et de le charger de contrôler les recettes et les dépenses. C’était une innovation assez hardie, et il ne fallait pas beaucoup de perspicacité pour prévoir que la nation, une fois engagée dans ces essais de self-government, élèverait d’autres prétentions. Il est vrai que les débuts du comité des vingt-quatre ne furent pas heureux. Il avait demandé l’adjonction à sa liste de six notables afin de les associer à ses délibérations, on lui opposa un refus dédaigneux, — que toutes les personnes jouissant d’une aisance notoire contribuassent par leurs dons à la dépense que les écoles occasionnaient, on promit d’abord, plus tard on se rétracta. On se faisait un malin plaisir de voir les corporations abandonnées à elles-mêmes se débattre contre d’insurmontables difficultés. Aussi le comité, à peine éclos et entré en fonction, prononça-t-il spontanément sa dissolution. Elle fut suivie bientôt après de la démission de Mgr Jacques (novembre 1840). Ce prélat était profondément découragé par la pensée que le lycée de Scutari, dont la création lui avait coûté tant d’efforts et de sollicitudes, était sur le point de périr. Les faibles ressources, entre autres la taxe sur les passeports, affectées au budget de cet établissement en furent détournées par les notables pour être attribuées à l’hospice national. Le directeur du lycée et les professeurs aux abois adressèrent leurs doléances à la Sublime-Porte ; les élèves signèrent une supplique dans le même sens ; les uns et les autres furent sévèrement admonestés par le conseil suprême. Cependant le mouvement, qui avait son point de départ dans le lycée, commençait à se faire sentir dans toute la population arménienne de Constantinople. Les notables allaient avant peu regretter leur égoïste système d’opposition ; ils n’avaient pas voulu d’un comité des finances, ils furent forcés plus tard de subir bien d’autres innovations, et l’avenir leur réservait les plus cruels mécomptes.

Nous avons insisté sur ces détails parce que, dans les débats qui furent alors soulevés, on voit pour la première fois les Arméniens en corps tenter de s’ingérer dans l’administration des affaires de la communauté. Ils n’ont point encore la perception nette et vraie de ce qu’ils doivent vouloir ; on dirait les mouvemens confus de l’homme qui secoue la torpeur d’un long sommeil. Bien des maladresses, bien des fautes furent commises ; mais cette fois le réveil était bien caractérisé et manifeste. N’y a-t-il pas d’ailleurs quelque chose de sympathique dans le spectacle d’un peuple qui s’émeut ainsi pour une question morale, qui met au nombre de ses plus chers intérêts l’éducation de ses enfans ? Ce sentiment éclate dans ses efforts à lutter pour le maintien du lycée de Scutari. Sans approuver entièrement les causes qui produisirent les événemens ultérieurs, en avouant même que certaines réformes furent intempestives ou prématurées, on ne peut s’empêcher de reconnaître que le premier mobile des agitations que ces réformes occasionnèrent était un sincère et louable désir du bien.

L’impulsion, une fois donnée, ne devait plus s’arrêter ; l’attention publique était excitée au plus haut point. D’une question toute spéciale, elle allait se porter sur l’ensemble de la situation et sur les abus de toute espèce dont chacun avait à souffrir. Les corporations, dont les griefs étaient obstinément repoussés par le conseil suprême, implorèrent la médiation du sultan. Leurs adversaires réussirent d’abord par leurs menées à écarter leurs demandes et à rendre les réclamans eux-mêmes suspects. Des menaces d’exil ou d’emprisonnement furent proférées ; mais rien ne put les intimider et les faire reculer. Tant de fermeté ne devait pas rester stérile. Les notables, comprenant le danger de pousser à bout un peuple irrité et cette fois prudens pour eux-mêmes, firent une chose par laquelle ils espéraient se concilier sa faveur. Ils élevèrent sur le siège de Constantinople un prélat réputé pour le libéralisme de ses opinions, Mgr Matthieu[5]. Sa haute et douce influence amena une transaction entre les deux partis (1844). La composition du conseil suprême fut modifiée ; on décida qu’il aurait 30 membres, dont 16 pris parmi les notables et 14 dans le sein des corporations. C’était un demi-succès pour la classe moyenne et une espérance pour l’avenir plutôt qu’une complète satisfaction. Il est à remarquer que les députés des corporations, au lieu d’être soumis à l’élection, furent nommés par le patriarche. Les choix de Mgr Matthieu, dictés par le désir de rétablir la paix, tombèrent sur des hommes dont le principal mérite consistait à n’être pas trop désagréables à ceux qui jusqu’alors avaient eu le monopole du pouvoir, et dont ils allaient devenir les collègues. Ces concessions du patriarche amenèrent de part et d’autre une entente momentanée. Quelques années s’écoulèrent avant que des changemens bien autrement importans fussent proposés et adoptés ; mais ce temps ne fut point perdu pour le progrès de la nation. L’année 1844 ouvre une période d’activité qui vit naître et se développer les plus heureuses, les plus utiles créations économiques.

Depuis trois ans, le conseil suprême réorganisé fonctionnait sans encombre, lorsqu’une mésintelligence, suscitée par un motif des plus futiles en apparence et qu’il est hors de propos de raconter ici, éclata entre le patriarche et un des notables les plus influens. Ce personnage conçut le projet de travailler de concert avec ses amis à restreindre l’autorité patriarcale ; il ne cherchait en cela que la satisfaction de ses rancunes personnelles, il était loin de se douter qu’il préparait au peuple un moyen de s’immiscer encore plus avant dans la gestion des affaires. Tel fut en réalité le résultat des intrigues d’une petite coterie et de ses imprévoyantes vengeances. Il y avait parmi les Arméniens de Constantinople un homme fort avisé[6], qui, sous les dehors d’un flegme tout oriental, cachait une âme ardente et des convictions libérales très arrêtées. Il comprit tout le parti que l’on pouvait tirer des circonstances présentes. Il se ligua avec les adversaires de Mgr Matthieu, mais dans des vues plus désintéressées. Il réussit à faire adopter (1847) l’institution de deux conseils destinés à siéger à côté du patriarche : un conseil ecclésiastique, pour surveiller les actes de son administration spirituelle, et un conseil laïque formé de vingt membres, élus par les corporations, pour s’occuper des affaires civiles. Ainsi disparut l’ancien ordre social, déjà très altéré, du moins en principe, par les remaniemens opérés en 1844. L’élection directe et générale était substituée à la domination exclusive des notables ; c’était un acheminement vers l’organisation qui a prévalu de nos jours. Le patriarche avait la présidence des deux conseils ; mais dans les cas majeurs de l’administration ou religieuse ou civile il était tenu de prendre leur avis et d’avoir leur adhésion. En outre il cessait de remplir auprès de la Sublime-Porte le rôle d’intermédiaire légal de ses compatriotes. Ces fonctions, qui avaient été toujours inhérentes à la dignité patriarcale, furent confiées à un logothète, chargé en même temps de faire exécuter les décisions du conseil civil. Le firman impérial qui approuva ces changemens fut donné le 9 mars 1847.

Le pas fait en avant était immense, la réforme s’annonçait comme radicale ; la nation avait conquis le droit de nommer ses chefs et ses représentans. Néanmoins elle ne se montra pas d’abord trop impatiente d’user de ce droit. Ceux qui avaient à regretter le passé et les privilèges qui leur avaient été arrachés se résignèrent facilement quand ils virent que par le fait la transformation consistait beaucoup plus dans les mots que dans les choses. Était-ce modération raisonnée ou indifférence de la part du peuple ? Il faut bien le dire, la caste des privilégiés, jusque-là tranquille dans son omnipotence, avait une nombreuse clientèle dont les votes lui étaient acquis, et qui lui assurèrent pour les années suivantes la majorité et la prépondérance dans le conseil civil. Le dénoûment semblait avoir trompé les craintes des uns et l’attente des autres ; l’idée n’était pas encore venue aux prolétaires de faire usage de la faculté qui leur avait été concédée. Leur inexpérience politique devait retarder jusqu’en 1880 un triomphe qui déjà dépendait de leur volonté ; quelques hommes seulement comprirent ce qui devait résulter du suffrage populaire mieux éclairé.

Déjà en 1848 les notables purent s’apercevoir que la nation, qui leur laissait encore l’exercice du gouvernement, prenait goût à ces nouveautés ; ce fut à l’occasion du remplacement de Mgr Matthieu. On a vu que ce prélat avait introduit dans le conseil les représentans des corporations. Ses adversaires, pour le punir, s’étaient efforcés d’amoindrir son autorité : ce n’était pas assez pour eux, ils prétendirent lui imposer sa démission ; mais ils se trouvèrent prévenus par les événemens, qui prirent une tournure inattendue. Le patriarche, à bout de patience, avait résolu d’abdiquer ; il convoqua les deux conseils dans l’église de Notre-Dame, à Koum-Kapou[7], et la foule y accourut à flots pressés. Lorsqu’il annonça du haut de la chaire qu’il résignait ses fonctions, des cris tumultueux retentirent de tous côtés ; des orateurs improvisés l’exhortèrent vivement à rester à son poste. Sur son refus, nettement exprimé et réitéré, l’un d’eux s’écria qu’il fallait lui donner un successeur, et que le plus digne était Mgr Jacques, qui précédemment avait occupé le siège. Ce nom fut salué par d’unanimes acclamations ; la résistance des notables devenait impossible devant cette éclatante manifestation de la volonté de tous, et ils se résignèrent avec un semblant de bonne grâce (1848). Pour la première fois, la foule avait contribué à la nomination du patriarche ; son intervention s’était exercée avec un heureux discernement. Mgr Jacques était un homme recommandable par ses vertus, animé d’une sincère piété, agréable à tous et dévoué à la cause populaire. Il siégea jusqu’en 1858, époque où son grand âge, le força de rentrer dans la vie privée ; mais auparavant il eut la joie de voir triompher la cause nationale, dont il avait été l’un des plus zélés défenseurs[8].

Les modifications de 1847 avaient été, à proprement parler, plutôt une déclaration de principes qu’une réforme réellement mise en pratique. Les notables tenaient encore le haut bout dans le conseil civil : aussi, durant les années de calme apparent qui suivirent le second avènement de Mgr Jacques, les hommes qui voulaient que le dogme de l’égalité solennellement proclamé ne restât pas une lettre morte travaillèrent les masses, et y firent pénétrer le désir de conduire à bonne fin l’entreprise commencée. Une constitution, tel fut le mot d’ordre général, et en 1859, lorsque le conseil civil fut renouvelé, un grand nombre de notables en furent écartés ; une majorité qui était l’expression fidèle de l’opinion publique fut portée à la tête de la nation. L’assemblée nouvellement élue agit avec en semble et vigueur ; dans sa première séance, elle nomma une commission, où figuraient quelques ecclésiastiques, pour rédiger un projet de constitution. Cette commission se mit aussitôt à l’œuvre. Il avait été convenu que son travail serait soumis à la sanction du peuple, impatient plus que jamais de faire acte de souveraineté, et toujours en défiance à l’endroit des intentions hostiles qu’il supposait aux notables.

Ces méfiances firent naître quelques troubles qui faillirent dégénérer en scènes de violence, Mgr George[9], successeur de Mgr Jacques, fut par la suite conduit à donner sa démission. Les journaux arméniens, qui commençaient à obtenir quelque crédit, répandirent le bruit que cette retraite précipitée était une protestation contre la constitution prochainement attendue. À cette nouvelle, le peuple fut en émoi. Le jour même où Mgr Serge (mai 1860) fut élu[10] à la place de Mgr George, une foule en désordre fit irruption dans le palais patriarcal et dans l’église de Notre-Dame. Au milieu de mille clameurs confuses, on distinguait le nom de Serge et le mot de constitution incessamment et énergiquement répétés. Dans ce tumulte, Mgr Jacques, étant parvenu à se faire jour jusqu’à la chaire, se montra tout à coup à cette foule soulevée. Son aspect vénérable, son grand âge, les souvenirs de son épiscopat, commandaient le respect ; sa mansuétude et sa charité évangéliques lui avaient mérité l’affection de tous. A sa vue, l’orage se calma un peu ; il harangua le peuple, qui l’écouta avec déférence ; plusieurs amiras[11] joignirent leurs efforts aux siens ; ils donnèrent l’assurance que la constitution allait être établie sans retard, et que la nomination de Mgr Serge, loin d’avoir la signification qu’on lui attribuait, était au contraire un gage des dispositions les plus conciliantes de la part des chefs de la nation.

Enfin le 24 mai 1860 eut lieu la lecture de la constitution dans l’assemblée générale du peuple. Le patriarche et le clergé déclaraient qu’ils n’y trouvaient rien de contraire à la foi et à la discipline ecclésiastique. On se contenta de cette approbation un peu tiède : l’essentiel était que l’œuvre naissante reçût la consécration religieuse ; il n’y avait plus qu’à la soumettre à la sanction de la Sublimer-Porte, qui, après y avoir introduit quelques changement de détail, la ratifia par un firman qui fut délivré le 17 mars 1863. Ce fut pour les Arméniens un grand événement, et pour l’Orient en général un fait inouï. Cette constitution ne réglait, il est vrai, que les intérêts particuliers et pour ainsi dire domestiques de trois ou quatre millions d’hommes ; elle n’en était pas moins un titre d’honneur pour la nation qui s’était donnée ainsi en exemple aux autres peuples chrétiens de l’empire ottoman, et qui savait disposer d’après les principes de l’équité naturelle et du droit son administration intérieure.

Il serait trop long de reproduire ici les cent cinquante articles formulés dans cet acte ; il suffira de quelques indications pour donner une idée de l’esprit qui en a inspiré la rédaction. Il s’ouvre par un préambule qui proclame, peut-être avec trop d’emphase, que la constitution a pour objet de pourvoir aux besoins de la nation dans l’ordre moral, intellectuel et matériel. Elle pose comme principe fondamental le suffrage universel appliqué aux élections de toute sorte, elle maintient le patriarche au sommet du gouvernement et comme l’intermédiaire officiel de la communauté avec la Sublime-Porte ; mais ses pouvoirs sont subordonnés au contrôle, de l’assemblée générale, par laquelle il est élu. Le patriarche, dit l’article 16, a le droit de présenter ses observations sur les décisions de l’assemblée prises pendant qu’il est absent et non signées par lui, et d’exiger un nouvel examen de l’affaire ; mais après une seconde décision il ne peut refuser son adhésion et sa signature, pourvu toutefois que cette décision ne contienne rien de contraire aux dispositions essentielles de la constitution. Le dernier mot appartient ainsi à l’assemblée. L’article 119 veut que, si le patriarche commet une infraction contre le pacte fondamental, il soit traduit en jugement. La Sublime-Porte lui confère, comme par le passé, l’investiture, et avant de la recevoir il doit prêter sur l’Évangile, dans l’église de Notre-Dame, le serment de fidélité à la constitution.

Le pouvoir dirigeant et réel réside dans l’assemblée générale, qui compte 400 membres ; 220 y sont appelés par la voie de l’élection, les autres, au nombre de 180, en font partie de droit, comme notables. Dans la catégorie de ces derniers sont compris les évêques résidant à Constantinople, les docteurs en théologie (varlabeds)[12] les curés de paroisse, les Arméniens fonctionnaires de la Sublime-Porte, les médecins diplômés et les hommes de lettres. Le droit électoral appartient à tout individu qui a atteint sa vingt-cinquième année, sauf certaines incapacités légales ; pour être éligible, il faut avoir trente ans.

L’assemblée générale délègue à deux conseils particuliers dits nationaux, l’un religieux et l’autre civil, le règlement des affaires ordinaires ; de ces deux conseils, dont le titre indique clairement les attributions respectives, le premier se compose de 14 ecclésiastiques, le second de 20 membres, qui sont tous laïques. Leur compétence est minutieusement tracée dans le texte de la constitution. Sans vouloir abuser ici des citations, nous n’aurons garde cependant d’en omettre, une qui nous paraît caractéristique et mériterait d’être prise en considération par les nations les plus avancées de l’Europe. « Le conseil religieux doit regarder comme un devoir sacré pour lui de veiller à ce que les cérémonies de l’église aient lieu et à ce que les sacremens soient dispensés à tous les fidèles gratuitement (art. 26). »

Ces deux conseils se réunissent ensemble quand des affaires mixtes se présentent, comme pour la nomination du patriarche. Dans ce dernier cas, les titres des candidats, évêques ou simples docteurs en théologie[13], sont examinés avec attention, et trois d’entre eux sont désignés, parmi lesquels l’assemblée générale fait son choix. C’est encore cette assemblée qui nomme les comités d’administration, de justice, d’instruction publique et des finances. Le comité d’administration surveille la gestion économique des fondations et des propriétés nationales, particulièrement des couvens, et détermine l’emploi des revenus qui en proviennent. Ces revenus doivent être consacrés à la création d’écoles dans les monastères et partout où il y a un centre de population, en y joignant, si c’est possible, un hospice, un musée et une imprimerie. La mission du conseil de justice est de mettre un terme aux contestations par la voie de la conciliation, et, si les parties s’obstinent à ne pas s’accorder, à prononcer entre elles, dans les instances de nature religieuse, d’après les prescriptions canoniques ou la tradition des ancêtres, — dans les procès civils conformément aux lois en vigueur dans les tribunaux de l’empire. En même temps, des comités de quartier ou de paroisse sont établis pour la haute direction et l’inspection des écoles ; ce sont à la fois des bureaux de bienfaisance, et à certains égards des justices de paix. L’institution de cette juridiction toute paternelle a produit déjà d’excellens résultats, et a été un véritable bienfait pour les nationaux.

L’organisation des provinces a été calquée sur le modèle de celle de la capitale ; à la tête de chacune d’elles est un ecclésiastique pris dans les rangs du clergé noir et qualifié d’aradchnort. C’est ordinairement un docteur en théologie que sa dignité assimile aux évêques, dont il a les pouvoirs sans en porter le titre. Dans chaque province, il y a, comme à Constantinople, une hiérarchie savamment étagée, du moins sur le papier, d’assemblées, conseil provincial, conseils religieux et civil, comités de quartier, sans compter le conseil diocésain.

Voilà certes une exubérance d’assemblées : s’il est bon de délibérer et de réfléchir avant d’agir, il ne faut pas oublier que la subtilité d’esprit et le goût de la discussion, qui sont propres aux Orientaux, peuvent devenir une source d’embarras et de lenteurs dans l’expédition des affaires. Nous n’hésitons pas à avouer que la constitution arménienne est susceptible de bien des critiques de détail ; mais ces critiques sont dominées par une objection préjudicielle. La nation était-elle préparée à une réforme aussi absolue ? N-a-t-elle pas été appelée prématurément à l’exercice de droits dont elle n’a pas encore pleinement la conscience ? C’est à l’avenir de répondre à cette objection et de montrer jusqu’à quel point elle est fondée. En attendant, cette œuvre de fraîche date a été retouchée en partie, et il y aurait à faire une histoire assez curieuse des variations par lesquelles elle est passée en très peu de temps. Il est impossible de nier que la lumière n’a pas encore pénétré dans la profondeur de la masse des Arméniens, et que l’expérience de la vie publique leur fait défaut ; mais ils ont la ferme volonté de l’acquérir, et la preuve en est dans les efforts et les sacrifices qu’ils se sont imposés pour répandre l’instruction parmi eux.


II

On a vu que les agitations qui ont si vivement remué la société arménienne se sont élevées au sujet d’une question d’enseignement public. Ceux qui sont disposés à lui prodiguer le blâme plutôt que l’éloge conviendront sans doute que ces mouvemens ont été le résultat d’une noble et intelligente pensée. Les tentatives faites pour améliorer le régime des anciennes écoles et pour en fonder de nouvelles montrent combien les Arméniens attachent du prix à faire fleurir parmi eux les institutions qui ont pour but d’éclairer et de moraliser le peuple. Ces créations, ont été l’œuvre de la nation obéissant à une impulsion spontanée, s’aidant de ses propres ressources. La Sublime-Porte, de qui dépend la faculté d’accorder ou de refuser l’autorisation d’ouvrir de nouvelles écoles, lui laissait à cet égard toute latitude, et montrait les dispositions les plus bienveillantes.

Chez tous les chrétiens de l’empire, l’enseignement est par le fait et tout naturellement dans le domaine exclusif des chefs religieux ou civils de chaque, communauté. Chez les Arméniens, l’école est une annexe obligée de la paroisse, le plus souvent même elle est bâtie dans la cour de l’église. C’est à l’ombre du sanctuaire où sont enseignés les vérités de la foi chrétienne et les préceptes évangéliques que s’élève, le modeste asile où les générations viennent tour à tour s’initier à la connaissance des élémens du savoir humain. Les matières de l’enseignement primaire sont les mêmes que dans la plupart des pays de l’Europe : — le catéchisme, la grammaire, la calligraphie, et dans une mesure appropriée à de jeunes enfans l’histoire sainte, l’histoire nationale, la géographie, l’arithmétique et la musique sacrée ; mais, contrairement à ce qui se fait ailleurs, en France, en Angleterre et en Allemagne notamment, l’enseignement ne s’arrête pas à ces premières notions, il se poursuit dans le même établissement jusqu’à un degré supérieur. L’instruction secondaire comprend la littérature, les sciences, la langue arménienne ancienne, qui est comme le latin pour un Européen, et le français. L’étude de l’anglais avait été introduite dans l’école de Samathia, qui prospérait sous le patronage d’une société spéciale, dans le faubourg de ce nom à Constantinople, lorsqu’elle fut détruite par un incendie en 1866.

L’enseignement primaire a éprouvé le même sort chez les Arméniens que dans toutes les contrées de l’Europe ; ce n’est que tardivement qu’ils s’en sont occupés sérieusement. Ils n’ont pas lieu d’être trop humiliés de ce retard, qui a son explication et son excuse dans les difficultés et les embarras de leur position mal définie autrefois. N’y a-t-il pas des pays qui, placés dans des conditions bien autrement favorables, ont longtemps attendu avant de comprendre l’importance de l’enseignement populaire, avant de lui donner une part dans le budget de l’état et d’en favoriser la propagation ? On doit se rappeler qu’en France même il n’a été véritablement inauguré que sous la royauté de juillet.

Dans la communauté arménienne, ce n’est qu’à partir de 1844 que l’instruction publique a pris un essor décisif. Le nombre des écoles de garçons et de filles fut beaucoup augmenté, et toutes furent gratuites comme par le passé. Le principe de la gratuité de l’enseignement scolaire est né tout naturellement, et n’a jamais soulevé un doute ou une réclamation. Pour une société vraiment chrétienne, une des premières obligations à remplir, un devoir que les Arméniens comprennent parfaitement, c’est de distribuer la nourriture de l’esprit et de l’âme à ceux qui n’ont reçu du créateur et n’ont en partage dans ce monde d’autres biens que les dons de l’intelligence. Rien de plus simple que la manière adoptée pour subvenir à l’entretien de ces écoles ; chaque paroisse s’ingénie à se procurer les ressources nécessaires au moyen de quêtes faites à l’église, et nul, même le plus pauvre, ne refuse son offrande. Malheureusement ces ressources dues à la charité individuelle ne suffisent pas toujours. L’expérience a démontré que de pareils établissemens ne peuvent se soutenir sans être dotés d’un revenu fixe et régulier C’est pour cette raison que le lycée de Scutari, quoique patronné par une société de bienfaiteurs et par le patriarche, n’eut qu’une durée éphémère[14]. Cette tendance des Arméniens à se grouper pour fonder des écoles, quoique n’ayant pas toujours abouti à un succès complet, n’en est pas moins un symptôme non équivoque de la résurrection morale et intellectuelle que j’ai déjà signalée.

On se figure trop souvent les populations de l’Europe orientale comme plongées dans la stagnation et indifférentes au progrès ; c’est une erreur qui s’évanouit devant une étude attentive des faits contemporains. Le germe de cette activité qu’elles déployèrent dans des temps meilleurs n’est point desséché et détruit en elles. Si elles se laissent volontiers emporter par les appétits matériels, il y a des biens d’un ordre plus relevé, ceux que procure la culture de l’esprit qu’elles savent préférer à tout. C’est le cas pour les Arméniens, dont l’ardeur pour vulgariser l’instruction s’est manifestée par des efforts persévérans et sous les formes les plus diverses.

Pour avoir de bonnes écoles, il faut des maîtres capables, et de ce côté la pénurie était grande et difficile à faire cesser. Il ne pouvait en être autrement. Aucune garantie d’instruction n’était exigée de ceux qui se vouaient à l’enseignement ; ils étaient nommés par les comités de paroisses, et les bonnes gens, marchands ou artisans, qui en faisaient partie auraient eux-mêmes été bien embarrassés de prononcer sur le mérite de leur candidat préféré. Les choses se passaient un peu trop en famille, et plus d’un professeur n’eut jamais d’autre vocation que celle que lui donnait la protection d’un conseiller paroissial, son parent ou son ami. Dieu nous garde de vouloir tourner en ridicule des hommes, d’ailleurs estimables et honnêtes, que les hasards de la destinée ou la misère poussaient à s’improviser instituteurs. Nous n’avons d’autre intention que de signaler les obstacles que rencontrèrent les Arméniens pour organiser l’instruction publique, et le mérite qu’ils ont eu à les surmonter. Ce n’est pas tout. En retour des conditions d’aptitude que l’on était en droit d’imposer aux maîtres, il fallait leur offrir une rémunération qui put mettre leur existence à l’abri du besoin : mais, au lieu d’un budget réglé, on n’avait encore que les éventualités des souscriptions et des dons volontaires. Aussi des hommes d’un savoir reconnu hésitaient-ils à embrasser une carrière aussi ingrate, et le personnel enseignant manquait ou était insuffisant. Ces questions avaient déjà attiré l’attention du comité d’instruction publique établi en 1853, et il était permis de concevoir les meilleures espérances, lorsqu’au bout de quelques mois ce comité fut dissous. Lors de la proclamation de la constitution en 1860, ces mêmes questions furent remises sur le tapis. « La nation, est-il dit dans l’exposé des principes généraux (art. 5), veut que les enfans des deux sexes, quelle que soit leur condition sociale, reçoivent tous sans exception le bienfait de l’instruction, et soient au moins initiés aux connaissances indispensables. » L’article 34 recommande spécialement l’éducation des filles, et déclare en même temps que la nation entend que le corps enseignant soit pourvu d’une dotation fixe et convenable.

Le but était indiqué, les moyens de l’atteindre restaient à trouver, les promesses formelles de la constitution à réaliser. Un nouveau comité vit le jour en 1864. Composé d’hommes laborieux et bien intentionnés sous la présidence de Simon-bey Dadian, il a pris sa tache à cœur, il a publié en 1866 un rapport très détaillé qui contient la statistique des établissemens d’instruction publique que possèdent les Arméniens de la capitale de l’empire, et indique les réformes à faire pour perfectionner le régime des écoles et assurer le sort des instituteurs et des professeurs. Ce document est précieux à consulter, car il a été rédigé avec une scrupuleuse exactitude.

Il nous apprend que Constantinople renferme trente-deux écôtes de garçons, fréquentées par 4,700 élèves, et quatorze écoles de filles, qui s’y rendent au nombre de 1,472. Ces chiffres sont encore loin d’être en proportion avec celui de la population arménienne de cette ville ; mais il ne faut pas perdre de vue qu’une partie de ces écoles n’ont été ouvertes que depuis peu de temps, que plusieurs sont situées dans les faubourgs d’une étendue considérable et que l’éloignement empêche bien des familles d’y envoyer leurs enfans. Le nombre des maîtres est de 162 dont 19 sont des institutrices. Il y a en outre 20 employés subalternes, en tout pour le corps enseignant de Constantinople 162 personnes. La dépense annuelle de ces quarante-six écoles a été de 845,345 piastres[15]. La majeure partie de cette somme (725,345 piastres) est fournie par les caisses paroissiales, alimentées par les dons des particuliers ; le reste (120,000 piastres) provient de la très minime rétribution scolaire à laquelle sont tenues les familles arméniennes qui jouissent d’une aisance bien constatée.

Le comité ne pouvait songer à augmenter ce budget : il eut fallu infliger à la nation, qui paie déjà sa part des impôts généraux de l’empire, un surcroit de sacrifices ; mais il propose une combinaison qui permettra d’opérer les améliorations reconnues nécessaires. Plusieurs écoles, à la fois primaires et secondaires, exigent un personnel de professeurs qui dépasse les besoins du service et n’est pas en raison du chiffre encore restreint des élèves. Le rapport demande qu’elles soient affectées uniquement à l’enseignement secondaire ; les professeurs, étant moins nombreux, pourront être mieux rétribués. A un autre point de vue, cette réforme aura son utilité, l’enseignement secondaire, maintenant éparpillé et forcément privé d’une direction centrale et vigilante, gagnera à être concentré sur quelques points principaux.

Les provinces, moins bien traitées que la capitale et par conséquent en retard sur elle, attendent l’arrivée de maîtres à la hauteur du mandat qu’il auront à remplir. La commission, estime qu’il y a lieu de fonder à Constantinople une école secondaire provinciale, où les élèves seraient envoyés de toutes les parties de l’empire. Plusieurs jeunes gens pourraient y être entretenus par les caisses des églises de leur ville natale. Le conseil national a accédé avec empressement à ce vœu et a désigné pour cet objet l’école de Galata. Cette création sera excellente non-seulement pour hâter le progrès des études, mais aussi pour unir par les liens de la camaraderie des élèves venus de tant de lieux différens et d’abord étrangers les uns aux autres. Lorsque plus tard, après avoir fini leur noviciat, ils rentreront dans leurs foyers, ce lien ne sera pas rompu ; la fraternité de l’école survivra à la séparation, et la force vivifiante de l’esprit de corps tendra sans cesse à animer leur enseignement et à lui donner de l’uniformité.

On peut avoir ainsi des hommes de bonne volonté et de mérite ; mais l’édifice, pour être achevé, doit recevoir son couronnement. il faut des méthodes pour régler la parole du maître et en rendre le souvenir durable et fécond. Cette question a éveillé aussi la sollicitude du conseil national, il a pensé qu’il serait bon d’aller demander des leçons à un pays où l’instruction a été portée à un haut degré de perfection. La France, comme je l’ai déjà dit, a pour les Arméniens un attrait qui a sa source dans la grandeur et l’éclat de sa civilisation et aussi dans les souvenirs lointains, mais non effacés d’une confraternité d’armes sur tant de champs de bataille, en Syrie, à l’époque des croisades, et des alliances qu’ils contractèrent avec la noblesse française d’outre-mer. Si ce projet se réalise, des jeunes gens pris parmi les élèves d’élite seront envoyés à Paris pour se mettre au courant des meilleures méthodes d’enseignement, et ensuite ils retourneront à Constantinople, riches du butin qu’ils auront fait, pour former le noyau d’une école normale arménienne. Le soin que les membres du conseil national apportent à étudier les réformes que nécessite l’enseignement public est partagé par le reste de la nation. Au vieil esprit de discorde et d’isolement, qui a régné si longtemps dans son sein et qui a entravé ses progrès, a succédé le sentiment de la solidarité de tous et un zèle très vif pour les entreprises d’utilité commune. En peu de temps ont surgi une foule d’associations philanthropiques ou scientifiques, le plus souvent réunissant ces deux caractères à la fois, comme celle des professeurs et la société dite de Sanoutz. Cette dernière groupe les anciens élèves des écoles ; elle ravive parmi eux le goût des études sérieuses, et le répand autour d’elle par l’établissement de cabinets de lecture où l’on voit étalés sur les tables les journaux français et les nouveautés de la librairie parisienne. Cette société distribue des secours à ceux de ses membres que frappe le malheur ; elle vient aussi en aide aux étudians pauvres en les entretenant jusqu’à ce qu’ils aient terminé leur éducation.

De toutes ces associations, la plus patriotique, la plus méritante est celle qui, sous le titre de Antzenanevêr enguerouthioun (société philanthropique)[16], doit son origine à quelques particuliers, qui se sont proposé de propager l’instruction surtout parmi le peuple. Un des plus généreux fondateurs de cette association est un homme éminemment respectable, mais que son état de bijoutier ne semblait pas appeler à l’apostolat qu’il exerce parmi ses compatriotes[17]. Le succès a dépassé toute attente, et aujourd’hui l’on ne sait ce que l’on doit admirer le plus, ou du dévouement des citoyens de toute profession qui consacrent leurs deniers ou leur temps à cet enseignement, ou de l’ardeur du public à profiter de leurs leçons. Des ouvriers, des portefaix (hammals), après une semaine de pénibles fatigues, accourent le dimanche pour les entendre ; ils apprennent la lecture, l’écriture, l’arithmétique, la géographie et la langue française. On cite plusieurs de ces auditeurs qui, après avoir franchi le cercle des études primaires, ont pénétré dans le cercle plus vaste et plus élevé de l’instruction secondaire et s’y sont distingués. L’influence de la société philanthropique arménienne rayonne maintenant de la capitale jusque dans les provinces. De laborieux ouvriers formés à cette école rentrent chaque jour dans leur village, rapportant les connaissances et les principes de moralité qu’ils y ont puisés. A mesure que la lumière s’est faite, le goût de la lecture s’est étendu, et la presse périodique a pris une certaine consistance. Son action jusqu’alors avait été à peine remarquée. Le premier journal arménien ne date que de 1839, et pendant de longues années il fut le seul ; mais postérieurement aux événemens qui ont accompagné ou suivi de près la promulgation de la constitution, les journaux se sont multipliés et ont agrandi le cadre de leurs publications. Ce serait commettre un anachronisme moral et renier l’esprit du siècle que de regretter cette expansion de la pensée. La vérité toutefois nous oblige de dire qu’en gagnant du terrain la presse n’a pas rendu tous les services que l’on était en droit d’attendre d’elle. Elle n’était arrêtée cependant par aucune entrave et n’avait à subir aucune pression étrangère. Chacun pouvait fonder un journal sans autorisation préalable et sans cautionnement, chacun jouissait pour l’expression de ses opinions d’une grande liberté. Malgré les règlemens récemment adoptés par la Sublime-Porte, et qui reproduisent à peu près les dispositions du décret du 17 février 1852, qui régit la presse française, le champ reste assez largement ouvert à la discussion, le gouvernement ottoman ayant à plusieurs reprises déclaré qu’il ne veut en rien gêner les journaux qui se livrent à un examen sérieux et approfondi des questions d’intérêt général.

Les écrivains arméniens n’ont pas à craindre l’indifférence du public auquel ils s’adressent, s’ils ne s’abandonnent pas, comme autrefois, à des controverses religieuses passionnées et interminables, s’ils évitent les violences de langage et les personnalités injurieuses pour s’occuper des véritables intérêts de la nation et des réformes qui restent encore à opérer, s’ils préparent ces améliorations en lui en montrant la convenance et l’utilité, en lui en suggérant le désir. L’opinion publique a encore besoin d’être formée et éclairée en Orient. Les sujets que traitent ces journaux sont assez variés ; la politique, l’histoire, la littérature et les sciences leur fournissent un contingent d’articles adaptés au goût de leurs lecteurs habituels, mais dont le fond consiste principalement en réminiscences de provenance française. Si on essaie de classer les feuilles arméniennes d’après la tendance de leur rédaction, on verra que toutes les couleurs, toutes les nuances même, sont représentées par elles ; les unes placent en première ligne les questions religieuses et sont vouées à la défense de l’église, tandis que les autres s’appliquent à détruire les fondemens de la foi nationale, et ne déguisent pas leur penchant pour les idées protestantes. L’esprit conservateur a ses interprètes tout comme le libéralisme modéré, le libéralisme plus avancé, ainsi que la fougue ultra-radicale. Les doctrines les plus opposées ont toutes, comme on le voit, leurs organes ; mais, quelle que soit la valeur relative de ces journaux, leur existence même est un fait digne d’être noté, comme la couleur du drapeau qu’ils ont arboré et la cause qu’ils prétendent servir. Dans un intervalle de vingt-sept ans (1839-1866), Constantinople a donné naissance à quatorze journaux arméniens, dont les titres rappellent parfois les souvenirs les plus chers de la patrie absente, les uns politiques et littéraires, les autres purement littéraires, le Haïasdan (l’Arménie), la Colombe de Noé, le Massis ou Ararad, le Nouvelliste, le Messager de la bonne nouvelle, l’Étoile de Saturne, l’Amour, la Cilicie, l’Abeille, l’Oiseau de Pégase, la Guitare, rédigée par une jeune femme, etc. Smyrne compte deux journaux, l’Aurore (Arschalouis) et l’Union. Il s’en est établi un aussi à l’extrémité la plus reculée de l’Arménie turque, dans la ville de Van[18]. Parmi les recueils mensuels, nous citerons seulement ceux qui sont le plus en renom, le Bourgeon d’Avarair à Constantinople, l’Espérance à Nicomédie, la Fleur à Smyrne, Sion à Jérusalem[19].

Ces diverses publications sont écrites dans le dialecte moderne de la langue arménienne, dialecte corrompu par l’admission d’une foule de mots étrangers, turcs principalement, mais qui se dégage peu à peu de cet alliage de mauvais aloi et tend à s’épurer. Trois journaux, le Nouvelliste, le Messager de la bonne nouvelle et l’Opinion publique, sont rédigés en turc, transcrit en caractères arméniens. La plupart sont hebdomadaires ; il y en a qui maintenant s’aventurent à paraître deux fois par semaine. Le doyen de ces journaux, l’Aurore, a pour père M. Baltbazar, et a eu pour berceau en 1839 Smyrne, ville où la population arménienne s’est toujours distinguée par son esprit d’initiative et de progrès. Il subsiste encore et est très répandu ; c’est un exemple unique de longévité, car un journal arménien, étant la propriété exclusive de son fondateur, disparaît souvent avec lui, et nous n’oserions pas affirmer que notre liste n’en mentionne point quelques-uns qui ont succombé ; mais il est probable que d’autres sont nés et occupent la place des défunts.

La littérature est loin d’être remontée au niveau qu’elle atteignît dans l’antiquité, lorsque, fécondée par le génie de la Grèce et tout en conservant son caractère national, elle s’enrichit des belles productions de l’éloquence sacrée ou de l’histoire. Elle cherche à se reprendre à la vie par de timides essais où perce le goût de l’imitation française, et dont la valeur, quand ces ; essais visent à l’originalité, est très contestable. Dans cette seconde catégorie, il faut ranger cet essaim de brochures qu’a fait éclore la passion des disputes religieuses, invétérée chez les Arméniens. Ils ont emprunté à la France, sous forme de traductions plus ou moins réussies, un très petit nombre d’ouvrages sérieux dans le genre moral et historique, mais en quantité assez considérable les œuvres de ses romanciers : Balzac, Dumas, Victor Hugo, G. Sand, Eugène Sue, etc., et ce qui est assez regrettable, un auteur licencieux et tout à fait démodé, le vieux Pigault-Lebrun, leur sont familiers.

Pour l’art dramatique, ils ont été plus heureux ; ils ont construit à Constantinople des théâtres dont un, situé à Péra, est assidûment fréquenté. Une bonne troupe y interprète les pièces de Corneille, Racine, Molière, Beaumarchais, ainsi que les nouveautés de la scène que la vogue parisienne a consacrées ; mais les pièces préférées sont celles dont le sujet est tiré des légendes et des traditions nationales. Les représentations dramatiques ont pris une telle faveur, qu’elles ont pénétré jusque dans les écoles des provinces.

De toutes les sciences, celle que les Arméniens cultivent avec une prédilection, et un succès marqués est la médecine. Ils allaient autrefois l’étudier dans les universités d’Italie ; tous sans exception accourent aujourd’hui à Paris. Dans les chaires de l’école impériale de médecine à Constantinople sont assis plusieurs Arméniens ; il y en a qui ont acquis une juste célébrité et une nombreuse clientèle parmi les classes d’habitans d’origine hétérogène et si mélangée qui se pressent dans l’enceinte de cette capitale.

S’il m’était permis de franchir les limites de la Turquie, où me circonscrit mon sujet, je rappellerais que la nation arménienne, a donné à la peinture un des interprètes éminens de cet art, Aïvaiovski, né à Caffa en Crimée, aujourd’hui attaché à la cour de Saint-Pétersbourg, et dont le talent comme peintre de marine est connu et apprécié du public français. Constantinople compte parmi les Arméniens des peintres qui se sont rendus recommandâmes dans deux genres de composition, le portrait et le paysage. Un autre art dans lequel ils se sont distingués et où le gouvernement ottoman se complaît avec raison à les employer est l’architecture ; plusieurs palais et édifices publics de Constantinople sont leur ouvrage. Ils ont su y combiner, souvent avec bonheur, le goût européen avec le style oriental. Ils n’ont point dégénéré, et ils se souviennent de leur illustre devancier Tiridate, que l’empereur Justinien Ier fit venir du fond de l’Arménie, pour restaurer l’église de Sainte-Sophie, ébranlée et dégradée par un tremblement de terre.

Pour l’orfèvrerie et la bijouterie, les Arméniens sont sans rivaux ; ils sont habiles aux damasquinages élégans, aux fines ciselures. Il y a là d’anciennes traditions, toujours vivantes, car de tout temps les joyaux ont tenu une grande place dans la parure nationale. La broderie a atteint aussi entre leurs mains un rare degré de perfection ; ces belles étoffes turques où l’or, l’argent et la soie se marient pour éblouir et charmer les yeux par les teintes et les dessins les plus riches, les plus harmonieux, sont fabriquées dans des ateliers où des femmes arméniennes déploient ces instincts merveilleux qu’elles apportent en naissant pour ce genre de travail.


Nous venons de raconter les évolutions par lesquelles est passées dans ces trente dernières années, cette fraction considérable de la nation arménienne qui vit soumise aux lois du sultan. Elle s’est donné, avec la sanction du gouvernement, une constitution dont l’idée fondamentale est le dogme de la souveraineté populaire ; elle a fait d’heureuses tentatives pour vivifier l’instruction publique, pour s’approprier quelques-unes des idées utiles et des méthodes de l’Europe moderne. En perdant son indépendance politique, elle n’a abjuré ni le sentiment de sa valeur et de sa dignité, ni le désir de faire des conquêtes dans le champ de la civilisation moderne. Mettant habilement à profit les privilèges accordés par la Sublime-Porte, elle s’est organisée intérieurement et a vécu de sa vie propre, tout en restant étroitement unie au vaste empire auquel elle a été incorporée.

Dans ce travail de régénération, le clergé a eu sa part de coopération ; mais cette part n’a pas été aussi grande qu’on aurait dû l’espérer. Il est resté souvent indifférent ou étranger aux changemens qui ont retrempé la nation ; il a été trop stationnaire quand tout marchait autour de lui. Aussi l’ascendant qu’il exerçait autrefois sans l’imposer va-t-il en s’affaiblissant. La nouvelle génération ne se laisse plus guider par lui avec la même docilité ; elle ne vient pas s’abriter d’elle-même, comme les générations précédentes, sous cette tutelle, qui pourrait être salutaire, si les chefs de l’église étaient jaloux de se montrer les dignes héritiers de ceux de leurs glorieux prédécesseurs qui furent les bienfaiteurs ou les sauveurs de leur pays. Néanmoins le prestige de la religion est encore immense sur le peuple, et il serait regrettable qu’il en fût autrement, car si les Arméniens, dont une notable portion est disséminée sur la surface du globe, ont conservé vivace le sentiment de leur nationalité, c’est à la religion qu’ils en sont redevables. Avec la foi chrétienne, ils ont gardé leur langue, leurs mœurs, leurs traditions, et nulle part ils n’ont disparu, absorbés, comme tant d’autres populations, dans le milieu où ils vivent. À cette force de vitalité, que les siècles n’ont pu affaiblir, l’Arménien joint une aptitude décidée pour l’industrie et le commerce. Le négoce de l’Asie occidentale est entre ses mains ; il voyage beaucoup, et ses relations sont très étendues. Il peut devenir un intermédiaire entre l’Asie et l’Europe, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, l’agent conducteur de la civilisation occidentale. Non, il n’est pas exact de dire, comme on l’a répété si souvent en Europe, que l’Orient est condamné à une irrémédiable léthargie, à une éternelle immobilité. M. le baron de Haxthausen, qui naguère parcourait les régions du Caucase, affirme que les Arméniens sont le seul peuple chrétien de la Turquie capable d’une organisation sociale. Le savant voyageur n’a point exagéré la bonne opinion qu’ils méritent, mais il a été injuste, sans le vouloir, envers les autres familles, chrétiennes ou musulmanes, dont les Arméniens sont entourés. Si l’on étudie avec attention toutes ces races l’une après l’autre, Osmanlis, Turcomans, Kurdes, Grecs, Maronites, Druses, etc., on reconnaîtra que toutes ont leurs qualités particulières qui sommeillent encore, mais que l’éducation peut réveiller et faire converger vers la prospérité générale. Que celles de ces nations qui ont entrepris de sages réformes persévèrent dans la vole qu’elles se sont ouverte, que les autres y entrent à leur tour. Les obstacles, ne leur viendront pas d’un gouvernement animé d’intentions libérales, qui a su déjà les mettre en pratique, et qui est sûr d’obtenir des Arméniens un concours aussi intelligent que dévoué.


MEK.-B. DADIAN.

  1. Ce titre est le même que celui sous lequel l’un de nos collaborateurs, M. Éd. Dulaurier, a publié en 1854 (livraison du 15 avril) une étude sur les Arméniens modernes. Le travail de M. le prince Mek.-B. Dadian, qui nous conduit jusqu’à ce jour, peut être considéré comme la continuation de cette étude, tout en laissant à l’auteur la responsabilité de ses vues politiques.
  2. Célèbre monastère situé au pied du mont Ararad et fondé au commencement du IVe siècle par l’apôtre de l’Arménie, saint Grégoire dit l’Illuminateur. C’est le saint-siège, le Vatican de la nation arménienne.
  3. L’esnaf est une association de tous les maîtres exerçant la même industrie. Ils nomment, pour les représenter, un comité de trois membres, président, trésorier et secrétaire. Ce comité a des fonctions dont la durée est illimitée, et dépend de la volonté de tous les associés. Il surveille les intérêts communs et dispose d’une caisse alimentée par les cotisations des patrons et des ouvriers, dont les deniers sont employés à secourir les infirmes, les malades et les vieillards ; il exerce même une juridiction disciplinaire et morale, il réprimande ceux dont l’inconduite est avérée, et au besoin punit les ivrognes et les paresseux. Ce n’est pas tout : comme jadis en France sous le régime industriel que Turgot avait supprimé et qu’une aveugle obstination fit revivre à la chute de ce grand ministre, l’ouvrier arménien ne peut s’établir comme maître qu’avec l’autorisation du président de la corporation, et après avoir produit un double certificat de capacité et de bonnes mœurs.
  4. 1 fr. 25 cent, de la monnaie française. La piastre à cette époque valait 0,25 : aujourd’hui elle doit être calculée BUT le taux de 0,20.
  5. Élu depuis catholicos, il a occupé le siège d’Edchmiadzine de 1859 à 1863, époque de sa mort.
  6. Nous voulons parler de feu Agop-Effendi, qui a résidé plusieurs années à Paris en qualité de conseiller de l’ambassade ottomane et qui a laissé chez tous ceux qui ont eu l’occasion de le connaître les plus honorables et les plus affectueux souvenirs.
  7. Quartier de Constantinople où s’élève, à côté de Notre-Dame, la résidence patriarcale.
  8. Mgr Jacques est mort à Jérusalem, il y a trois ans, à la suite d’une vive émotion causée par un incendie qui le surprit pendant son sommeil.
  9. Il y a quelques mois, Mgr George a été nommé catholicos en remplacement de Mgr Matthieu, décédé l’an passé.
  10. Mgr Serge est mort du choléra à Constantinople dans l’épidémie de 1865.
  11. Ce mot, qui est d’origine arabe, se prend d’une manière générale dans le sens de seigneur ou prince ; chez les Arméniens, il a l’acception restreinte de chef national.
  12. Les vartabeds constituent ce que l’on pourrait appeler, comme en Russie, le clergé noir, c’est-à-dire le clergé régulier. C’est la partie instruite de la corporation sacerdotale. Ils sont chargés du ministère de la prédication, et c’est parmi eux que se recrute l’épiscopat. Ils sont astreints au célibat, et à tous les devoirs de l’état monastique, à la différence du clergé blanc ou séculier, qui vit dans le monde et est obligé canoniquement de se marier avant de recevoir les ordres sacrés. Le cercle des études du clergé blanc se borne à ce qu’il est nécessaire de savoir pour l’accomplissement des cérémonies du culte et l’administration des sacremens, seules fonctions dont il est chargé.
  13. Si c’est un docteur en théologie qui est nommé patriarche, il doit, avant son installation, aller se faire sacrer évêque par le catholicos à Edchmiadzine.
  14. Ce n’est pas la même cause qui détermina la chute du collège national créé par les Arméniens de Constantinople, il y a quelques années, dans un des quartiers de Paris, à Grenelle ; ce fut la déplorable administration à laquelle ce collège fut livré.
  15. 169,069 francs.
  16. Je rends par un équivalent en français ce titre arménien qui signifie littéralement Société d’offrandes spontanées.
  17. Nous tenons à honneur de nommer ici publiquement M. Christosadour, qui emploie pour le bien de sa nation toutes les ressources que son ardente et ingénieuse charité lui fait trouver.
  18. Le,journal de Van est rédigé par le vartabed (docteur en théologie) Jean-Baptistu (Meguerditch) de Crimée C’est un homme très savant, d’une éloquence entraînante et d’idées politiques très avancée.
  19. Si nous faisions un dénombrement général des journaux arméniens, nous aurions à grossir notre liste de ceux qui paraissent en Russie, en France, en Angleterre, en Autriche, en Italie, en Égypte, en Perse et dans l’Inde britannique Partout où se transporte une colonie d’Arméniens, ou est sûr qu’aussitôt ils publient un journal à eux.