La Situation financière de la France/01

La Situation financière de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 77 (p. 375-417).
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LA
SITUATION FINANCIERE
DE LA FRANCE

I.
LA DESORGANISATION DES FINANCES, — LES DEFICITS.


I.

La rapidité avec laquelle la France s’est relevée des désastres de 1870 a été pour l’Europe un légitime sujet de surprise. Jamais nation n’avait encore donné de pareilles preuves de vitalité : on a pu croire un instant que l’exemple des États-Unis, si merveilleux pourtant, allait être dépassé. Toutes les ruines laissées par l’invasion avaient été relevées, l’industrie et le commerce avaient repris leur essor, et, après le paiement d’une rançon colossale, la France se retrouvait debout avec des finances en bon état. Lorsque l’assemblée nationale de 1871, qui avait si patriotiquement travaillé au relèvement du pays et à qui l’on ne peut adresser d’autre reproche que de s’être arrogé un mandat constituant qu’elle n’avait pas reçu des électeurs, prononça sa propre dissolution, le budget de 1876 pourvoyait largement à toutes les charges ordinaires et aux charges nouvelles léguées par la guerre; il consacrait 150 millions à l’amortissement, il affectait 146 millions aux travaux publics en sus des dépenses d’entretien, et il se soldait encore par un excédent de recettes de 95 millions. Les budgets de 1877 et de 1878 donnèrent encore, l’un et l’autre, un excédent de recettes d’environ 63 millions. Tels étaient les prodigieux résultats de la facilité vraiment extraordinaire avec laquelle la France portait le poids des taxes nouvelles dont on l’avait chargée, et de la prudence qui présidait encore à la direction de ses finances. Il ne semblait pas qu’on dût s’écarter de ces sages erremens. Sollicité de faire, dans le budget de 1878, une part plus large à des travaux que l’on se flattait de faire accepter plus facilement en les qualifiant de reproductifs, le ministre des finances, M. Léon Say, répondait à M. Lecesne, le 18 mars 1877 : « Nous ne pouvons pas perdre des milliards, sauf à les retrouver dans une augmentation de production de richesse... L’utilité de la dépense n’est pas la justification de la dépense, il faut encore y ajouter la nécessité. »

Comment une situation aussi florissante, aussi conforme à l’intérêt national, a-t-elle pris fin? et comment le ministre habile et avisé dont nous venons de reproduire les judicieuses paroles a-t-il lui-même, l’année suivante, porté la première atteinte à l’équilibre de nos finances ? M. Gambetta préparait alors sa propre dictature ; et il avait délégué M. de Freycinet à la présidence du conseil qu’il ne croyait pas devoir encore prendre pour lui-même. Il était imbu de l’idée que les travaux publics sont, pour un gouvernement, un puissant et sûr moyen de popularité : opinion fort accréditée chez certains hommes politiques à raison de l’influence attribuée à la loi par laquelle la chambre de 1832 mit à la disposition de M. Thiers, ministre de l’intérieur, 100 millions pour être employés en grands travaux. Bien que le sort de la monarchie de juillet et celui de l’empire, qui avait fait bien plus encore, eussent dû le détromper, il avait conçu la pensée de fonder et d’affermir la république au moyen d’un développement sans exemple des travaux publics. Il fallait frapper les imaginations, il fallait dépasser de beaucoup tout ce qu’avaient fait les régimes précédens : au moment propice, le futur dictateur recueillerait les bénéfices de la popularité dont il allait entourer les institutions nouvelles. Un soir de septembre 1878, pendant les vacances des chambres, M. Gambetta réunit chez lui M. de Freycinet et M. Léon Say : il les garda presque jusqu’au lever du jour, leur exposant sa pensée avec la chaleur, l’abondance et la faconde qui lui étaient habituelles. L’imagination inflammable de M. de Freycinet prit feu aisément : sur le matin, le scepticisme spirituel du ministre des finances céda devant l’irrésistible entraînement d’une conviction ardente. Dès le lendemain, les deux ministres partaient de compagnie pour les départemens du Nord, afin d’y porter l’évangile de la régénération de la France par les chemins de fer. Ce fut à Boulogne-sur-Mer, le 8 septembre, que M. de Freycinet exposa pour la première fois en public le plan célèbre dont il a si fièrement revendiqué la paternité devant la chambre, le 8 avril dernier. Il s’agissait alors d’exécuter, en dix années, des travaux dont l’ensemble exigerait 4 milliards. M. Léon Say, qui par la après M. de Freycinet, affirma sa confiance absolue dans le développement rapide de la richesse nationale et se fit fort, sans nuire à l’essor du commerce et de l’industrie et sans raréfier les capitaux au point de faire hausser l’intérêt de l’argent, de prélever tous les ans, sur les épargnes du pays, les 300 ou 400 millions dont son collègue aurait besoin. Quelques jours plus tard, des discours identiques étaient prononcés à Dunkerque par les deux ministres.

Il était impossible d’entreprendre l’exécution d’un plan aussi gigantesque avec les seules ressources du budget : la nation eût succombé sous un tel fardeau. Il fallut donc créer un cadre et un instrument nouveaux. Le cadre fut le budget extraordinaire, destiné à être alimenté exclusivement par des emprunts annuels : l’instrument devait être un fonds calqué sur le type adopté par les compagnies de chemins de fer pour leurs emprunts, la rente amortissable, pour laquelle on espérait la popularité et le placement facile qu’ont rencontrés, dès le début, les obligations de chemins de fer. Dans l’intervalle nécessaire pour l’écoulement des obligations amortissables, on se réservait de recourir à la dette flottante en se servant des fonds des caisses d’épargne, que la caisse des dépôts et consignations centralise et qu’elle verse en compte courant au trésor. M. Léon Say évaluait à 300 millions l’excédent annuel des versemens sur les retraits : c’était là un aliment tout trouvé pour les besoins du budget extraordinaire. On devait donc emprunter discrètement, et comme à la sourdine, ces fonds qui ne pouvaient demeurer sans emploi et qui ne feraient point faute au public : on comptait consolider, tous les deux ou trois ans, ces emprunts temporaires au moyen d’un emprunt ferme dont le service serait facilement assuré grâce à l’accroissement constant des recettes publiques.

Le système consistait donc à anticiper sans cesse sur le développement des ressources : c’était l’emprunt indéfini, reposant sur le progrès indéfini des recettes. Ce n’était point là de la bonne finance, parce que l’industrie privée donne aux capitaux qu’on laisse dans le pays un emploi plus utile et plus productif que ne peut faire l’état, et parce que de hautes raisons de prévoyance et de prudence commandent de ménager les forces contributives de la France; mais, enfin, on pouvait continuer quelque temps dans cette voie sans trop d’inconvéniens, à une seule condition, toutefois : c’est que les accroissemens de recettes seraient réservés exclusivement pour la consolidation et le service de ces emprunts continuels, et qu’ils ne seraient pas dévorés à l’avance. Une seconde condition, non moins indispensable, était de se contenir strictement dans les limites annoncées.

A-t-on gardé cette mesure? Il s’en faut de beaucoup. La chambre, à qui les ministres assuraient qu’il était loisible au gouvernement d’emprunter indéfiniment, ne s’est plus refusé aucune dépense, aucune création, quelque coûteuse qu’elle dût être; aucune entreprise nouvelle, quelque douteuse qu’en pût être l’utilité. Les convoitises locales et les compétitions de clocher qui se formulaient en exigences irrésistibles, les préoccupations électorales, qui commandaient de ne point marchander aux populations les satisfactions les moins légitimes, tout concourut à faire prendre immédiatement au programme des travaux publics des proportions démesurées. Il n’avait été question d’abord que d’un maximum de 400 millions par an ; encore comptait-on que les études à faire, les enquêtes, les approbations des plans, la mise en train nécessaire, permettraient, pendant les deux premières années, de s’en tenir à un chiffre beaucoup moindre, mais, dès la seconde année, la nécessité de s’assurer le succès dans les élections générales de 1881, par une libérale distribution de chemins de fer, contraignait le gouvernement à doubler le chiffre de la dépense. Voici, en effet, quelle a été la progression du budget extraordinaire :


1879 285,395,742 fr. 87
1880 606,606,855 32
1881 972,765,103 36
1882 681,607,531 33
1883 608,050,804
Total pour les cinq années, 3,154,426,036 fr. 88


En même temps qu’on accroissait démesurément la dépense, il devenait nécessaire de grossir la source à laquelle on comptait puiser les fonds, c’est-à-dire les dépôts des caisses d’épargne. De là la loi de 1880, qui porta jusqu’à 2,000 francs le maximum des livrets d’épargne, sagement limité à 1,000 francs par une loi de l’empire. L’argent afflua aussitôt, l’intérêt servi par les caisses d’épargne étant sensiblement supérieur à celui qu’on pouvait obtenir partout ailleurs pour des dépôts temporaires et surtout pour des dépôts exigibles à bref délai. Cependant les besoins du budget extraordinaire étaient si considérables et si pressans, qu’on songea à tenter les épargnes des petites gens par un surcroît de facilités et d’avantages. Tel fut l’objet de l’inutile et dangereuse loi qui établit les caisses d’épargne postales. Cette création dénatura le caractère des caisses d’épargne dont la destination est de servir d’asile provisoire aux petites économies jusqu’à ce que l’emploi en devienne nécessaire, ou jusqu’à ce qu’elles aient suffisamment grossi pour donner lieu à un placement définitif. Ce ne furent point les artisans, les domestiques, les ouvriers qui devinrent les principaux cliens de la caisse d’épargne postale : ce furent les petits boutiquiers, auxquels elle offrait les mêmes facilités de retrait qu’un compte de chèques avec un intérêt sensiblement plus élevé, et qui y mirent en pension l’argent destiné à l’acquittement de leur loyer ou de leurs échéances ; ce furent aussi les maisons de commerce, qui trouvèrent plus commode et plus économique de remettre à leurs commis-voyageurs un livret de caisse d’épargne que de leur confier des sommes relativement importantes, ou que d’avoir à leur faire des envois de fonds. Le commis-voyageur se trouve-t-il à court d’argent, il renvoie son livret comme papier d’affaires chargé, et quarante-huit heures après il le reçoit par la même voie avec l’inscription d’un nouveau versement; au moyen de ce procédé et d’une dépense de quelques centimes, la maison s’épargne les frais et les risques d’une expédition d’argent, ou d’un mandat, ou d’une lettre de crédit. Tel n’est point, assurément, le but des caisses d’épargne. En même temps, la rude tâche des agens des postes, déjà chargés de recouvrer les traites de commerce, de faire faire des protêts, de recevoir les abonnemens aux journaux, a été compliquée d’une nouvelle et ingrate besogne, tout à fait étrangère à leur fonction, qui est d’assurer l’exacte et rapide transmission des correspondances. On s’est contenté de copier servilement l’organisation anglaise, sans remarquer que, chez nos voisins, force avait été de s’adresser aux agens des postes, les seuls comptables qui relèvent du gouvernement. Si l’on croyait utile de multiplier les caisses d’épargne, il était plus naturel et plus logique de charger de ce nouveau service les percepteurs, qui sont aussi nombreux que les receveurs des postes, et qui sont plus familiers avec les calculs d’intérêts et avec le maniement des fonds. Toutefois, ce n’est pas au point de vue de son organisation plus ou moins intelligente et de son fonctionnement que nous critiquons cette institution bâtarde : c’est au point de vue des périls qu’elle crée au trésor public en faisant disparaître l’intermédiaire interposé entre l’état et les déposans et en rendant le trésor directement responsable d’une dette immédiatement exigible ; tout livret de la caisse d’épargne postale est une traite à vue sur une caisse publique que le ministre des finances a le devoir de tenir toujours suffisamment garnie.

Grâce aux facilités offertes aux déposans et portées à leur connaissance par un système de réclames aussi bruyant que dispendieux, les fonds arrivèrent d’abord avec abondance, et l’on assista à un double entraînement, l’affluence de l’argent conduisant à multiplier les dépenses, et les dépenses obligeant, à leur tour, à multiplier les emprunts. Contrairement à ce qu’on avait espéré au début, l’accroissement des recettes publiques, tout considérable qu’il fût, ne suivit point une marche aussi rapide que les emprunts ; et le résultat du programme dangereux par lequel on avait voulu séduire le corps électoral fut l’accroissement prodigieusement prompt de la dette flottante. C’est là le point délicat de notre situation financière : il ne faut pas en exagérer, mais il faut encore moins en dissimuler le caractère alarmant.

Avec notre organisation financière, qui donne prise à plus d’une critique, l’existence d’une dette flottante est inévitable. Le trésor, aux termes de lois impératives et à raison de la tutelle exercée par le ministère de l’intérieur, est tenu de recevoir dans les caisses publiques les fonds des départemens, des communes, des administrations hospitalières et autres êtres moraux. En outre, il exige et il reçoit des cautionnemens de tous les agens comptables, des officiers ministériels, et des entrepreneurs ou fournisseurs qui contractent avec l’état. Comme il sert pour tous ces fonds un intérêt déterminé par la loi, il ne peut les laisser inactifs et improductifs ; il les applique donc à des paiemens pour lesquels il serait obligé de se procurer de l’argent par voie d’emprunt. Le gouvernement, en effet, a besoin d’un fonds de roulement, absolument comme une grande maison de commerce ou d’industrie ; il a à payer, dès les mois de janvier et de février, des arrérages de rentes, des créances et des salaires à l’acquittement desquels les rentrées quotidiennes des impôts indirects ne suffiraient pas ; et c’est à peine s’il reçoit à la fin de mars les premiers versemens sur les contributions directes. Il applique à ces paiemens les fonds dont il est le détenteur obligatoire ainsi que ceux qu’il se procure par l’émission de bons du trésor, et ceux qu’il reçoit des déposans des caisses d’épargne. Non-seulement la dette flottante est inévitable, mais elle est destinée à s’accroître et elle s’est accrue effectivement avec la progression des encaissemens que le trésor opère pour le compte des départemens et des communes, soit que cette progression provienne du développement de leurs revenus propres, soit, ce qui est presque toujours le cas, de l’accroissement de leurs charges. Elle oscillait entre 150 et 200 millions sous la restauration ; elle était montée à 600 millions dans les dernières années de la monarchie de juillet : le chiffre le plus élevé qu’elle ait atteint sous l’empire a été 839 millions, chiffre de 1865, et l’on fit un emprunt pour la réduire. M. Thiers, quand il était dans l’opposition, avait l’habitude de déclarer qu’on ne pouvait sans déroger à la prudence la laisser monter au-dessus de 500 millions : que dirait-il aujourd’hui avec une moyenne voisine de 2 milliards ! Si on veut se tenir en dehors de toute exagération, ou reconnaîtra qu’avec un budget de 3 milliards et lorsque, pour un tiers des communes, les centimes additionnels dépassent sensiblement le principal, la dette flottante ne peut descendre au-dessous de 750 millions. Dans cette limite, elle ne présente point de danger, parce que les cautionnemens nouveaux remplacent ceux qui sont remboursés, et que les encaissemens du trésor compensent en moyenne les paiemens qu’il effectue pour le compte des départemens et des communes, et que tout se résume en un va-et-vient des fonds.

Il doit être entendu que les chiffres qui viennent d’être indiqués pour la dette flottante ne sont pas seulement ceux des versemens obligatoires que le trésor est tenu de recevoir ; mais qu’ils comprennent aussi les fonds qui arrivent dans les caisses du gouvernement par voie d’emprunts temporaires, comme les bons du trésor. Ces bons constituent ou plutôt étaient destinés à constituer le véritable fonds de roulement de l’état. Leur émission est le seul mode par lequel le ministre des finances puisse contracter un emprunt sans l’intervention préalable d’une loi spéciale ; aussi, le maximum de cette émission est-il limité annuellement par la loi du budget : le ministre des finances n’a les mains libres que pour le choix des époques et la fixation du taux d’intérêt. La limite de l’émission est demeurée très longtemps fixée à 250 millions ; elle a été élevée à 400 millions sous la république. C’est une latitude considérable qui a été donnée au ministre des finances; mais on ne peut dire qu’il en puisse résulter des embarras sérieux pour le trésor, parce qu’il est toujours possible, par une élévation du taux de l’intérêt, de retenir les fonds engagés dans cette valeur ou d’en provoquer le remplacement. Les bons du trésor étaient autrefois fort recherchés ; ils avaient une clientèle nombreuse; mais, depuis quelques années, le gouvernement en a maintenu l’intérêt tellement bas qu’ils ont cessé d’avoir le moindre attrait, même pour les capitaux en quête d’un emploi temporaire ; et le public s’est déshabitué d’en prendre. L’administration des finances n’en tire plus guère parti que pour relever le compte courant du trésor à la Banque quand ce compte descend trop bas ; et la Banque a encore avantage à les prendre à vil prix parce qu’elle les paie en billets qui ne lui coûtent que les frais de fabrication. Il en est de même des établissemens de crédit qui, ne servant qu’un intérêt de 1/2 pour 100 à leurs comptes de chèques, peuvent se contenter d’un intérêt de 1 ou de 1 1/2 pour 100, pour une valeur immédiatement réalisable.

Reste le troisième élément de la dette flottante, l’argent provenant des caisses d’épargne. C’est cet élément, autrefois le plus faible, qui est devenu le plus important et qui est de beaucoup le plus dangereux parce qu’il représente, non plus une créance à terme comme le bon du trésor, mais une créance toujours exigible. On n’avait point sujet de s’en préoccuper lorsqu’il entrait, comme sous la monarchie de juillet, pour une cinquantaine de millions, ou comme sous l’empire, pour 80 à 90 millions, dans la composition de la dette flottante ; mais aujourd’hui, il représente des milliards. Bien que le trésor ne soit tenu de recevoir en compte courant les fonds des caisses d’épargne qu’autant que la caisse des dépôts et consignations n’en trouve pas le placement en fonds publics, l’administration des finances a absorbé et appliqué aux besoins du budget extraordinaire le produit de tous les versemens. On a commencé par remettre en échange, à la caisse des dépôts, des obligations à quatre, cinq et finalement à six ans, dont l’amortissement figurait au budget; mais cet amortissement n’a pas tardé à devenir une lourde charge et un embarras : on a réduit alors à 100 millions les remboursemens annuels et on a eu recours à des renouvellemens pour le surplus des échéances. On écrivait, il est vrai, dans la loi que les excédens de recettes en fin d’exercice seraient nécessairement et exclusivement appliqués à retirer les obligations ainsi renouvelées ; mais cet article de loi n’a jamais été exécuté.


II.

Les dépôts continuant d’affluer pour les raisons qu’on a fait connaître, et de servir exclusivement à alimenter le budget extraordinaire, on ne tarda pas à se trouver en face d’une dette flottante de 2 milliards, et l’inquiétude commença à gagner le monde financier. Ce fut alors que le ministre des finances surprit agréablement le parlement et le public en annonçant qu’il allait consolider la moitié de cette dette flottante au moyen d’un emprunt qui ne nécessiterait aucune émission, aucuns frais de négociation, et n’amènerait aucune dépression des fonds publics parce qu’il ne viendrait jamais sur le marché. Le secret qui devait accomplir ces merveilles consistait à remettre à la caisse des dépôts, en échange des espèces sonnantes qu’on lui avait prises, 1 milliard en rente amortissable: on sait que ce chiffre ne tarda pas à être porté à 1,200 millions. C’était là un expédient extrêmement ingénieux, mais ce n’était point une consolidation effective. Les titulaires de livrets de caisse d’épargne n’étaient liés à aucun degré par l’arrangement intervenu entre la caisse des dépôts et le ministre des finances ; et ils conservaient toujours une créance immédiatement exigible. La lumière est faite aujourd’hui sur ce point et, dans la discussion du mois d’avril dernier, les orateurs de tous les partis: M. Andrieux, M. Jules Roche aussi bien que leurs adversaires, ont reconnu que la consolidation de 1881 était purement fictive ; qu’elle n’avait en rien modifié la situation des créanciers des caisses d’épargne, ni atténué en quoi que ce soit les dangers résultant de l’exagération de la dette flottante.

Le ministre qui avait conçu l’idée de cette opération a dû éprouver un vif désappointement ; il avait évidemment compté que les rentes amortissables remises à la caisse des dépôts et consignations seraient graduellement absorbées par les demandes de titres des déposans, obligés de ramener leur livret au-dessous du maximum légal ; et le fait se serait peut-être produit si les obligations amortissables avaient pu se subdiviser en titres de 3, 6, 9 et 12 francs de rentes ; mais soit que le déboursé nécessaire pour l’acquisition d’une obligation ait paru trop considérable aux déposans, soit que ceux-ci se soient défiés d’une valeur avec laquelle ils n’étaient pas familiers, les demandes attendues ne se sont pas produites. Le milliard de rentes amortissables, mis en souscription publique, en 1881, n’avait pas conquis la faveur du monde financier; les 1,200 millions créés en vue des déposans des caisses d’épargne n’ont pas mieux réussi auprès de la clientèle spéciale à laquelle ils étaient destinés : la caisse des dépôts a dû les conserver. C’est un lourd fardeau à porter. Il ne faudrait pas croire, cependant, qu’il en résulte un grave péril, à moins d’une crise intense et d’une certaine durée. Si la caisse des dépôts, pour faire face aux demandes des déposans, était contrainte, quelque jour, de vendre une partie considérable des titres qu’elle détient, ces ventes entraîneraient assurément un bouleversement du marché des fonds publics ; mais tant qu’il s’agira seulement de conjurer les effets soit d’une crise passagère, soit d’une panique chez les déposans, la caisse des dépôts obtiendra aisément de la Banque de France contre nantissement de titres les fonds nécessaires pour les remboursemens. La Banque a un trop grand intérêt à la stabilité du marché pour ne pas se montrer libérale dans le chiffre de ses avances, et les caisses d’épargne n’auraient pas plus tôt remboursé à bureau ouvert 100 ou 150 millions, que les demandes s’arrêteraient d’elles-mêmes. Toutefois, la possibilité d’une commotion financière n’en subsiste pas moins, et un gouvernement prévoyant et sage ne se fût jamais hasardé à courir de tels risques.

Ce qui aggrave la faute, c’est qu’on a persévéré dans ces erremens dangereux. La pseudo-consolidation laissait encore subsister une dette flottante de près de 1 milliard ; et cette dette n’est pas demeurée stationnaire : les nouveaux dépôts des caisses d’épargne, les emprunts annuellement contractés sous toutes les formes pour le budget extraordinaire, les déficits budgétaires qui sont devenus chroniques ont rapidement ramené la dette flottante au-dessus de ce chiffre de 2 milliards 1/2, dont l’approche avait effrayé M. Léon Say. Si, d’une part, on y ajoute les 1,200 millions, représentés par des rentes amortissables, si, d’autre part, ou eu retranche les élémens inévitables et qui ne peuvent constituer aucun danger, pour les raisons qui ont été exposées plus haut, on arrive à cette conclusion que le gouvernement est actuellement sous le coup de 2 milliards 1/2 de créances, exigibles à chaque instant. À aucune époque, pareil spectacle n’a été offert par aucune nation : ni par l’Angleterre pendant son duel avec Napoléon, ni par les États-Unis aux prises avec la plus effroyable guerre civile. Cette perspective indéniable peut laisser indifférens les spéculateurs de la Bourse, qui vivent de paris sur la hausse ou la baisse des fonds publics, mais il n’est pas un homme politique prévoyant, pas un capitaliste sérieux qui ne doive s’en préoccuper. La preuve que cette impression est générale, et qu’elle a gagné même ceux qui affectent de croire à la solidité de nos finances, c’est que tout le monde s’en prend au budget extraordinaire comme à l’unique source du mal. Les conservateurs en ont toujours critiqué l’existence, le signalant comme un actif instrument de désorganisation financière : plus tard, des républicains comme M. Ribot et M. Germain, ont reconnu et fait ressortir les inconvéniens de cette institution dangereuse, et voici, maintenant, que le gouvernement lui-même paraît résolu à le supprimer.

Toutefois, cette réforme indispensable n’est pas encore accomplie : elle donnera lieu à de vifs débats lorsque la loi de finances de 1887 sera mise en discussion. L’institution du budget extraordinaire compte, en effet, dans les chambres des partisans convaincus et influens. MM. Dauphin et Millaud, rapporteurs habituels des lois de finances au sénat, en ont fait à diverses reprises de chaleureuses apologies ; dans les dernières discussions de la chambre, M. Wilson et M. Jules Roche en ont soutenu la nécessité avec une ardeur extrême ; M. Rouvier a paru se résigner avec peine à la suppression, et les députés qui comptent sur les faveurs gouvernementales pour conserver les sympathies des électeurs sont loin de souhaiter la disparition de cette corne d’abondance. Les défenseurs du budget extraordinaire prétendent, pour le justifier, s’autoriser de l’exemple de l’empire, mais ils font, les uns à dessein, les autres involontairement, une confusion qui ne peut tromper que les ignorans. Il n’y avait sous l’empire qu’un seul budget de recettes, qui faisait face à toutes les dépenses, de quelque nature qu’elles fussent, et qui constituait comme une sorte de forfait entre le parlement et le ministère. Lors de la préparation du budget des dépenses, le gouvernement rangeait dans une classe à part, en les qualifiant d’extraordinaires, les dépenses qui, n’étant pas obligatoires, étaient susceptibles de réduction ou d’ajournement : c’était aux dépens des crédits de cette catégorie que les ministres, au moyen de ces viremens, tant calomniés par M. Thiers, bien qu’ils fussent une importation anglaise, faisaient face à toutes les dépenses imprévues ou insuffisamment dotées qui donnent lieu aujourd’hui à l’interminable kyrielle des crédits supplémentaires, complémentaires, et extraordinaires. Il se pouvait que toutes les dépenses inscrites au budget ne fussent pas effectuées; mais il était impossible que l’ensemble des crédits accordés par le parlement fût dépassé. Par conséquent, rien ne ressemblait moins à ce que nous voyons aujourd’hui. Il était réservé au régime actuel, par une innovation qui lui appartient exclusivement, de constituer, parallèlement au budget ordinaire, un budget extraordinaire alimenté en totalité par des emprunts, et encore par des emprunts laissés à l’arbitraire du ministre des finances, négociés et contractés sous le manteau de la cheminée, sans publicité ni concurrence.

On a donc grandement raison de poursuivre la suppression définitive du budget extraordinaire et, tant qu’on n’aura pas obtenu cette utile réforme, il sera impossible de rétablir l’ordre et la clarté dans les finances et d’arriver à un équilibre véritable entre les recettes et les dépenses. En effet, les facilités qu’elle donne pour développer les dépenses ne sont pas le seul inconvénient de cette institution. On s’était gardé de définir avec quelque précision ce qui était extraordinaire et ce qui ne l’était pas : lorsque les embarras financiers commencèrent, on contracta très vite l’habitude d’inscrire au budget extraordinaire les dépenses qui pouvaient donner matière à discussion ou pour lesquelles on ne pouvait plus trouver d’argent dans le budget ordinaire, démesurément gonflé. Il arriva, en 1881, que huit ministères sur onze puisèrent simultanément au budget extraordinaire pour des dépenses qui auraient dû figurer au budget ordinaire, mais qu’on n’aurait pu y inscrire sans en détruire irrémédiablement l’équilibre. Sur ce point, aucune contestation n’est possible. Lors de son dernier passage au ministère des finances, M. Léon Say, éclairé par l’expérience, a signalé, avec l’autorité que lui donnait sa position officielle, une série de dépenses, s’élevant ensemble à plus de 50 millions, qui étaient indûment inscrites au budget extraordinaire et couvertes par l’emprunt, alors qu’elles avaient tous les caractères de dépenses ordinaires et qu’elles auraient dû être payées sur le produit de l’impôt. M. Ribot, tour à tour président ou rapporteur de la commission du budget, a fait également, au sujet de cet abus, les déclarations les plus catégoriques.

Encore si l’on s’en était tenu à cet expédient et s’il avait suffi d’additionner les deux budgets pour connaître exactement le chiffre total des dépenses d’un exercice! mais on a recouru à des procédés de dissimulation plus condamnables encore. On a vu les commissions du budget, pour obtenir ou conserver entre les recettes et les dépenses un équilibre purement fictif, rayer des dépenses qu’elles savaient devoir reparaître inévitablement, sous la forme de crédits extraordinaires, dès le lendemain du vote du budget, Par exemple, l’ouverture de certains lycées de filles avait été fixée au 1er octobre 1885 : il était donc indispensable d’inscrire au budget de cet exercice le traitement du personnel enseignant de ces lycées pendant un trimestre; mais, bien qu’il s’agît simplement d’une somme de 55,000 francs, cette inscription fut omise, ainsi que cela est reconnu dans un des rapports de la commission du budget. Il va sans dire que ce personnel devait néanmoins être payé ; mais, pour qu’il ne fût pas payé à découvert, il fallut demander un crédit extraordinaire en addition aux dépenses ordinaires de 1885. Parmi les crédits extraordinaires, au chiffre total de 3,911,550 francs, qui furent demandés par le même projet de loi, la plupart avaient pour objet de réparer ou des omissions incompréhensibles si elles n’étaient intentionnelles, comme les dépenses des missions scientifiques chargées d’observer le passage de Vénus, ou des réductions non justifiées sur le personnel et les frais des grands services du ministère des finances, ou des retranchemens sur les approvisionnemens nécessaires aux manufactures de l’état, et toutes ces omissions ou réductions avaient la même origine : l’impossibilité de conserver au budget ordinaire la simple apparence d’un excédent de recettes. Veut-on d’autres exemples? L’application de la loi qui a accordé des primes pour la marine marchande avait nécessité, dès la première année et pour quelques mois seulement, une dépense d’un peu plus de 9 millions : il y avait donc lieu de prévoir une dépense plus forte pour les douze mois suivans; néanmoins, la commission n’inscrivit au budget ordinaire qu’une somme de 10 millions, qu’il fallut presque doubler par un crédit extraordinaire. De même, le crédit annuellement affecté aux chemins vicinaux était, depuis la loi du 10 avril 1879, de 20 millions : la commission du budget, sans tenir compte des engagemens déjà pris par le ministre de l’intérieur, le réduisit arbitrairement à 10 millions dans le budget ordinaire de 1885. L’insuffisance du crédit étant indéniable, on essaya ensuite de la couvrir par un prélèvement de 10 millions sur le crédit affecté aux chemins vicinaux de l’Algérie. Les députés algériens protestèrent et, comme le sénat refusa de sanctionner ce procédé irrégulier de détourner un crédit de son affectation légale, il en fallut venir à un crédit extraordinaire de 5 millions.

La préparation du budget de 1885 a donné lieu aux mêmes omissions calculées et aux mêmes atténuations de crédits indispensables, et le fait était si flagrant que le sénat essaya, bien qu’en vain, de faire revenir la chambre sur certains retranchemens qui ne pouvaient être pris au sérieux. Le budget avait été voté par la chambre avec un modeste excédent de recettes de 285,216 francs; la commission s’était targuée d’avoir opère 60 millions d’économies et d’avoir ramené les dépenses à un chiffre intérieur de 4 millions aux dépenses de 1884. Ce tour de force devait paraître d’autant plus extraordinaire que le budget de 1884 avait abouti à un déficit considérable, et que certaines dépenses obligatoires avaient augmenté. Il était, par exemple, indispensable d’inscrire dans le budget de 1885 les arrérages de l’emprunt de 350 millions qui venait d’être contracté. Comme cet emprunt avait éteint quelques créances à la charge de la dette flottante, la commission avait feint de croire que la dette flottante n’avait reçu, du fait des déficits constatés, aucun accroissement de nature à compenser cette extinction, et elle avait admis une diminution de 500,000 francs sur le service de la dette flottante ; mais elle semblait presque avoir honte de son œuvre, car, dans le rapport spécial sur le ministère des finances, M. Sarrien disait à ce sujet : « La commission a accepté cette réduction sans se faire, d’ailleurs, aucune illusion sur la valeur de cette économie nouvelle. » Le mot économie paraîtra, sans doute, fort inattendu quand il s’agit d’une véritable dissimulation de dépense.

M. Léon Say a fait, ici même[1], la lumière sur les 60 millions d’économies qui avaient produit un excédent de recettes de moins de 100,000 écus sur un budget de plus de 3 milliards. Ces économies résultaient de l’emploi simultané de trois procédés fort peu usités jusque-là en finances et d’une correction contestable. La commission avait évalué la moyenne des annulations de crédits qui se produisent en fin d’exercice dans les grands services, et elle avait réduit d’autant la dotation de ces services. Or, les sommes rendues disponibles par les annulations constituaient une sorte de réserve sur laquelle on imputait tout d’abord les dépenses supplémentaires inévitables. Le budget de 1885 ne conservait donc aucune marge pour l’imprévu et pour les mécomptes. En second lieu, la commission avait calculé, d’après des tables de mortalité dont elle gardait le secret pour elle, les vacances d’emploi qui se produisent en moyenne dans le cours d’une année, et elle avait diminué d’une somme correspondante les crédits affectés au personnel des administrations publiques ; en sorte que, si les décès ou les démissions ne se produisaient pas en nombre suffisant dans un service, les employés qui en faisaient partie auraient dû être invités à tirer au sort lesquels d’entre eux ne seraient pas payés. Enfin, ces deux moyens ne suffisant pas encore, la commission avait retranché ou restreint des crédits indispensables : elle avait diminué de près de 2 millions le crédit annuel ouvert aux manufactures de l’état pour achats de matières premières, comme s’il était possible que la régie laissât le public manquer de cigares ou de poudre de chasse faute d’argent pour acheter du tabac ou du salpêtre. La commission du budget prévoyait bien qu’il en serait de ces achats indispensables comme du paiement des arrérages de la dette flottante, et qu’il faudrait y pourvoir par des crédits extraordinaires. C’était donc pour obtenir un équilibre fictif qu’elle s’était abstenue d’inscrire dans la loi de finances des dépenses inévitables et prévues. Quelle confiance pouvait mériter l’œuvre sortie de ses mains ?

Le rapporteur du budget de 1885 au sénat, M. Dauphin, malgré sa bénignité ordinaire, ne put s’empêcher de faire écho aux critiques de M. Léon Say : il fit ressortir le caractère fictif ou dérisoire de mille petites économies destinées à provoquer l’ouverture de crédits supplémentaires ou à aboutir à des accroissemens ultérieurs de dépenses. Il constata que les réductions opérées sur le ministère de la marine avaient été obtenues aux dépens des crédits qui avaient pour objet de reconstituer les approvisionnemens des magasins à poudre, de compléter l’artillerie de la flotte, d’achever la construction des forts commencés ; qu’on avait refusé tout crédit pour l’accroissement du nombre des torpilleurs, sous prétexte que l’expérience n’a pas encore prononcé sur la valeur de ce genre de bâtimens, et que le crédit des nouvelles constructions navales avait été ramené à une somme « à peine suffisante pour tenir la France au niveau des autres puissances maritimes. » Résumant en quelques mots les impressions de la commission sénatoriale, M. Dauphin exprimait une opinion conforme à celle de M. Léon Say : « Votre commission, disait-il, fait des réserves en ce qui concerne une troisième catégorie d’économies sur la réalité desquelles il est permis de concevoir des doutes. Le présent rapport vous les indiquera lorsqu’il examinera séparément les budgets de dépenses de chacun des ministères, notamment ceux de la guerre et de la marine. Il est à craindre que la dépense ne reparaisse, dans le cours de l’exercice, sous la forme de crédits supplémentaires. La certitude existe même pour plusieurs. »

Quel était le but de ces détestables pratiques? Pourquoi essayait-on de dissimuler au parlement et au pays le chiffre réel des dépenses de l’état? c’est que l’année 1885 ramenait les élections générales et qu’on ne voulait point que la nation, appelée à juger ses mandataires, connût toute l’étendue du désordre dans lequel les finances sont tombées. On a de ce fait un témoignage irrécusable, celui d’un membre de la commission du budget. Voici ce qu’a écrit et signé M. Henry Maret, qui avait vainement demandé à ses collègues qu’on présentât les chiffres d’une façon moins contestable et qu’on indiquât plus clairement la situation financière du pays : «Dans cette commission du budget, où nous nous débattions pour repousser les expédiens de M. Tirard, M. Jules Roche (le rapporteur) s’écria un jour : « Nous ne pouvons pourtant pas avouer que le budget est en déficit. Qui l’oserait? — Moi, répondis-je. Je n’ai pas changé d’avis, et je crois à une seule politique, celle de la bonne foi. Le peuple est le souverain qui doit tout connaître, puisqu’il doit tout décider et tout juger. »


III.

Par suite de l’emploi simultané des divers procédés qui viennent d’être passés en revue, le budget a fini par perdre toute sincérité, et, on peut même dire, toute réalité. Il a cessé d’être le miroir de la situation financière du pays pour devenir un assemblage de chiffres approximatifs, un trompe-l’œil propre à décevoir le lecteur inexpérimenté. De ce manque de franchise envers le pays à la méconnaissance de la loi, il n’y avait qu’un pas, qu’on n’a point tardé à faire. Dix à onze budgets n’ont pas encore été réglés définitivement, en sorte qu’on se trouve sans base certaine pour établir la situation véritable du trésor et qu’on ne peut connaître avec exactitude ni le chiffre des excédens de recettes, ni le chiffre des déficits que ces dix ou onze années ont donnés : on ne raisonne jamais que sur des approximations. Pour les années les plus récentes, la cour des comptes elle-même n’a pu statuer, faute d’avoir reçu les pièces justificatives qui doivent lui être fournies. Pour faciliter le contrôle du parlement et fournir un point de départ à la discussion du budget, le règlement général de 1862, sur la comptabilité publique, a imposé au ministre des finances l’obligation de fournir aux chambres, dans le trimestre qui suit la clôture d’un exercice, le compte général de l’administration des finances et le compte des dépenses effectuées par les différens ministères. Cette prescription de la loi est devenue lettre morte, et c’est seulement deux et trois ans après l’époque légale que ces documens indispensables sont mis à la disposition des chambres. Que penserait-on d’un particulier qui établirait son budget d’une année sans connaître le chiffre de ses dépenses dans les deux ou trois années précédentes ? Il paraît qu’actuellement les commissions du budget n’éprouvent pas le besoin de posséder ces renseignemens. Quant aux irrégularités de comptabilité et aux infractions aux lois de finances, elles sont de tous les jours et ne se peuvent nombrer. Il suffit, pour s’en convaincre, d’ouvrir les rapports de la cour des comptes relatifs aux derniers exercices sur lesquels elle ait pu statuer, ceux de 1879 et de 1880. La cour constate que, contrairement à la loi, il n’a pas été fait inventaire des objets mobiliers provenant de la dernière Exposition et destinés à être vendus, et qu’elle n’a eu aucun moyen de vérifier si le produit accusé des ventes correspond à la quantité des objets vendus. Il en a été de même des subventions particulières et des offrandes faites pour l’Exposition : la cour des comptes, «après avoir épuisé tous les moyens d’information, » déclare «qu’elle fait les réserves les plus formelles en ce qui concerne les divers produits de l’Exposition, qui n’ont pas été intégralement justifiés devant elle. » Voici qui est plus grave : la cour des comptes n’a pu obtenir du ministère des finances aucune explication quant à la date et au taux d’émission de 982,530 francs de rentes, reliquat de l’emprunt de 439 millions autorisé par la loi de 1878. La cour des comptes a également constaté que, sur le produit des rentes ayant appartenu à la caisse de la dotation de l’armée, produit qui devait être versé intégralement à la caisse des dépôts et consignations et avait une affectation légale, 3 millions environ avaient été, en 1878, détournés de cette affectation et employés, sans autorisation législative, à parfaire les intérêts de la dette flottante. La cour dit à ce sujet : « La loi du 5 juillet 1875 avait affecté au compte de liquidation le produit des rentes disponibles de la dotation de l’armée. Les arrérages, ainsi que le capital résultant de la négociation des titres sortis du portefeuille de la caisse des dépôts et consignations pour, être attribués à ce compte, devaient, en totalité, recevoir la destination prévue par la loi. Aucune fraction de ces produits, d’une nature essentiellement budgétaire, sans corrélation avec les opérations normales de trésorerie, n’appartenait légitimement à la dette flottante. Les prélèvemens opérés pour accroître les crédits de ce service doivent être considérés comme irréguliers. »

C’est surtout au profit des personnes qu’on veut favoriser que ces viremens subreptices se sont multipliés. La cour des comptes dit à cet égard, dans ses observations générales sur l’exercice 1880 : « Nous devons insister de nouveau sur l’accroissement irrégulier des crédits ouverts au chapitre Ier pour le personnel de l’administration centrale, par l’imputation sur d’autres chapitres, soit d’indemnités permanentes qui constituent de véritables traitemens, soit d’indemnités ou de gratifications extraordinaires. L’examen des comptes de 1880 a permis de constater, en effet, à côté de certaines régularisations, le maintien ou même l’aggravation des irrégularités anciennes. » Il paraît que c’est au ministère de l’instruction publique que ces abus se commettent sur la plus large échelle et avec le plus de fréquence. Après avoir rappelé qu’en 1879 une partie notable des traitemens ou indemnités attribués au personnel de l’administration centrale de ce ministère avaient été payés sur différens chapitres du budget autres que le chapitre 1er spécialement affecté à ce service, la cour des comptes constate que, malgré les engagemens pris par le ministre devant la commission du budget, les irrégularités n’ont été ni moins nombreuses, ni moins choquantes en 1880 : elle établit qu’un certain nombre d’employés, parmi lesquels le secrétaire particulier du ministre et le personnel de son cabinet, ont reçu 182,000 francs illégalement prélevés sur les crédits ouverts pour les lycées, pour les facultés, pour la publication des documens inédits sur l’histoire de France et autres services sans rapport avec le personnel de l’administration centrale. Le rapporteur du budget de 1885 constate que ces abus n’avaient point encore pris fin. On est donc au-dessous de la vérité lorsqu’on évalue à 99 millions l’augmentation, en dix années, des dépenses du personnel administratif, et il faut ajouter aux traitemens inscrits au budget, les traitemens secrets et illégaux, subrepticement alloués par les ministres, au moyen de viremens que rien ne légitime.

Comment ces pratiques déplorables, aussi contraires à la loi qu’à la bonne administration des finances publiques, ont-elles pu se continuer, sur une aussi vaste échelle, pendant une période de huit années? On ne peut s’expliquer ce fait étrange que par la dissimulation que le retour fréquent des élections législatives ou sénatoriales imposait vis-à-vis du suffrage universel, et par la clandestinité des moyens à l’aide desquels on alimentait le budget extraordinaire et les nombreuses annexes qu’on lui a données. S’il avait fallu emprunter au grand jour, par voie d’émission directe, avec concurrence et publicité, la fréquence et la périodicité de ces recours au crédit n’auraient pas manqué d’éveiller les inquiétudes du pays et d’appeler sur la gestion des deniers publics une attention plus vigilante ; mais on avait mis la signature de l’état à la disposition du ministre des finances. Il avait reçu une sorte de blanc-seing général qui lui permettait de donner cours et crédit à toutes les valeurs qu’il lui plaisait de créer pour se procurer de l’argent. Bons du trésor et obligations à toute échéance et à tout intérêt, emprunts directs à la Banque, emprunts sur nantissement de titres, escompte des remboursemens attendus des débiteurs de l’état; tout était bon pour maintenir ou ramener le compte-courant du trésor à la Banque à un chiffre qui n’excitât point d’appréhensions dans le monde des affaires... Pour ces emprunts, négociés sous le manteau de la cheminée, on s’est adressé tantôt aux établissemens financiers dont on avait dû solliciter l’assistance pour le placement des emprunts publics et dont on a récompensé ainsi le concours, ou à la Banque de France, devenue de plus en plus un instrument de trésorerie. Le chiffre, les frais et l’emploi exact de toutes ces opérations clandestines ne pourront être connus que par les lois de règlemens des comptes, c’est-à-dire au bout de huit ou dix ans et au moyen des justifications fournies relativement au chapitre V du ministère des finances (service de la dette flottante) si tant est que la cour des comptes puisse obtenir ces justifications, qu’elle se plaint de n’avoir pas toujours reçues pour le passé.

Est-ce tout, enfin? Non, certes, car après les emprunts par émission publique, et, après les emprunts secrets et temporaires, il nous reste à parler d’une troisième catégorie d’emprunts : les emprunts par voie indirecte. Ce n’était ni par le budget ordinaire, ni même par le budget extraordinaire que le gouvernement pouvait subvenir à toutes les dépenses qu’il assumait, et à toutes les subventions par lesquelles il suscitait autour de lui une foule d’entreprises. De là la nécessité de recourir à un nouveau mécanisme pour lever de l’argent, de là l’institution des diverses caisses qui fonctionnent parallèlement au budget. Constituer des êtres fictifs, leur conférer le droit d’emprunter sous la garantie de l’état, leur remettre la mission de trouver les sommes nécessaires pour un objet déterminé et de les distribuer ensuite, en laissant à l’état la charge et le remboursement de tous ces emprunts : voilà ce qu’un spirituel orateur a appelé le coup des caisses. C’est bien l’état qui emprunte sous le voile transparent de ces êtres fictifs, puisque c’est sa garantie qui fait seule le crédit de leur papier. Tout l’argent qui entre dans ces institutions ou qui en sort est de l’argent d’emprunt, car, suivant la déclaration faite au sénat par M. Tirard, ministre des finances, « il n’y a jamais rien eu dans aucune de ces caisses. » Elles constituent donc autant de suçoirs appliqués au corps de la nation pour aspirer et absorber les épargnes du pays au détriment du commerce et de l’industrie, à qui les capitaux manquent de plus en plus.

Les conventions avec les compagnies de chemins de fer ne sauraient être passées sous silence. La conclusion de ces conventions était le préliminaire indispensable de la suppression du budget extraordinaire, et cela seul suffirait à les justifier. Au point de vue économique, elles ne sont pas moins faciles à défendre : l’état est un constructeur peu économe ; il est un exploitant plus malhabile encore, et ses agens sont sans défense contre les influences parlementaires ; il y avait donc avantage à remettre à l’industrie privée l’achèvement et l’exploitation du troisième réseau. Il n’en est pas moins vrai que les conventions font peser une très lourde charge sur les finances publiques. Le gouvernement avait vis-à-vis des populations des engagemens téméraires : des lignes dont le trafic ne couvrira pas avant quinze ou vingt ans les dépenses d’exploitation avaient été, non-seulement promises, mais étudiées; un certain nombre avaient même reçu un commencement d’exécution. En consentant à se substituer à l’état pour ces travaux destinés à demeurer longtemps improductifs, les compagnies ont voulu légitimement limiter les risques qu’elles faisaient courir à leurs actionnaires. Elles se sont fait accorder un prix de construction très élevé pour se mettre à l’abri de tout mécompte ; elles ont voulu avoir la garantie de l’état pour prévenir la dépréciation de leur crédit, et pour assurer à leurs actions un revenu minimum qui eût été fort compromis sans cette précaution. À ces conditions, les compagnies vont emprunter annuellement aux lieu et place de l’état, mais, en réalité, à son compte, 250 à 300 millions que le gouvernement aurait dû inscrire au budget extraordinaire et emprunter directement et dont il va désormais garantir le service et l’amortissement. Les compagnies porteront au compte de premier établissement les dépenses qu’elles vont faire : les progrès de ce compte augmenteront proportionnellement la charge de la garantie. Les ministres des finances et des travaux publiques ne l’ont point contesté; ils ont donné au parlement l’assurance que cette charge supplémentaire serait au maximum de 65 millions, qu’elle n’atteindrait ce chiffre qu’au bout de huit ou dix années pour commencer immédiatement à décroître et s’éteindre complètement au bout de quelques années. En établissant ces calculs, les ministres comptaient que les recettes des chemins de fer continueraient à progresser dans la même proportion que par le passé ; ils espéraient même que cette progression serait accélérée par la mise en exploitation des nouvelles lignes qui seraient autant d’affluens pour l’ancien réseau. On sait ce qui est advenu de ces calculs et de ces espérances. Les recettes des chemins de fer subissent une décroissance qui ne parait pas devoir s’arrêter de quelque temps. Les remboursemens à attendre des compagnies sont reculés dans un avenir de plus en plus lointain. C’est cet aléa redoutable pour les finances publiques qui a déterminé le gouvernement à ne plus laisser figurer au budget les paiemens à faire aux compagnies et à créer encore une nouvelle caisse, la caisse des garanties, qui recevra quelque jour les versemens problématiques à provenir des chemins de fer et qui, en attendant, se procurera avec la signature de l’état les fonds nécessaires à faire honneur à la garantie qu’il a donnée. Un orateur radical a donc exactement résumé cette situation au point de vue financier en disant que les conventions étaient l’emprunt greffé sur l’emprunt. Aussi que les contribuables se tiennent sur leurs gardes : voici qu’une campagne vient d’être entreprise pour imposer aux compagnies des abaissemens de tarifs; ce sont eux qui en feront les frais. Toute réduction dans les tarifs qui ne sera pas compensée par un développement du trafic et la production d’une recette équivalente, accroîtra désormais le fardeau de la garantie et tombera à la charge du budget général. Or, l’équité et le bon sens veulent que ceux qui usent des chemins de fer pour eux-mêmes ou pour leurs marchandises fassent seuls les frais des transports qui leur profitent ; ils n’ont aucun droit à faire payer en partie par la nation le prix du service qui leur est rendu.

Au nombre des causes qui ont produit le malaise financier dont la France souffre, il faut placer, à côté de l’abus des emprunts, les dégrèvemens prématurés et intempestifs et ce qu’on a aujourd’hui le droit d’appeler la folie des dépenses. Les réductions et les suppressions d’impôts, opérées en 1878, 1879 et 1880, dans le dessein manifeste de préparer les élections générales de 1881, auraient eu besoin, pour être justifiées, d’être compensées par des diminutions de dépense ou des accroissemens de recettes qui eussent assuré le maintien de l’équilibre budgétaire. Or, les trois exercices qui en ont supporté le poids ont présenté, comparaison faite de la totalité des recettes avec la totalité des dépenses, des déficits successifs de 336, de 212 et de 299 millions, soit au total de 847 millions; ce qui donne pour les trois années une moyenne de 280 millions. Le sacrifice de recettes imposé au trésor étant de 272 millions, le rapport de cause à effet apparaît ici clairement. D’ailleurs, M. Rouvier, président de la commission du budget, n’a-t-il pas reconnu expressément, dans le discours prononcé par lui le 11 juillet 1885, l’impossibilité de faire face à toutes les dépenses avec les ressources du budget ordinaire? Or, quelle condamnation plus forte pouvait-on prononcer contre ces dégrèvemens prématurés ? En effet, les emprunts auxquels on a eu recours pour suppléer à l’insuffisance du budget ordinaire ont abouti à substituer une charge permanente aux charges temporaires dont on prétendait soulager le pays; puis, l’aggravation continue de ces charges permanentes a conduit, comme cela était inévitable, à une aggravation des impôts subsistans, et le bénéfice qu’on avait fait luire aux yeux des contribuables s’est trouvé annulé. M. Léon Say n’a-t-il pas démontré que, sur les dix-sept articles du budget des recettes de 1885, quatorze avaient pour objet des extensions ou des aggravations d’impôts? Il demeure donc établi que les dégrèvemens dont on a fait, un instant, si grand bruit, n’ont été que des manœuvres électorales ; les emprunts de toute forme auxquels on a recouru ensuite, loin d’être imposés par la nécessité, n’ont été que des expédiens budgétaires pour suppléer aux recettes que le parlement avait témérairement sacrifiées.

Est-il nécessaire d’insister sur la fièvre de dépenses qui s’était emparée des pouvoirs publics ? L’immense extension qu’on avait projeté de donner à la construction des chemins de fer ne suffisait pas à satisfaire nos législateurs. Il fallait entreprendre à la fois sur toute l’étendue du territoire. Même après les larges amputations qu’il a fallu faire dans ce plan gigantesque, l’état, au 1er janvier 1885, d’après le rapport de M. Dauphin au sénat, avait encore à faire face, en dehors des chemins de fer, à 783 millions de travaux: engagés, dont 193 millions pour les ports, 249 millions pour les canaux et 139 pour la canalisation des rivières. Quant aux écoles et aux lycées, la prodigalité a dépassé toutes les bornes. Les embarras du trésor étaient déjà sérieux, lorsque M. Jules Ferry, après avoir reconnu qu’il avait été dépensé plus d’un demi-milliard, déclarait, dans un discours demeuré célèbre, que le minimum de la dépense encore à faire dépassait 700 millions. La loi du 2 août 1881, date caractéristique, augmentait la dotation de la caisse des écoles de 100 millions, qui devaient être fournis en six années, à partir de 1882, moitié par le budget ordinaire et moitié par l’emprunt: mais, dès la première année, les 100 millions étaient entièrement engagés par les promesses faites aux communes, pendant les élections générales ; et il devenait indispensable d’anticiper le paiement-des dernières annuités. C’est ainsi que la loi du 20 mars 1883 a appliqué aux besoins de l’exercice 1883 l’annuité qui n’était payable qu’en 1887; et il fallut appliquer à l’exercice 1884 les annuités destinées aux années 1885 et 1886. On se trouva donc fort dépourvu quand il fallut doter 1885, et, comme on sait, on va liquider provisoirement les engagemens de la caisse des écoles au moyen de l’emprunt de 319 millions. Or, en mars 1884, lors de la présentation du premier budget de 1885, au moment où M. Tirard, ministre des finances, venait de jeter ce cri d’alarme qui lui valut tant d’attaques de la part de ses amis politiques et qui remua profondément le pays, M. Paul Bert, renchérissant sur M. Jules Ferry, demandait au nom de la commission de l’instruction primaire, pour le personnel de ce seul enseignement, une augmentation de 23 à 24 millions, comme point de départ d’un accroissement graduel des traitemens, qui aurait eu pour conséquence, d’après les calculs de M. Jules Roche, rapporteur de la commission du budget, de porter en huit années le budget ordinaire de l’instruction primaire à 260 millions. Le 30 juillet suivant, M. Antonin Dubost, rapporteur du budget de l’instruction publique, en déplorant la nécessité où l’on était d’ajourner les projets de M. Paul Bert, évaluait les dépenses qu’il serait indispensable de faire, dans une très courte période, pour le matériel de l’enseignement, à 40 millions pour l’instruction supérieure, à 104 millions pour l’instruction secondaire et à 500 millions pour l’instruction primaire. Quant au personnel, le même rapporteur exposait que, bien que les crédits relatifs à l’enseignement primaire eussent été accrus de plus de 90 millions depuis 1870, il y avait lieu de prévoir de nouvelles augmentations qui les porteraient au chiffre de 163 millions; et il exhortait le parlement à envisager désormais une dépense annuelle de 250 millions comme le chiffre minimum du budget de l’instruction publique, en laissant à l’emprunt la tâche de pourvoir aux constructions à élever. Signalons enfin parmi les sources de dépenses qui ont un caractère manifeste de prodigalité la continuelle multiplication des emplois publics. En Angleterre, tout emploi nouveau doit figurer, avec le chiffre des émolumens qui y sont attachés, dans les Estimates ou évaluations de dépenses que chaque ministre présente et défend personnellement à chaque session. En Italie, la règle est plus rigoureuse encore : une loi organique a déterminé, pour chacune des administrations publiques, le nombre, la hiérarchie et les émolumens des employés. Aucun emploi nouveau ne peut être créé; aucun traitement ne peut être augmenté qu’en vertu d’une loi : le ministre des finances seul dispose d’un crédit annuel pour les travaux extraordinaires qu’il peut avoir à faire exécuter, et ce crédit est limité à la modeste somme de 18,000 francs. En France, aucune administration n’a de cadre fixé par la loi : tout est livré à l’arbitraire du ministre, qui crée ou supprime des emplois par de simples arrêtés, qui bouleverse à son gré la hiérarchie, érige le bureau en division et les divisions en directions, ou effectue le mouvement inverse, et fixe comme il lui plaît les traitemens. Cette absence de toute règle permet aux ministres de faire entrer dans leur administration tous leurs protégés et tous les protégés de leurs amis. Comme les ministres changent en moyenne tous les huit ou neuf mois et que tout nouveau titulaire arrive avec un cortège de créatures, le nombre des fonctionnaires publics n’a cessé de s’accroître; de toutes les administrations centrales, il n’en est qu’une seule, la direction des cultes, qui compte actuellement le même nombre d’employés qu’en 1876 : toutes les autres ont vu augmenter leur personnel et quelques-unes dans une proportion notable. Au ministère de l’instruction publique, par exemple, les bureaux de l’administration centrale, qui, en 1876, comptaient 133 employés, en avaient 273, soit plus du double, en 1884 ; la dépense avait également doublé : elle était montée de 484,400 à 948,150 francs. Au ministère de l’agriculture, on a créé, en quelques années : 1 sous-directeur, 3 chefs de division, 10 chefs de bureau, 5 sous-chefs et 62 employés; les salaires des gens de service se sont élevés de 41,000 à 99,800 fr. La limite elle-même des crédits budgétaires ne met point obstacle aux créations d’emplois que la faveur ou les exigences électorales imposent ; lorsque cette limite est atteinte, on a recours à ces viremens illégaux signalés en si grand nombre dans les rapports de la cour des comptes, et on impute les traitemens sur des chapitres étrangers au personnel. Un autre procédé, contre lequel les commissions du budget se sont plus d’une fois élevées, consiste à faire entrer en fonction les titulaires des nouveaux emplois, puis à demander, au bout de quelques mois, pour les payer, un crédit supplémentaire que l’équité ne permet guère de refuser, et, après avoir ainsi forcé la main au parlement, on interprète le vote du crédit comme une consécration des fonctions créées et on en inscrit la rémunération au budget ordinaire de l’exercice suivant. C’est ainsi que les dépenses du personnel administratif ont été accrues d’environ 100 millions en une dizaine d’années ; si l’on déduit de cette somme 40 millions qui représentent les légitimes augmentations de traitement accordées à de petits fonctionnaires, comme les facteurs de la poste, dont la rémunération était honteusement insuffisante, il reste une cinquantaine de millions dont l’inscription au budget aurait été ou repoussée ou différée par un parlement économe. Ces créations d’emplois nouveaux ne sont pas la seule brèche qui ait été faite aux finances ; la multiplication des fonctions ne permettait pas de pourvoir, tous les solliciteurs suffisamment appuyés : il a fallu y ajouter la multiplication des vacances par les retraites anticipées. La loi exige trente années de services pour l’obtention de la retraite : on a considéré chaque année de service comme correspondant à deux soixantièmes de la retraite légale ; et on met à la retraite des fonctionnaires qui n’ont que vingt-six ou vingt-sept ans de services en leur accordant ce qu’on appelle la retraite proportionnelle, c’est-à-dire la retraite légale, réduite de deux soixantièmes, suivant le nombre d’années de services au-dessous de trente. Les fonctionnaires qui résistent à l’invitation de demander la retraite proportionnelle sont mis en disponibilité avec une allocation inférieure au chiffre de la retraite : aussi se résignent-ils presque tous à voir ainsi abréger leur carrière administrative. Cette interprétation de la loi, que rien ne justifie, mais que la complaisance du conseil d’état a consacrée, a eu pour conséquence un accroissement rapide dans le chiffre des pensions civiles, qui exigent aujourd’hui 15 millions de plus qu’en 1876.

C’est cette accumulation de dépenses inutiles ou exagérées qui peut seule expliquer la situation invraisemblable et pourtant trop réelle dans laquelle la France se trouve aujourd’hui. Malgré l’abandon intempestif de 272 millions de recettes, le gouvernement a perçu, en 1885, 542 millions de plus qu’en 1876 ; et ce demi-milliard, qui est venu s’ajouter aux ressources antérieures, ne lui suffit pas pour mettre le budget en équilibre. Le déficit est devenu chronique, et le gouvernement confesse tout à la fois la nécessité d’un gros emprunt pour liquider le passé, et le besoin, pour assurer l’avenir, d’un accroissement de recettes qui ne peut provenir que de nouveaux impôts. Avant d’arriver à ce pénible aveu, on a épuisé tous les expédiens de trésorerie et tous les procédés de dissimulation. Une rapide revue des derniers budgets suffira à faire voir par quels degrés on a amené le pays en face du gouffre devant lequel il faut confesser la vérité.

IV.

Le premier exercice pour lequel les ministres des finances aient avoué l’existence d’un déficit dans le budget ordinaire est celui de 1882. En présentant, le 31 juillet 1883, le budget extraordinaire pour 1884, M. Tirard évaluait à 32 millions 1/2 le déficit déjà constaté dans le budget ordinaire de 1882. En regard de ce déficit, et comme consolation, il mettait les résultats des six budgets de 1876 à 1881, qui avaient donné ensemble un excédent de recettes de 563 millions. Il est vrai que, dans l’exposé de motifs du budget de 1885, le même ministre reconnaissait que quelques-uns de ces excédens de recettes, ayant été reportés de budget en budget, avaient joué le rôle de figurans du cirque et avaient été comptés plusieurs fois : se rectifiant lui-même, il ramenait à 446 millions la totalité des excédens obtenus avant l’ouverture de la période des déficits. On doit admettre comme réels l’excédent de 98 millions attribué à l’exercice 1876 et celui de 63 millions attribué à l’exercice 1877; mais, à partir de 1878, les chiffres des excédens de recettes deviennent contestables, la création du budget extraordinaire ayant permis de transporter à ce budget et de mettre ainsi à la charge de l’emprunt des sommes de plus en plus considérables qui auraient dû être supportées par le budget ordinaire. Le seul moyen d’arriver à connaître avec exactitude les résultats financiers des quatre années de 1878 à 1881 est d’additionner, d’une part, les recettes opérées par le trésor, et, d’autre part, toutes les dépenses effectuées au titre du budget ordinaire et du budget extraordinaire et de comparer les deux totaux. Si on fait cette comparaison pour cette période de quatre années, on arrive à constater une insuffisance de ressources de 1,426 millions, qui a dû être couverte par des fonds étrangers au budget et qui explique le rapide accroissement de la dette flottante à qui ces fonds ont été demandés en premier lieu.

On dira que ce résultat n’avait rien d’imprévu et que l’établissement du budget extraordinaire avait pour corrélation inévitable une succession d’emprunts : ce qui est sans excuse, c’est l’emploi, dans la préparation du budget ordinaire, de procédés irréguliers. On ne se bornait pas, en effet, à rejeter sur le budget d’emprunt une partie des dépenses ordinaires, afin de diminuer d’autant le chiffre de celles-ci et à ajourner, au moyen de renouvellemens, le paiement d’une portion notable des engagemens du trésor arrivés à échéance ; on accroissait indûment le chiffre des recettes en faisant figurer comme recettes effectives, outre les perceptions et les encaissemens opérés par le trésor, des ressources étrangères à l’exercice et que l’on a droit de considérer comme fictives : par exemple, les imputations sur les excédens prétendus des exercices antérieurs. Cette dernière pratique a été inaugurée timidement en 1878 ; on s’était contenté alors d’imputer 1,182,000 francs sur les excédens de 1876 ; mais le procédé fut trouvé commode, et, dès 1879, tout en rejetant 67 millions de dépenses ordinaires sur le budget d’emprunt, on imputa 119 millions 1/2 sur les excédens de recettes de 1875, de 1876 et de 1877. L’année suivante, 48 millions furent imputés sur les excédens de 1876, 1877 et 1878, et 99 millions de dépenses ordinaires furent rejetés sur le budget d’emprunt. Pour 1881, les imputations sur les excédens de 1877, 1878 et 1879 s’élevèrent à 80 millions 1/2, et 121 millions furent mis indûment à la charge du budget extraordinaire. L’exercice 1881 est, en effet, celui où ce dernier abus atteignit les proportions les plus scandaleuses : huit ministères : l’intérieur, les finances, les postes, l’instruction publique, l’agriculture, la guerre, la marine et les travaux publics se déchargèrent ainsi d’une partie de leurs dépenses normales. Le ministère de la guerre paya de cette façon les transports de troupes, les achats de poudre et de munitions pour renouveler l’approvisionnement des arsenaux, les réparations d’armes, les dépenses de remonte et de harnachement ; le ministère de la marine en fit autant pour une partie du matériel naval et pour les travaux d’entretien des ports ; et les autres départemens pour la reconstruction, l’agrandissement ou la réparation des édifices ministériels. Il est aisé de comprendre que le budget ordinaire de 1881, allégé par de pareils procédés de plus de 200 millions qu’il aurait dû supporter, et bénéficiant d’une plus-value de 100 millions sur les évaluations de recettes, ait pu être présenté comme ayant donné un excédent de 109 millions ; mais cet excédent, obtenu aux dépens du budget extraordinaire, surchargé d’une somme plus élevée, n’était qu’une fiction : il allait servir, cependant, par de nouvelles imputations, à mettre dans un équilibre apparent quelques-uns des budgets suivans.

L’incorrection de ce procédé financier est d’autant moins contestable qu’on disposait de ces excédens avant qu’ils eussent reçu la consécration légale. En effet, les excédens ou les insuffisances d’un exercice n’acquièrent un caractère de certitude et ne deviennent indiscutables qu’après le vote de la loi qui règle définitivement les comptes de cet exercice : jusqu’à ce vote, on est seulement en face de chiffres provisoires qui peuvent varier et qui varient souvent, en plus ou en moins, d’après les rectifications apportées à certains comptes. Cela est si vrai que, sous le régime actuel, avec le désordre qui s’est introduit dans la comptabilité de plusieurs ministères, on a vu des crédits être annulés et reportés par une loi sur un exercice subséquent, puis être rétablis par une autre loi au compte de l’exercice auquel ils avaient été enlevés quelques mois auparavant. On disposait donc d’excédens non-seulement provisoires, mais destinés à le demeurer longtemps encore, puisque les lois de règlement des comptes sont encore en retard de huit ou neuf ans. Eussent-ils été définitifs qu’on n’aurait pas eu le droit d’en faire cet usage. En effet, ces excédens reviennent de droit à la dette flottante; ils en constituent l’actif, ou, si l’on veut, la contre-partie : la dette flottante est la conséquence des insuffisances de recettes qui ont contraint le trésor à emprunter les fonds qu’il n’avait pas; de même, les excédens de recettes servent à éteindre ces emprunts temporaires ; et, en réalité, dans la pratique, ils ne reçoivent pas d’autre emploi. Ils ne peuvent jamais constituer une ressource effective, susceptible de défrayer une dépense quelconque. A voir nos ministres et nos commissions du budget inscrire gravement au budget des recettes ces imputations sur les excédens d’un exercice antérieur, un lecteur naïf pourrait s’imaginer qu’il existe au ministère des finances un coffre-fort spécial, une sorte de tirelire gouvernementale dans laquelle on dépose scrupuleusement les excédens de recettes, et qu’à l’occasion on puise dans cette tirelire les millions dont on a besoin pour équilibrer le budget. Il va sans dire que les choses ne se passent pas ainsi : à mesure qu’il encaisse les recettes, le trésor les emploie aux paiemens de chaque jour et à l’acquittement des créances qui arrivent à échéance : par conséquent, imputer une dépense sur un excédent de recettes antérieur à l’exercice courant, c’est simplement décider que le trésor remettra en circulation les bons ou les obligations qu’il a pu éteindre ou bien qu’il empruntera à nouveau une somme égale au crédit ainsi doté : ce n’est pas fournir une ressource au ministre des finances ; c’est sanctionner un pur jeu d’écritures. Veut-on avoir, au sujet de ces imputations, une appréciation qui ne saurait être suspecte? Un article du projet de loi récemment voté sur les sociétés de secours mutuels accroissait la dotation de ces sociétés de 10 millions imputés, partie sur les excédens de 1879, et partie sur ceux de 1880. M. le sénateur Merlin, dans la séance du 8 avril 1886, au nom de la commission sénatoriale des finances, repoussa cet article en ces termes : «Nous avons voulu examiner ce que présentait de sérieux et de fondé l’imputation qui en est faite, dans l’article 21, sur les excédens des exercices 1879 et 1880. Ces excédens constituent-ils bien une ressource?.. Incontestablement non. Dans les écritures, dans la comptabilité du trésor, ils peuvent avoir été réservés ; et, si nous examinons la situation des exercices 1879 et 1880, situation incontestablement provisoire, puisque les comptes de ces exercices n’ont pas encore été soumis au parlement, nous voyons que 10 millions ont fait l’objet d’une réserve. Mais qu’est-ce que cela? C’est purement et simplement un jeu d’écriture ; et, par conséquent, lorsqu’il s’agira de donner aux sociétés de secours mutuels la somme de 10 millions que demande le projet, ce sera 10 millions qu’il faudra prendre : sur quoi? Sur les ressources de la dette flottante... Je crois qu’il suffit de poser la question pour que le sénat adopte l’avis de la commission des finances. Ce n’est pas le moment d’augmenter encore le découvert du trésor d’une somme de 10 millions. » l’article fut rejeté : la commission sénatoriale eut gain de cause ; mais elle n’avait pas fait seulement le procès de cet article : elle avait, à plus forte raison, condamné formellement les lois de finances qui, précédemment, avaient imputé 48, 80 et jusqu’à 119 millions sur des excédens provisoires, et aligné toute une série de budgets au moyen de ces formidables « jeux d’écritures. » Enfin, il est une autre considération qui ne saurait être passée sous silence. Lorsque le ministre inventif qui a introduit dans la préparation des budgets tant de mesures judicieuses et tant d’expédiens hasardeux, M. Léon Say, imagina le premier d’équilibrer le budget ordinaire en atermoyant, au moyen de renouvellemens, 76 millions d’obligations qui arrivaient à échéance et pour lesquelles il n’avait pas d’argent, il introduisit dans la loi de finances un article qui affectait les excédens de recettes d’une manière spéciale et avant tout autre emploi à l’extinction des obligations ainsi renouvelées. Les excédens de recettes avaient donc une destination légale, une affectation obligatoire dont on ne pouvait les détourner ; les imputations par lesquelles on a, en apparence, équilibré plusieurs budgets, étaient donc autant d’illégalités ; car si la prescription proposée par M. Léon Say n’a jamais été observée, elle n’en subsiste pas moins.

L’année 1882 peut être considérée en quelque sorte comme une année climatérique. Les symptômes d’épuisement que nous signalions ici même, en 1881[2], et qui nous inspiraient pour l’avenir des appréhensions, malheureusement trop justifiées par les faits, devinrent manifestes. Deux des principales sources du revenu public, les recettes de l’enregistrement et les recettes du timbre, qui avaient suivi constamment une progression régulière, donnèrent, pour la première fois, des résultats inférieurs à ceux de l’année précédente et accusèrent ainsi, par une preuve irréfragable, les atteintes subies par la propriété et le ralentissement des affaires. Le budget ordinaire de cette année n’avait été mis en équilibre apparent qu’au moyen de l’imputation de 63 millions 1/2 sur les prétendus excédens de 1879, du renouvellement de 107 millions d’obligations sur 170 et du transfert au budget extraordinaire, opéré par sept départemens ministériels, de 128 millions de dépenses ordinaires de la même nature que celles qui avaient été, l’année précédente, l’objet d’une série d’irrégularités semblables. Malgré ces expédiens désespérés, le budget ordinaire de cet exercice s’est soldé par un déficit que M. Tirard a évalué provisoirement à 32 millions 1/2, mais qui, d’après les tableaux annexés au budget de 1886, correspond à une insuffisance réelle de ressources de 106,163,475 francs, sans compter la charge d’un budget extraordinaire de 559 millions, que les crédits extraordinaires firent monter à 663,624,875 francs.

Dès le début de cette année, la Banque, après de longues hésitations, avait dû porter à 5 pour 100 le taux de l’escompte ; l’emprunt d’un milliard en rentes amortissables, émis en 1881, avait échoué : on évaluait d’un tiers à la moitié la portion de l’emprunt qui était encore à la charge de la Banque et des principaux établissemens financiers. Pour empêcher les cours de s’affaisser tout à fait, le ministre des finances de M. Gambetta, M. Allain-Targé, n’avait pas reculé devant une mesure des plus irrégulières : une opération de bourse. Lorsque la restauration obtint des puissances alliées qu’elles devançassent de trois années la date fixée pour l’évacuation de notre territoire et qu’elles consentissent à accepter pour le complément de l’indemnité de guerre des rentes françaises calculées au cours de la Bourse de Paris, le ministre des finances crut pouvoir employer quelques millions en reports pour empêcher la rente de trop fléchir. Malgré le motif patriotique qui l’avait fait agir, sa conduite fut, de la part de tous les financiers de la chambre des députés, et notamment de MM. Laffitte et Casimir Perier, l’objet des plus sévères critiques, et il était passé en règle, depuis lors, que le ministre des finances devait s’abstenir de toute intervention dans le marché des fonds publics. C’était cette règle que M. Allain-Targé n’avait pas hésité à violer en employant à la liquidation du 5 janvier 1882 jusqu’à 200 millions des fonds du trésor en reports sur la rente amortissable. Le même ministre, en comprenant dans ses projets tout à la fois la conversion du 5 pour 100 et le rachat des chemins de fer, avait jeté l’alarme parmi les rentiers et dans le monde des affaires ; enfin, il comptait pourvoir au budget extraordinaire de 1883 au moyen d’un nouvel emprunt de 600 millions, bien que l’emprunt précédent ne fût pas encore classé. La chute de M. Gambetta ramena au ministère des finances M. Léon Say, qui avait pris pour programme : ni conversion, ni emprunt, ni impôts nouveaux, mais à qui ce programme créa d’inextricables difficultés dans la préparation du budget de 1883. L’exposé des motifs révéla au public que la dette flottante dépassait 3 milliards et confessa que « c’était la première fois que cette dette avait pris une pareille extension. » En déduisant de ce chiffre « exorbitant » 700 millions environ provenant de découverts anciens du trésor, il demeurait plus de 2 milliards 200 millions qui représentaient les folies et les prodigalités financières des cinq années précédentes. M. Say consolidait ou plutôt atermoyait, au moyen de 1,200 millions de rentes amortissables, la portion de cette dette qui provenait des fonds des caisses d’épargne. En dehors de cette mesure, qui n’était qu’un expédient, et pour empêcher que la dette flottante ne se reconstituât dans les mêmes proportions, il proposait la suppression du budget extraordinaire, qu’il réduisait à 257 millions, exclusivement applicables aux travaux publics ; et, pour faire face à ces 257 millions, il demandait à trois des six grandes compagnies de chemins de fer d’anticiper, jusqu’à due concurrence, les remboursemens qu’elles devaient faire au trésor : pour les années suivantes, on eût avisé à créer de nouvelles ressources ou à faire des économies. Le procédé était défectueux, puisqu’il consistait à escompter les créances de l’état et à dépouiller ainsi l’avenir au profit du présent ; mais l’intention était excellente : en supprimant le budget extraordinaire, on faisait disparaître le chancre qui rongeait les finances publiques. M. Say faisait rentrer dans le budget ordinaire toutes les dépenses qui en avaient été irrégulièrement distraites ; ce budget se trouvait donc notablement accru en dépenses : comment lui créer des ressources nouvelles, puisqu’on s’était interdit de recourir à l’impôt? Ce fut alors qu’apparut le système des majorations, tant reproché à son auteur.

La pratique invariablement suivie jusqu’alors pour l’évaluation des recettes avait consisté à prendre comme base les résultats du dernier exercice clos, c’est-à-dire de l’antépénultième année. Cette méthode avait le mérite d’asseoir les calculs budgétaires sur des faits accomplis, par conséquent certains et indiscutables. Elle avait encore un autre avantage. Le rendement des impôts, depuis une assez longue période, s’accroissait, en moyenne, de 40 millions, d’une année à l’autre. En réservant ainsi les plus-values de deux années consécutives, on faisait une part à l’imprévu, aux mauvaises chances et aux mécomptes, et on préparait une ressource pour faire face, au moins en partie, aux crédits supplémentaires et extraordinaires. M. Léon Say critiquait ce système, dans son exposé des motifs ; il lui reprochait de faire naître une confiance exagérée par les plus-values qu’accusaient de mois en mois les états de recettes publiés au Journal officiel, et d’enfanter ainsi, au sein des chambres, la dangereuse, l’irrésistible tentation d’accroître les dépenses ou, par des réductions prématurées d’impôts, d’affaiblir les recettes. Il s’autorisait de l’exemple de l’Angleterre et de l’Italie, où les recettes sont évaluées d’après les résultats de l’année immédiatement précédente, oubliant que, dans ces deux pays, il est toujours fait face aux dépenses imprévues ou extraordinaires par la création immédiate de ressources nouvelles. M. Say proposait donc de prendre pour base des évaluations pour 1883 les recettes réalisées en 1881, mais il les majorait de la moyenne des plus-values constatées dans les trois dernières années ; il obtenait ainsi des évaluations supérieures de 90 millions à celles de M. Allain-Targé et il arrivait à équilibrer le budget ordinaire. Ce mode d’évaluation, qui reposait sur l’hypothèse gratuite qu’il n’y aurait jamais ni recul ni même temps d’arrêt dans la progression des recettes publiques et qui escomptait un avenir incertain, avait le tort d’enlever toute sécurité à la situation financière parce qu’il ne faisait aucune part à l’imprévu et ne donnait plus aucune garantie contre les mécomptes. M. Léon Say en a fait la dure expérience : bien que la commission du budget eût étendu de trois à cinq années la période dont les résultats devaient servir de base aux calculs budgétaires, les recettes de 1883 demeurèrent fort au-dessous des évaluations ; et les ennemis de M. Léon Say affectèrent de le rendre responsable de cette rétrogradation du revenu public. Rien ne pouvait être plus inique et plus contraire au sens commun qu’un pareil reproche; il est de toute évidence que le mode d’évaluation des recettes ne peut exercer aucune influence sur le rendement des impôts ; mais il est également évident que le ministre n’eût jamais songé à modifier la méthode suivie par ses prédécesseurs, s’il n’avait attendu de cet expédient un prétexte plausible pour grossir ses évaluations : les accusations imméritées qu’il encourut n’étaient point une injuste rétribution de cet excès d’habileté.

M. Léon Say ne mit point, du reste, la dernière main au budget de 1883. Les amis de M. Gambetta lui reprochaient comme une trahison envers la république ses aveux sur la situation financière ; ils demandaient à grands cris qu’on ne s’écartât point de la politique des dégrèvemens et des grands travaux, c’est-à-dire de la dépense à outrance. Cantonnés dans la commission du budget comme dans une forteresse, ils se coalisèrent avec les partisans encore nombreux du rachat des chemins de fer, et lorsque le cabinet eut été renversé sur la question égyptienne, ils imposèrent au nouveau ministre des finances, M. Tirard, l’abandon de la convention avec la compagnie d’Orléans et la résurrection du budget extraordinaire. Les embarras allaient croissant. Le budget venait à peine d’être présenté avec un excédent de recettes de 2 millions 1/2, lorsque le ministre de l’instruction publique vint demander à la commission du budget un crédit de 12 millions pour couvrir la différence entre le traitement des congréganistes que l’on congédiait et celui des instituteurs et institutrices laïques appelés à les remplacer, un crédit de 3 millions pour les instituteurs et adjoints nouveaux ; enfin, un troisième crédit de 12 millions comme supplément de subvention pour les écoles et les lycées. D’autres augmentations de crédits étaient prévues. Faudrait-il donc voter le budget en déficit ou réussirait-on à l’équilibrer? La commission du budget d’un côté, le ministre des finances de l’autre, consacrèrent plusieurs mois à l’étude de ce problème. A la reprise des travaux parlementaires, en novembre, M. Tirard vint confesser à la commission du budget que les recettes de l’exercice courant demeuraient au-dessous des évaluations, qu’il était à craindre que le mouvement rétrograde ne continuât pendant l’exercice suivant, qu’il fallait s’interdire toute dépense nouvelle, et qu’il était indispensable de réduire dans une forte proportion les crédits destinés aux travaux publics. Une lutte qu’on n’a pu oublier s’engagea alors entre le ministre des finances et son collègue des travaux publics, qui ne voulait consentir à aucun retranchement. Ce dernier gagna sa cause parce qu’il établit qu’en vue des élections de 1881 son prédécesseur avait entamé simultanément la construction de cent quatorze lignes de chemins de fer, ayant ensemble une longueur totale de 5,504 kilomètres et correspondant ainsi aux deux tiers du programme primitif de M. de Freycinet, lequel comprenait seulement 8,000 kilomètres à construire en dix années. Il était impossible d’arrêter les travaux commencés sans rendre inutile une partie de la dépense déjà faite et sans soulever de violentes réclamations de la part des députés. La seule concession consentie par M. Hérisson fut l’engagement de n’entreprendre en 1883 aucune construction nouvelle afin de laisser disponibles les 100 millions prévus pour les travaux neufs. On en revint donc, pour le budget de 1883, aux erremens auxquels M. Léon Say avait essayé de mettre fin ; on renouvela 37 millions des obligations qui allaient venir à échéance en 1883 ; on imputa 86 millions sur les excédens de recettes des exercices antérieurs ; on profita de la résurrection du budget extraordinaire pour y inscrire 98 millions de dépenses ordinaires ; et comme on n’avait plus aucune ressource, même d’emprunt, pour faire face à ce budget, on le vota avec un découvert de 93 millions, dont on autorisa le prélèvement sur cette dette flottante qu’on avait en même temps la prétention de réduire. Quant au budget ordinaire, la chambre, ayant jugé à propos d’y inscrire à la dernière heure un crédit de 6 millions pour pensionner les victimes du 2 décembre, elle le vota avec un déficit avoué de 700,000 francs. C’était la première fois qu’un budget était voté en déficit, et cet oubli du devoir le plus impérieux d’une assemblée législative détermina de la part de la minorité conservatrice une protestation publique. M. Tirard se défendit, devant le sénat, d’être pour rien dans le résultat déplorable auquel la chambre était arrivée, et avec une inoubliable candeur il se fit un mérite de n’avoir cherché l’établissement d’un équilibre apparent ni en grossissant les évaluations de recettes ni en dissimulant une partie des dépenses, comme s’il lui eût été possible de faire l’un ou l’autre sans mentir à sa conscience et sans tromper sciemment le parlement et le pays ! Le sénat ne voulut point s’associer à l’œuvre de la chambre, et, par le remaniement de quelques articles, il ramena les recettes du budget ordinaire à 3,044,655,092 francs et les dépenses à 3,044,366,800 francs, ce qui présentait un excédent de recettes apparent de 289,292 francs. Par suite de moins-values considérables dans le produit des impôts, ce budget a donné un déficit, estimé d’abord à 85 millions, mais que diverses annulations de crédits ont réduit à 62 millions 1/2. Le budget extraordinaire avait été voté à la somme de 529,541,000 francs ; mais les crédits extraordinaires l’ont fait monter, déduction faite des annulations, à 614,965,704 francs. Si l’on pouvait entrer dans le détail des faits, il serait aisé de prouver qu’en 1883 les recettes effectives encaissées par le trésor ont été inférieures d’au moins 750 millions à la dépense réelle.

Le vote du budget n’avait pas mis fin aux embarras du ministre des finances, et l’exercice 1883 était à peine commencé, que les besoins du trésor devenaient extrêmes. M. Ribot les avait fait pressentir, dans son rapport général sur le budget. « Le trésor, avait-il dit, doit pourvoir jusqu’au 31 décembre 1883 aux dépenses résultant de l’exécution des travaux publics et du fonctionnement des caisses spéciales. Ces dépenses ne peuvent être évaluées au-dessous de 1,350 millions. Comment le trésor y fera-t-il face sans recourir à un emprunt public? Il n’y réussira qu’avec d’assez grandes difficultés, et à la condition que le parlement n’ajoutera pas à ses charges en créant des dépenses nouvelles sans avoir au préalable constitué les ressources nécessaires. » Puis, après avoir passé en revue, avec une remarquable ingénuité, les expédiens plus ou moins licites auxquels on pouvait avoir recours, et fait remarquer que, vers le milieu de 1883, les ressources que le trésor puise dans l’excédent des recettes du dernier budget voté sur les ordonnancemens relatifs à ce même budget, descendraient au fur et à mesure des ordonnancemens et des paiemens arriérés, le rapporteur concluait « qu’on ne saurait sans imprévoyance rien ajouter aux charges actuelles et futures du trésor. » Or, non-seulement l’ouverture de crédits supplémentaires était venue ajouter 200 millions aux charges du trésor, mais la décroissance continue des recettes, qui tombèrent de 79 millions au-dessous des évaluations, avait réduit les disponibilités sur lesquelles on avait compté. Ce ne fut donc pas vers le milieu de l‘exercice, comme M. Ribot n’avait pu s’empêcher de l’appréhender, ce fut dès le début de l’année que le ministre des finances se trouva aux abois. Le 15 mars 1883, le compte courant du trésor à la Banque était descendu à 108 millions, c’est-à-dire au chiffre le plus bas auquel il eût été réduit depuis longues années. Ce même compte était, le 16 mars 1882, de 343 millions, la différence d’une année à l’autre était donc de 235 millions. Bien plus, on ne tarda pas à découvrir que le compte du trésor n’avait été maintenu, même à un chiffre aussi faible, qu’à l’aide d’une mesure qui donnait prise à la critique. Le ministre des finances, de sa propre autorité, avait négocié un emprunt de 120 millions à la Banque de France. La négociation avait été tenue secrète; mais interrogé à ce sujet, dans la séance de la chambre du 19 mars, le ministre confessa la réalité du fait, en se retranchant derrière la latitude habituellement laissée à son département pour assurer le service financier de l’état. On pouvait demander si un emprunt de cette importance n’excédait pas le caractère d’une simple opération de trésorerie, et pourquoi le ministre n’avait pas eu recours à des bons du trésor ; mais le fait devait un surcroît de gravité à la façon dont les choses s’étaient passées. La création de 1,200 millions en rentes amortissables avait eu pour objet d’éteindre toute la dette du trésor envers les déposans des caisses d’épargne, dette représentée en partie par 350 millions d’obligations sexennaires, remises antérieurement à la caisse des dépôts et consignations pour garantir les premiers fonds appliqués aux besoins du trésor. La caisse des dépôts avait restitué ces obligations, en échange des rentes amortissables qui lui étaient délivrées : au lieu d’annuler la totalité de ces obligations, le ministre des finances en avait négocié pour 120 millions à la Banque : il avait donc, par le fait, maintenu en circulation des valeurs que le parlement devait croire éteintes ; il avait, sans autorisation, accru la dette flottante de 120 millions.

Le budget ordinaire de 1884 avait été présenté quelques jours auparavant, avec un dérisoire excédent de recettes de 250,000 francs; encore ce résultat n’était-il obtenu qu’en renouvelant 70 millions d’obligations et en inscrivant en recette 35 millions de remboursemens, attendus des compagnies d’Orléans, de l’Est et du Midi, et fort problématiques. M. Tirard avait abandonné le système d’évaluations adopté par M. Say; mais, sans revenir à l’ancienne méthode, ni suivre aucune règle, en déterminant arbitrairement les sources de revenu desquelles on pouvait attendre un accroissement de recettes et celles dont le produit était présumé stationnaire. L’exposé des motifs faisait prévoir un emprunt de 313 millions, limité à ce chiffre par l’impossibilité d’assurer le service d’un emprunt plus considérable. Le produit de cet emprunt ne pouvait suffire à défrayer le budget extraordinaire : aussi le gouvernement avait-il dû se décider à négocier avec les compagnies de chemins de fer et à leur demander de se substituer à lui pour l’exécution du plan Freycinet. La présentation du budget extraordinaire était donc ajournée jusqu’à l’issue de ces négociations.

Pendant qu’elles se poursuivaient, le gouvernement se décida brusquement à accomplir la conversion du 5 pour 100 qui, depuis dix-huit mois, était suspendue comme une menace sur le marché financier. Cette opération fut exécutée sans un trop grand effort, mais si le ministre en avait attendu un réveil de la spéculation et des affaires, il fut déçu dans son espoir; car elle eut pour premier résultat un déclassement des fonds publics que les recueils financiers évaluèrent à 20 millions de rentes pour le 5 pour 100 et à 5 millions pour le 3 pour 100, tandis qu’une hausse sensible se produisait sur les obligations de chemins de fer et sur les fonds étrangers. Non-seulement le nouveau 4 1/2 n’a jamais atteint le cours de 115 francs, que M. Tirard annonçait comme inévitable à bref délai ; mais il ne s’en est jamais approché. Cette mesure, qui venait ou trop tôt ou trop tard, a donc eu pour effet de détruire, pour un certain temps, l’élasticité des fonds français; et, quant à l’économie qu’elle procurait et qui avait surtout déterminé la résolution du gouvernement, elle était absorbée et au-delà, dès cette même année, par les prodigalités législatives et les dépenses des expéditions lointaines. En défendant, au mois de juillet, devant la commission du budget, les conventions qui venaient d’être conclues avec les compagnies de chemins de fer par son collègue des travaux publics, M. Tirard déclara leur adoption absolument indispensable ; et il fut amené à dire que, bien qu’il eût élevé à 3 pour 100 l’intérêt des bons du trésor dans l’espoir d’attirer les capitaux en quête d’un emploi temporaire, « l’argent n’était pas venu. » Cet aveu, qui émut le monde financier, était d’autant plus grave que le placement des bons du trésor était, à ce moment, le seul moyen que le ministre des finances eût encore pour se procurer des fonds. La panique qui s’était déclarée parmi les déposans des caisses d’épargne, à la suite de deux déconfitures retentissantes, tarissait la source à laquelle le gouvernement s’était habitué à puiser; et comme la Banque de France n’était plus qu’à 120 millions de la limite légale de son émission, on ne pouvait plus songer à demander à cet établissement les services qu’on avait trop souvent obtenus de lui. Emettre, au lendemain même de la conversion, l’emprunt qu’on n’avait annoncé que pour l’année suivante, c’eût été ajouter au désarroi du marché des fonds publics. L’adoption des conventions était donc l’unique moyen d’alléger la situation en permettant de ramener au-dessous de 300 millions les budgets extraordinaires de 1884 et de 1885, pour lesquels il était devenu si difficile de se procurer des fonds. Cependant, les conventions étaient la condamnation flagrante de la politique suivie depuis cinq années; en effet, si elles assuraient la construction d’un tiers des lignes comprises dans le plan Freycinet, elles rejetaient dans un avenir éloigné l’exécution d’un autre tiers, et le dernier tiers était complètement passé sous silence.

Les discussions financières de 1883 et des premiers jours de 1884 furent particulièrement instructives. Veut-on avoir la preuve que le budget avait cessé d’être le résumé fidèle des dépenses publiques, et que la chambre, par des votes inconsidérés, imposait au pays des charges extra-budgétaires sans assurer les moyens d’y faire face? Écoutez M. Tirard se disculpant d’avoir dû recourir à des expédiens de trésorerie qui donnaient prise à la critique : « Que voulez-vous que je fasse, disait non sans quelque amertume le ministre des finances, si vous voulez que je ne recoure pas à de semblables expédiens? Eh bien ! lorsque vous votez une dépense, votez en même temps une ressource! c’est ce que vous ne faites pas. Pour le budget de 1884, vos votes antérieurs et celui que vous allez émettre m’imposent l’obligation de payer, entendez-le bien, en 1884, la somme de 252 millions pour lesquels vous ne m’avez donné absolument aucune ressource budgétaire. Cette dépense de 252 millions ne se trouve pas dans les chapitres du budget; mais elle m’est imposée par la loi de finances. Quand vous m’imposez l’obligation de payer 252 millions, pour lesquels vous ne me donnez aucune ressource, que voulez-vous que je fasse ? » Il ne s’agissait ici ni du budget ordinaire, ni du budget extraordinaire, ni même des crédits extraordinaires prévus, mais des lois qui créaient à l’impromptu des dépenses destinées à prendre place dans les budgets suivans, et dont une partie était immédiatement exigible, et surtout des diverses caisses, alimentées par l’emprunt, qui ne figuraient au budget que par l’inscription des arrérages à servir, et qui tiraient à vue sur le trésor pour les subventions mises à leur charge. Harcelé par les partisans fanatiques de la laïcisation, par les apôtres de la dépense à outrance et même par une partie de la commission du budget, le même ministre insista à diverses reprises sur la nécessité de mettre un frein aux dépenses, en donnant clairement à entendre qu’on avait manqué de prévoyance et de mesure. « Ce qui me frappe le plus, disait-il à la chambre, dans la situation où nous sommes aujourd’hui, c’est que cette situation, si l’on avait su prendre son temps, opérer avec patience, avec modération, et si l’on n’avait pas voulu tout faire à la fois, ne serait pas embarrassée ; mais on a voulu faire en même temps des chemins de fer, des ports, des canaux, des routes, des chemins vicinaux. des écoles : véritablement, on a excédé les ressources disponibles, et il est arrivé un moment où l’on a reconnu la nécessité d’enrayer. » Dans un autre accès de franchise qui déplut singulièrement à la majorité, M. Tirard n’hésita pas à expliquer la désorganisation des finances par la coïncidence de dégrèvemens prématurés et irréfléchis avec l’exagération des dépenses : l’exposé des motifs du budget extraordinaire de 1884, qui posait en principe l’émission d’un emprunt d’au moins 300 millions, justifié par l’épuisement des emprunts antérieurs, était rempli de conseils de prudence, et d’aveux implicites. « Il nous serait impossible, disait ce document, de continuer avec le même entrain le système des dépenses extraordinaires sans nous exposer à de graves mécomptes. Nous devons agir avec d’autant plus de réserve et de prudence que, en dehors du budget sur ressources extraordinaires, nous avons à faire face aux engagemens de la caisse des lycées, collèges et écoles et de la caisse des chemins vicinaux. Ces deux caisses auront à fournir, en 1884, déduction faite des amortissemens, une somme qu’on ne peut évaluer à moins de 106 millions et qui devra être prise sur les ressources de la dette flottante. » La conclusion des conventions dispensait de pourvoir à l’exécution des chemins de fer qui en faisaient l’objet ; mais il restait à terminer le réseau de l’état et à poursuivre les travaux des ports, canaux, rivières, etc. Le ministre exprimait la pensée qu’il serait « utile de ne pas engager de nouveaux travaux avant l’entier achèvement de ceux qui étaient commencés. » Il motivait ainsi ce conseil : « Il importe d’agir avec prudence et de ne pas excéder la mesure que nous impose la situation économique et financière du pays. »

M. Tirard renouvela devant le sénat, en janvier 1884, ces aveux instructifs. « Je ne fais aucune espèce de difficulté de reconnaître, disait-il, que notre situation demande de grands ménagemens. » Il exprimait l’espoir que les évaluations des recettes se réaliseraient, mais, énumérant les divers projets de loi dont la chambre était saisie et qui tous devaient donner lieu à de nouvelles dépenses, il ajoutait : « Je n’hésite pas à le dire, et il faut qu’on soit bien pénétré de cette vérité : si l’on veut avoir un budget en équilibre, si l’on veut sortir de la situation qui a été faite aux deux derniers exercices, si l’on veut éviter des insuffisances de recettes par rapport aux dépenses, des déficits en un mot, il est absolument indispensable de ne pas augmenter nos dépenses. Si l’on était entraîné à voter les lois que je viens d’énumérer et dont les frais d’application s’élèveront à un total considérable, je ne crains pas de déclarer que, pour y faire face, il faudrait créer des ressources nouvelles. » Les votes que la chambre des députés a émis depuis deux ans ne font que donner plus de force à cette conclusion de M. Tirard : « Tout ce que vous pouvez espérer, c’est une augmentation de 10, 15 ou 20 millions sur les plus-values du budget. Si vous introduisez dans ce budget 80, 60 ou même 40 millions de dépenses de plus, il est incontestable qu’il se trouvera en déficit. » On sait qu’au lieu des plus-values, ce sont des moins-values qui se sont produites. S’animant ensuite au souvenir des attaques dont il avait été l’objet au sein de la chambre et de la part de divers journaux républicains, M. Tirard disait encore au sénat : « Il faut regarder cette situation en face et virilement. Il est absolument indispensable de ne pas se lancer en aveugles, de ne pas compter sur je ne sais quels événemens : sur des plus-values qui, je l’espère, se produiront et amélioreront la situation, mais qui, enfin, peuvent se faire attendre. Si nous avions encore de nouveaux déficits, cette situation pourrait empirer. Nous avons encore aujourd’hui quelques millions d’excédens sur des exercices antérieurs : j’estime qu’il est nécessaire d’en faire profiter la dette flottante. » Il lui semblait nécessaire, en effet, de ménager la dette flottante dont les ressources se trouvaient « fort amoindries. » Il renouvelait le conseil de ne pas imposer au gouvernement l’obligation de tout faire à la fois : il fallait « échelonner les dépenses et surtout en réduire le montant au plus strict nécessaire ; » il signalait enfin, comme une mesure indispensable, « de régler dans l’avenir » des dépenses qui n’avaient été jusqu’alors l’objet d’aucune règle. « La caisse des écoles, disait-il, a été alimentée jusqu’à présent par l’excédent des budgets antérieurs, de même que la caisse des chemins vicinaux l’a été par des fonds de la dette flottante, par des fonds de trésorerie. Je viens de vous dire quelles étaient les sommes énormes auxquelles cette trésorerie avait à faire face. Si vous les augmentez encore indéfiniment et pour des sommes considérables, nous risquons de nous trouver encore dans les mêmes embarras que nous rencontrons aujourd’hui. Il est donc absolument indispensable que nous étudiions le fonctionnement de ces caisses dans lesquelles il n’y a jamais rien eu, permettez-moi de le dire. » Était-il possible de confesser plus clairement que l’emprunt indéfini, l’emprunt à outrance, a eu la plus grande part à l’œuvre sur laquelle on a cru fonder la popularité du régime actuel ?

La commission du budget et une partie de la chambre avaient accueilli très froidement le budget de M. Tirard. Le ministre était taxé par les uns d’excessive timidité et par les autres de pessimisme. On lui savait fort mauvais gré de quelques aveux qui pouvaient éclairer le public, alors qu’on couvrait l’examen du budget d’un voile impénétrable. Le budget ordinaire de 1884 bénéficiait de 35 millions résultant de l’économie produite par là conversion du 5 pour 100 ; mais il avait à supporter 53 millions de dépenses nouvelles, dont 25 millions pour l’accroissement du service de la dette publique, 20 millions pour les dépenses de la Tunisie, ramenés dans ce budget, le surplus en exécution de diverses mesures législatives. La commission y voulait faire entrer diverses dépenses repoussées par le ministre. Elle s’épuisa, pendant plusieurs mois, en vains efforts pour arriver à un équilibre dont l’inanité ne fût pas trop manifeste. Elle ne parvint à aligner, en apparence, les recettes et les dépenses qu’en rejetant sur le budget extraordinaire une subvention de 30 millions, réclamée par M. Jules Ferry, pour la caisse des écoles, en mettant à la charge de la dette flottante 48 millions, dont 20 millions pour la caisse des chemins vicinaux, en imputant 16 millions sur les excédens des exercices antérieurs, en renouvelant 70 millions d’obligations sur 170, enfin en accroissant les évaluations, déjà trop élevées, de M. Tirard, alors qu’elle aurait dû les diminuer. En effet, les recettes de 1883 non-seulement tombaient au-dessous des évaluations budgétaires, mais demeuraient inférieures aux résultats réalisés en 1882. Les évaluations de recettes pour 1884 auraient donc dû être réduites en proportion de ces moins-values ; mais alors le déficit eût apparu dans toute sa réalité. La commission avait songé à se tirer d’embarras en réduisant de 100 millions à 60 le crédit relatif au remboursement des obligations. Le ministre refusa d’y consentir et soutint à la tribune une lutte acharnée contre M. Rouvier, le président de la commission du budget. Il défendit l’intégrité de ce crédit, comme représentant le principe de l’amortissement, et comme le gage des emprunts à court terme qui alimentaient le budget extraordinaire. On entendit alors M. Rouvier renier la thèse qu’il avait si souvent soutenue sur l’importance des amortissemens accomplis sous le régime actuel, et démontrer avec une logique irrésistible que rembourser d’une main 100 millions d’obligations lorsque, de l’autre, on en émettait pour une somme plus considérable, ce n’était pas amortir, mais se livrer à un simple jeu d’écritures. M. Tirard l’emporta parce qu’il avait annoncé sa détermination de se retirer, s’il succombait dans ce débat. La démonstration à laquelle M. Rouvier s’était livré n’en jetait pas moins une vive lumière sur la gestion financière des dernières années. Les mêmes jeux d’écritures ne s’étaient-ils pas reproduits d’exercice en exercice, et les prétendus amortissemens dont on s’était vanté, avaient-ils jamais arrêté le progrès constant de la dette publique ?

La chambre avait commencé si tardivement la discussion du budget que la loi de finances ne put même pas être votée avant Noël, et que trois jours seulement furent laissés au sénat pour l’examiner à son tour. Le sénat se résigna, malgré les réclamations indignées de quelques-uns de ses membres, à voter le budget ordinaire tout entier en trois séances, mais pour protester contre la pression qui était exercée sur lui, il renvoya au mois de janvier la discussion et le vote du budget extraordinaire, comme si un examen rétrospectif de la situation financière suffisait à sauvegarder sa dignité et ses droits. On voit que, si l’on méconnaissait depuis longtemps les règles essentielles de la comptabilité publique, on commençait à y ajouter, par un nouveau progrès, la méconnaissance des règles constitutionnelles. Ce budget ordinaire de 1884, voté dans des conditions aussi singulières, à 3,026 millions en recettes et à 3,025 millions en dépense, était en déficit dès les premiers jours de janvier par suite de l’abaissement des recettes publiques : il s’est soldé par un déficit que l’exposé du budget de 1887 évalue provisoirement à 116 millions. Le budget extraordinaire, voté à 257 millions, fut porté à un chiffre beaucoup plus élevé par une longue série de crédits extraordinaires : il monta, déduction faite des annulations, à 416,781,258 francs, dépassant ainsi et dans une proportion notable, l’emprunt destiné à le couvrir. Les recettes publiques donnèrent une moins-value de 74,634,195 francs, que compensèrent jusqu’à concurrence de 22 millions des plus-values fournies par les droits sur les sucres et les vins étrangers et par quelques taxes qui avaient été remaniées.

La pénurie du trésor contraignit le ministre des finances à émettre, dès le commencement de février 1884, l’emprunt qui devait pourvoir aux dépenses du budget extraordinaire de l’année. Le taux d’émission fut 76 fr. 60, inférieur de 6 fr. 90 à celui de l’emprunt de 1881, soit, par conséquent, avec une baisse de 9 pour 100 par rapport à l’emprunt précédent. Dès le premier jour, le nouveau fonds descendit de 0 fr. 25 à 0 fr. 30 au-dessous de ce taux d’émission, et il fallut recourir à l’assistance de divers établissemens financiers pour soutenir les cours. Cette opération, du reste, n’ajouta pas beaucoup aux disponibilités du ministre des finances, car, sur 200 millions de bons du trésor qu’il avait réussi à mettre en circulation, 180 millions lui furent rapportés par les souscripteurs : c’était plus de la moitié de l’emprunt. Le budget de 1885 fut déposé quelques jours plus tard sur le bureau de la chambre. Il présentait cette particularité que le budget extraordinaire, réduit à 208 millions par l’effet des conventions avec les grandes compagnies, n’était doté d’aucune ressource spéciale. Tous les emprunts antérieurs étaient complètement épuisés, et celui qui venait d’être contracté était à peine suffisant pour couvrir les dépenses autorisées pour 1884; il n’existait plus dans aucune caisse publique un centime disponible. M. Tirard le reconnaissait; mais il s’empressait d’ajouter qu’il ferait face aux dépenses du budget extraordinaire au moyen d’obligations à court terme, dont le remboursement serait échelonné jusqu’en 1890. Le ministre avait donc joué sur les mots en annonçant qu’il n’y aurait point d’emprunt en 1885 : il ne devait pas, en effet, y avoir d’émission de rentes; mais 208 millions devaient être empruntés sous forme d’obligations; comme la dette flottante atteignait déjà près de 1,100 millions au 1er janvier, qu’elle allait avoir à supporter pour plus de 250 millions de déficit, cette nouvelle addition devait la ramener bien près du chiffre de 2 milliards. Il est inutile d’insister sur la prolongation de la partie de cette dette contractée en obligations. L’extinction de ces obligations, qui devait avoir lieu en 1883, avait d’abord été rejetée sur 1885, puis sur 1888. M. Tirard la reculait jusqu’en 1890 : on sait que le budget de 1886, s’il est maintenu dans sa teneur première, la reporterait jusqu’en 1892.

Quant au budget ordinaire, il était présenté aux chiffres de 3,048,720,927 francs en recette et de 3,048,544,744 en dépense, soit avec un excédent de recette de 176,483 francs, qui ne pouvait être pris au sérieux. En effet, le ministre avait persisté dans son mode arbitraire d’évaluations, et il en donnait une raison ingénue : « Il est impossible, disait-il, de revenir, dès à présent, à l’ancien système, puisque les recettes réalisées en 1883 sont inférieures à l’évaluation des dépenses de 1884 : a fortiori, le seraient-elles aux dépenses de 1885. » Il était impossible de confesser plus clairement que la préoccupation du gouvernement, quand il préparait le budget, n’était pas d’arriver à la vérité et de la faire connaître au pays, mais d’obtenir par des artifices de calcul un équilibre factice. Le montant des recettes effectuées en 1883 étant estimé par le gouvernement lui-même à 2,953 millions : c’est à ce chiffre seulement qu’auraient dû être portées les évaluations de recettes pour 1885, et il était d’autant plus indispensable de se maintenir dans ces limites que les recettes des premiers mois de 1884 demeuraient sensiblement au-dessous de celles de 1883, et que rien ne faisait présager un relèvement du revenu.

Ce budget de 1885 était donc une fiction dès le jour où il fut présenté. On a déjà établi, en s’appuyant sur le témoignage de M. Léon Say et même sur celui de M. Dauphin, rapporteur de la commission sénatoriale, que la commission de la chambre, qui s’était emparée de ce budget et avait entrepris de le refondre, n’était parvenue à aligner les recettes et les dépenses qu’à l’aide de procédés tout nouveaux, d’une efficacité problématique. On a pu dire de l’œuvre sortie des mains de la commission que c’était l’hypothétique greffé sur l’imaginaire. Cependant, on n’était pas encore au bout de tous les étonnemens que ménageait encore au public ce singulier budget, où l’on exagérait les recettes, où l’on escomptait jusqu’aux annulations possibles, où l’on dissimulait les dépenses jusqu’à scandaliser un optimiste aussi déterminé que M. Dauphin. Il fut l’occasion de deux nouveaux pas dans l’irrégularité financière et parlementaire. La chambre aborda si tardivement la discussion de ce budget et la prolongea tellement que le sénat aurait dû voter la loi de finances, non plus en trois jours comme en 1883, mais en une seule séance. Cette assemblée se refusa catégoriquement à exécuter ce tour de force. Une loi votée d’urgence ouvrit au gouvernement un crédit égal au revenu d’un trimestre : on voulut à tout prix éviter de se servir du mot de douzièmes provisoires, mais si l’on n’eut pas le nom, on en eut la réalité. On était acculé, en pleine tranquillité publique, à l’expédient des jours de détresse nationale.

Le second fait était jusque-là sans précédent aucun dans notre histoire financière. Le budget de 1885 n’était pas encore voté par la chambre lorsque, dans les derniers jours de novembre, M. Jules Ferry, président du conseil, présenta la demande d’un crédit extraordinaire de 45 millions, applicable aux dépenses de la guerre de Chine pendant le premier semestre de 1885. La continuation des opérations militaires et maritimes avait dû nécessairement être prévue depuis l’avortement des négociations avec la Chine : il était donc naturel et logique d’inscrire ces 44 millions au budget ordinaire de 1885, et rien ne s’y opposait puisque ce budget n’était pas encore voté. Si on voulait éviter de détruire un équilibre trop fragile, il fallait tout au moins les faire figurer au budget extraordinaire et doter ce budget d’une ressource équivalente : c’eût été mettre à néant le travail de Pénélope, auquel le ministre des finances et la commission du budget s’étaient livrés pendant de longs mois; c’eût été se condamner à faire voter encore une fois le budget avec un déficit avoué. Les 44 millions furent demandés et votés, en dépit de toutes les règles de la comptabilité et contre toute évidence, comme crédit extraordinaire au budget de 1885. Les crédits extraordinaires, tels qu’ils sont définis par notre législation financière, ont pour objet de solder des dépenses qui n’ont pu être prévues lors de l’adoption du budget. Il n’y avait ici rien d’imprévu et le budget n’était pas encore adopté. On vit donc, pour la première fois, un crédit extraordinaire voté avant le budget dont il était censé le complément.

Il est curieux de voir comment cet expédient, d’une entière nouveauté, fut accueilli par la commission sénatoriale des finances. Il était évident que ce crédit avait été laissé en dehors des deux budgets parce qu’on n’avait aucune ressource à mettre en regard. M. Dauphin annonça dans son rapport que ce crédit et ceux qu’il prévoyait encore, tant pour le Tonkin que pour Madagascar, feraient l’objet « de votes spéciaux sans autre imputation que sur les ressources générales du budget. » Cet euphémisme équivalait à dire qu’il faudrait emprunter cet argent. Le rapporteur soutenait, non sans quelque timidité, que ce mode était le seul possible, parce qu’il s’agissait de dépenses extraordinaires; puis il ajoutait mélancoliquement, alors que les moins-values du seul mois de janvier 1885 avaient détruit l’équilibre de ce budget qui n’était pas encore voté : « Il n’en est pas moins vrai que, le budget des recettes et le budget des dépenses se balançant à peu près en équilibre, et l’espérance d’un excédent de recettes, pendant l’exercice 1885, ne pouvant pas être conçue, ces crédits considérables ne sont pas gagés, et qu’après la conclusion des entreprises auxquelles ils s’appliquent, il faudra que le parlement avise au moyen de solder la dépense. » Voilà donc, de l’aveu même du rapporteur sénatorial, une dépense certaine de 45 millions pour laquelle il n’y avait pas un centime prévu au budget. Cette dépense n’était pas la seule dans ce cas. Il fallait encore 40 millions pour la caisse des écoles et pour la caisse des chemins vicinaux, qu’on ne pouvait laisser vides, puisque 1885 ramenait les élections générales. On avait dévoré par des anticipations le crédit destiné à la caisse des chemins vicinaux; quant à la caisse des écoles, la combinaison d’emprunt à jet continu, par l’intermédiaire du Crédit foncier, qui devait dispenser le trésor de fournir le capital des subventions en mettant seulement à sa charge le service des intérêts et l’amortissement, n’avait pas encore reçu la consécration législative et ne pouvait être appliquée en 1885. Le gouvernement demanda à être autorisé, par la loi de finances, à se procurer 40 millions par l’émission d’obligations à l’échéance maxima de 1890. Rien n’était plus irrégulier et plus contraire à tous les engagemens pris par les précédens ministres des finances. M. Dauphin, avec son système de dire à demi la vérité, confessait et palliait tout à la fois cette irrégularité : « Votre commission, disait-il, ne vous proposerait pas d’adopter cette mesure si elle devait se reproduire dans les exercices ultérieurs. Ce n’est, en effet, autre chose qu’une imputation, sur le budget d’emprunt, d’une dépense ordinaire; et le fait de la réaliser par un article de la loi de finances, au lieu d’inscrire un crédit au budget sur ressources extraordinaires, n’en change pas le caractère. »

Ainsi, sans parler de 70 millions d’obligations qu’on renouvelait au lieu de les rembourser, le budget de 1885 était en déficit de 85 millions avant même d’être voté. Les mécomptes que l’on éprouva dans les résultats du revenu public et la multiplication des crédits extraordinaires accrurent rapidement le déficit. L’exposé de motifs du budget de 1887 évalue à 213 millions l’importance de ce déficit, et cette évaluation est manifestement insuffisante, car le même document fait figurer en recette les 45 millions que le trésor s'est procurés par l’émission d’obligations à court terme, qui sont un produit d’emprunt et ne peuvent être une recette que dans les écritures. Le budget extraordinaire, voté à 194 millions, a été porté, par les crédits extraordinaires, à 260,934,778 francs. Par conséquent, les dépenses qui n’ont pas été couvertes par des recettes effectives et qui sont demeurées à la charge de la dette publique se sont élevées, en 1885, à 519 millions. Si donc, pour la période que cette année termine, comme pour la précédente, on met en regard la totalité des recettes réalisées et la totalité des dépenses effectuées, on trouve pour chacune de ces cinq années une insuffisance de ressources effectives de plus d’un demi-milliard, savoir :


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1881 579 millions.
1882 651 —
1883 620 —
1884 670 —
1885 519 —


Soit, pour les cinq années, 3,039 millions qui ont été demandés ou à la dette amortissable ou à la dette flottante, en sus de plus de 16 milliards fournis par l’impôt. On ne saurait donc être surpris de la rapidité avec laquelle la dette flottante s’est reconstituée. D’après le rapport sur le budget de 1886, elle était, au 1er juin 1885, de 1,430,336,400 francs ; d’après l’exposé de motifs du budget de 1887, elle n’était plus, au 1er janvier 1886, que de 1,293,477,900 francs, soit en diminution de 136,858,500 francs ; mais cette diminution momentanée provenait uniquement de ce que le capital des bons du trésor en circulation était descendu, dans l’intervalle, de 243 millions à 44 seulement, par l’application de ressources de trésorerie à leur remboursement. Il va sans dire que les chiffres ci-dessus ne comprennent ni les 1,200 millions de l’opération de 1882, ni les découverts anciens, ni les capitaux des cautionnemens détenus par le trésor, ni les avances faites à la caisse des chemins vicinaux, pour 288 millions, ni les 243 millions avancés à la caisse des écoles. Si on laisse de côté les découverts antérieurs au régime actuel, le chiffre de la dette flottante exigible au 1er janvier 1886 ne s’éloignait pas sensiblement de 3 milliards 1/2. A-t-il été sage de la faire monter à ce chiffre? Est-il prudent de l’y laisser? La réponse à ces questions se trouve dans l’exposé par lequel M. Léon Say a motivé l’opération de 1882.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier 1885.
  2. Voyez la Revue du 1er août 1881.