La Société américaine et les Écrivains américains

LA


SOCIÉTÉ AMÉRICAINE


ET


LES ÉCRIVAINS DE L’UNION.




I. Lyell. A Second Visit to the United States, 2 vol. London, 1849, Murray. — II. Colton, Public Economy for the United States, 1 vol. in-8o, New-York, 1849. — III. Carey. Past, Present and Future, 1 vol. in-8o, Philadelphia, 1848 – IV. Principles of Political Economy, 3 vol. in-8o, Philadelphia.




I.

Il n’est personne aujourd’hui qui ne sache quel est le mécanisme des institutions américaines, et qui ne puisse se rendre compte de la manière dont les États-Unis sont gouvernés et administrés. On commence même à savoir dans quel esprit la législation américaine a été faite, et quelle influence elle exerce à son tour sur la nation qui lui est soumise. On connaît, en un mot, le cadre dans lequel s’agite un peuple immense et quelques-unes des lois qui président à la vie publique de ce peuple ; mais les détails de la vie de chaque jour échappent aux Européens, qui peuvent difficilement se faire une idée nette et précise de la société américaine. On remplirait pourtant une bibliothèque avec les ouvrages écrits sur ce sujet. Si les États-Unis ne sont devenus un sujet d’étude pour la masse du public français qu’à une époque toute récente, — depuis quarante ans, — au contraire, le public anglais a les yeux fixés, au-delà de l’Atlantique, sur ce peuple sorti du sein de l’Angleterre, et qui devient pour elle un rival chaque jour plus redoutable. Il n’est pas un Anglais capable de tenir une plume, qui, en revenant des États-Unis, n’ait confié au papier ses impressions. Chaque année voit paraître de nouveaux récits, et la curiosité européenne ne se lasse jamais de les lire, si mauvais qu’ils puissent être, preuve manifeste qu’elle n’a point trouvé encore à se satisfaire.

Cette multitude de livres sur l’Amérique cache mal, en effet, une indigence réelle. En France et plus encore en Angleterre, la société américaine a été, pour les hommes de parti et les écrivains, ce que la vieille rhétorique appelait un lieu commun, c’est-à-dire une mine inépuisable d’allusions et de raisonnemens sur tous les sujets. Beaucoup d’hommes distingués sont allés aux États-Unis moins pour se rendre compte de ce qu’ils y verraient que pour chercher des argumens à l’appui des thèses favorites de leur parti. En rapportant d’Amérique l’éloge du suffrage universel, des élections fréquentes, de l’instruction gratuite et des budgets économiques, on était certain d’être comblé de louanges par l’Edinburgh Review ou le Westminster. Les écrivains tories cherchaient, à leur tour au-delà des mers, de quoi confondre le radicalisme, et le Quarterly Review, saluant avec enthousiasme l’ouvrage incisif et cruel dans lequel mistriss Trollope flagellait impitoyablement les ridicules et les tyrannies de la démocratie américaine, s’écriait avec une sorte d’ivresse : « Voici enfin le livre depuis si longtemps attendu ! »

Les préoccupations politiques ou les préjugés nationaux ne sont pas les seules causes qui ont déterminé la diversité des jugemens portés sur les États-Unis. Il est toujours essentiel de savoir avec quelle portion de la société américaine chaque voyageur a été en rapport, et de tenir compte des circonstances dans lesquelles il était placé. En 1841, sir Charles Lyell fut invité à se rendre aux États-Unis pour faire à l’institut de Lowell, à Boston, une série de leçons sur la géologie, science fort goûtée des Américains. Le géologue anglais eut le plus grand succès, il fut recherché et comblé d’attentions par les hommes distingués du pays. À son retour, il publia un récit de son voyage, tout favorable aux Américains, et dans lequel il louait avec effusion ce qui est vraiment admirable aux États-Unis, l’organisation de l’instruction publique et le développement de la vie religieuse. Ce livre valut à l’auteur une éclatante popularité en Amérique. Aussi, à son second voyage en 1846, sir Charles Lyell a été accueilli comme un véritable ami. Savans, médecins, théologiens, légistes, hommes politiques, grands propriétaires, se sont faits à l’envi les hôtes et les guides empressés de l’écrivain anglais, afin de le confirmer dans la bonne opinion qu’il avait du pays. Partout il lui a suffi de se nommer pour qu’on lui apportât tous les renseignemens qu’il souhaitait, et pour qu’on mît à sa disposition tous les moyens de continuer ses recherches. Il n’est sorte de prévenances dont il n’ait été l’objet. Quel voyageur ne serait reconnaissant d’un tel accueil ? Sir Charles Lyell, malgré toute la sagacité et toute l’indépendance de son esprit, n’a pu se défendre d’une sorte de fascination, et il juge volontiers de l’ensemble de la nation américaine par les hommes distingués dont il a été sans cesse entouré.

Il n’est pas d’ailleurs, toujours facile de savoir la vérité aux États-Unis. Si l’on ne veut être à la fois l’objet de toutes les attentions et de toutes les méfiances, il faut se défendre de tout projet d’écrire. Si l’on ne veut voir toutes les portes se fermer, tous les renseignemens vous être refusés, si l’on ne veut être frappé d’une sorte d’ostracisme, il faut ne hasarder aucune critique et ne jamais laisser percer une opinion défavorable. Il faut craindre, à la fois les piéges et les rancunes de la susceptibilité américaine. Les peuples de la vieille Europe ont chacun leur amour-propre national, mais c’est le plus inoffensif des sentimens : chacun d’eux supporte à merveille d’être, pour le voisin, un sujet inépuisable de parodies et de caricatures ; les quolibets du Punch et du Charivari n’ont jamais influé sur l’entente cordiale. Aux États-Unis, au contraire, l’amour-propre national est le plus farouche et le plus implacable des sentimens. Le peuple américain se sait le plus jeune dans la famille des peuples civilisés ; il se figure, bien à tort, qu’il n’a point fait suffisamment ses preuves, et que la vieille Europe ne tient pas de lui le compte qu’elle doit tenir : il est prêt à faire les plus grands sacrifices pour être assuré qu’on ne le rabaissera pas injustement et qu’on ne dépréciera pas le rôle qu’il joue dans le monde, « Puisse l’Orégon nous amener une guerre avec l’Angleterre ! disait un officier de marine à sir Charles Lyell. Elle nous coûtera bien cher ; mais l’Angleterre apprendra que nous sommes une puissance du premier ordre, et non pas du second. » Des gens du peuple disaient au même voyageur : « Il nous faut une brossée avec l’Angleterre ; autrement elle ne nous respectera pas. Il y a quelque chose de puéril à voir une grande nation sans cesse sur les épines, comme un homme qui appréhende un affront. Six lignes du Times suffisent à mettre en émoi les vingt-neuf états de l’Union américaine ; lorsque s’agitait, il y a quelques années, la question de l’Orégon, s’il arrivait au Times ou au Chronicle de laisser échapper, à l’adresse de l’Amérique, quelques phrases empreintes de cette âpreté et de cette amertume familière à la presse anglaise, on voyait aussitôt tous les journaux de l’Union enregistrer en grosses lettres ce nouvel outrage et en faire, pendant plusieurs jours, le texte des plus effroyables déclamations. Après l’insurrection du Canada, il y a dix ans, et lors de l’affaire Mac-Leod, il arriva à lord Palmerston, dans la chambre des communes, d’appliquer à la population du Maine, clair-semée sur un, vaste territoire, au milieu de forêts encore vierges, l’épithète de wild, qui pouvait s’interpréter par aventureuse, mais que les Américains prirent dans le sens de sauvage, non civilisée. La législature du Maine décréta des levées d’hommes et d’argent et n’épargna rien pour entraîner l’Union dans une guerre avec l’Angleterre ; la conquête du Canada pouvait seule punir l’insolence du ministre anglais ; aujourd’hui encore, la douleur de cette insulte imaginaire est à peine assoupie.

Cette susceptibilité ombrageuse et implacable ne peut être désarmée que par des éloges sans restriction ; elle ressent la critique comme une mortelle injure. Tout bon Américain avoué à une éternelle exécration le nom du capitaine Marryat. Quant à mistriss Trollope, qui, venue en Amérique avec des préjugés whigs, et une prédisposition à tout admirer, a déclaré à son retour que le spectacle de la démocratie américaine l’avait fort réconciliée avec la pourriture de la vieille Angleterre, elle n’est plus, pour les feuilles américaines, l’auteur de romans spirituels et amusans ; c’est une abominable furie. Le désappointement le plus cruel pour les Américains leur est venu de Dickens. L’écrivain radical était très populaire aux États-Unis ; il y fut l’objet d’un grand empressement et de la plus vive curiosité ; on s’étouffait pour le voir, on s’arrachait les billets de spectacle les soirs où il allait au théâtre ; on se précipitait dans les bateaux à vapeur sur lesquels il prenait passage ; les journaux enregistraient son costume, ses attitudes, ses allées et venues, ses bons mots. Il était l’événement de tous les jours, le lion de toutes les villes. Le censeur impitoyable des vices aristocratiques, le peintre des mœurs populaires ne devait-il pas trouver son idéal dans les États-Unis ? ce Diogène satirique et railleur de l’Angleterre n’allait-il pas éteindre sa lanterne ? Hélas ! les American Notes for general circulation ne furent qu’un persiflage souvent innocent, parfois caustique des mœurs américaines, et des éloges assez sobres y furent entremêlés de critiques. Dickens, depuis ce jour, a perdu sa popularité en Amérique, ce n’est plus qu’un écrivain médiocre et envieux, et l’on déplore le mauvais goût de ceux qui pensent qu’un peu d’injustice peut s’allier à beaucoup d’esprit.

On se doute bien que ce n’est pas aux écrivains américains qu’il faut demander la vérité sur leur pays. En France, comme chez tous les peuples auxquels il en a coûté très cher pour jouer un grand rôle et remuer le monde, nous sommes devenus assez indifférens à notre propre éloge. Les tirades séculaires sur la grande nation, sur sa mission providentielle, sur ses guerriers et ses lauriers, ne défraient plus guère que les flons-flons du vaudeville, et les orateurs de carrefours. Un livre dont l’auteur s’attacherait à faire l’éloge de nos qualités physiques, intellectuelles et morales, de notre passé, de notre présent, de notre avenir, de nos institutions, de nos lois et de nos mœurs, de notre commerce, de notre agriculture, de notre industrie, etc., etc., ne serait point appelé à un grand succès ; nous parierions plutôt pour la contre-partie de l’ouvrage. L’Américain, au contraire, s’enivre à longs traits de perpétuels éloges et c’est chaque fois pour lui un ravissement nouveau. Cette soif de l’adulation est entretenue et développée chez lui par l’action de deux causes puissantes, la jeunesse, qui, chez les peuples comme chez les individus, est pleine d’elle-même, et l’orgueil inhérent à toute démocratie. Il fallut, à Athènes, changer le lieu des délibérations publiques, parce que les orateurs tournaient la tête au peuple en appelant sans cesse ses regards sur son port rempli de navires, sur ses immenses arsenaux, sur toutes les preuves de sa gloire ; et de sa puissance. Un tel remède serait impossible aux États-Unis ; de quelque côté qu’on jette les yeux, à quelque point de vue qu’on se place, on est forcément frappé du spectacle d’une prospérité inouie et d’une grandeur qui s’accroît chaque jour. On ne saurait trouver mauvais, après tout, que ce peuple, séparé par l’Océan du vieux monde, qui est demeuré le dispensateur de la gloire, se fasse lui-même le chantre de ses progrès et soit pour toute voix amie l’écho le plus retentissant. La courtisanerie s’en mêle ensuite, et les flatteurs exploitent la faiblesse populaire. Depuis le message du président jusqu’au rapport du dernier commis des postes, tout document officiel doit être envahi aux trois quarts par l’éloge des institutions, des mœurs et de la prospérité américaines. C’est aussi le début obligé de tout article de journal ; c’est la source indispensable où le ministre doit puiser ses allusions, s’il veut être un prédicateur populaire. Comment peut-on espérer que les écrivains échappent à la contagion, et qu’ils ne subissent pas la loi commune, s’ils veulent trouver un libraire et des acheteurs ?

Rien ne donne, sur les États-Unis, des renseignement plus précis et des idées plus justes qu’un petit volume in-12, qui paraît tous les ans sous le titre d’American Almanac et qui coûte 1 dollar. C’est un relevé annuel fort clair et fort méthodique de tous les renseignemens statistiques épars dans les documens officiels que publient, soit le gouvernement central, soit les autorités des divers états. On ne trouve guère dans ce livre que des chiffres, mais ils sont éloquens. Quant aux auteurs américains, il ne faut, nous le répétons, accepter leur témoignage qu’après examen et avec une extrême réserve. Nous citerons comme exemple un livre qui jouit de quelque réputation aux États-Unis. On n’est point disposé d’ordinaire à se défier des économistes, quoiqu’ils aient fait preuve, dans ces derniers temps, d’une imagination qu’on ne leur attribuait pas. Voici pourtant M. Carey, un écrivain distingué, qui s’est aventuré avec quelques succès dans les spéculations économiques, qui discute les doctrines de Malthus, de Ricardo et de Mac Culloch en homme versé dans la matière, et à qui il est impossible d’emprunter avec confiance un renseignement ou une conclusion ! M. Carey a fait un livre intitulé : Principes d’Economie politique, dont la seconde partie est consacrée « aux causes qui retardent la production de la richesse et l’amélioration dans la condition physique et morale de l’homme. » L’objet réel de cette seconde partie est d’expliquer le développement rapide des États-Unis et, plus encore, de prouver sous tous les rapports, les États-Unis sont supérieurs à toutes nations européennes et spécialement à la France et à l’Angleterre La démonstration a la prétention de s’appuyer exclusivement sur des données statistiques, et les têtes de chapitres ne servent guère qu’à amener de longues citations et des colonnes de chiffres. Nous laissons volontiers aux Anglais le soin de contrôler les chiffres que cite M. Carey pour l’Angleterre ; mais ce qu’il dit de la France est tellement en dehors, non-seulement du réel, mais du possible, que nous avons été singulièrement mis en garde contre ce qu’il dit de l’Amérique. Un auteur sujet à de telles hallucinations ne saurait être un guide bien sûr[1]. Et d’ailleurs ; une cause d’erreur commune à M. Carey et à tous les auteurs américains qui ont établi des parallèles entre les États-Unis et une nation européenne, c’est l’habitude de prendre pour premier terme de la comparaison, ou la France entière avec ses provinces riches ou pauvres, ou l’Angleterre avec l’Ecosse et l’Irlande, et pour second terme, un ou deux états seulement de l’Union américaine. Si nous nous servions du département du Bas-Rhin, où 99 personnes sur 100 savent lire, écrire et compter, pour prouver qu’en France l’instruction élémentaire est plus commune qu’aux États-Unis, si nous citions le Haut-Rhin ou le Nord pour prouver que la France est le pays le plus manufacturier, le plus productif du monde, et celui où la population et la richesse s’accroissent le plus vite, on nous objecterait aussitôt la Creuse, la Corrèze, les Landes et les Basses-Alpes. Les auteurs américains, et M. Carey en particulier, ne font pas autre chose, lorsqu’ils appuient leurs raisonnemens et leurs calculs habituellement sur le Massachusetts, quelquefois sur New-York, plus rarement encore sur la Pensylvanie, jamais sur l’Illinois, la Floride ou le Mississipi. Signaler un pareil artifice de raisonnement, n’est-ce pas ruiner par la base toutes les conclusions de ceux qui en font usage ?

On doit voir déjà combien il est malaisé de démêler l’exacte vérité au milieu des renseignemens qui abondent sur les États-Unis. On ne doit plus s’étonner que des divergences nombreuses désappointent et embarrassent le lecteur, qui avait espéré se former une opinion par la comparaison de plusieurs témoignages. Il nous reste, en abordant de plus près notre sujet, à signaler la cause principale de ces jugemens si différens, souvent si contradictoires, portés sur la société américaine par des voyageurs que la communauté de patrie, d’éducation, de partis, de préjugés ; semblait prédisposer à éprouver les mêmes impressions.


II

Le tort de presque tous les auteurs qui ont écrit sur les États-Unis a été de vouloir porter un jugement d’ensemble sur une société extrêmement complexe, et de n’avoir demandé qu’à une partie de la nation américaine les élémens de leur appréciation favorable ou contraire. Nous sommes loin de faire le procès à aucun de nos devanciers. Il serait également injuste d’accuser les uns ou les autres de mauvaise foi, car presque toujours les éloges des uns et le blâme des autres sont également bien fondés, à la condition seulement de n’être pas généralisés. Autre chose est de méconnaître la vérité, autre chose de n’en voir qu’une partie. Nous prendrons la liberté de ne pas regarder mistriss Trollope comme une furie, mais nous devons constater que sur la durée de son séjour aux États-Unis elle a passé deux années entières dans l’Ohio à une époque où l’Ohio n’était guère plus avancé que ne l’est aujourd’hui le Michigan. De même sir Charles Lyell, tout favorable qu’il soit aux Américains des bords du Mississipi, ne peut s’empêcher de dire qu’en revenant à Boston, au bout de dix mois, il ressentit cette satisfaction qu’on éprouve en se retrouvant chez soi et au milieu des siens. Il faut donc se demander quel a été l’itinéraire du voyageur, avec quelle classe de la société il a été, plus spécialement en rapport, dans quelle partie des États-Unis il a le plus long-temps résidé : « c’est à cette classe de la société américaine, c’est à cette partie des États-Unis qu’il faut rapporter ses jugemens et on doit se garder d’en étendre l’application, de peur qu’ils ne deviennent ou trop favorables ou trop sévères. Par la même raison, toute comparaison entre les États-Unis et l’Europe est nécessairement fausse. On ne peut, sans faire tort à l’Europe ont à l’Amérique, prendre pour l’un des termes de cette comparaison ni les états les plus anciens de l’Union, ni les plus jeunes : si on prend l’ensemble de l’Union américaine, la comparaison est impossible et de nulle valeur, car il n’y a point de similitude entre la vieille Europe avec sa civilisation uniformément répandue et l’agglomération américaine, qui présente tous les degrés de civilisation, depuis les plus avancés jusqu’à l’état sauvage.

Si le développement des États-Unis offre un si vif et si constant intérêt à tous ceux qui en suivent le progrès avec attention, cela tient précisément à cette juxta-position de plusieurs civilisations différentes. Les États-Unis présentent à l’observateur un spectacle sans exemple, celui d’un pays où un déplacement de quelques lieues suffit pour faire voir un seul et même peuple à des périodes différentes de sa vie morale. Jusqu’ici un tel spectacle ne se trouvait que dans l’histoire. Pour nous rendre compte de la manière dont la civilisation s’était répandue et développée chez un peuple, et comment ce peuple s’était transformé peu à peu par la diffusion et l’accroissement des lumières, comment son esprit s’était poli, son intelligence élevée, ses mœurs adoucies, il nous fallait reconstruire péniblement par la pensée les âges écoulés ; il fallait interroger mille auteurs, confronter mille témoignages pour déterminer, à force d’investigations, quel était, à telle ou telle époques l’état moral d’un peuple, pour établir des comparaisons d’une époque à l’autre et tirer de données conjecturales des conclusions toujours contestables. Les États-Unis nous montrent plusieurs âges d’un même peuple réunis sous le même coup d’œil ; le tableau dont l’historien rétablissait à grand’peine les traits indécis et presque effacés, il est là, lumineux, vivant, et prenant des proportions infinies.

C’est là l’étude la plus curieuse à la fois et la plus instructive pour l’historien, le moraliste ou le politique. Les voies de Dieu pour l’amélioration de l’homme et l’accroissement de son bien-être s’y révèlent en traits manifestes. Là se voit en pleine évidence que le progrès est l’œuvre naturelle du temps, qu’il se développe d’une façon d’autant plus sûre qu’elle est plus uniforme, qu’il est d’alitant plus prompt et d’autant plus irrévocable qu’aucune tentative n’est faite pour en violenter et en accélérer brusquement la marche. La Providence, en mesurant les devoirs de l’homme à ses forces et sa tâche à la durée de ses jours, ne lui a pas permis d’anticiper sur l’action du temps ; les générations qui se suivent sont comme les vagues de la mer, dont aucune ne peut atteindre ni devoir celle qui la précède. Ainsi voyons-nous la civilisation s’étendre et se développer graduellement aux États-Unis, où personne ne s’est érigé en censeur et encore moins en pédagogue de la société, où personne n’entreprend de tracer au progrès de tous une voie plus prompte et plus sûre : que celle qu’il suit naturellement sous l’impulsion divine. C’est un flot qui s’étend de l’est à l’ouest, gagnant chaque jour du terrain, mais perdant en profondeur à mesure qu’il s’éloigne du point de départ. La marche de ce flot humain est tellement sûre et tellement régulière, qu’on peut la calculer d’avance, et, par la comparaison de deux périodes décennales écoulées, déterminer avec certitude les résultats de la période actuelle. La civilisation suit la même marche que la population. La portion la plus rude et la moins cultivée du peuple américain sert de pionniers à la nation entière, et se civilise à mesure par l’arrivée des émigrations postérieures. Le bûcheron à demi sauvage de l’Iowa ou du Wisconsin apprend de l’émigrant de l’Ohio le respect de la loi ; la population active et entreprenante de l’Ohio reçoit de la Nouvelle-Angleterre l’élément qui développe dans son sein le goût du bien-être, des habitudes plus raffinées, la curiosité et l’aptitude pour les jouissances intellectuelles. La Nouvelle-Angleterre, à son tour, entretient et conserve sa supériorité par ses relations continuelles avec le vieux monde et par l’effort et le progrès naturels d’une société déjà avancée.

M. Michel Chevalier, dans ses Lettres sur l’Amérique, a insisté avec raison sur la différence profonde qui sépare aux États-Unis l’homme du nord et l’homme du sud, et qui constitue sur le même sol non pas deux races, mais deux variétés très distinctes. Les voyageurs qui ont suivi M. Chevalier, en constatant la justesse de cette observation de leur devancier, ont eu le tort de ne pas imiter son exemple, de ne pas distinguer à leur tour ce qui a aujourd’hui besoin d’être séparé, et de confondre dans une seule et même appréciation les états voisins de l’Atlantique et les états de l’ouest. En effet, les vieux états soit du nord soit du sud, donnent issue les uns et les autres à une émigration incessante qui se dirige vers l’ouest et qui laisse sur son passage des couches de moins en moins épaisses de population et de lumières. Si vous prenez pour point de départ la Nouvelle-Angleterre et la Virginie, vous pouvez établir deux échelles descendantes où la richesse, l’instruction, l’état matériel du culte et de ses ministres, la densité de la population, la sûreté des personnes et des choses, suivront une progression décroissante. Ces deux échelles seraient à peu près celles-ci : pour le nord, Massachussets, New-York, Pensylvanie, Ohio, Indiana, Illinois, Michigan, Iowa, Wisconsin ; pour le sud, Virginie, les deux Carolines, Kentucky, Tennessee, Alabama, Mississipi, Arkansas et Texas.

Si nous avions besoin d’établir ce point, les témoignages américains ne nous manqueraient pas, et nous en appellerions à M. Carey lui-même ; qui, dans un coin de son livre, laisse échapper l’aveu suivant : « On rencontre sur le territoire des États-Unis presque tous les degrés de civilisation. Dans la partie qui touche au Mexique et qui est occupée par les sauvages, on ne connaît d’autre loi que celle de la force. En nous avançant vers l’est, nous trouvons dans les états du sud la classe laborieuse en esclavage. Dans l’Arkansas, le Missouri et le Mississipi, où la population est de 1, 2 ou 3 personnes par mille carré et avec une forte proportion d’esclaves, le blanc, éloigné des tribunaux, des juges et des officiers de justice, porte toujours des armés avec lui ; il est prêt pour l’attaque ou la défense ; toute altercation se termine par un combat dont la mort est souvent la conséquence. L’habitude de déférer à la loi n’y existe qu’à un faible degré. Si un particulier éprouve un tort, il veut le redresser lui-même ; si la communauté se croit lésée, elle recourt à ce mode barbare de justice exécutive qui s’appelle la loi de Lynch. Si nous passons à l’est, nous trouvons dans le Tennessee 15 habitans, et dans le Kentucky 17 habitans par mille carré. Il y a trente ans, la loi de Lynch était en pleine vigueur dans ces deux états, mais l’habitude d’obéir à la loi s’y est développée avec la population. Dans la Virginie et dans les Carolines, nous trouvons un état de société plus avancé, et la sécurité personnelle s’y accroît en proportion[2]. »

C’est là un rare accès de franchise. La plupart des Américains n’admettent oint en effet qu’il y ait la moindre inégalité de valeur morale et de civilisation entre les diverses parties de l’Union, et les vieux états ne sont que trop portés à attribuer à leurs rejetons cette immunité de la critique qu’ils réclament pour eux-mêmes. Si, par l’accumulation de faits précis et surtout par l’examen de la législation des nouveaux états, vous démontrez qu’une portion des États-Unis marche rapidement vers l’extrême de la démocratie, et que l’action combinée des mœurs et des lois y crée un état social qui équivaudrait pour des Européens à une intolérable tyrannie ; si vous prouvez que, dans certains états du sud, la loi est impuissante à garantir la sûreté des personnes et des choses, les Américains ont une explication toute prête, et vous répondent que la faute en est à l’immigration européenne qui vient abaisser le niveau moral des États-Unis. Examinons si cette explication est exacte, et voyons par la même occasion quelle est au vrai l’étendue de l’immigration européenne, et quelle en est l’influence.

Il est certain que l’immigration européenne joue un rôle considérable dans les progrès des États-Unis : elle introduit au sein de la population américaine un élément reproducteur très actif. En effet, comme ce ne sont point les vieillards qui s’expatrient, la presque totalité des émigrans sont dans la force de l’âge ; ceux qui sont dans le célibat se trouvent bientôt sous l’empire des conditions qui, aux États-Unis, font du mariage une absolue nécessité, et ne tardent point à se marier : l’Amérique profite ainsi de la fécondité d’une émigration nombreuse qu’elle n’a point eu à élever, et que l’Europe perd au moment où elle devient reproductive. Or l’émigration, à elle seule, entre pour une forte proportion dans l’accroissement de la population américaine.

M. Carey a oublié d’en tenir compte dans ses comparaisons entre les États-Unis et l’Europe : voici comment il procède, et cet exemple donnera une juste idée de sa méthode. Il établit à la façon des mathématiciens, et en guise de théorèmes de géométrie, les deux propositions suivantes, que nous laissons à discuter aux économistes : — Plus une population a de sécurité pour les personnes et les choses, plus elle s’enrichit vite ; plus elle est riche, plus elle peut devenir et plus elle devient féconde. De ces deux théorèmes, M. Carey déduit le dilemme suivant : que si la population croît plus vite aux États-Unis qu’en Europe, c’est qu’il y a aux États-Unis plus de richesse, plus d’ordre et de sécurité que partout au monde. Il prend alors les tableaux de population dans les deux mondes, et une simple règle de trois lui donne en faveur des États-Unis des moyennes énormes. L’auteur américain s’est bien avisé après coup qu’il n’avait pas le droit de porter au compte des naissances l’accroissement de population imputable à l’émigration ; aussi avertit-il en note qu’il convient de déduire pour ce chef 10 pour 100 de l’augmentation annuelle de la population dans les États-Unis. M. Carey croit cette déduction suffisante. Il prétend en effet, sur la foi des Annales statistiques de Seybert, que jusqu’en 1817 il n’est pas arrivé 10,000 Européens par aux États-Unis. Il déclare n’avoir point de renseignemens de 1817 à 1825, et s’appuie sur le nombre des passagers inscrits aux bureaux de douanes des principaux ports, pour conjecturer que le nombre des émigrans n’a pu s’élever à 20,000 par an. M. Carey tient donc pour nulle toute immigration antérieure à 1815 et de 1815 à 1830 il dresse un tableau dans lequel l’immigration de 10,000 s’élève graduellement à 32,000, ce qui pour quinze ans, donne une moyenne annuelle de 25,000. M. Carey prétend que cette moyenne suffit à rendre compte soit des émigrans qui viennent par mer, soit de ceux qui peuvent arriver aux États-Unis par le Canada.

Ni ces calculs ni ces raisonnemens ne sont admissibles, parce qu’ils sont en contradiction manifeste avec les faits, qui attestent, que l’émigration est beaucoup plus forte que ne le croit M. Carey. Le recensement de 1845 a constaté qu’à Boston les habitans nés en Europe, émigrans par conséquent, formaient le quart des électeurs et le tiers de la population totale, qu’à New-York les habitans nés en Europe forment les deux cinquièmes de la population totale. Ce n’est pas trop d’évaluer à un cinquième de la population totale les émigrans allemands établis en Pensylvanie, et, dans l’Ohio et l’Indiana, les émigrans allemands occupent des villages et jusqu’à des comtés tout entiers. Depuis l’établissement des bateaux à vapeur transatlantiques, New-York est devenu le principal port d’arrivée de l’émigration ; mais, même en remontant à quelques années, il est facile de voir que les émigrans débarqués au seul port de New-York ont dépassé la moyenne indiquée par M. Carey.

Voici le nombre des émigrans débarqués à New-York dans les sept premiers mois des six dernières années :


1844 34,655 1847 102,118
1845 48,500 1848 110,404
1846 60,220 1849 143,222

Nous n’avons pas besoin de faire remarquer que deux des mois où le nombre des arrivages est le plus considérable, août et septembre, ne sont pas compris dans ce tableau.

M. Carey avait un moyen facile de parvenir à la vérité ; il pouvait à la fois se rendre un compte exact du progrès naturel de la population et connaître avec une approximation suffisante le nombre des émigrans arrivés aux États-Unis dans une période donnée. Au lieu de prendre pour base de ses calculs le résultat total de chaque recensement, d’où il lui devenait impossible d’éliminer, le produit de l’immigration, il fallait faire usage de la règle de Godwin. Etant donné les résultats du recensement aux deux extrémités d’une période décennale, soit 1830 et 1840, il est évident que la portion de la population âgée de moins de dix ans révolus en 1840 représente seule l’accroissement imputable aux naissances dans les dix années écoulées si du chiffre de cette population âgée de moins de dix ans on déduit le chiffre des décès survenus dans la population recensée en 1830, on devra avoir l’accroissement vrai de la population par le seul fait de la reproduction. Si cet accroissement est inférieur à l’accroissement constaté par le total général du recensement, la différence représente évidemment l’élément étranger introduit dans la population c’est-à-dire l’émigration. De cette façon, on a donc à la fois le produit exact des naissances, d’où l’on peut tirer la loi de multiplication du pays ; et le produit exact de l’émigration, tandis que M. Carey ne détermine que par des conjectures ces deux élémens indispensables de ses calculs.

Il y avait en 1830 aux États-Unis, 3,427,730 enfans au-dessous de dix ans révolus, qui représentaient l’addition faite à la population de 1820 ; cette addition avait été compensée par 1,257,910 décès survenus dans la population recensée en 1820 : l’accroissement de la population, en 1830, devait donc être de 2,169,820. Le recensement de 1830 attestait, au contraire, un accroissement de 2,664,311 sur celui de 1820. Il fallait donc qu’en dehors des naissances, 494,491 individus fussent venus s’ajouter à la population américaine : c’était évidemment la part afférente à l’émigration de 1820 à 1830. Le même calcul montre que, de 1830 à 1840, la population vivante des États-Unis s’est accrue de 862,040 individus, par le seul fait de l’émigration, sur un accroissement total de 3,662,970. On voit donc que, de 1820 à 1840, l’émigration européenne figure pour 20 ou 25 pour 100 dans le développement de la population américaine, et aujourd’hui cette proportion n’est point trop forte, parce que l’emploi de la vapeur dans les communications transatlantiques a entraîné une diminution de 75 pour 100 dans le prix de la traversée par la navigation à voile, et a donné par suite un développement extraordinaire à l’émigration. C’est pour constater ce développement que nous avons cru devoir citer plus haut le chiffre actuel des arrivages à New-York.

M. Carey se croit à l’abri de toute objection après avoir accepté sur ses données une déduction de 10 pour 100, qui devrait être de 25 pour 100 ; il oublie que, dans la comparaison de deux chiffres, le déplacement d’une seule unité constitue une différence de deux unités au désavantage de l’un des deux termes. Il ne suffit donc pas, pour avoir les véritables termes de la comparaison, de déduire du compte de la population américaine les émigrans européens ; il faut en même temps restituer au compte de l’Europe cette même émigration. L’erreur de M. Carey est d’autant plus forte, qu’elle porte sur des chiffres très considérables. Prenons l’Angleterre pour exemple. Le recensement de 1821 donna pour les trois royaumes 21,193,000 habitans ; celui de 1831, 24,306,000, soit une augmentation de 3,113,000 en dix ans, et de 311,000, par an. Le nombre total des émigrans pour ces dix années n’avait été que de 291,070, soit annuellement 9 pour 100 de l’accroissement total de la population. De 1831 à 1841, le nombre des émigrans fut de 738,582 ; dans les sept années de 1842 à 1848 inclusivement, il s’éleva à 983,953, et, suivant les renseignemens officiels recueillis par la commission d’émigration, le nombre des émigrans pour le premier semestre de 1849, finissant le 30 juin dernier, a atteint le chiffre de 196,973. Il en résulte qu’en Angleterre l’émigration annuelle, après avoir été successivement dans la proportion de 9, de 23 et de 46 pour 100 de l’accroissement naturel de la population, a fini par l’égaler dans ces dernières années, en sorte que, si l’émigration continue sur la même échelle, la population de l’Angleterre demeurera stationnaire, malgré une incontestable fécondité. En effet, si nous prenons vingt-cinq ans comme l’âge moyen des émigrans, un million d’émigrans, d’après les lois de mortalité, représente au moins deux millions de naissances, et plus on élèvera l’âge moyen des émigrans, plus on accroîtra le chiffre des naissances nécessaires pour produire un million d’émigrans.

Nous avons pris l’Angleterre pour exemple, parce que nous avions la statistique officielle de l’émigration anglaise ; mais le même raisonnement est applicable à la France, qui alimente, elle aussi, une émigration sur laquelle manquent des renseignemens précis. Nous savons seulement que certains départemens, par exemple les Landes et les Basses-Pyrénées, perdent, par l’émigration à l’étranger, l’équivalent au moins de l’excédant annuel des naissances sur les décès. Notre but n’est pas, d’ailleurs, de déterminer l’étendue de cette émigration, mais de démontrer que M. Carey, en se bornant à comparer les chiffres de recensement décennaux sans tenir aucun compte de l’émigration européenne est arrivé à des résultats qui n’ont aucune valeur pour la thèse qu’il soutenait. Il lui est trop facile, en procédant comme il l’a fait, de prouver qu’aux États-Unis la population croît beaucoup plus vite qu’en aucun pays d’Europe. S’il avait restitué à l’Angleterre ce que l’émigration lui enlève, il aurait vu que la fécondité américaine ne dépasse de beaucoup la fécondité anglaise. En outre, si M. Carey, au lieu de prendre cette fois les États-Unis en masse, avait pris quelqu’un des états du nord, il aurait vu qu’il y a dix ans la population anglaise, malgré l’émigration, croissait, à de chose près, dans la même proportion que la population du Massachusetts. Que deviennent, après cela, les conclusions de M. Carey ? Si la ruine de ses calculs entraîne la ruine de ses raisonnemens, la faute en est à sa méthode, que nous croyons assez nouvelle en économie politique.

Nous venons de voir quel est le rôle considérable de l’immigration européenne dans le développement numérique de la population des États-Unis ; recherchons maintenant quelle en est l’influence matérielle et morale. On nous permettra de mettre immédiatement hors de cause l’émigration française, qui n’a été recrutée long-temps que par la politique. Les émigrans français, qui se dirigent à peu près exclusivement vers New-York ou la Nouvelle-Orléans, appartiennent presque tous aux professions libérales ou aux carrières artistiques ; on ne peut donc pas dire que leur présence contribue à abaisser le niveau intellectuel du pays. Ils sont loin en même temps d’être une charge pour leur nouvelle patrie ; nous n’en voulons d’autre preuve que les faibles sommes dépensées par la société française de New-York pour subvenir aux besoins des Français malades, infirmes ou indigens. Les dépenses de cette société n’ont point atteint, l’an dernier, la moitié de ses recettes. L’émigration italienne est à peu près dans la même situation que l’émigration française.

Restent trois émigrations, les seules, à vrai dire, qui atteignent un chiffre un peu considérable, celles qui viennent d’Angleterre, d’Irlande et d’Allemagne. Les Anglais qui s’expatrient par pauvreté s’adressent aux diverses sociétés de bienfaisance anglaises, lesquelles les dirigent exclusivement vers les colonies anglaises. Les États-Unis ne reçoivent donc, en fait d’Anglais, que ceux à qui un petit capital permet de choisir le mode et le lieu de leur émigration. Ce n’est pas s’avancer trop que de dire que ces émigrans anglais ne sont point au-dessous de la masse dans laquelle ils sont bientôt confondus. On n’en saurait dire à beaucoup près autant des Irlandais. Il faut ajouter cependant que l’émigration irlandaise tend à changer de caractère. Les rapports récens des commissaires pour l’émigration constatent que depuis plusieurs années, et particulièrement depuis que la maladie des pommes de terre a porté un rude coup à l’agriculture irlandaise, ce n’est plus, comme autrefois, la partie la plus pauvre de la population qui fournit le plus fort contingent à l’émigration, mais la classe des petits fermiers et des petits propriétaires, qui, pour partir, retirent les dépôts qu’ils ont aux caisses d’épargne et réalisent tout leur avoir. Depuis plusieurs années, des sommes très considérables ont ainsi passé d’Irlande aux États-Unis, et l’on calcule que le capital emporté par l’émigration irlandaise s’est accru dans une proportion décuple au moins du nombre des émigrans.

Il n’en est pas moins vrai qu’un très grand nombre d’Irlandais ne parviennent aux États-Unis qu’à l’aide de la charité publique ou à l’aide des petites sommes que les émigrans partis les premiers envoient à leurs parens demeurés en arrière. Ces émigrans arrivent sans autre capital que leurs bras et sans aucune culture intellectuelle ; la plupart d’entre eux ne peuvent jamais s’élever au-dessus de la condition de simples manœuvres. Ils apportent avec eux les vices inséparables de l’ignorance et de la misère, des habitudes de malpropreté, d’ivrognerie et de paresse. L’affluence de ces émigrans irlandais a formé dans les quatre ou cinq grands ports de l’Union une populace grossière, sans règle, sans mœurs, qui est un danger sérieux pour les localités où elle séjourne, et qui est exploitée de la façon la plus funeste par les spéculateurs en politique. Il est à remarquer que la portion pauvre de l’émigration irlandaise ne s’écoule vers l’ouest qu’avec une extrême lenteur ; les plus intelligens et les plus sobres des Irlandais se classent assez facilement dans la domesticité, qu’ils recrutent presque seuls ; les autres sont obligés de consacrer plusieurs années à amasser le petit capital nécessaire pour s’établir dans l’ouest. Jusque-là, ils n’habitent tous ensemble les bas quartiers les ports de mer, entassés dans d’ignobles bouges, où personne qu’eux ne pénètre, et où ils sont décimés annuellement par des épidémies. Quelquefois même les Irlandais ont pour seule habitation des espèces de campemens à proximité des villes. Il est très rare, du reste, qu’ils ne trouvent pas à s’employer régulièrement, car ils se chargent volontiers des plus rudes travaux, et un entrepreneur de constructions de New-York disait à sir Charles Lyell que, sans les Irlandais que l’émigration amène chaque année dans le pays, il deviendrait impossible de bâtir autre chose que des maisons en bois, à cause du prix excessif de la main-d’œuvre.

Si les émigrans irlandais se concentrent dans quatre ou cinq villes, et ne se dispersent qu’avec lenteur sur le territoire américain, il n’en est pas de même de l’émigration allemande. Celle-ci, qui est tout agricole, a pour principal port d’arrivée Philadelphie ; ceux des émigrans qui n’ont point assez de capital pour s’établir dans la Pensylvanie ou le Maryland se dirigent immédiatement vers l’ouest ; ils forment une partie notable de la population de l’Ohio et de l’Indiana ; les plus pauvres vont jusque dans l’Illinois, où la terre est encore à plus bas prix. Il est très rare qu’ils remontent vers le nord, dans le Michigan ou l’Iowa, et à peu près sans exemple qu’ils descendent dans le Kentucky. Ces émigrans ont presque tous un petit capital qui leur permet d’acquérir des terres déjà défrichées, sans se faire eux-mêmes pionniers ; sous le rapport des connaissances agronomiques, ils sont au niveau et même plutôt au-dessus des fermiers américains. Ils ne doivent pas non plus le céder aux Américains sous le rapport de l’instruction primaire, si nous en jugeons par le nombre des journaux et des livres allemands qui s’impriment aux États-Unis. On n’imprime pas pour une société qui ne sait pas lire.

L’émigration irlandaise est donc la seule qui puisse avoir une influence réellement fâcheuse sur la moralité et la civilisation du peuple américain ; mais cette influence ne peut agir que dans un cercle très restreint et ne s’étend pas au-delà du voisinage de quelques villes. L’émigration allemande, sous le rapport de la moralité et des lumières, aurait une action plutôt favorable que funeste ; mais il est possible de déterminer avec précision le cercle dans lequel cette action s’exerce, et dont elle ne dépasse pas les limites. Ce dernier point suffit à notre thèse. Il est impossible d’attribuer à une cause accidentelle un effet général ; il est donc impossible d’expliquer par l’influence de l’immigration européenne l’inégalité de sécurité, de moralité et de lumières qui sépare les jeunes états des états plus anciens, inégalité qui se retrouve au sud comme au nord, et dont les degrés peuvent presque se mesurer par les degrés de longitude Nous voudrions proposer à notre tour une explication, et rechercher quelles sont les causes qui produisent et qui corrigent l’inégalité dont nous avons constaté l’existence.


III

L’étude attentive des faits vaudra, mieux ici que tous les raisonnemens. Un auteur américain, M. Colton, met au nombre des avantages particuliers à son pays cette circonstance, qu’aux États-Unis les esprits impatiens de la règle peuvent toujours se soustraire à son empire par un simple déplacement. Les hommes qui envisagent l’accomplissement des devoirs sociaux comme une charge et non comme une obligation, qui envisagent la loi comme un frein et non comme la traduction des inspirations de la conscience humaine, qui consentent à ne rien recevoir de la société, pourvu qu’elle ne leur demande aucun sacrifice sous le rapport de l’intérêt ou sous le rapport des passions, ces hommes, au lieu de se mettre tôt ou tard en révolte contre la société, comme en Europe, échappent à tout devoir et à toute contrainte en émigrant dans les forêts de l’ouest, où ils peuvent vivre uniquement pour eux-mêmes. Là, comme le reconnaît M. Carey, la force est la seule loi, et quiconque est résolu à ne rien demander à un voisin, à se suffire par lui-même et à se défendre, peut être assuré de n’avoir à rendre compte à personne ni de ses sentimens ni de ses actes.

Ces esprits farouches sont en tout pays de rares exceptions ; il n’en est pas moins vrai que les forêts de l’ouest offrent le champ le plus vaste que l’imagination puisse rêver à toutes les tête ardentes à tous les caractères aventureux qui redoutent moins le danger ou les privations que la perspective d’une existence forcément régulière et de longues années de travail. Tous ceux à qui des passions violentes ou des torts de jeunesse, ou de simples infractions aux convenances sociales, ont créé une situation pénible au milieu d’une société sévère et intolérante, vont chercher dans l’ouest l’oubli du passé et le bien-être de l’avenir. Ajoutez-y les hommes qui, nés dans la pauvreté, ont le désir de s’en affranchir promptement, et ne peuvent compter ni sur l’emploi d’un capital qu’ils n’ont pas, ni sur leurs talens naturels ou acquis, ni sur leur habileté professionnelle ; tous ceux qui n’ont d’autre avoir que des bras vigoureux et la ferme volonté de parvenir. Voilà quel a été le point de départ des jeunes états, quel est aujourd’hui encore le point de départ des états qui naissent.

Quand ces rudes pionniers, après plusieurs années d’une existence solitaire, ont fait une éclaircie dans la forêt et défriché quelques arpens, il leur arrive souvent de céder leur conquête à de nouveaux venus un peu plus riches qui peuvent leur acheter le terrain défriché, et de s’enfoncer plus loin dans le désert. Il n’est pas rare de rencontrer dans l’Illinois des vieillards partis de la Nouvelle-Angleterre ou de la Pensylanie au commencement du siècle, et qui, atteints tous les dix ans par le flot de l’émigration intérieure, ont parcouru de station en station l’espace qui sépare les côtes de l’Atlantique des rives du Mississipi. Lorsqu’un certain espace a été défriché, lorsque des maisons ont remplacé la partie disparue de la forêt, lorsque des maisons en bois succèdent aux huttes des premières années ; lorsque le désir de recevoir un journal et de rentrer en communication avec la société a fait donner un nom de village aux cabanes les moins distantes les unes des autres ; lorsqu’un bureau de poste, cette première consécration officielle de la commune en germe, a été établi par le gouvernement américain, on voit arriver le prédicateur de l’Evangile, envoyé d’abord en mission temporaire, puis établi à poste fixe aux frais de quelqu’une des sociétés pour les missions ; mais viennent successivement l’homme de loi, le médecin et le maître d’école, qui apportent à la fois au sein de la société naissante les lumières et la culture d’une société plus avancée et des élémens de civilisation.

Alors une église est bâtie, des écoles sont établies, et la commune entre dans la voie du progrès pour ne plus s’y arrêter. Quand les communes se sont multipliées, on en réunit plusieurs sous l’appellation d’un même comté, puis plusieurs comtés forment un territoire qui bientôt devient un état. La population recrutée sans cesse par de nouveaux arrivans, augmente de jour en jour avec une rapidité dont rien ne peut donner idée. De 1810 à 1820, la population de l’Ohio a augmenté de cent cinquante-deux pour cent, et de 1820 à 1840 l’accroissement a été de soixante-un et soixante-deux pour cent à chaque période décennale ; en cinquante ans, cette population s’est élevée de dix mille ames à un million. Cependant, quelque rapide que soit l’accumulation de la population, on comprend qu’il s’écoule un temps assez long avant que la portion intelligente et cultivée se trouve sinon en majorité, du moins en proportion assez forte pour exercer une influence efficace, et même avant que l’état moral et intellectuel de la société nouvelle réponde à sa législation.

Il y a trente ans que le Missouri est entré comme état dans l’Union américaine, et cependant il y a quelques semaines à peine, au sein de la principale ville, à Saint-Louis, une maison était livrée aux flammes en vertu de la loi de Lynch. Il n’est pas besoin de remonter tout-à-fait à dix ans pour trouver dans l’Ohio les dernières applications de la même loi. Il y a quelques années, le président de l’assemblée législative de l’Arkansas poignardait en pleine séance un orateur d’une opinion opposée à la sienne. Les querelles meurtrières, les assassinats à coups de pistolet ou à coups de couteau, rares sur les bords de l’Océan, sont plus fréquens dans l’Ohio, et sont journaliers dans les états souverains du Mississipi. Là, il n’est pas de discussion qui ne dégénère en lutte, pas de réunion publique où le sang ne coule.

Ces mœurs violentés et grossières n’ont rien qui doive surprendre de la part d’une population où les hommes instruits se comptent, où l’élément civilisé est perdu au milieu d’une multitude ignorante et habituée à écouter la voix de la passion. Cette société ne tardera pas à devenir paisible et régulière, et, montant encore un degré de l’échelle à mesure que l’instruction se développera dans son sein, elle arrivera enfin à se mettre au niveau des sociétés civilisées. Si nous disions que dans l’Ohio l’instruction est beaucoup moins générale que dans le Massachusetts et qu’en Europe, et qu’elle y est surtout d’un ordre beaucoup moins élevé, un auteur américain, après nous avoir au préalable traité de misérable calomniateur, ne manquerait pas de nous opposer triomphalement, l’almanach à la main, les six mille écoles de l’Ohio et ses douze collèges ou académies. Ces chiffres sont rassurans pour l’avenir, et ne prouvent rien quant au présent. Pour évaluer avec quelque précision la somme d’instruction supérieure disséminée dans cette population de plus d’un million d’ames, ce qu’il importe de savoir, c’est depuis combien de temps ces collèges existent, combien ils ont d’élèves, et surtout combien ils en ont formé. L’Ohio, que nous prenons toujours comme exemple, parce que, de tous les jeunes états, il est le plus avancé, date comme état de 1802 ; il avait alors quinze années d’existence ; le premier de ses douze collèges date de 1809, et demeura unique jusqu’en 1819 ; les autres ont été fondés successivement dans la progression d’un tous les trois ans. Aussi n’ont-ils encore formé tous ensemble qu’environ mille cinq cents élèves ; ils en avaient en 1848 un peu moins de neuf cent en cours d’instruction, et aucun des douze n’a une bibliothèque qui arrive à neuf mille volumes.

Il est facile de comprendre que, si la génération qui défriche un pays et y bâtit les premières maisons fonde aussi des écoles, elle n’en profite pas pour elle-même et n’en peut faire profiter que ses enfans, La seconde génération ; qui a reçu dans ces écoles l’instruction primaire, fonde à son tour des collèges et des universités, dont profite la troisième. C’est alors seulement, et au bout d’un temps assez considérable, que les hommes ayant reçu une éducation libérale commenceront à se multiplier, et que les élémens d’une véritable culture intellectuelle et morale se répandront dans le pays. Les hommes très distingués continueront à être encore des exceptions, parce que, suivant la remarque qu’en fait M. Carey dans un de ses ouvrages, chaque fois qu’un prédicateur, un légiste, un médecin a acquis des talens de premier ordre, il a tout intérêt à quitter les jeunes états pour les anciens, où la population est plus dense, et où il est assuré de trouver un théâtre plus digne de lui et une clientèle plus nombreuse et plus riche.

Il faut donc compter que l’espace de trois ou quatre générations est nécessaire pour que les jeunes états puissent se suffire sous le rapport intellectuel et moral, pour qu’ils trouvent parmi leurs propres enfans un noyau qui fournisse au recrutement des professions libérales, pour que leurs universités soient en mesure, non plus de soutenir le niveau de l’instruction générale, mais de l’élever. Aussi le progrès rapide et universel de l’Union américaine ne pourrait-il s’expliquer sans le concours que les états plus anciens prêtent aux plus jeunes. C’est l’enseignement mutuel appliqué de peuple à peuple. Les habitans des vieux états n’apportent pas seulement dans l’ouest le capital et l’habileté professionnelle, ils y apportent aussi une instruction plus étendue, des habitudes plus polies, ces idées plus saines et plus élevées sur les obligations sociales, sur la justice, sur la moralité, qui sont le fruit ordinaire d’une éducation libérale. C’est ce contact journalier d’une civilisation supérieure qui élève et rectifie les mœurs des anciens pionniers, et la fusion de ces deux élémens de valeur inégale produit une nation meilleure que la première et plus apte encore à tout perfectionnement. Le progrès, d’ailleurs, est continu, parce que les états qui alimentent l’émigration sont loin de demeurer stationnaires : l’instruction s’y développe de jour en jour ; elle ne devient pas seulement plus générale, mais plus complète. Ainsi, chaque émigration prise en masse vaut mieux que l’émigration partie dix ou quinze ans auparavant, et, quand elle se disperse dans les états où celle-ci s’est déjà mêlée aux pionniers, son arrivée équivaut à l’introduction d’un élément supérieur : c’est comme l’infusion d’une sève nouvelle de civilisation.

Toute amélioration matérielle ou morale qui se produit dans la population des anciens états a d’abord son contre-coup dans la population des états intermédiaires, et avant la fin de la seconde génération se retrouve dans la population des états les plus éloignés. Sous l’influence de ces émigrations successives et chaque fois meilleures, on voit les jeunes états, d’abord uniquement occupés de leur développement matériel, consacrer ensuite leur attention et leurs sacrifices à des soins de l’ordre purement moral, rectifier leurs lois dans le sens de la justice plutôt que dans celui de la licence ; on voit aussi l’opinion des masses se modifier. Ainsi le jeune géant de l’ouest, comme on appelle l’Ohio, incline davantage, à mesure qu’il grandit, vers les idées conservatrices, et donne assez habituellement la majorité aux whigs, tandis que les états sortis de son sein, et qui représentent le degré de civilisation auquel lui-même était arrivé il y a vingt ans, sont au nombre des états les plus démocratiques.

Les états riverains de l’Océan sont, donc autant de foyers auxquels les états intérieurs ont emprunté la vie, et empruntent aujourd’hui la lumière. La Nouvelle-Angleterre particulièrement est le point de départ d’une émigration continuelle, qui se répand sur tout le territoire américain, et qui exerce partout où elle se porte une salutaire influence. C’est cette émigration qui a donné naissance à la plupart des états libres. M. Bancroft évalue à quatre millions et demi le nombre des Américains qui tirent leur origine des deux cents familles arrivées il y a deux siècles dans la baie de Massachusetts. Ces fils des puritains constituent assurément la partie la plus énergique et la plus saine de la population des États-Unis : ils portent partout avec eux les qualités et les défauts de leur race, et nul, à les voir, ne peut se méprendre sur leur origine. Partout où ils s’établissent, en si petit nombre qu’ils soient, ils refont à leur image la population qui les entoure.

Dans ses comparaisons entre les États-Unis et l’Europe, M. Carey s’obstine à ne parler jamais que du Massachusetts, qui équivaut, en étendue et en population, à la Seine-Inférieure ou au Pas-de-calais, et qui est des états de la Nouvelle-Angleterre le plus avancé en civilisation et en richesse. C’est donner une population de huit cent mille ames comme l’image fidèle d’une population de vingt-deux millions. La Nouvelle-Angleterre ne donne pas l’idée de ce qu’est aujourd’hui le peuple américain, mais de ce qu’il sera un jour ; elle ne représente pas, sous le rapport intellectuel et moral, la situation actuelle des États-Unis, mais celle vers laquelle ils tendent. N’en déplaise à M. Carey, la portion du peuple américain qui ressemble le plus au peuple anglais, c’est la population de la Nouvelle-Angleterre ; la ville la plus anglaise des États-Unis, c’est Boston.

Ce qui fait la valeur toute spéciale de cette Nouvelle-Angleterre, c’est qu’elle réunit les qualités de deux âges différens : c’est une société vieille et jeune à la fois. Deux siècles et plus se sont écoulés depuis que les premiers puritains ont mis le pied sur la terre américaine, depuis qu’ils se sont donné une organisation régulière. C’est donc une société bien assise, qui a sur le reste de l’Union américaine tous les avantages que l’expérience, les efforts, les sacrifices accumulés de plusieurs générations assurent aux vieilles sociétés sur les sociétés naissantes. La Nouvelle-Angleterre, en relations de tous les jours avec l’Europe, n’a point eu d’apprentissage à faire, parce que ses fondateurs appartenaient à la portion du peuple anglais qui avait le plus de lumières et de valeur morale : sa pauvreté seule l’a empêchée de se tenir toujours au niveau de l’Europe. En même temps, sa population s’est multipliée sans mélange, et, sous l’empire des mêmes influences morales, elle a conservé la sève primitive ; elle a toute l’ardeur et toute l’énergie de la jeunesse.

M. de Tocqueville et quelques autres écrivains ont pensé que l’Amérique n’était pas destinée, d’ici long-temps du moins, à avoir une littérature, parce que le développement des lettres suppose chez un peuple l’existence d’une classe oisive et par conséquent des richesses accumulées ; si le talent se rencontre dans toutes les conditions, le goût et le loisir des jouissances littéraires exigent une éducation antérieure et une aisance acquise ; là où il n’y a point encore de lecteurs, il est difficile que des écrivains se produisent. On oubliait la Nouvelle-Angleterre, où toutes conditions devaient se trouver réunies plus facilement qu’en aucun point des États-Unis. La Nouvelle-Angleterre est assez vieille pour qu’il y existe des fortunes héréditaires, des gens de loisir, des hommes affranchis des soucis quotidiens, et qui peuvent consacrer leur temps à des travaux intellectuels. On pouvait dire d’avance que là naîtrait la littérature américaine, et c’est là qu’elle est née. La Nouvelle-Angleterre a commencé par produire deux ou trois revues estimables ; elle possède quatre ou cinq journaux qui, sans approcher des journaux importans de l’Europe, révèlent de l’instruction et du talent, et sont les seuls lisibles au milieu des milliers de feuilles qui se publient aux États-Unis, et qui ne valent pas le papier sur lequel on les imprime ; enfin elle peut citer plusieurs noms qui sont honorablement connus en Europe : un métaphysicien d’une incontestable valeur, Ralph Emerson[3] ; deux théologiens de mérite, Norton et Channing, dont le dernier fut aussi un prédicateur éloquent ; M. Prescott, écrivain élégant et pur, qui raconte l’histoire de la manière la plus attachante ; M. Bancroft, historien plein de sagacité, d’érudition et de critique, et auquel il ne manque que le style de M. Prescott ; M. Everett, tour à tour légiste, prédicateur, diplomate, aujourd’hui professeur, toujours homme d’esprit, critique plein de finesse ; poète facile et ingénieux. Nous n’avons besoin de rappeler à personne les noms de Cooper et de Washington Irving.

La population de la Nouvelle-Angleterre, sauf quelques particularités, a les mœurs et toutes les habitudes de la population anglaise. On retrouve à Boston le genre de vie et les usages des grandes villes de province d’Angleterre et jusqu’aux amusemens anglais. Un journal fashionable d’Angleterre se plaignait tout récemment avec amertume de ce que la passion des chevaux paraissait s’affaiblir dans la Grande-Bretagne, et de ce qu’on laissait acheter par les amateurs des États-Unis quelques-unes des célébrités d’Epsom et Newmarket et tous leurs meilleurs produits. Il publiait une longue liste de chevaux ainsi achetés pour le compte de particuliers de la Nouvelle-Angleterre, qui ne reculaient ni devant un prix excessif, ni devant les chances fâcheuses de la traversée. Un autre passe-temps, imité de l’Angleterre, est celui des bains de mer et des eaux. La plage de Newport et les eaux de Saratoga se partagent, tous les étés, les familles opulentes des États-Unis. La rareté, pour ne pas dire l’absence de tout divertissement le long de l’année fait des mois d’été une époque bénie : on échappe pendant quelques semaines ou quelques mois à la contrainte de la ville natale, à la surveillance jalouse des voisins ; on peut faire usage de sa richesse, on peut chercher et trouver le plaisir sans encourir la censure d’autrui. Un séjour à Newport ou à Saratoga est aussi le moyen de pénétrer dans le monde opulent des États-Unis, d’acquérir quelque notoriété et de faire figurer son nom dans les journaux. Les feuilles un peu répandues des États-Unis envoient dans ces deux villes un rédacteur chargé de leur transmettre, chaque jour, la liste des arrivées et des départs, de raconter les moindres incidens, de décrire les concerts et les bals, et de signaler, pour être dûment enregistrés, tous les mariages conclus et en préparation. Bien des mères, en effet, vont passer une saison dans ces villes de plaisance uniquement pour pourvoir leurs filles, et quand les écrivains américains, au lieu de travestir les mœurs européennes, qu’ils n’ont pas vues, puiseront leurs sujets dans les mœurs de leur pays, les sources de Saratoga et les bains de Newport tiendront dans leurs ouvrages la même place que Bath, Cheltenham ou Brighton dans les romans anglais. Il ne faut pas croire, du reste, que ce soient deux séjours bien gais ; dans l’un comme dans l’autre, de la saison se passe à organiser la fête qui doit la terminer, et qui est invariablement un bal travesti. On élit un comité d’organisation générale, un comité pour l’orchestre, un comité pour les contredanses, un comité pour les décors, un comité pour les rafraîchissemens. Le prix de chaque billet n’est jamais moindre de 50 à 60 francs, et l’on fait pour les costumes les plus folles dépenses. Les journaux américains ne manquent pas, en effet, de consacrer cinq ou six colonnes à enregistrer le nom de chacun des assistans avec la description détaillée de son costume, souvent rédigée par la personne intéressée. Nous sera-t-il permis de dire qu’ayant eu plusieurs années de suite la curiosité de parcourir ces descriptions, nous avons été étonné de voir le choix des dames américaines se porter avec une référence fort marquée sur les costumes des déesses de la mythologie et surtout des duchesses, marquises et comtesses de l’ancien régime ?

Ce qui manque aux classes aisées de la population de la Nouvelle-Angleterre pour ressembler tout-à-fait aux classes correspondantes de la société anglaise, c’est cette indépendance d’esprit, cette liberté d’allure, cette élégance de formes et de manières, qui sont produites à Londres par le contact des grandes existences de l’aristocratie anglaise. Il n’y a point une catégorie particulière de gens qui donne le ton au reste de la population, qui soit pour autrui un sujet d’imitation, un enseignement vivant, et serve à perpétuer cet ensemble de traditions et de conventions tacites qu’on appelle l’usage du monde. Ce n’est pas que la richesse manque dans la Nouvelle-Angleterre, c’est qu’il est défendu de s’en servir. Dans le Massachusetts, à Boston surtout, il y a beaucoup de fortunes très considérables et qui datent de plusieurs générations ; les millionnaires ne sont pas rares à New-York, mais partout la richesse est frappée d’ostracisme. Avoir une maison aux environs de la promenade appelée Commons Gardens, voilà l’ambition d’un millionnaire à Boston : aussi y a-t-il là quelques rues où le terrain se vend aussi cher que dans la Cité de Londres ou sur les boulevards parisiens ; mais si ce millionnaire veut conserver ses droits de citoyen, s’il ne veut pas être décrié par ses voisins, s’il aspire à être non pas représentant au congrès, non pas député à la législature de l’état, non pas conseiller municipal, mais administrateur de son quartier ou marguillier de sa paroisse, il ne se bornera pas à saluer le premier le moindre de ses fournisseurs ; il ira au-devant de lui lui serrer la main et s’informer le sa santé, il se vêtira d’habits communs, il ira à pied. Il n’y a pas vingt équipages à Boston, et pas une famille où il y ait plus de trois ou quatre domestiques tant mâles que femelles, avec des fortunes qui, à Londres ou à Paris, comporteraient une maison de dix ou quinze personnes. Il faut tenir sa porte ouverte à ses voisins, recevoir et rendre leurs visites, qu’il vous soit agréable ou non de les fréquenter ; il ne faut rien négliger pour se faire pardonner sa richesse. Loin de penser qu’à mérite égal il vaille mieux choisir pour la députation des hommes de quelque fortune, dans l’espoir qu’ils seront plus indépendans, on veut, pour toute position élective, des gens pauvres, afin que la crainte de n’être pas réélus les fasse tourner au gré du vent populaire. Sir Charles Lyell, dans une réunion de commerçans, fit tomber la conversation sur un membre éminent du congrès dont la femme venait de recueillir une succession considérable, et demanda quelle influence cet événement pouvait avoir sur sa réélection. Tous, après discussion, tombèrent d’accord que cet héritage ne porterait pas préjudice à la réélection du sénateur en question. Il ne vint à l’idée de personne que l’acquisition d’une fortune indépendante lui donnât une chance de plus.

Si de la Nouvelle-Angleterre nous passions dans les états du sud ou de l’ouest, nous trouverions que cet ostracisme de la richesse est plus complet encore. Un membre du congrès confessait à sir Charles Lyell qu’à chaque réélection il était obligé de mettre ses vêtemens les plus usés pour aller visiter les électeurs, et que, malgré l’énormité des distances, il faisait toutes ses courses à pied, quoiqu’il eût des chevaux sur sa propriété. Un autre, malgré son exactitude à voter avec les démocrates, s’attendait à être impitoyablement rejeté, parce que sa fille, passant quelques jours dans la ville voisine, avait été invitée à un bal dans une famille riche, et s’y était rendue avec des souliers de satin et des volans de dentelle. Le lendemain du bal, le père recevait de ses voisins des lettres qui lui signifiaient de ne plus compter sur leurs voix.

Les riches sont donc, aux États-Unis, dans une situation qui rappelle, à quelques égards, celle des juifs au moyen-âge ; c’est là ce qui explique pourquoi beaucoup d’Américains viennent dépenser leur fortune en Europe. Ceux qui demeurent sont obligés de s’interdire tout éclat, toute apparence d’opulence au dehors ; ils se consolent, comme autrefois les juifs, par le luxe et le comfort intérieurs. C’est de Boston et de New-York que viennent à Lyon les commandes les plus considérables en étoffes de prix ; les riches Américains multiplient autour d’eux les tapis somptueux, les tentures et les meubles de velours et de soie, et, à la différence de ce qui se passe en Europe, leurs femmes et surtout leurs filles se couvrent de bijoux, et mettent aux moindres objets de toilette des prix extravagans. Au sein de chacune des villes un peu anciennes se trouve un petit noyau de familles opulentes descendues des premiers émigrans, et qui, sacrifiant à leurs aises toute prétention à l’influence politique, se voient exclusivement entre elles, et forment un cercle où il est très difficile de se faire admettre ; il en est ainsi à Boston, à Philadelphie, à Baltimore, à Charleston. À New-York, les familles des anciens patroons hollandais, qui comptent des gens dix et quinze fois millionnaires, impitoyablement bannies, depuis quarante ans, de toutes les fonctions publiques, forment peut-être la coterie la plus riche et la plus exclusive qu’il y ait au monde.

Le trait le plus caractéristique de la population de la Nouvelle-Angleterre était autrefois l’ardeur et la sincérité de la foi religieuse. Ce trait tend à s’effacer. Pour jouir de quelque considération aux États-Unis, pour être regardé comme un honnête homme, il faut appartenir de nom et de fait à une secte religieuse quelconque. Il est indispensable que vous assistiez le dimanche à l’office de telle secte qu’il vous a plu de choisir ; mais, cela fait, vous êtes quitte. Les exigences de l’opinion sont demeurées les mêmes, mais non pas celles des sectes religieuses, et il en est aujourd’hui dont les doctrines s’accommodent d’une très grande liberté de penser. La classe aisée du Massachusetts appartient presque tout entière à la secte des unitaires, qui a vu décupler, depuis vingt-cinq ans, le nombre des ses églises et de ses ministres, et dont les progrès ne se ralentissent pas. Il convient d’en dire quelques mots. Au commencement du siècle, on vit se répandre dans la Nouvelle-Angleterre les doctrines des universalistes, ainsi nommés parce qu’ils croient que tous les hommes seront sauvés après une expiation proportionnée à la gravité de leurs fautes. Cette secte, que les autres protestans qualifient de relâchée, fit des progrès assez rapides, et prépara la voie à l’unitarisme, par laquelle elle a été absorbée. À la différence des puritains et des presbytériens, qui exigeaient de chaque individu, avant de l’admettre à la cène, une profession de foi et des preuves manifestes de conversion, telles, par exemple, qu’une confession publique, les universalistes prétendaient qu’il était impossible à un ministre et même à une congrégation de discerner ceux des fidèles qui étaient ou n’étaient pas régénérés par la grace, et que, la cène étant un moyen de régénération, il ne fallait la refuser à personne, parce que la participation du sacrement confirmerait dans la grace ceux qui l’avaient déjà, et attirerait à Dieu ceux qui ne l’avaient point encore. Ils admettaient donc tous les fidèles à la cène, à moins d’une conduite extrêmement scandaleuse, et sans aucune des conditions d’orthodoxie et de pénitence qu’exigeaient les ministres des autres sectes. Leurs progrès furent d’autant plus grands, qu’en affranchissant les fidèles d’une contrainte qui pesait à beaucoup, ils ne changeaient rien au dogme ; mais il n’en fut pas long-temps ainsi : quoique le fond de la doctrine morale des universalistes fût ce principe, qu’il ne faut juger personne et toujours espérer bien de tous ses frères, il fallait déterminer quels étaient les points essentiels de la foi dont on ne pouvait se départir sans cesser d’être croyant. On rejeta peu à peu la doctrine d’une faute originelle et de la gratuité du salut, et conséquemment la nécessité de la rédemption par le sang du Christ et de la régénération de l’ame par le Saint-Esprit, dispensateur de la grace. On cessa de rappeler et bientôt d’admettre que le Fils et le Saint-Esprit aient quelque chose à faire dans l’œuvre du salut : l’universalisme aboutissait ainsi aux doctrines sociniennes ; il se développa sous l’influence de la propagande anglaise, et, vers 1812 ou 1815, il prit franchement le nom d’unitarisme. Il possédait déjà un nombre considérable d’églises dans la Nouvelle-Angleterre.

Le succès des unitaires n’était pas dû seulement à l’attrait d’une doctrine qui, en allégeant la rigueur des pratiques, retranchait en même temps plusieurs des dogmes qui exigent la soumission de la raison à la foi ; le talent des ministres unitaires y entra pour beaucoup. Ils étaient, ils sont demeurés encore fort supérieurs, en savoir et en talent, aux ministres de toutes les autres croyances. L’unitarisme est la seule secte qui, en Amérique, ait produit un mouvement littéraire et théologique de quelque valeur. Elle n’a pas eu seulement la meilleure revue et les meilleurs journaux religieux du pays ; elle peut s’enorgueillir d’avoir donné dans Norton, auteur de l’Authenticité des Evangiles, un théologien de premier ordre, dans Henry Ware et dans Dewey des prédicateurs distingués, dans Channing un grand prédicateur et l’écrivain le plus éloquent des États-Unis. Elle petit revendiquer en outre une partie des écrivains et des hommes politiques éminens des États-Unis.

Tous les unitaires dont nous venons de donner les noms ne professent pas exactement les mêmes opinions. Le principe d’incrédulité qui est au fond de cette doctrine n’a pas manqué de se développer. Les premiers unitaires américains admettaient et défendaient l’Évangile ; ils acceptaient les miracles par confiance en la clairvoyance et la bonne foi des apôtres ; et comme un témoignage rendu par Dieu à la vérité de l’Evangile. Bientôt ils admirent que les auteurs du Nouveau Testament, par suite de la faiblesse humaine, n’avaient pas été inspirés de telle sorte qu’ils fussent à l’abri de toute erreur de fait ou de raisonnement. Les passages invoqués pour démontrer la Trinité, et relatifs à la divinité du Christ et à la personnalité du Saint-Esprit, leur paraissaient des corruptions de la parole divine et le résultat d’une interprétation erronée : ils prenaient pour critérium de la vérité de l’Evangile le jugement de la raison humaine.

Aussi, lorsque quelques écrivains éminens, un peu après 1830, eurent introduit en Amérique la connaissance de la philosophie allemande, vit-on des théologiens unitaires prétendre que la foi ne peut s’appuyer sur les miracles, et qu’il faut démontrer rationnellement la vérité de la doctrine chrétienne avant de croire aux miracles, et quelque attestés qu’ils soient. La Bible étant un mélange de vérités et d’erreurs, la foi basée sur la Bible ne repose que sur des probabilités ; il faut demander à la raison la connaissance et la démonstration de ce qui est essentiel en religion. Les plus hardis, dans ces dernières années, sont allés jusqu’à dire que toutes les religions, y compris toutes les branches du christianisme, ne sont qu’un développement plus ou moins élevé du sentiment religieux inhérent au cœur humain. Tous les hommes qui ont fait faire un pas à la morale et au sentiment religieux, Moïse, Minos, Zoroastre, pour ne prendre que les plus anciens, ont été guidés par une impulsion venue d’en haut ; Jésus de Nazareth a eu part plus que personne à cette inspiration divine ; il n’est pas probable, mais il n’est pas impossible qu’il se rencontre un jour un révélateur encore plus favorisé. Jésus-Christ n’a donc point été un médiateur entre Dieu et les hommes, il est seulement le modèle jusqu’ici le plus parfait que nous devions nous proposer dans notre conduite envers Dieu.

L’unitarisme, arrivé à ce degré, n’est plus, à vrai dire, une doctrine religieuse ; c’est une opinion philosophique, et aucune différence sérieuse ne le sépare du déisme. Il a eu une action considérable sur les esprits en Amérique, parce que son point de départ était un principe de tolérance et de charité, et que sa prétention de faire appel aux facultés les plus hautes de l’intelligence humaine et d’arriver directement à Dieu se prêtait merveilleusement, dans la bouche d’hommes de talent et imbus de mysticisme, à tous les élans et à toutes les effusions de l’idéalisme religieux. L’unitarisme, dans ses derniers développemens, ne donne plus à la morale d’autre sanction que les indications de la conscience. Toute théorie religieuse ou philosophique aboutissant à des règles de conduite, nous craignons que tôt ou tard il ne se trouve des gens qui tirent de l’unitarisme, pour la pratique, les conséquences les plus dangereuses. Nous craignons qu’Emerson, outre la communauté de la vertu et du génie, n’ait, avec Spinoza, cette autre communauté, moins désirable, de disciples qui ne ressemblent en rien à leur maître.

Nous avons cru devoir signaler, comme un fait digne de remarque et propre à quelque jour sur la situation intellectuelle et morale de la Nouvelle-Angleterre, cette circonstance que, si personne encore demeure en dehors des pratiques religieuses et n’y fait profession de indifférence, l’unitarisme, à ses divers degrés, est la doctrine dont les progrès sont le plus rapides, et compte parmi ses adhérens presque toute la classe aisée et le cinquième de la population totale. L’avenir dira si ce fait doit avoir, comme nous le croyons, des conséquences morales et politiques. Il est temps que nous abordions le dernier point qui nous reste à traiter : nous avons en effet à expliquer comment la prospérité des États-Unis n’a encore souffert et ne nous paraît devoir éprouver d’ici long-temps aucun ralentissement.


IV

Si l’on nous demandait quelles sont les causes principales des progrès rapides des États-Unis, nous mettrions sans hésiter au premier rang deux causes morales : l’instruction, répandue et développée par l’organisation la plus généreuse et la plus complète de l’enseignement ; la moralité, entretenue et fortifiée par la foi religieuse. — Rien, en Europe, ne peut donner l’idée des résultats que produisent, aux États-Unis, l’indépendance absolue de la religion et la sécularisation absolue de l’enseignement. — Mais, avec M. Carey, nous n’avons débattu que les causes matérielles : cet écrivain prend pour critérium de la bonne organisation d’un pays l’accroissement de la population. Nous avons fait justice de ses chiffres tout-à-fait fantastiques, nous rejetons également son principe. À ce compte, en effet, les jeunes états de l’ouest ; dont la population double tous les dix ans, présenteraient un état social plus parfait que les états de la Nouvelle-Angleterre, où l’accroissement dans la même période varie de dix à vingt pour cent. M. Carey lui-même reculerait devant cette conséquence de sa pensé.

Nous n’admettons pas davantage qu’il y ait aux États-Unis plus de sécurité pour les personnes qu’en Europe. M. Carey objecte à la France les insurrections des 5 et 6 juin 1832 et 13 avril 1834 à Paris, et l’insurrection de Lyon : il aurait beau jeu aujourd’hui à continuer ce catalogue. Il suffit, pour lui répondre, de rappeler les troubles de Baltimore et de Philadelphie, le sec du couvent des ursulines à Boston, la guerre civile des Dorristes dans le Connecticut, la récente émeute de New-York. Nous faisons grace à M. Carey de toutes les émeutes et de toutes les tragédies sanglantes qui pourrait nous fournir l’histoire des états de l’ouest. Nous sommes plus loin encore d’admettre qu’il y ait en France moins de sécurité pour les propriétés qu’aux États-Unis. Nous n’objecterons pas à M. Carey l’insuffisance de la police américaine, insuffisance si manifeste, qu’il a suffi récemment à la Pensylvanie d’améliorer un peu l’organisation de police pour doubler, dès la première année, le chiffre des condamnations pour vol : nous nous contentons d’invoquer que le souvenir des Anti-Renters de New-York, qui, depuis des années, détiennent impunément la propriété d’autrui et bravent le gouvernement et la législature de l’état. Nous rappellerons aussi qu’un tiers des états de l’Union ont refusé de payer les intérêts de leur dette, et que quelques-uns même annoncent l’intention de ne pas rendre le capital. Nous invoquerons enfin la législation américaine tout-à-fait favorable aux débiteurs, et qui semble calculée pour assurer la spoliation des créanciers ; nous regrettons d’être obligé de dire que cette législation passe des jeunes états aux vieux ; l’état du Maine vient, en effet, de rendre une loi qui déclare insaisissable tout ou partie de la propriété foncière des débiteurs.

M. Carey a raison de dire que l’Union, faute d’état militaire à entretenir, est exempte de la plus lourde et de la plus improductive des dépenses C’est quelque chose de très grave pour un pays que de ne pas dépenser tous les ans en pure perte un capital de 4 ou 500 millions. Nous admettons avec M. Carey, dans une certaine mesure, l’influence de la modicité des taxes sur le développement de la richesse publique, tout en croyant qu’on exagère beaucoup la différence qui existe, sous ce rapport, entre l’Europe et les États-Unis ; mais ce n’est là qu’une cause partielle, car certains états sont taxés bien plus lourdement qu’aucun pays d’Europe. La Pensylvanie, par exemple, est tellement taxée, que beaucoup de négocians sont allés s’établir dans le New-Jersey, et se contentent d’avoir à Philadelphie un comptoir, où ils viennent chaque jour. L’Alabama, qui était entré dans une voie de prospérité sans exemple même aux États-Unis, commence à perdre de ses habitans, qui émigrent dans l’Arkansas et le Texas pour échapper à des taxes beaucoup trop lourdes.

Il nous faut une cause générale et toujours agissante. Nous ferons d’abord observer qu’il n’y a point aux États-Unis de classe improductive uniquement occupée de dépenser ses revenus. Sauf un très petit nombre d’exceptions, les gens les plus riches continuent de s’intéresser, soit dans le commerce, soit dans l’industrie. Toutes les forces de la nation sont donc utilisées. Mais le fait particulier aux États-Unis, et qui ne se reproduit point ailleurs, c’est l’indépendance absolue du travail. Tout homme, aux États-Unis, a le choix, à chaque instant de sa vie, entre le travail et la propriété, acquise par le travail. Ceux à qui ne conviennent pas les conditions pécuniaires d’un emploi ou d’un travail sont libres d’émigrer dans l’ouest et d’y trouver immédiatement la propriété, à la condition de la féconder à la sueur de leur front. Il en résulte que le salaire est, aux États-Unis, beaucoup plus élevé que partout ailleurs, sans que la vie soit plus chère. Le travailleur, s’il est sobre, peut économiser 50 pour 100 de ses gages, et quelquefois même davantage. Le travail, aux États-Unis, est donc un capital, et même le plus productif des capitaux, celui qui s’accumule le plus vite. Si l’on multiplie le chiffre de ces économies individuelles par le nombre des travailleurs ou employés des deux sexes, on sera effrayé du capital énorme créé chaque année aux États-Unis, et qui devient immédiatement productif. Rappelons-nous les paroles d’Adam Smith : « Un grand capital avec de petits profits croît plus vit qu’un petit capital avec de grands profits. L’argent, dit le proverbe, enfante l’argent. Quand vous en avez gagné un peu, il est aisé d’en gagner davantage ; la grande difficulté est de gagner ce peu. » Tout le monde, aux États-Unis, gagne ce peu, qui est le point de départ de la formation du capital, et l’accumulation de ces épargnes individuelles constitue le capital le plus fort et le plus productif que jamais nation ait eu à sa disposition.

Le travailleur américain n’a pas seulement les moyens d’acquérir le capital ; la diffusion de l’instruction a porté à sa connaissance et a mis à sa disposition les moyens de l’utiliser. En. France, il a fallu, des efforts multipliés pour faire apprécier de la classe laborieuse les avantages des caisses d’épargne ; même parmi les petits commerçans, beaucoup de gens ne savent tirer parti de leurs économies qu’en les confiant au notaire, qui les place sur hypothèque, ou au banquier. Nos paysans thésaurisent. L’ouvrier américain sait parfaitement ce que sont les fonds publics ; il en achète quand il ne préfère pas acquérir des actions de l’établissement dans lequel il travaille. À Lowell, la ville manufacturière par excellence, le montant des actions ainsi possédées par les ouvriers des deux sexes forme un capital de plusieurs millions. Partout un homme a une caisse d’épargne à sa portée, et, mieux encore une banque, à laquelle il confie ses économies, dont il achète d’abord un action, puis plusieurs, jusqu’au jour où il a un capital suffisant pour acquérir une petite ferme dans l’ouest, ou pour entreprendre un commerce ou une industrie. Ces banques donnent de très faibles bénéfices ; mais elles arrivent facilement à couvrir leurs dépenses par l’emploi des dépôts qu’elles reçoivent et le profit qu’elles tirent de leur circulation, et dans les petites villes de la Nouvelle-Angleterre leur capital est possédé en presque totalité par les classes laborieuses. Nous n’en saurions donner de meilleure preuve qu’en faisant connaître comment se répartissaient, il y a trois ou quatre ans, les actions d’une des banques de l’état de Rhode-Island. Cette citation sera la démonstration la plus décisive de ce que nous avons avancé.


Femmes 2,438 Institutions charitables 548
Petits commerçans 2,038 Mineurs 307
Négocians 191 Communes 157
Cultivateurs et valets de ferme 1,245 Paroisses 630
Ouvriers 673 Hommes de loi 377
Matelots 434 Médecins 336
Employés du gouvernement 438 Ecclésiastiques 220
Caisses d’épargne 1,013

L’indépendance du travail a pour conséquence, aux États-Unis, la facile acquisition et la multiplication rapide du capital ; mais si l’Américain arrive vite à ce peu dont parle Adam Smith, et s’il sait le bien employer, cela tient surtout à ce qu’il est laborieux, intelligent et sobre : il est tout cela, parce qu’il est moral et instruit. Religion, savoir et travail, c’est l’action combinée de ces trois grandes causes qui explique, à nos yeux, l’extraordinaire prospérité des États-Unis.

On aura peut-être remarqué que, dans tout le cours des observations qui précèdent, nous n’avons pas fait une seule fois allusion aux partis politiques qui divisent le peuple américain. C’est que les États-Unis présentent ce phénomène peut-être unique d’un pays où la politique et les hommes d’état n’aient aucune action appréciable sur la prospérité général du peuple. La nation américaine se développe et grandit en vertu de causes trop puissantes, pour qu’aucune action humaine puisse en accélérer ou en retarder sensiblement l’effet ; ces causes subsistent et agissent, quelque soit le parti qui prédomine, quels que soient les hommes d’état qui gouvernent. Un seul des grands intérêts du pays reçoit le contre-coup des vicissitudes politiques : selon que le parti qui l’emporte est favorable ou hostile au système protecteur, le tarif des douanes américaines est modifié d’une façon utile ou désavantageuse à l’industrie nationale. Nous ne connaissons pas d’autre exception.

C’est là l’effet inévitable de la décentralisation absolue, qui est le fond même des institutions américaines ; mais, si les hommes d’état de l’Union ont à l’intérieur une tâche très aisée, la situation exceptionnelle de leur pays diminue singulièrement pour eux les difficultés de la politique extérieure. On a remarqué depuis long-temps que la position insulaire de la Grande-Bretagne donnait une grande indépendance à sa politique, et cependant des milliers de liens rattachent les intérêts de l’Angleterre à ceux du continent. Les États-Unis, on peut le dire, sont aussi sans voisins ; ils ont pour boulevard non plus un détroit, mais l’Océan Atlantique ; ils n’ont aucun intérêt, même éloigné, d’influence ou de commerce qui puisse recevoir la moindre atteinte dans les révolutions du vieux monde. Là où les hommes d’état européens ont à peser mille considérations, et à tenir compte des intérêts plus compliqués, le gouvernement des États-Unis a une entière liberté d’action : il peut s’abandonner à toutes les forfanteries ou à butes les susceptibilités de l’amour-propre national ; il peut même faire des fautes sans qu’elles aient de conséquences graves. Si nous avons occasion d’esquisser la situation des partis politiques aux États-Unis, il nous sera facile de montrer que cette liberté d’action du gouvernement américain, en l’affranchissant de presque toute la responsabilité qui pèse sur les gouvernemens d’Europe, réduit dans la même proportion l’importance de son rôle dans le développement de la grandeur américaine.


CUCHEVAL-CLARIGNY.


  1. Il faut motiver ce jugement sévère. Nous remplirions des pages avec les erreurs de M. Carey ; qui prend des noms de province pour des noms de ville, et accole dans la même phrase la ville de Saintonge et la ville d’Arras. Il assure que la France est divisée en 23,000 communes, sur lesquelles 2,000 n’auraient ni église ni desservant. Il affirme que plus de la moitié du sol de la France est cultivée par des métayers ; le premier almanach lui aurait appris que sur plus de 40 millions d’hectares consacrés à la production agricole, 7 à 8 millions au plus sont encore cultivés en métayage. Les autorités de M. Carey sont surtout curieuses. Il prend pour tableau fidèle de l’agriculture en France un ouvrage qui a trente ans de date. Son guide de prédilection est un touriste américain qui est venu passer un été dans les Pyrénées. À défaut des impressions de voyage de M. Murray, M. Carey s’adresse aux touristes et aux romanciers, et enfin aux Magazines anglais. Deux ou trois ouvrages française de dates surannées complètent ses renseignemens. M. Carey ne parait pas s’être douté que le budget de la France s’imprimait et se discutait tous les ans, que l’administration française publiait chaque année les documens statistiques les plus étendus sur toutes les branches de la production ou de la dépense nationales, enfin que les renseignemens les plus complets et les plus exacts sur la situation véritable de la France se trouvaient dans les rapports annuels présentés par les préfets aux conseils généraux des départemens.
  2. Carey, Principles, etc., tome II, p. 27.
  3. Voyez, sur Emerson, la livraison de la Revue du 1er août 1843.