La Situation et les Perspectives économique de la Chine

La Situation et les Perspectives économique de la Chine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 559-590).
LA SITUATION
ET LES
PERSPECTIVES ÉCONOMIQUES DE LA CHINE

S’il est une conséquence certaine de la guerre entre la Russie et le Japon, c’est la nécessité pour l’Europe d’abandonner toute visée politique sur les pays encore indépendans de l’Extrême-Orient et de ne plus y exercer qu’une action purement économique. Elle ne prétendait guère à autre chose jadis ; en lui dévoilant la faiblesse de l’Empire du Milieu, la guerre sino-japonaise l’avait fait dévier de cette ligne de conduite ; en lui révélant la puissance de l’Empire du Soleil-Levant, la guerre russo-japonaise l’y ramène. Lorsqu’elle s’en est écartée pour substituer, au principe traditionnel de la « porte ouverte, » la néfaste politique des sphères d’influence, elle n’a abouti qu’aux résultats les plus lamentables, à l’insurrection des Boxeurs d’abord, puis à la guerre actuelle. En y revenant, elle mettra un terme à ces périlleuses aventures, encore que la simple rénovation économique de la Chine, si elle promet aux Occidentaux de sérieux profits, leur réserve aussi des déboires et des surprises qui peuvent n’être pas toutes agréables. Mais il est trop tard pour prêcher une abstention complète ; ce serait vain et peut-être peu sage. Nous voudrions seulement examiner quelle est l’œuvre économique accomplie jusqu’ici par les Occidentaux en Chine, quelle tâche ils ont devant eux ; de quels moyens ils disposent pour la remplir, quels résultats ils en peuvent attendre ; en un mot, quelles perspectives s’ouvrent devant eux.


I

Jusqu’aux dernières années du XIXe siècle, exactement jusqu’au traité de Shimonosaki qui mit lin, en avril 1895, à la guerre sino-japonaise, l’action économique des Européens sur la Chine s’est bornée au négoce pur et simple. Ils avaient le droit de s’établir en un certain nombre de lieux dits « ports ouverts, » d’importer dans ces ports des marchandises moyennant le paiement d’un droit de douane de 5 p. 100, de vendre ces marchandises aux indigènes, de leur en acheter d’autres et de les exporter, moyennant également, pour certaines d’entre elles, le paiement de droits assez faibles. Si le commerce était limité aux seuls ports ouverts, les étrangers pouvaient cependant voyager dans l’intérieur en se munissant d’un passeport, mais ils n’usaient guère de cette faculté, vu l’insuffisante sécurité et l’état primitif des moyens de communication : il n’existait que de fort mauvaises routes et le seul cours d’eau ouvert à la navigation européenne était le bas et moyen Fleuve-Bleu, dont plusieurs escales, entre Shanghaï et Itchang, figuraient au nombre des ports de traité. Ces droits reconnus aux étrangers, pour restreints qu’ils fussent, dataient d’assez peu de temps puisqu’ils avaient été concédés à la France et à l’Angleterre par les traités de Tientsin en 1858-1860, et étendus aussitôt aux autres nations. Auparavant, le nombre des ports ouverts n’était que de cinq, et des obstacles de toute sorte s’opposaient aux échanges ; plus tôt encore, jusqu’en 1842, ceux-ci étaient confinés dans la seule ville de Canton, où les étrangers ne devaient entrer en relations qu’avec la corporation des marchands « hong, » qui détenait le monopole du commerce extérieur.

Tant qu’ils n’avaient ainsi d’autres droits que ceux de vendre et d’acheter, tant qu’il leur était interdit de produire eux-mêmes sur le territoire chinois, comme de modifier les méthodes de production indigènes, les Occidentaux ne pouvaient exercer sur le Céleste Empire aucune action économique profonde. Le simple commerce extérieur peut être pour un pays un stimulant utile ; il augmente la demande de certaines denrées, pousse la population à faire effort pour en produire davantage puisqu’elle en trouve l’écoulement, augmente ainsi son bien-être et lui permet de se procurer en échange des articles produits au dehors. Mais aussi longtemps qu’une nation reste obstinément fidèle à des méthodes industrielles surannées, qu’elle refuse de mettre en valeur elle-même ou de laisser exploiter par d’autres une grande partie de ses richesses naturelles, qu’elle n’améliore pas des voies de communication, dont l’insuffisance, jointe à des obstacles administratifs variés, rend le transport des marchandises démesurément cher et parfois impossible en dehors d’un très faible rayon, il est clair que les échanges avec l’étranger doivent rester médiocres, ne porter que sur un petit excédent de denrées produites dans une zone restreinte ou sur quelques articles de luxe, et qu’il n’en saurait résulter une modification sérieuse de la vie, de la richesse, et de la puissance du pays.

Telle était la condition de la Chine jusqu’au traité de Shimonosaki. Les étrangers n’avaient pas le droit d’y établir des industries, ou, du moins, de vendre aux indigènes les produits de ces industries. On avait bien tenté, il est vrai, de tourner la difficulté en se servant de prête-noms chinois pour installer des manufactures ; l’on avait pu fonder ainsi à Shanghaï une ou deux fabriques de cotonnades ; mais leur situation légale était bien précaire et, si de pareils établissemens s’étaient multipliés, le gouvernement chinois aurait pris des mesures pour les proscrire. Il avait prouvé son opposition à tout progrès en faisant arracher en 1877 les 20 kilomètres de rails du petit chemin de fer que les étrangers avaient construit l’année précédente, avec la tolérance des autorités locales, entre Shanghaï et Woosung sur le Yang-tzé. Il ne se donnait l’air d’étudier sérieusement, depuis 1889, la ligne de Pékin à Han-kéou que pour jeter de la poudre aux yeux. De toutes les innovations occidentales, il n’avait accepté que le télégraphe, parce qu’il en avait apprécié l’utilité politique. Il possédait aussi quelques arsenaux : la guerre avec le Japon devait montrer ce qu’ils valaient. Si, par extraordinaire, quelque commerçant ou industriel chinois s’avisait de vouloir introduire un progrès inspiré des méthodes étrangères, on l’en décourageait aussitôt. La légion des collecteurs de taxes s’abattait sur le novateur, accablait ses installations et ses produits de droits de toute sorte ; si ce n’était assez, la populace, souvent excitée en secret par les lettrés et les mandarins, se soulevait contre lui, ou bien encore on le mettait purement et simplement en demeure de rejeter des inventions diaboliques qui mécontentaient les âmes des ancêtres, troublaient les esprits du ciel, de la terre et des eaux. Enfin, les droits de likin, ou de péage, établis en 1863 pour remplir le Trésor de l’Empire qu’avait vidé la lutte contre les Taïpings, étaient perçus sur toutes les routes, en des points de plus en plus nombreux et d’après les tarifs les plus arbitraires, empêchant le développement des transports. Un article des traités affranchissait bien de tout autre impôt les marchandises étrangères qui auraient payé, en sus du droit de douanes, une taxe de transit égale à la moitié de ce droit, mais il restait lettre morte.

En un point seulement de l’Empire, une légère application des méthodes occidentales avait été faite : Li-Hung-Chang, le fameux vice-roi du Pé-tchili, avait engagé des ingénieurs étrangers pour exploiter les charbonnages de Kaï-ping, non loin de Tien-tsin et quelques kilomètres de chemin de fer avaient été construits dans le voisinage ; mais c’était là presque un amusement, tout au plus une exception confirmant la règle générale d’hostilité au progrès.

Partout ailleurs les Chinois continuaient d’appliquer à l’exploitation des ressources de leur pays des procédés vieux de bien des siècles, sinon de milliers d’années. Ils se montraient diligens agriculteurs, tirant surtout un excellent parti des plaines et des basses vallées pour la production du riz et les cultures maraîchères, encore que leur esprit routinier nuisît à la qualité de leurs cultures industrielles, à leur thé, à leur coton, s’opposât à l’introduction de nouvelles plantes qui auraient prospéré et empêchât la mise en valeur de beaucoup d’espaces incultes, où l’excès de population de certaines régions de l’Empire eût trouvé un exutoire. Mais ils laissaient complètement dormir les immenses richesses de leur sous-sol : leurs magnifiques dépôts de houille qui, d’après le grand géologue Richthofen, pourraient suffire pendant nombre de siècles à la consommation du monde entier, leurs riches gisemens de fer, de cuivre, d’étain, tous les dépôts de minerais encore inconnus que recèlent certainement les flancs de leurs montagnes, restaient inexploités ou n’étaient qu’effleurés de la façon la plus insignifiante.

On est tenté d’être surpris qu’en de pareilles conditions, le commerce extérieur de la Chine ait pu prendre le développement, pourtant médiocre en lui-même, qu’il avait atteint au moment du traité de Shimonosaki. En l’année 1895, où fut conclu celui-ci, les importations du Céleste Empire avaient été de 171 millions et demi de taëls, soit environ 650 millions de francs et ses exportations de 143 millions de taëls ou 550 millions à peu près[1]. Les trois cinquièmes des exportations étaient formés d’articles que la Chine fournit à l’Europe de temps immémorial : de la soie pour 50 millions et demi de taëls et du thé pour 32 millions ; le coton brut, qu’on n’avait guère commencé d’exporter que depuis l’éveil tout récent du Japon à la grande industrie, figurait pour 11 millions de taëls ; puis, pour 2 à 3 millions de taëls, chacun des articles assez divers : pois, tresses de paille, peaux, laines, sucre, tabac et autres produits. Les produits minéraux brillaient par leur absence, et le thé de Chine, qui subissait la concurrence des thés de l’Inde et de Ceylan, mieux et plus régulièrement préparés, suivant des méthodes scientifiques, voyait le chiffre de ses exportations baisser d’année en année. Quant aux achats effectués par la Chine au dehors, ils portaient sur trois articles principaux : les cotonnades pour 53 millions de taëls, l’opium pour 29 millions, le riz pour 15 millions ; venaient ensuite les métaux, le pétrole et le sucre pour quelque 7 millions de taëls chacun.

Ce commerce ne remontait, il est vrai, qu’à trente-cinq ans en arrière, car, avant les traités de Tien-tsin, les échanges entre l’Europe et l’Empire du Milieu étaient tout à fait insignifians ; mais il restait bien faible, comparé à celui d’autres pays asiatiques où le progrès européen avait pu, dans une certaine mesure, s’implanter. L’Inde, moins peuplée que la Chine et bien moins riche en minéraux, n’exportait-elle pas pour 1 800 millions et n’importait-elle pas pour 1 400 millions de francs ? Et le Japon, qui a huit à dix fois moins d’habit ans et un sol, comme un sous-sol, moins riches que le Céleste Empire, ne vendait-il pas à l’étranger plus de 250 millions de ses produits, tandis qu’il faisait venir du dehors pour 300 millions de marchandises ? S’il avait été proportionnel à celui de son voisin, le commerce de la Chine aurait dû se trouver, il y a dix ans, quintuple de ce qu’il était en effet. Mais il aurait fallu pour cela qu’elle se mît comme le Japon à l’école des Occidentaux, ou qu’elle les laissât faire chez elle, comme il arrive dans l’Inde, ce qu’elle ne voulait entreprendre elle-même.

La guerre sino-japonaise marqua un changement capital dans la situation des étrangers en Chine, non seulement parce que le traité qui y mit fin leur accorda des droits nouveaux, mais encore et surtout parce qu’elle révéla la faiblesse du Céleste Empire et que les puissances européennes se crurent le pouvoir et le droit de parler au gouvernement de Pékin sur un ton que nulle d’entre elles n’aurait osé prendre auparavant. Les stipulations du traité étaient importantes en elles-mêmes : il ouvrait quatre nouveaux ports et accordait le droit de navigation à vapeur sur les fleuves et canaux y donnant accès ; il concédait aux étrangers voyageant dans l’intérieur pour y faire des achats ou transporter à destination des marchandises importées, la faculté de louer des locaux afin d’y entreposer les marchandises sans avoir à payer aucune taxe ; enfin, « les sujets japonais, y était-il dit (et par suite, en vertu de la clause de la nation la plus favorisée, tous les autres étrangers), auront la liberté d’établir des manufactures de toute espèce dans les villes et ports ouverts de la Chine et d’importer en Chine toutes sortes de machines moyennant le paiement d’un droit de douane fixé. Les articles manufacturés par les sujets japonais sur le territoire chinois seront, en ce qui concerne les taxes intérieures et de transit, les droits, charges et impôts de toute sorte, et en ce qui concerne également les facilités d’entrepôt et de magasinage dans l’intérieur, assimilés aux articles importés par les étrangers en Chine, et jouiront des mêmes privilèges. » C’étaient là de grandes concessions, puisqu’elles permettaient de produire, sinon sur l’ensemble du territoire chinois, du moins dans les ports ouverts, suivant les méthodes occidentales, et qu’elles étendaient, en outre, le rayon du commerce en autorisant les étrangers à acheter, vendre et entreposer des marchandises non plus seulement en quelques ports, mais sur tous les points de la Chine où ils le voudraient. Si, de plus, les stipulations des traités relatives aux passes de transit affranchissant de toute taxe intérieure les marchandises en provenance ou à destination de l’étranger étaient respectées, c’était, en dépit du mauvais état des communications, un vaste champ nouveau ouvert au commerce extérieur jusque-là confiné dans le voisinage des ports ; une très grande expansion devait nécessairement en résulter.

On aurait pu cependant opposer deux objections aux espérances que faisait naître le traité de Shimonosaki : la première, c’est que bien des concessions déjà accordées par la Chine étaient restées lettre morte par la mauvaise foi ou la mauvaise volonté des autorités locales, encouragées sous main par le gouvernement central ; la seconde, c’est que le traité ne contenait rien qui permît d’établir une industrie quelconque en dehors des ports ouverts, rien qui permît par conséquent l’application de la science moderne à la mise en valeur des immenses ressources, minérales et autres, de la Chine, ni à l’amélioration des moyens de transport dont l’insuffisance devait, même en supposant close l’ère des tracasseries administratives, limiter nécessairement l’expansion des échanges et la pénétration européenne.

C’est ici qu’intervinrent non les effets du traité, mais ceux de la guerre elle-même et de la faiblesse, désormais révélée à tous, du Céleste Empire. « Toutes les fois que les os de la Chine sont secoués, — disait quelque temps après la guerre une feuille spéciale anglaise, — et ils ne l’ont jamais été aussi vigoureusement qu’à présent, un accroissement du commerce s’ensuit. » Il faut bien le dire : s’il en est ainsi, c’est moins encore parce que les mandarins savent lire la leçon des faits et reconnaître la supériorité des méthodes occidentales que parce que les Occidentaux eux-mêmes parlent toujours plus haut, au lendemain d’une guerre. Cette fois, la Chine leur apparaissait non plus comme une sorte de monstre engourdi, qu’il pouvait être dangereux de réveiller, mais comme une proie. Aussi prirent-ils un ton très élevé, trop élevé même. Cette application de la science à l’exploitation des richesses de la Chine, que le traité de Shimonosaki n’avait pas formellement stipulée, ils décidèrent de l’imposer. La guerre était à peine finie que la « chasse aux concessions » commençait.

Ce que fut cette chasse aux concessions, nous n’avons pas à le conter de nouveau, l’ayant dit ici même. Les difficultés financières de la Chine, la nécessité de se créer de nouvelles ressources pour payer l’indemnité de guerre exigée par le Japon, obligèrent le Céleste Empire à subir les exigences des étrangers, qui n’ouvrirent leurs marchés aux emprunts chinois qu’à la condition d’obtenir en échange des concessions lucratives, soit au point de vue économique, soit au point de vue politique. C’est l’année 1898 surtout qui vit le point culminant de la fièvre. Les lignes de chemins de fer dont la concession fut accordée ou formellement promise entre 1895 et 1900 n’ont pas moins de 12 000 kilomètres de long. En même temps, des droits miniers sur des étendues considérables étaient accordés à un syndicat anglais dit Peking Syndicale, dans la grande région houillère et carbonifère du Shansi et du Honan, d’autres à des syndicats anglo-français dans le Sud-Ouest de la Chine. Il venait s’y joindre des tramways à Tien-tsin et à Pékin ; des filatures de coton s’élevaient en foule à Shanghaï. Des missions commerciales parcouraient dans tous les sens l’Empire du Milieu. Les puissances européennes se faisaient, suivant le gracieux euphémisme habituel, céder à bail des ports, marquaient des sphères d’influence. On arrachait au faible gouvernement de Pékin la promesse de concessions nouvelles, l’ouverture à la navigation à vapeur de tous les cours d’eau de l’Empire. En attendant qu’on la partageât, il semblait que la Chine s’ouvrît.

L’insurrection des Boxeurs fut un rappel à la réalité. Née de l’alarme suscitée, au sein des classes populaires comme des classes dirigeantes, par la mainmise, chaque jour plus accentuée, des étrangers sur l’Empire, par le trouble qu’apportaient dans les habitudes traditionnelles et les vieilles superstitions les travaux de toute sorte, études et terrassemens de chemins de fer, recherches de mines, levés de plans, entrepris sur trop de points à la fois, elle rappela les Européens à la sagesse, en même temps que l’action énergique des puissances occidentales montrait, sinon à tout le peuple, — dont une bonne partie ne sut rien des événemens de 1900, — du moins aux gouvernans et aux lettrés, la vanité d’une résistance, d’une fin de non-recevoir absolue opposée aux demandes de l’Occident. La leçon fut salutaire pour les deux parties. Si chèrement qu’elle ait été payée, malgré les vies précieuses qu’elle a coûté, peut-être faut-il se féliciter qu’elle ait été donnée dès lors. Elle n’aurait été que plus terrible si elle avait été retardée. Imagine-t-on à quelles effroyables aventures le monde se fût trouvé entraîné si l’affaire des Boxeurs avait coïncidé avec la guerre entre le Japon et la Russie ? Toujours est-il qu’après 1900, les étrangers, se rendant compte des périls qu’il y avait à trop forcer l’allure, ne demandèrent plus guère de nouvelles concessions. Et le gouvernement de Pékin, comprenant les dangers d’une attitude ouvertement hostile, donna des instructions pour que celles qui avaient été accordées pussent être mises à exécution.

Quels ont été les résultats obtenus depuis le traité de Shimonosaki par l’intervention active de l’Europe ? Les méthodes scientifiques de la civilisation occidentale, qui n’étaient, pratiquement, appliquées nulle part en Chine, il y a dix ans, commencent-elles à l’être aujourd’hui ? Et la mise en valeur des richesses naturelles, inexploitées jusqu’ici, a-t-elle débuté ? Où en est, en un mot, la rénovation économique de la Chine ?


II

Le bilan est facile à dresser, si facile qu’il paraît maigre à beaucoup de gens pressés, comme nous le sommes presque tous en Occident. Le voici : 5 000 kilomètres de chemins de fer sont construits et exploités, au lieu de quelques dizaines en 1895 ; plus de la moitié, il est vrai, 2 600 kilomètres environ, sont tout à fait excentriques et leur établissement n’a pas eu pour but le développement économique de la Chine, mais le progrès politique de la Russie ; des tramways existent en outre à Tien-tsin. En fait de mines, les seules exploitées sont les anciennes mines de charbon de Li-Hung-Chang, à Kaïping, d’où l’on extrait 800 000 tonnes de charbon par an. Onze filatures de coton, faisant tourner ensemble 450 000 broches, et 14 filatures de soie ont été fondées dans les ports ouverts, principalement à Shanghaï. Enfin, la valeur des exportations s’est élevée de 143 millions de taëls, en 1895, à 214 millions de taëls, en 1902, et celle des importations de 171 à 326 millions.

Entrons un peu dans le détail de ces changemens et voyons d’abord ceux qui se sont effectués dans le commerce extérieur, puisque c’est ce point qui touche le plus directement l’Europe. De 1895 à 1903, les exportations ont augmenté de 50 pour 100, et les importations de 90 pour 100. Si nous comparons toujours lu Chine aux deux autres grands pays asiatiques, l’Inde et le Japon, nous verrons encore que le commerce de ce dernier a crû beaucoup plus vite : ses ventes comme ses achats au dehors ont plus que doublé, les premières ayant augmenté de 112 pour 100, les seconds de 128 pour 100 ; mais tout n’est-il pas prodigieux au pays du Soleil Levant ! Dans l’Inde, au contraire, l’accroissement des exportations n’a atteint que 12 pour 100 et celui des importations, 18 pour 100 seulement ; la grande possession anglaise a été, il est vrai, éprouvée par la famine, mais jamais, à aucune époque, les progrès de ses échanges, en un laps de temps aussi court, n’ont été comparables à ceux du commerce extérieur chinois durant les huit années écoulées entre 1895 et 1903. Il est d’ailleurs bien peu de pays dont les échanges puissent témoigner d’un développement aussi rapide.

Non seulement le commerce s’est fort étendu, mais il s’est diversifié. Ce sont toujours les soies et soieries qui tiennent la tête parmi les exportations, avec 74 millions de taëls, en 1903, au lieu de 50 millions, en 1895, et le thé vient ensuite, ayant fléchi encore pour les raisons que nous avons dites, avec 26 millions au lieu de 32 ; mais l’ensemble de ces deux articles ne forme plus que la moitié des ventes de la Chine au dehors, au lieu de près des trois cinquièmes huit ans auparavant. L’exportation du coton brut a peu augmenté et n’est que de 13 millions de taëls au lieu de 11 millions ; mais c’est une cause particulière et toute transitoire qui a nui à ses progrès : le prix élevé des cotonnades, dû à l’énorme hausse subie par le coton américain et à la faiblesse du change, poussait les Chinois à garder leur coton par devers eux pour le filer et le tisser eux-mêmes. Ce qui s’est énormément accru, c’est l’exportation de fèves et gâteaux de fèves qui atteint, en 1903, près de 11 millions de taëls, celle des peaux et des fourrures, plus de 10 millions de taëls, celle des nattes, plus de 5 millions, des huiles et sésames, 5 millions et demi, du papier, 3 millions et demi, sans parler d’une foule de produits accessoires.

Si elle vend à l’étranger beaucoup plus que naguère, la Chine lui achète surtout infiniment davantage, et, de ce côté encore, il s’est créé des courans d’échange nouveaux, en même temps que se développaient les anciens. La valeur des cotonnades importées a passé, en huit ans, de 53 à 128 millions de taëls ; celle de l’opium a malheureusement fort augmenté aussi, puisqu’elle est de 44 millions de taëls, en 1903, contre 29 millions, en 1895. Les importations de métaux, de pétrole et de sucre ont un peu plus que doublé, s’élevant de 7 millions de taëls pour chacun de ces articles à quinze, quinze et demi et seize. Il entre maintenant dans les ports chinois pour 8 millions et demi de taëls de charbon, pour 8 millions de matériel de chemins de fer, catégorie d’importations à peu près inconnue en 1895, pour 2 millions de machines. Ce sont là des signes du temps.

On a le droit, en présence de ces chiffres, de trouver exagérées les doléances que l’on entend fréquemment sur la lenteur avec laquelle se développeraient les échanges internationaux de la Chine. Ce qui est vrai, c’est que ce commerce est beaucoup moins profitable et plus aléatoire qu’il ne l’était autrefois. Il passait jadis presque tout entier par les mains de quelques grands négocians anglais et il leur procurait de très gros bénéfices ; maintenant une foule de concurrens ont surgi, et la marge entre le prix d’achat en Europe et le prix de vente en Chine s’est réduite à fort peu de chose. Les fluctuations du change ont aggravé la situation en venant souvent transformer en perte le maigre bénéfice escompté par le négociant importateur de Shanghaï ou de Tien-tsin, qui paie en or ce qu’il achète en Europe, mais est payé en argent lorsqu’il revend en Chine. Si l’argent baisse, il ne peut relever ses prix sans s’exposer à voir diminuer la demande de ses marchandises et à les entasser en stocks. Il n’a pas de compensation en cas de hausse du métal ; la concurrence pousse les importateurs à baisser leurs prix de vente en Chine dès qu’une hausse sensible de l’argent le leur permet. Les affaires deviennent ainsi un jeu, où s’accumulent les chances défavorables.

Le commerce européen en Chine souffre d’autres causes encore, et, en premier lieu, de l’ignorance absolue de la langue chinoise où se trouvent les négocians ou représentans des grandes maisons européennes. Ils sont ainsi, pour toutes leurs transactions, à la merci du comprador. Le comprador, — acheteur en espagnol, — est un employé chinois, souvent dans la Chine du Sud un sujet portugais de Macao, qui a pour premier devoir de renseigner la maison à laquelle il est attaché sur la solvabilité et l’honorabilité des marchands chinois qui veulent entrer en relations avec elle ; une fois ces relations établies, il est garant des cliens qu’il a recommandés. C’est donc absolument un homme de confiance, et souvent il mérite cette confiance. Pourtant il est toujours mauvais d’être obligé de s’en remettre absolument à quelqu’un. Même honnête et offrant la surface nécessaire pour que sa garantie soit effective, le comprador coûte cher ; il vient diminuer les bénéfices du négociant européen par la commission qu’il prélève et, fréquemment, il cède à la tentation d’accroître exagérément celle-ci. Malhonnête, il peut ruiner son employeur, ou peu s’en faut, avant que ce dernier ait le temps de s’en apercevoir. Il conviendrait que les Européens qui s’établissent en Chine prissent le temps d’apprendre la langue parlée courante et même quelques caractères écrits. On voudrait aussi voir beaucoup d’entre eux travailler davantage, passer moins de temps au club et aux sports et plus à leurs bureaux, faire de moins longs séjours de vacances au Japon et de plus longues tournées d’affaires en Chine. Leur activité et leur zèle ne sont pas étrangers aux succès que remportent, aux dépens des Anglais, les Allemands, les Japonais et les Chinois eux-mêmes. Ceux-ci se mettent de plus en plus à réduire le nombre des intermédiaires dans leurs affaires avec le dehors ; on observe qu’il s’établit peu d’Européens dans les nouveaux ports ouverts depuis le traité de Shimonosaki, mais qu’il y vient nombre de marchands chinois, qui profitent de l’installation sur ces places du service des douanes étrangères pour y faire arriver les marchandises du dehors à meilleur compte qu’en passant, comme ils étaient obligés de le faire auparavant, sous les fourches caudines des agens des likins et des douanes indigènes.

Le fait que le commerce extérieur de la Chine laisse moins de bénéfices aux intermédiaires européens n’empêche pas qu’il ne se soit énormément développé. Très remarquable aussi a été le progrès industriel dans les ports ouverts, dès que le traité de Shimonosaki eut permis d’y élever des usines. Mais, si les faubourgs de Shanghaï se sont transformés en une sorte de petit Manchester, où les filatures de coton ont surgi du sol comme par enchantement, il faut reconnaître qu’elles n’ont pas donné à leurs fondateurs les bénéfices qu’ils en attendaient et que les maisons européennes qui espéraient trouver dans l’industrie une compensation aux déboires du simple négoce ont été déçues. Les actions des filatures de coton de Shanghaï sont, en moyenne, à 60 pour 100 au-dessous du pair. Elles soutiennent difficilement la concurrence des importations de l’Inde et surtout du Japon ; ces deux pays sont pourtant au régime de l’étalon monétaire d’or ; l’argent ayant baissé, le prix de vente en argent des articles indiens et japonais a dû par conséquent monter à prix de revient égal, puisque ce prix de revient est exprimé en or, et il semble que cela eût dû favoriser les manufactures établies en Chiné dont les prix de revient sont établis en argent. Il n’en a rien été, et il est surprenant que les Japonais puissent acheter du coton à Shanghaï, le transporter chez eux, le filer, renvoyer les filés audit port de Shanghaï, les vendre au même prix que les fabricans européens établis sur place, et réaliser des bénéfices que leurs concurrens ne font pas. Ce phénomène n’est pas encore complètement expliqué ; il semble que les frais généraux soient plus considérables dans les usines de Shanghaï que dans celles du Japon, et sans doute les Européens savent-ils moins bien tirer parti de la main-d’œuvre chinoise que les Japonais de la leur propre.

Si le commerce extérieur a fort augmenté, si l’industrie moderne est enfin née en Chine, la plus grande révolution qui ait eu lieu depuis 1895 dans le Céleste Empire, c’est la construction des chemins de fer. Le chemin de fer est en quelque sorte l’emblème et le symbole de la civilisation moderne. Il en est d’ailleurs l’instrument essentiel. La rapidité et l’intensité des échanges que permettent la vitesse et la capacité des trains en circulation, sont la condition nécessaire du développement du grand commerce et de la grande industrie. Voulant mettre en valeur les richesses de la Chine, voulant créer à leurs industries un débouché sur l’immense marché qu’elle offre, les Européens ont naturellement appliqué tous les moyens de pression dont ils disposaient auprès du gouvernement chinois pour se faire concéder des chemins de fer. Leurs efforts n’ont pas été vains puisqu’ils lui ont arraché, sinon la concession formelle, du moins la promesse de concession d’un réseau de 12 000 kilomètres, qui s’étend des frontières de la Sibérie à celles de l’Indo-Chine, et des côtes du Pacifique à la vieille capitale de Singan-fou, la plus occidentale des grandes villes de l’Empire et le berceau de la puissance chinoise. C’est là un changement trop important pour que nous ne donnions pas le détail de ces voies ferrées :


LIGNES DE CHEMINS DE FER CONCÉDÉES OU DONT LA CONCESSION A ÉTÉ PROMISE PAR LA CHINE
Compagnie de l’Est-Chinois (Russes) :


kilom.
De la frontière mandchoue à Port-Arthur 1 900
De Kharbine à Vladivostok 750
Compagnie impériale des chemins de fer chinois (Anglais) :


kilom.
Réseau du Tchi-Li et prolongemens vers New-Chwang et Siu-Min-Ting 815
Pékin à Feng-Shan 200
British and Chinese Corporation (Anglais) :


kilom.
Shanghaï à Wou-Soung. 19
Shanghaï à Nankin 290
Smi-Tchéou à Hang-Tchéou et Ningpo 320
Canton à Kowloon (Anglais) 150
Peking Syndicate (Anglais) :


kilom.
Tao-Kéou (Honan) a Tsé-Tchéou (Chan-Si) 140
Tsé-Tchéou à Siang-Yang 360
De la frontière birmane au Yunnan (Anglais) 1 100
De Tien-Tsin à Tching-Kiang (Anglo-Allemand) 900
Chemins de fer du Chantoung (Allemands) :


kilom.
Tsing-Tao (Kiao-Tchéou) à Tsinan-Fou 400
Tsing-Tao à I-Tchéou 250
Tsinan-Fou à Kaï-Fong 350
Pékin à Han-Kéou (Franco-Belge) 1 200
Kaï-Fong à Honan-Fou et Singan-Fou (Franco-Belge). 550
Ching-Ting à Taï-Yuert et Singan-Fou (Franco-Belge-Russe) 750
Laokay à Yunnan-Sen (Français) 450
Langson à Lang-Tchéou et à Nanning (Français) 250
Kouang-Tchéou-Ouan à Kao-Tchéou et prolongemens (Français) 75
Canton à Han-Kéou (Anglo-Américain) 1 000
Pékin aux mines de charbon des Collines (Italien) 30

Les lignes ainsi énumérées ne sont pas, qu’on le remarque bien, des lignes construites, ni même toutes des lignes en construction, ni même des lignes concédées d’une manière tout à fait ferme. De construits, il n’y a que les 2 650 kilomètres des chemins de fer mandchouriens, les 815 kilomètres du réseau du Tchi-Li, les 1 200 kilomètres de Pékin à Han-Kéou, à l’exception du grand pont sur le Fleuve Jaune qui se trouve au milieu de la ligne, les 400 kilomètres de Tsing-tao à Tsinan-fou, les 19 kilomètres de Shanghaï à Woosung, et un tronçon de 30 kilomètres de Canton à Fa-Shan, faible amorce de la grande voie de Canton à Han-Kéou, un peu plus de 5 100 kilomètres en tout. Les fonds sont faits et les travaux en voie d’exécution sur les lignes de Ching-Ting à Taï-Yuen (300 kilomètres), de Shanghaï à Nankin (290) et de Laokay à Yunnan-Sen (450), soit sur un peu plus de 1 000 kilomètres ; les Allemands continuent d’autre part à construire leur réseau du Chantoung, et l’établissement de la ligne de Sou-Tchéou à Hang-Tchéou et Ningpo doit suivre immédiatement l’ouverture de la ligne de Shanghaï à Nankin, à laquelle elle se raccorde ; on travaille aussi sur l’une des lignes du Peking Syndicate. Voilà donc encore un autre millier de kilomètres sur l’ouverture assez prochaine desquels on peut compter. Le Céleste Empire est assuré d’avoir bientôt 7 000 kilomètres de chemins de fer en exploitation, dont 4 500 seulement pour la Chine propre et le reste en Manchourie.

Quant aux autres grandes lignes figurant au tableau que nous avons dressé, elles risquent d’attendre plus longtemps : il n’a été conclu aucun contrat définitif pour la ligne de Tien-tsin à Tching-Kiang qui doit unir, par les soins des Anglais et des Allemands, les bouches du Peï-ho à celles du Yang-tze, ni pour les deux lignes aboutissant à Singan-fou. Le Canton-Han-Kéou qui doit, avec le Pékin-Han-Kéou, constituer le grand Central chinois, a bien été formellement concédé, mais des difficultés de toute sorte ont été soulevées par les Célestes, depuis que les Américains ont cédé leur part de la ligne à un syndicat belge. Enfin, la ligne anglaise de Birmanie au Yunnan et les lignes françaises de l’extrême Sud, de Langson à Nanning et de Kouang-tchéou-Ouan à Kao-tchéou n’ont guère été l’objet que de promesses en l’air. Elles traversent du reste des pays pauvres et accidentés, seraient d’une exécution coûteuse, et ne sauraient avoir grande importance économique.

Quels ont été les résultats obtenus par les chemins de fer chinois ? Il serait particulièrement intéressant de les connaître ; mais il est malheureusement difficile de se procurer des renseignemens à ce sujet, les lignes ne publiant pas régulièrement leurs recettes. Celles des portions ouvertes à l’exploitation du chemin de fer de Pékin à Han-Kéou l’ont été à certains momens ; elles atteignaient une douzaine de mille francs par kilomètre, pour la section de Pékin à Pao-ting-fou, qui traverse une portion riche et peuplée de la province du Tchi-Li ; elles étaient donc satisfaisantes pour un début et pour un tronçon de 150 kilomètres seulement qui ne pouvait avoir qu’un trafic local. Un correspondant du North China Herald, de Shanghaï, le plus grand journal européen d’Extrême-Orient, qui a voyagé l’année dernière de Pékin à Han-Kéou par le chemin de fer, et la route de terre dans l’intervalle des deux sections ouvertes, raconte que les trains étaient bondés de voyageurs et que tout faisait prévoir une exploitation fructueuse. Le dernier rapport du consul général de France à Shanghaï mentionne que l’ouverture du chemin de fer de Han-Kéou vers le Nord a provoqué une augmentation énorme et subite de l’exportation des sésames, qui sont produits en abondance en cette région. « On vit là, dit-il, un exemple de la hâte avec laquelle les commerçans chinois tirent parti de la construction des voies ferrées pour leurs spéculations. » Les mêmes phénomènes s’observent sur le réseau anglais du Tchili, dont une partie tout au moins traverse un pays riche et peuplé, et qui sert de débouché à la capitale. Lorsque je m’y trouvais, à l’automne de 1897, quelques mois à peine après l’ouverture, les trains avaient autant de voyageurs chinois qu’ils en pouvaient contenir ; les riz, les fruits, tous les produits du Sud expédiés vers Pékin, qui remontaient auparavant le Peï-ho en barque, se sont hâtés de prendre la voie ferrée, dès qu’elle leur a été ouverte. Dans le Chantoung seulement, il semble que le trafic soit plus maigre qu’on ne l’espérait ; mais la population de cette province surpeuplée est très pauvre ; et peut-être faudra-t-il attendre la mise en exploitation des richesses minières pour avoir des transports importans ; peut-être aussi les Allemands, — qui, en tant qu’administrateurs, sinon en tant que commerçans, paraissent s’entendre particulièrement mal avec les Chinois, — ont-ils manqué de la souplesse nécessaire à l’adaptation du progrès occidental en pays asiatique. Nous ne parlerons pas des chemins de fer de Manchourie dont la politique a dicté le tracé à travers un pays presque désert, sauf sur les 300 kilomètres de Niou-tchouang à Moukden et Tiéling : l’ouverture de cette dernière section a eu pour effet d’augmenter beaucoup les exportations du port de Niou-tchouang.

L’expérience, encore bien courte, des chemins de fer dans le Céleste Empire, suffit ainsi à prouver que les Chinois, comme tous les hommes, s’en servent très volontiers ; qu’en Chine comme partout ailleurs, ils développent le commerce ; et ont même vite fait de créer des courans d’échange qui n’existaient pas avant eux ; en un mot que l’esprit éminemment pratique des Fils de Han a bientôt raison de leurs superstitions, lorsque les mandarins et les lettrés ne viennent pas les surexciter. Il est remarquable que, depuis l’insurrection des Boxeurs, qui a servi de leçon à ces personnages, on n’a signalé nulle part de troubles sérieux, d’attentats contre des Européens suscités par la construction des voies ferrées. Beaucoup d’hommes connaissant la Chine pensaient même que celles-ci rencontreraient plus de résistance.

Lorsqu’on examine les progrès accomplis dans le Céleste Empire au cours de cette brève période de moins de neuf ans, qui s’étend du terme de la guerre sino-japonaise au début de la guerre actuelle, on voit, en définitive, qu’ils sont très loin d’être négligeables. Ils ne nous paraissent faibles que parce que nous avons sous les yeux, à proximité de la Chine, le prodigieux phénomène de, la transformation du Japon. Mais le Japon n’est-il pas un pays unique au monde et quel peuple a jamais fait ce qu’ont réalisé depuis quarante ans les sujets du Mikado ? Si nous ne laissons pas troubler notre vue par cet éblouissant voisinage, nous sommes forcés de reconnaître qu’en aucun autre pays asiatique, un développement aussi grand n’a eu lieu dans un temps aussi court, et aussi troublé. Certes, ce qui a été fait est peu de chose encore, étant donnée l’importance du territoire, de la population, des richesses du Céleste Empire ; ce n’est encore qu’une ébauche, mais ne semble-t-il pas qu’elle puisse faire bien augurer de l’œuvre qu’il s’agit d’accomplir ?


III

Il est trois tâches principales à remplir pour mettre en valeur un pays qui ne l’est pas, ou qui l’est insuffisamment : d’abord créer ou perfectionner les moyens de transport, car il serait oiseux de chercher à développer la production, si les produits ne pouvaient être aisément exportés hors du canton où ils ont été obtenus ; puis modifier en les améliorant les procédés de production employés, quand ceux-ci sont défectueux : on obtient ainsi les produits déjà connus dans le pays, mais en plus grande quantité et de meilleure qualité ; enfin, exploiter des richesses que les indigènes laissaient dormir, de façon à obtenir de nouvelles catégories de produits. Il y a d’ailleurs, au progrès économique, une quatrième condition, qui est, elle, d’ordre politique, mais de première nécessité : le maintien de l’ordre et de la sécurité, la certitude que chacun pourra jouir en paix des fruits de son travail et de son industrie.

Nous venons de parler des chemins de fer, et, ce faisant, nous avons déjà traité le problème des communications. Mais il n’est pas inutile, pour mettre en relief toute l’importance de la création des voies ferrées, de dire quelques mots de la condition actuelle des transports en Chine. Il s’en fait de deux sortes, par terre et par eau, comme en tout pays, en attendant que le progrès de l’aéronautique ait permis de franchir directement les airs, en passant par-dessus tous les obstacles. Ces obstacles sont particulièrement nombreux en Chine. Il y existe bien de grands chemins impériaux, mais, sauf aux abords immédiats des ports ouverts, il n’y a pas de routes dignes de ce nom. Dans la banlieue de quelques grandes villes, on trouve sur les chemins des restes de pavage, en très mauvais état généralement, car les énormes pavés ne sont jamais remplacés, et comme ils datent souvent de plusieurs siècles et que le sous-sol dans les plaines n’est guère solide, ils sont complètement disjoints. Aussi est-il peu de supplices plus abominables qu’un trajet en certains pays des environs de Pékin en charrette chinoise, où l’on ne peut ni s’asseoir ni s’allonger, la bâche étant trop basse pour l’un et la caisse trop courte pour l’autre, et où l’on est jeté sans cesse contre le cadre en bois de la voiture. Mieux vaut encore suivre les simples pistes qui constituent les routes partout ailleurs, bien qu’en plaine ce soient alternativement des mers de boue et de poussière, et en montagne des escaliers escarpés. Les ponts sur les rivières ne manquent pas, car leur construction est considérée comme un acte de vertu ; sur les cours d’eau trop larges, ils sont remplacés par des bacs. Les moyens de transports sont très variés dans le Nord, où le voisinage des pâtis de Mongolie et de Mandchourie permet l’emploi des bêtes de somme et où les charrettes, les chaises à mule et à porteurs, les brouettes, les porteurs de paniers, les chevaux, les ânes, voire les chameaux, forment à l’entrée des villes la plus pittoresque confusion. Dans le Centre et le Sud, on ne connaît plus que la brouette et le porteur pour les marchandises ; les gens vont en chaise ou à pied, à moins qu’ils ne se fassent eux-mêmes voiturer en brouette, ce qui est habituel aux Chinois.

De pareils transports sont naturellement lents, peu sûrs et chers. La lenteur est encore le moindre inconvénient, quoiqu’une brouette ne fasse guère plus de 25 kilomètres par jour ; mais l’affreux état des routes, les accidens, les embourbemens constans rendent fort incertaine l’arrivée à destination de toutes les marchandises qui craignent les chocs ou l’humidité. Enfin le coût moyen est évalué à 290 sapèques (80 centimes environ) par picul et par 100 li[2]. Un picul équivalant à 60 kilos et un li à 500 mètres, c’est 25 centimes la tonne kilométrique ; c’est cinq fois plus cher que le tarif moyen de nos chemins de fer français, dix fois plus que celui des chemins de fer américains ; encore faut-il l’extrême bon marché des salaires en Chine pour que des transports si primitivement organisés ne soient pas plus coûteux.

La voie d’eau est préférable quand on en peut user. Elle est un peu moins lente, en général, encore que les jonques mettent parfois quatre ou cinq jours, voire une semaine à remonter de Tien-tsin à Pékin, ce qu’un train omnibus fait en quatre ou cinq heures ; la voile ne peut toujours servir et bien souvent il faut se faire haler, à bras d’homme naturellement ; mais surtout ce transport par eau est, comme en tous pays, infiniment moins coûteux : 7 sapèques en moyenne par picul et par 100 li, c’est-à-dire un peu plus d’un demi-centime par tonne et par kilomètre, tarif auquel il faut ajouter de menus frais pour le vin de riz, qu’on a coutume de payer aux bateliers, et pour l’encens destiné à se rendre les dieux propices. Les marchandises fragiles courent aussi moins de risques d’être brisées ou détériorées. Malheureusement, les voies navigables sont loin de desservir tout le pays, et il en est très peu de vraiment bonnes : le bas Yang-tzé de la mer à Itchang, quelques portions de ses affluens, notamment de la rivière Han, qui s’y jette à Han-Kéou, le Si-Kiang ou fleuve de l’Ouest, dont l’embouchure, voisine de Canton, est reliée à cette ville par divers canaux, quelques fleuves côtiers sur une partie de leurs cours, sont les seules qu’on puisse qualifier d’aisément et de régulièrement praticables. La plupart des autres sont encombrées de bancs de sable ou coupées de rapides ; la lutte contre les courans, les échouages, les accidens fréquens augmentent la durée, le temps et les frais du voyage. Bien des voyageurs européens ont raconté leurs tribulations sur les rapides du moyen Yang-Tzé, entre Itchang et Tchoung-King, où ils avaient peine quelquefois à avancer d’une lieue par jour !

Pour en finir avec les obstacles qui s’opposent aux transports, il convient de ne pas oublier la piraterie, officielle ou non. La piraterie officielle, ce sont les exactions des agens des likins, le pire fléau, peut-être, du commerce dans le Céleste Empire. La piraterie privée et le brigandage existent à l’état chronique sur maintes rivières ou routes de terre et, tant que l’Etat chinois restera ce qu’il est actuellement, mieux vaut peut-être qu’il ne les réprime pas ; les gendarmes, surtout les gendarmes haut gradés, seraient quelquefois pires que les voleurs.

Malgré tous ces inconvéniens des moyens de communication actuels, il faudra que les chemins de fer, pour rendre tous les services et aussi donner tous les bénéfices qu’on attend d’eux, aient des tarifs assez bas. Sans doute, comme le disait dernièrement M. Byron Brenan, consul général d’Angleterre à Shanghaï, « si jamais un jour vient où les produits de la Chine pourront circuler à travers tout l’Empire au prix d’un penny par mille, c’est alors que son commerce avec les autres pays atteindra un développement en rapport avec les ressources naturelles et l’industrie de ses habitans. » Mais, tant que les chemins de fer ne constitueront pas un réseau très serré, c’est-à-dire pendant bien longtemps, les marchandises auront à s’imposer un détour pour les prendre et parcourront encore de longs trajets à dos d’homme ou sur d’incommodes brouettes. Pour que le tarif moyen ressorte à dix centimes par mille ou même par kilomètre, il faudra que celui des chemins de fer soit sensiblement plus bas. Lors de l’occupation de Tien-tsin par les troupes européennes en 1900 et 1901, le gouvernement militaire, qui s’était chargé de l’exploitation des chemins de fer, avait relevé les tarifs. Il n’en fallut pas davantage pour faire baisser le trafic et redonner de l’activité à la circulation des jonques sur le Peï-ho.

Cet exemple doit servir de leçon. Un certain doigté s’impose pour adapter nos innovations occidentales à l’usage des pays d’Extrême-Orient où les transactions habituelles se règlent par des sommes si infimes. C’est un des grands talens des Japonais d’avoir su résoudre ce problème ; leurs tarifs de chemins de fer sont infiniment réduits : un centime et demi par kilomètre en troisième, trois fois moins qu’en France ; leurs tarifs postaux également : cinq centimes pour les lettres, deux centimes et demi pour les cartes postales. C’est de ces modèles que doivent s’inspirer les Européens pour les services qu’ils ont à organiser en Chine, où la richesse est certainement moindre qu’au Japon. En face de la modicité des tarifs, il faut mettre, il est vrai, la faiblesse des salaires, jointe à l’habileté manuelle et à l’intelligence des Chinois, qui, dès aujourd’hui, font sur les chemins de fer non seulement des hommes d’équipe et des manœuvres, mais de bons chauffeurs et des mécaniciens très présentables. La modicité des recettes brutes doit être compensée, si l’on sait s’y prendre, par la réduction des frais d’exploitation.

Les chemins de fer chinois pourront ainsi rémunérer ceux qui les exécuteront, d’autant que la plupart des lignes ne devraient pas être coûteuses à établir : l’emprunt qui a fourni les fonds nécessaires à la construction des 1 200 kilomètres de Pékin à Han-Kéou n’a été que de 112 millions et demi de francs ; bien que les Anglais aient paru moins disposés à prêter pour cet objet que les Français, il ne semble pas que les capitaux doivent manquer pour la construction des lignes. D’ailleurs, on en trouverait en Chine même. On l’a vu lors que des difficultés ont été soulevées au sujet de la concession de la ligne d’Han-Kéou à Canton, qui doit traverser la province du Hou-nan. Les propriétaires et les lettrés de cette province, dont la population, énergique mais très hostile aux étrangers, voudrait régénérer la Chine par ses propres moyens, ont offert au gouvernement plusieurs dizaines de millions pour exécuter la ligne, sans autre intervention d’étrangers que celle d’ingénieurs et de spécialistes pour diriger les travaux. Dans le Sétchouen, des capitalistes indigènes ont aussi demandé au gouvernement de leur concéder des voies ferrées et de pareilles initiatives ont eu lieu sur d’autres points encore. Qu’elles soient toujours tout à fait spontanées et n’aient pas quelquefois pour but de mettre des bâtons dans les roues, comme on dit, aux demandeurs de concessions étrangers, qu’elles aient chance d’aboutir à un résultat pratique, en présence des obstacles administratifs de toute sorte auxquels se heurterait sans possibilité de recours une entreprise purement chinoise, nous ne prétendons pas l’assurer ; mais elles témoignent que l’utilité des chemins de fer est comprise en Chine même.

C’est uniquement de l’attitude du gouvernement que dépendra la rapide extension du réseau des chemins de fer chinois ; mais quelle sera-t-elle ? « C’est un tort, dit le consul général britannique à Shanghaï, de supposer que les gouvernans de la Chine sont convaincus qu’il faut avoir des chemins de fer et que, la Chine étant incapable de faire les fonds, il faut s’adresser aux étrangers et traiter avec eux dans les meilleures conditions possibles. Beaucoup de Chinois éclairés comprennent les avantages des chemins de fer ; mais ce n’est pas à eux qu’il appartient de décider. Ceux qui ont le dernier mot dans la question se soucient peu que l’on construise des chemins de fer ou non. Ils n’ont qu’une idée confuse de la prospérité que feront naître de meilleurs moyens de communication ; du reste, si le bien-être du pays les intéresse, ce n’est que d’une façon abstraite, comme un bon thème pour une composition d’examen, et cela n’a point de rapport, à leurs yeux, avec la politique pratique. Ce qu’ils voient bien, c’est que des concessions de chemins de fer à des étrangers risquent d’entraîner pour eux des tracas et des difficultés et qu’au bout du compte, mieux vaut laisser ces affaires de côté. »

C’est bien là le point de vue de ce qu’on appelle « les hautes sphères gouvernementales ; » l’exécution des nouveaux chemins de fer ne rencontrera pas en Chine d’autres obstacles ; mais celui-ci peut être long à franchir. C’est le même esprit d’inertie et de crainte des « histoires » et des « affaires, » qui n’est pas, au fond, particulier à la Chine, mais y est seulement plus développé qu’ailleurs, parce que la bureaucratie y existe depuis bien plus longtemps, et que sa puissance y est mieux assise, c’est le même esprit, disons-nous, qui a annulé dans la pratique l’importante concession arrachée par les Européens à la suite de l’insurrection des Boxeurs, l’ouverture de tous les cours d’eau à la navigation étrangère. Des règlemens minutieux et vexatoires lui ont enlevé toute valeur. Si l’on parvenait à la rendre effective, il se pourrait toutefois qu’on se heurtât ici à une autre opposition, non plus gouvernementale, mais populaire. La construction des chemins de fer n’est pas trop mal vue, — sauf dans les cas où des maladresses sont commises, — parce qu’elle fournit du travail à une foule de coolies, et comme les voies ferrées ne suivant pas exactement, en général, le tracé des routes de terre, leur concurrence ne se fait pas sentir d’une façon aussi directe et aussi immédiate aux nombreuses personnes qui gagnaient leur vie dans l’industrie du transport. Au contraire, l’ouverture des cours d’eau ne nécessite point de grands travaux, elle ne fait gagner directement d’argent à personne ; mais les vapeurs européens font une concurrence très directe aux nombreuses jonques indigènes ; la population grouillante et turbulente des mariniers et des haleurs pourrait s’en émouvoir.

Le trouble jeté dans la distribution du travail est, de même, l’une des causes qui rendent fort difficile l’introduction du progrès moderne dans beaucoup de branches de production. L’adoption des procédés scientifiques usités en Europe permettrait de produire autant, et même plus qu’aujourd’hui, en employant beaucoup moins de main-d’œuvre. Mais que deviendraient les gens ainsi privés de leur gagne-pain ? Nous savons bien qu’ils trouveraient à s’occuper, et peut-être à de meilleures conditions, dans la foule d’industries nouvelles qu’amènerait l’invasion des grandes applications scientifiques. L’expérience de l’Europe prouve amplement que le machinisme ne diminue pas la somme totale de main-d’œuvre employée, mais qu’en augmentant énormément la production, il la répartit différemment et la déplace. Il n’en est pas moins vrai qu’il y a un moment de crise à traverser et que de réelles souffrances l’accompagnent ; l’exemple de l’Europe en témoigne aussi. Encore cette crise a-t-elle été atténuée parce que l’introduction des machines et la constitution de la grande industrie se sont faites, chez nous, graduellement, au fur et à mesure des découvertes ; elle serait beaucoup plus aiguë en Chine où l’on passerait brusquement de l’organisation économique de l’Europe du XIIIe siècle à celle de l’Europe, voire de l’Amérique du XXe. Lorsqu’on entend encore aujourd’hui les plaintes qu’émettent bien des ouvriers européens, chaque fois qu’il s’agit d’introduire une nouvelle machine diminuant l’emploi de la main-d’œuvre dans une industrie déterminée, comment s’étonner que les Chinois, infiniment plus conservateurs, plus attachés à leurs traditions, à leurs procédés héréditaires de travail, s’effrayent à la perspective de renoncer à leur tâche accoutumée pour aller chercher, peut-être au loin, à gagner leur vie par des modes de travail qu’ils ignorent ?

Un voyageur français qui sait très bien voir et peindre, et dont les livres donnent des pays qu’il a parcourus une impression très vivante, M. Marcel Monnier[3], cite un exemple typique des craintes qu’inspire et des perturbations effectives qu’amène dans l’industrie chinoise l’introduction du progrès occidental. Il visitait au fin fond de la Chine, à mille lieues de la mer, dans le Setchouen, les salines de Tse-liou-tsin, qui font vivre, dit-il, une population de deux à trois cent mille âmes, tandis que trois ou quatre usines à vapeur, disposant d’un personnel relativement peu nombreux, produiraient aisément la même somme de travail. L’un des propriétaires de mines lui conta lui-même l’aventure suivante : « Ce Setchouanais avait habité Canton, et, durant un séjour de plusieurs années dans les provinces du littoral, avait eu l’occasion de se familiariser avec les innovations européennes. Il résolut de les appliquer à son industrie, fit venir et mit en place, à très grands frais, un matériel perfectionné, des pompes à vapeur. L’expérience réussit au-delà de tout espoir. Le puits, pourvu de cette machinerie, débitait un volume d’eau extraordinaire. Par malheur, au même moment, dans les puits voisins le niveau baissait de façon inquiétante. Les propriétaires lésés se rendirent chez leur trop heureux concurrent et lui signifièrent, avec les formes les plus courtoises, mais d’un ton très ferme, que cet état de choses ne pouvait durer davantage. En toute justice ne devait-il pas renoncer à décupler sa fortune au détriment d’autrui et se contenter, comme autrefois, d’un bénéfice honnête, sinon démesurément élevé ? Reconnaître son erreur est le fait du sage : de la sorte il vivrait en paix, estimé de tous ; il s’éviterait des remords de conscience… et mille désagrémens. Ces représentations amicales produisirent leur effet. Les machines furent démontées, mises au rebut, l’exploitation reprise suivant les procédés anciens, avec les treuils de bois, les buffles, les câbles en bambou. Le plus curieux, c’est que le bonhomme ne récriminait point, semblait prendre les choses avec une philosophie parfaite. « Au bout du compte, déclarait-il en terminant, mes voisins étaient dans leur droit : ma mécanique menaçait de tarir leurs puits. »

L’histoire est éminemment instructive. Elle montre les difficultés qui s’opposent à une rénovation des modes de production traditionnels. D’ailleurs, les Chinois, gens intelligens certes, mais plus encore gens d’habitudes et d’habitudes héréditaires, façonnés à certaines méthodes séculaires de travail qu’ils ont apprises dès leur tendre enfance, non seulement ne veulent pas les changer, mais y parviennent difficilement. S’agit-il d’apprendre un métier tout nouveau, leur esprit d’imitation, leur dextérité, leurs habitudes de soin leur permettront de le faire très vite et très bien. Veut-on modifier au contraire la pratique d’un art qu’ils connaissent déjà, la routine héréditaire reprend le dessus presque invinciblement ; moralement ils se refusent à comprendre la raison d’être d’un changement, matériellement ils ont la plus grande peine à s’y accoutumer. Il est plus aisé, en Chine, de faire d’un manœuvre un bon mécanicien que d’enseigner à un artisan à se servir d’un nouvel outil.

C’est pourquoi le principe le plus efficace de rénovation économique en ce pays doit être surtout non l’amélioration des procédés dans les branches de production déjà connues, mais l’introduction d’industries toutes nouvelles qui, loin de porter ombrage aux indigènes en leur enlevant du travail, leur en donneront au contraire. Les Européens doivent exploiter les richesses naturelles que les Chinois ont laissées dormir jusqu’ici. Or presque toutes les ressources du sous-sol sont dans ce cas, et c’est l’un des traits les plus caractéristiques de la civilisation moderne que l’importance prise par les richesses minérales qui, à l’exception des pierres à bâtir, n’en avaient aucune aux époques antérieures. Il est devenu banal de parler des immenses gisemens miniers, des réserves de houille presque inépuisables de la Chine. On ne peut même pas dire qu’ils aient été effleurés par les Chinois : les salines de Tse-liou-tsen dont nous parlions tout à l’heure sont une exception et c’est à peine si en quelques endroits on a gratté un peu le sol pour en extraire, par quantités infimes, de l’or ou de l’argent, du cuivre ou de l’étain. La province du Shan-si et les régions limitrophes du Honan, au sud-ouest de Pékin, peuvent devenir un des plus grands centres métallurgiques du monde, avec leurs colossaux gisemens de houille et de minerais de fer. Au sud du Yang-tze, sont d’autres bassins houillers presque aussi importans et, dans les montagnes, les métaux les plus divers en grandes quantités. Le pétrole, si recherché, et si parcimonieusement répandu par la nature dans les pays connus jusqu’ici, paraît exister aussi dans l’ouest. L’exploitation des mines, voilà, semble-t-il, la tâche essentielle, rémunératrice et rénovatrice que devraient s’assigner les Européens en Chine.

On commence à se mettre à l’œuvre graduellement, mais on ne peut obtenir de résultats effectifs qu’au fur et à mesure de la construction des chemins de fer qui permettent d’amener sur place le matériel indispensable ; c’est ce qui explique que les seules mines exploitées jusqu’ici soient les anciennes houillères de Li-Hung-Chang, à Kaïping près de Tien-tsin, dans un bassin secondaire. L’aciérie d’Hanyang, montée depuis un certain nombre d’années déjà en face de Han-Kéou par le célèbre vice-roi Chang-Chih-Toung, travaille aussi des minerais indigènes extraits dans la région. La plus grande entreprise européenne est le Peking Syndicate, qui a de vastes concessions dans le Shan-si et dont les travaux sont encore à la période préparatoire ; les cours de ses actions, qui valent vingt fois le pair à la Bourse de Londres, témoignent des espérances qu’on fonde sur lui. D’autres syndicats anglo-français ont obtenu des concessions dans la Chine méridionale, au Yunnan et au Koeï-Tchéou ; les Allemands sont à l’œuvre dans leur sphère du Chang-toung. De grands résultats pourront être réalisés d’ici peu, pourvu que les moyens de transport ne se fassent pas trop attendre et que le gouvernement s’y prête. Lors des affaires des Boxeurs il avait promis que des règlemens miniers seraient publiés dans le délai d’un an après la rentrée de la cour à Pékin ; rien n’a encore paru.

Comme lorsqu’il s’agit de construire des chemins de fer, c’est encore la question politique que l’on trouve sous la question économique lorsqu’on projette de mettre en valeur les richesses encore inexploitées de la Chine. C’est elle aussi qu’on rencontre lorsqu’on se préoccupe d’améliorer le régime monétaire, dont l’état chaotique et primitif est l’une des principales entraves aux échanges avec l’étranger : La réforme de ce régime mériterait toute une étude spéciale ; ce n’est pas le lieu de la faire ici, mais il est aisé de montrer brièvement les inconvéniens de l’état actuel en même temps que la difficulté de le moderniser. En matière de monnaie comme en bien d’autres, la Chine a été jadis l’un des pays les plus avancés du monde, mais elle est maintenant l’un des plus arriérés. Elle connaissait le billet de banque plus d’un siècle avant Jésus-Christ. Elle ne possède aujourd’hui d’autre monnaie véritable que la sapèque, informe petite pièce, formée d’un alliage de cuivre et de zinc, percée au centre d’un trou, qui permet d’en enfiler un grand nombre par « ligatures, » de mille généralement. C’est la sapèque, — en anglais cash, — valant au change moyen de ces dernières années un peu plus d’un quart de centime, qui sort de mesure usuelle dans tout l’intérieur de la Chine pour les salaires et les prix des marchandises, indigènes aussi bien qu’étrangères ; un grand nombre de banques locales émettent des billets exprimés en sapèques. Dans les ports, les villes, et pour les transactions importantes seulement, on se sert d’argent ; non de pièces d’argent frappées, mais de lingots ou sycee, que l’on pèse, et dont le titre est garanti par des banques ou de grands négocians indigènes, qui y apposent une marque à cet effet. Les lingots qui ont beaucoup circulé portent souvent toute une série de marques parce que la garantie de chaque maison n’a de valeur que dans le rayon où elle est connue ; lorsque le sycee en sort, une autre le certifie à nouveau. Le taël est simplement l’unité de poids dans laquelle est exprimé le lingot ; mais il y a bien des taëls divers en Chine, beaucoup plus qu’il n’y avait de boisseaux ou d’arpens en France sous l’ancien régime ; non seulement chaque place a le sien en dehors du taël impérial des douanes, mais il y en a presque toujours plusieurs sur toute place importante. Dans les ports ouverts seulement on trouve des pièces frappées, piastres mexicaines, ou autres, de même titre et de même poids, qui sortent des monnaies provinciales établies depuis une quinzaine, d’années par quelques vice-rois : les Chinois, qui se méfient de la loyauté de leurs gouvernans, préfèrent les mexicaines. Lorsqu’elles vont dans l’intérieur, ces monnaies ne sont plus considérées que comme de simples lingots et on les voit alors circuler revêtues d’estampilles variées de banques indigènes. Quant à l’or, c’est un article de curiosité et de haut luxe réservé aux bijoux des grands ; on ne s’en sert nulle part comme de monnaie.

Entre l’or et l’argent on sait que le rapport de valeur varie constamment ; entre l’argent et les sapèques de bronze, il en est de même. On devine dès lors les complications qui résultent pour le commerce extérieur du système monétaire chinois. Voici une pièce de tissu de coton importée en Chine. Cette pièce a été achetée en Angleterre ou aux États-Unis par un négociant importateur et payée par lui en or ; c’est en or également qu’il a acquitté le fret à bord du bateau qui l’amène à Shanghaï ; rendue dans ce port, elle lui revient, en or, à 10 francs par exemple. Il la revend à un marchand de gros chinois ; mais celui-ci le paye en argent. Supposons que le cours des cotonnades de ce genre se soit établi à 3 taëls la pièce, c’est ce que recevra notre Européen ; mais combien cela vaudra-t-il en or : 10 fr. 50 si le taël vaut 3 fr. 50, 9 francs s’il vaut 3 francs et on l’a vu passer en quatre ou cinq mois de l’un à l’autre de ces cours. Le Chinois à son tour enverra la pièce en quelque point de l’intérieur où elle reviendra, tous frais compris, à 5 taëls par exemple, et il la revendra à un consommateur ou à quelque petit détaillant indigène, mais pour être payé comment ? En sapèques, dont il recevra par exemple 6 000, qui pourront équivaloir, suivant le cours, à 5 taëls et demi, ou peut-être à 4 et demi seulement. Dans chacun de ces deux marchés, il y a ainsi un énorme aléa qui peut transformer l’honnête bénéfice auquel on s’attendait en une forte perte, si l’argent a baissé par rapport à l’or, ou le cuivre par rapport à l’argent. Notons qu’étant donnée l’extrême modicité des salaires et la rigueur avec laquelle le budget d’un Chinois doit être calculé, le marchand indigène ne peut relever brusquement et sensiblement le prix de ses ventes exprimé en sapèques sans faire fuir l’acheteur ; l’importateur européen a, d’autre part, comme limite inférieure à ses prix, le prix de revient en or du fabricant qui le fournit, auquel il faut joindre les frets en or qu’il paye aux compagnies de navigation. Les variations respectives de valeur de l’or, de l’argent et du cuivre exposent ainsi aux plus grands risques les intermédiaires chinois et européens, ce qui limite fort l’expansion du commerce.

Pour mettre un terme à ces incertitudes il faudrait stabiliser la valeur monétaire du cuivre par rapport à celle de l’argent, et celle de ‘l’argent par rapport à celle de l’or. On l’a fait en maints pays. En France même l’écu de 5 francs vaut toujours 5 francs, quelle que soit la valeur de l’argent qu’il contient, et bien que cette valeur ait oscillé, depuis dix ans, entre 1 fr. 80 et 2 fr. 40. S’il en est ainsi, c’est qu’en fait, sinon en droit, on sait qu’on trouvera toujours à échanger quatre pièces de 5 francs soit à la Banque, soit ailleurs, contre une pièce de 20 francs. Mais pourquoi cet échange peut-il avoir lieu ? Parce que le nombre des pièces de 5 francs est limité, sans quoi il serait trop simple d’acheter pour 8 francs d’argent, de faire frapper quatre pièces de 5 francs et d’aller toucher 20 francs à la Banque, dont tout l’or serait vite écoulé, — après quoi, l’écu d’argent retomberait à sa valeur intrinsèque. On peut même arriver, sans instituer le droit d’échange entre une pièce d’argent et un poids déterminé d’or, à donner à cette pièce d’argent une valeur supérieure à celle du métal blanc qu’elle contient, en cessant de frapper des pièces similaires ou en n’en frappant qu’une quantité strictement limitée : ç’a été le cas pour la roupie aux Indes pendant quelques années, et il va en être de même au Mexique pour la piastre. Le phénomène qui se passe alors est analogue à celui qui a eu lieu pour le billet de banque, lequel n’est qu’un simple chiffon de papier, et peut cependant avoir une valeur considérable même dans les pays à cours forcé où il ne saurait être échangé contre des espèces ; mais le public sait qu’on n’en fabriquera pas indéfiniment. Pour donner à une monnaie une valeur stable, non soumise aux fluctuations de métal qui la compose, il faut essentiellement que cette monnaie soit en quantité limitée, ne puisse être multipliée à l’infini.

Or en Chine le nombre des sapèques est bien limité théoriquement, puisqu’elles ne sont frappées que par les autorités des diverses provinces ; mais ce nombre est immense, et il y en a quantité de fausses, dont l’existence est connue de tous, à tel point qu’une des formes du marchandage, toujours cher aux Chinois, consiste à stipuler le droit d’introduire une certaine proportion de ces pièces fausses dans les ligatures qu’on remettra en paiement d’un objet. Si la valeur de la pièce se trouve artificiellement rehaussée, il y aura d’autant plus d’avantage à en fabriquer de fausses, et l’on n’y manquera pas, en ce pays de gagne-petit qu’est la Chine. Mais où la réforme deviendra presque impossible, c’est lorsqu’on voudra donner une valeur fixe à l’argent. On ne peut le faire pour des lingots de métal, dont le nombre est essentiellement indéterminé, qui ne sont acceptés par le commerce qu’en raison de leur poids et de leur titre, et dont le caractère essentiel est de suivre toutes les fluctuations de cours du métal qui les compose. Pour y parvenir, il faudrait d’abord créer une monnaie d’argent qui eût cours partout, c’est-à-dire révolutionner de fond en comble toutes les habitudes du public en matière monétaire. Cela est singulièrement difficile en tout pays et en Chine plus qu’ailleurs. Aussi ne doit-on pas se dissimuler que la réforme de la circulation chinoise, si désirable soit-elle, est une tâche extrêmement compliquée, qui, en dépit de toutes les consultations d’experts américains, japonais et autres, ne pourrait être accomplie qu’avec le temps, même par le plus éclairé et le plus rempli de bonne volonté des gouvernemens. Peut-on appliquer ces qualificatifs au gouvernement chinois ?

Encore et toujours on en revient à la question politique : c’est vraiment la question préalable. La rénovation économique de la Chine serait singulièrement facilitée par sa rénovation politique. Pour effectuer la première, il faudrait construire rapidement des chemins de fer, exploiter les mines, préparer tout au moins une réforme monétaire, abolir les droits de transit arbitrairement perçus, les odieux likins, mettre un terme aux exactions fiscales de toute sorte. Qui s’oppose à tous ces progrès ? Le gouvernement beaucoup plus que les populations. Qu’est-ce donc que ce gouvernement ? « C’est, dit fort bien le correspondant du Times à Shanghaï, un vaste syndicat qui a pour raison d’être le bénéfice mutuel de ses membres ; on n’y gaspille pas de fonds pour les routes, les écoles, la gendarmerie et autres objets accessoires qui absorbent une si large part du produit des taxes dans les pays d’Occident. En Chine les impôts servent littéralement à entretenir le gouvernement. Au-dessous de ce syndicat vit au jour le jour la masse industrieuse et naturellement paisible des paysans et des coolies qui ne peuvent pas supporter de nouvelles charges. On leur dit que les étrangers demandent d’énormes indemnités et ils subissent, non sans ressentiment, un surcroît d’extorsion dans la collection des taxes. C’est ainsi qu’on excite le peuple contre les diables d’Occident et les dangereuses innovations qu’ils apportent. »

Voilà bien la pratique de ce gouvernement, qui, en théorie, est admirable et fondé sur le gouvernement de la famille. En dépit des ressources de la guerre sino-japonaise, de l’insurrection des Boxeurs et de l’occupation étrangère qui a suivi, il n’a ni appris, ni oublié grand’chose. La promulgation des règlemens tracassiers grâce auxquels il a annulé ses concessions relatives à la navigation intérieure, le retard apporté à publier les règles relatives à l’exploitation des mines, l’obstruction même faite aux chemins de fer, toutes les fois qu’on en trouve l’occasion, témoignent bien que la Cour reste fidèle aux vieux erremens. Pourtant deux choses sont changées : d’abord on a vu qu’on ne pouvait pas rompre en visière à l’Occident, qu’il fallait faire la part du feu, céder, le plus lentement possible, mais céder tout de même sur certains points. Ensuite, la Chine a aujourd’hui une dette extérieure de près de 3 milliards de francs, en y comprenant les 1 600 millions d’indemnité aux puissances pour l’affaire des Boxeurs, et le service de cette dette exige une annuité de 144 millions de francs ; ceci est fort lourd, car le budget, était évalué par l’homme le mieux en mesure d’être au courant, sir Robert Hart, qui dirige depuis trente ans le service des douanes étrangères, à 88 millions de taëls seulement, chiffre porté à 417 millions ou 400 millions de francs depuis 1902, par les nouvelles taxes établies en vue de payer l’indemnité des Boxeurs. Or, les chemins de fer peuvent procurer au Trésor d’importans revenus ; les concessions de mines aussi peuvent donner lieu à des perceptions fructueuses, en même temps que l’accroissement du mouvement commercial qui s’ensuivra augmentera les recettes des douanes, de ces douanes maritimes perçues par des étrangers, qui forment l’un des services les plus merveilleusement organisés qui soient et constituent le plus sûr et l’un des plus abondans revenus. La Cour de Pékin elle-même comprend tout cela ; aussi, tout en rechignant, entr’ouvre-t-elle les portes aux innovations.

Tout donne ainsi lieu de penser qu’au pis-aller, le progrès continuera de pénétrer peu à peu, comme il l’a fait depuis dix ans. Or, si le développement des échanges était proportionnel à ce qu’il fut de 1895 à 1903, le commerce de la Chine, qui est de 1 800 millions de francs, serait de 9 milliards, c’est-à-dire très supérieur au commerce actuel de la France, avant 1930. Pour que le mouvement s’accélérât davantage, il faudrait que la guerre actuelle déterminât en Chine, sinon une transformation complète, du moins des réformes plus sérieuses que n’en ont pu amener les événemens antérieurs. Il est certain que les succès du Japon produisent dans toute l’Asie la commotion la plus profonde. Au moment où les Européens allaient avoir soumis le monde entier, où ils traitaient déjà la Chine elle-même en vassale, le dernier peuple « de couleur » demeuré indépendant parvient à leur résister, jusqu’ici même à les vaincre, en leur prenant leurs propres armes. La leçon est d’une telle éloquence. qu’elle ne peut manquer de frapper même les plus obstinés des conservateurs chinois ; il semble bien qu’ils soient aujourd’hui, comme tous les Asiatiques, en admiration devant le Japon, prêts à suivre ses conseils et à écouter ses enseignemens. Ouvertement ou secrètement, les Japonais sont déjà partout en Chine. Il est parfaitement possible que les Chinois acceptent d’eux ce qu’ils n’acceptaient pas de nous.

Si vraiment, sous l’impulsion du Japon, la Chine se décidait à faire tomber les barrières qui s’opposent à l’introduction du progrès occidental, ce serait à un bien autre spectacle qu’à un simple développement des échanges que nous assisterions. Au point de vue économique comme au point de vue politique, c’est une rude lutte que l’Européen aurait à soutenir contre la dextérité, l’incessant travail, le sens commercial du Chinois, animé par l’esprit d’organisation du Japonais. Malgré tout, la transformation devrait être moins rapide dans l’Empire du Milieu que dans celui du Soleil Levant. Heureusement pour l’Europe, la Chine diffère profondément du Japon par toute son évolution historique, par l’origine même de son peuple, comme l’atteste l’abîme qui sépare les deux langues. C’est ce qu’il ne faut jamais oublier lorsqu’on envisage les perspectives qui s’ouvrent en Extrême-Orient. Celles-ci n’en sont pas moins fort préoccupantes. L’homme blanc, qui pensait pouvoir tout régenter, qui voyait dans toutes les nations les vassales de sa puissance et les tributaires de son industrie, doit se convaincre aujourd’hui qu’il n’est plus seul au monde. Maîtres incontestés du globe, ceux de notre race croyaient pouvoir s’abandonner à leurs fantaisies, poursuivre, au milieu de luttes intestines, de chimériques utopies, remplacer même le culte de l’énergie qui [avait fait la force de leurs ancêtres par un idéal d’amollissement. Obligés de compter avec d’autres, il faut qu’ils comprennent que l’heure n’est plus à de pareils songes, mais que le moment est venu de se ceindre les reins. C’est de l’imprudence ou de la sagesse des blancs qu’il dépendra que le péril jaune devienne ou non une réalité.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Le taël haï-kwan, dont se sert l’administration des douanes, n’est pas une pièce, mais un poids d’argent de 37 grammes et 783 milligrammes.
  2. Cette moyenne est donnée par M. T. R. Jernigan, ancien consul général des États-Unis à Shanghaï, dans son intéressant ouvrage : China’s Business Methods and Policy, publié à Londres chez Fisher Unwin en 1904. Il est intéressant de connaître, d’après le même auteur, les quelques prix suivans : » En Chine centrale, les porteurs de chaise reçoivent 360 sapèques (1 franc) par jour chacun ; dans les provinces du Sud deux fois autant. Un âne avec un boy coûte 250 sapèques (70 centimes) par jour sans nourriture. Un cheval ou une mule 300 à 400 sapèques (85 centimes à 1 fr. 10). Une brouette — qui ne fera pas plus d’une trentaine de kilomètres par jour — 400 sapèques (1 fr. 10) pour un voyageur et son bagage. En jonque, chaque voyageur paiera 120 sapèques (0 fr. 35) par jour, pour un parcours moyen de 50 kilomètres ; sur les grandes jonques, on arrivera à 50 centimes s’il n’y a pas concurrence avec les vapeurs, et à 40 s’il y a concurrence. Les vapeurs eux-mêmes font actuellement payer aux indigènes 2 fr. 60 pour 100 milles, et aux étrangers environ dix fois plus.
    « Pour les marchandises, un âne portera 60 à 90 kilos à raison de 60 à 85 centimes par jour, nourriture en plus pour l’animal et le conducteur (un seul suffit pour plusieurs ânes). Un cheval ou mulet porte 110 à 140 kilos pour 1 franc à 1 fr. 40 par jour. Une brouette, 110 à 180 kilos au prix de 85 centimes à 1 fr. 40 en faisant 25 kilomètres dans sa journée. Par eau, la location d’un bateau susceptible de porter 100 piculs ou 6 000 kilos coûte 1 fr. 70 par jour, celle d’un grand bateau d’une capacité de 18 000 kilos de 3 fr. à 4 fr. 50. »
  3. Marcel Monnier, le Tour d’Asie ; II, l’Empire du Milieu ; Plon, Paris, 1899.