La Situation en Grèce - Les Partis, la Monarchie et le Pays

La Situation en Grèce - Les Partis, la Monarchie et le Pays
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 878-896).
LA SITUATION EN GRECE
LES PARTIS, LA MONARCHIE ET LE PAYS

La Grèce traverse une crise qui inquiète ses amis et qui met en péril ses institutions. Elle se débat contre des difficultés à la fois politiques, économiques et financières. Le régime parlementaire, pratiqué dans des conditions défectueuses, est discrédité. Le commerce d’exportation, fondé presque exclusivement sur la vente d’un seul produit, le raisin sec, a subi de ce chef des mécomptes tels qu’il en est résulté une brusque disette de numéraire et que la prime sur l’or, après s’être élevée un moment à 100 pour 100, se maintient encore aujourd’hui aux environs de 80 pour 100. Le Trésor public, écrasé par l’exagération des dépenses et des emprunts, a fait faux bond à ses engagemens et a réduit de 70 pour 100 les arrérages qu’il servait aux créanciers de l’État. A la faillite financière a succédé une débâcle politique. Le ministère Tricoupi, après s’être trouvé hors d’état de faire face au service de la dette publique, s’est également trouvé hors d’état de faire face aux difficultés gouvernementales. A la suite d’un conflit avec la population de la capitale et d’un dissentiment avec la Couronne, il a donné sa démission. Un ministère provisoire a été formé ; la Chambre a été dissoute. Les élections ont été fixées au 16 avril de l’année grecque, qui correspond au 28 avril de notre calendrier grégorien.

La crise a éclaté un peu avant la fin de 1893 pour arriver à son paroxysme dans les premiers mois de 1895 ; mais elle couvait depuis longtemps, et des observateurs attentifs avaient pu la prévoir.

I

Toute la politique, en Grèce, du moins la politique parlementaire, celle dont les péripéties occupent presque exclusivement l’attention du public, a pivoté pendant ces treize dernières années sur deux hommes en qui s’incarnaient deux partis rivaux : M. Tricoupi et M. Théodore Delyanni. Toutes les fois que je mentionnerai le second de ces deux personnages, je prendrai soin de le désigner, non pas seulement par son nom, mais aussi par son prénom, parce que j’aurai à parler tout à l’heure d’un autre M. Delyanni (Nicolas), parent du précédent, mais dont le rôle est bien différent, puisqu’il n’a jamais été môle à la politique parlementaire et aux luttes des partis. Or M. Nicolas Delyanni, à cause de sa situation neutre, en quelque sorte, est précisément l’homme auquel le roi Georges, dans la crise actuelle, a fait appel pour le charger de former un cabinet extra-parlementaire et de présider aux élections. Il ne faudrait pas confondre, avec le chef d’un des deux partis parlementaires, l’homme dont l’originalité consiste au contraire à n’être pas un homme de parti.

Donc, M. Tricoupi et M. Théodore Delyanni, à la tête de deux partis fortement organisés, se disputaient la majorité dans les Chambres et dans le pays, se combattaient, se remplaçaient périodiquement au pouvoir, comme autrefois M. Guizot et M. Thiers en France, comme plus récemment M. Gladstone et M. Disraeli en Angleterre. Ne perdez pas votre temps à chercher des divergences fondamentales entre les partis personnifiés par ces deux chefs. Vous ne les trouveriez pas ou, du moins, vous seriez surpris de leur peu d’importance.

Il n’y a pas en Grèce un parti aristocratique en face d’un parti démocratique ; il n’y a pas davantage un parti républicain en face d’un parti monarchique. Tout le monde est monarchiste et démocrate à la fois. Donc, pas de ces grandes lignes de démarcation qui, ailleurs, séparent les opinions. Entre les adversaires politiques des nuances plutôt que des divergences ; des discussions de détail plutôt que des luttes de principes. M. Tricoupi peut passer pour plus conservateur que M. Théodore Delyanni, parce qu’il a la main un peu plus rude dans l’exercice du pouvoir. M. Tricoupi a un peu plus de penchant pour les hommes d’État anglais ; M. Théodore Delyanni a un peu plus de relations avec les personnages politiques de notre pays ; mais on exagérerait si l’on disait que l’un a une politique anglaise et l’autre une politique française.

En réalité, quand on va au fond des choses, on ne voit pas pourquoi M. Tricoupi et M. Théodore Delyanni sont à la tête de deux partis opposés. Rien ne les sépare, rien, sauf leur situation personnelle, leurs relations personnelles, les intérêts personnels de ceux qui marchent avec eux. Là est le vice, là est la faiblesse du régime parlementaire transporté d’Angleterre en Grèce sans les conditions qui ont fait en Angleterre sa force et son honneur, c’est-à-dire sans ces luttes de principes qui légitiment et ennoblissent les rivalités de personnes. En Grèce, comme dans d’autres pays où ce régime a été importé sans y avoir trouvé ou créé des partis dignes de ce nom, la lutte n’est pas entre deux principes ; elle est entre deux clientèles politiques. Il s’agit surtout de savoir si les amis de M. Tricoupi ou les amis de M. Théodore Delyanni détiendront le pouvoir, les places, l’influence, s’ils occuperont les nomarchies (préfectures), s’ils peupleront les administrations de leurs amis, de leurs agens et de leurs protégés.

Les chefs de partis, en Grèce, sont cependant honnêtes, en ce sens qu’ils ne font pas fortune aux dépens de l’Etat. Pas un homme politique, dans le royaume hellénique, ne s’est jamais enrichi. On doit leur rendre cette justice qu’ils aiment la politique pour elle-même et non pour les avantages matériels qu’ils pourraient en tirer. Ceux qui étaient pauvres sont restés pauvres ; ceux qui étaient riches se sont appauvris. Tout homme qui a siégé à la Chambre pendant vingt ou vingt-cinq ans et qui a, par conséquent, supporté les frais d’un certain nombre d’élections, a largement ébréché sa fortune, s’il ne l’a détruite complètement. M. Tricoupi et M. Théodore Delyanni sont encore plus pauvres que leurs partisans. Le budget ne sert qu’à récompenser les services de la clientèle politique, des électeurs influens, des organisateurs d’élections. On donne des places soit à eux, soit à leurs amis, pinces peu payées et auxquelles ne viennent pas s’ajouter des profits illicites ; car l’employé grec, s’il est peu actif, est intègre et n’accepte pas de bakchich. L’usage de répartir les emplois au gré de la politique et au profit des partis n’en est pas moins la principale cause des maux dont souffre le pays. Ces places, si mal rétribuées, n’en sont pas moins écrasantes pour le budget de l’Etat, parce qu’elles sont innombrables. Des réformes nécessaires et reconnues telles ne peuvent pas se réaliser parce que les nombreux intérêts personnels attachés à la conservation des abus tiennent sous leur dépendance les cabinets parlementaires exclusivement préoccupés du souci de conserver leur majorité.

Les choses marchaient ainsi depuis longtemps, elles ont continué à marcher de même jusqu’au jour où, cette manière de procéder ayant abouti à un désastre financier, le pays s’est brusquement réveillé au bord de l’abîme. M. Tricoupi a été rendu responsable d’une catastrophe qui serait probablement survenue sous tout autre ministère comme sous le sien, car elle est la conséquence d’un système pratiqué par tous les partis ; mais il est juste de dire qu’ayant été au pouvoir, sauf de courtes interruptions, durant ces dix dernières années, il a été personnellement l’auteur de la plupart des mesures gouvernementales qui ont précédé, préparé ou précipité la débâcle.

M. Tricoupi, au surplus, n’est pas homme à décliner les responsabilités. Energique et résolu, il tenait son parti d’une main de fer, tandis que M. Théodore Delyanni, nature plus gracieuse et plus flexible, laissait flotter les rênes et suivait ses amis plutôt qu’il ne les conduisait. On peut dire que pendant quelque temps M. Tricoupi exerça une véritable dictature parlementaire. Sa situation était exceptionnelle ; il en perdit un peu la tête. Comme d’autres hommes d’État de notre temps, il voulut faire grand, très grand. Il mena de front l’exécution d’un plan de dépenses militaires et d’un plan de travaux publics, le tout avec un budget dont les recettes atteignaient péniblement 100 millions par an. Malheureusement, il trouva du crédit. C’était l’époque où les financiers avaient la main large et la bourse ouverte pour tous les États en quête de capitaux et leur faisaient confiance d’autant plus facilement qu’ils étaient de simples intermédiaires et ne risquaient pas leur argent, mais celui du public.

La dette du petit royaume hellénique arriva en peu de temps au chiffre relativement énorme de 720 millions. Les arrérages à payer s’élevaient chaque année à 35 millions. C’était une charge hors de proportion avec les ressources budgétaires. Pour comble de malheur, les embarras financiers du Trésor se compliquèrent d’une crise économique que traversa le pays. La vente des raisins secs, dits de Corinthe, était la principale et presque la seule branche du commerce d’exportation. Elle fut atteinte par diverses causes, notamment par les mesures adoptées dans certains États en vue de protéger leurs produits nationaux. La raréfaction du numéraire en Grèce et l’élévation du change aggravaient le poids des engagemens de l’État, puisque le service des emprunts extérieurs devait être fait en or. C’est dans ces circonstances que le gouvernement hellénique, après quelques tentatives de négociations, se déclara impuissant à tenir ses engagemens, se mit en état de faillite et ne paya plus que 30 pour 100 des sommes dues aux créanciers de l’État.

Cette regrettable situation durait depuis plus d’un an, et les difficultés d’ordre économique et financier ne faisaient que s’accroître, lorsque M. Tricoupi eut l’idée de procéder à la suppression des octrois, réforme souhaitable assurément, mais qui, plus que toute autre, aurait eu besoin, pour réussir, d’une période de calme et de prospérité. Dans un pays atteint par la faillite, par l’élévation du change, dans un moment où les revenus publics étaient insuffisans pour assurer le service de la dette, comment trouver les ressources nécessaires pour remplacer le produit des octrois ? M. Tricoupi proposa tout simplement de remplacer les taxes supprimées par une augmentation de l’impôt sur la propriété bâtie et de l’impôt sur les patentes. C’était frapper deux classes de contribuables déjà fort éprouvées par la crise. Dans des circonstances plus prospères, les propriétaires et les patentés auraient peut-être supporté avec plus de résignation le fardeau nouveau dont on voulait les charger, et surtout ils n’auraient pas trouvé dans les autres classes de la population le même appui pour résister aux projets du ministre.

Mais la crise générale était arrivée à un tel point que la proposition d’abrogation des octrois fut une occasion pour tous les mécontentemens de se produire et pour toutes les hostilités de se manifester. Dans les principales villes du Péloponnèse, à Corinthe, à Palras, à Pyrgos, à Calamata, s’organisèrent des syllalitiria ou meetings d’indignation. De là, le mouvement finit par gagner la capitale, qui compte aujourd’hui près de 120 000 habitans, et où d’ailleurs M. Tricoupi, même au temps où sa popularité était sans rivale dans le reste de la Grèce, avait toujours rencontré une assez forte opposition.

La veille du premier jour de l’année grecque, qui correspond au 12 janvier de l’année grégorienne, un syllalitirion d’indignation se réunit sur la place de l’Omonia (la Concorde), qui, ce jour-là, mérita bien mal son nom, car on s’y livra aux plus amères récriminations contre le premier ministre. Une délégation fut chargée de porter au roi Georges les doléances des intéressés. Le roi la reçut avec courtoisie, mais se contenta de prendre acte des déclarations qui lui étaient faites et ne promit rien. Quelques jours après, M. Tricoupi recevait à son four les délégués, et alors s’engageait entre eux et le ministre une conversation qui a été diversement rapportée, mais qui, en tout cas, fut des deux côtés empreinte d’une extrême aigreur.

Le jeudi 5-17 janvier, nouvelle réunion, toujours en plein air, sur la place de l’Omonia, pour entendre le compte rendu des entrevues que les délégués avaient eues avec le roi et le premier ministre. Les délégués, fort excités par la discussion qui s’était élevée entre eux et M. Tricoupi, s’exprimèrent sur son compte en termes très vifs. La foule leur fit écho et vota une adresse dans laquelle le premier ministre était appelé « artisan des malheurs du peuple et auteur de la banqueroute. » La réunion, après ce vote, ne se sépara pas. Elle se porta en masse vers la Chambre des députés en poussant contre M. Tricoupi le cri de : « Anathème ! anathème ! Malédiction ! malédiction ! »

M. Tricoupi avait encore la majorité à la Chambre, puisque ses partisans étaient au nombre de 107 dans une assemblée qui compte 207 membres. Mais cette majorité, découragée, ne le suivait plus que par point d’honneur. Il avait toutes les peines du monde à réunir le quorum. Une opposition ardente, surexcitée par les agitations du dehors, retardait, par des procédés d’obstruction, le vote des mesures proposées par le premier ministre. L’année 1895 s’était ouverte sans que le budget fût voté. Le ministre poursuivait l’adoption de son projet pour la suppression des octrois. Il avait obtenu le vote de ce projet en deuxième lecture, et comme il n’y a qu’une Chambre en Grèce, il suffisait d’un troisième vote favorable pour que le projet devînt loi de l’Etat. La Chambre irait-elle jusqu’au bout ? Personne ne le croyait, en présence de l’hostilité qui se manifestait. M. Tricoupi lui-même n’y comptait plus guère ; toutefois, avec son esprit systématique et avec cette fermeté de caractère qui est une de ses qualités, mais qui, poussée à l’excès, devient un défaut, il ne voulait pas retirer son malencontreux projet. « La Chambre est libre de le repousser, » disait-il.

Pendant ce temps, la situation s’aggravait au dehors. Une nouvelle réunion avait été annoncée pour le dimanche 8-20 janvier. Le ministère eut alors la pensée d’organiser une contre-manifestation pour atténuer l’effet du meeting projeté par ses adversaires. En outre la police, se fondant sur la crainte de voir l’ordre public troublé, interdit les rassemblemens sur les places situées dans l’intérieur de la ville. La réunion projetée dut adopter un autre point de rassemblement, situé dans la banlieue et plus facile à surveiller et à garder.

Quand on sort d’Athènes par la route de Patissia, on passe devant le Musée, où sont réunies aujourd’hui tant de richesses artistiques et archéologiques, puis on entre dans la banlieue et l’on aperçoit à sa droite un vaste rectangle adapté aux manœuvres militaires. C’est le Champ-de-Mars. Là se donnèrent rendez-vous, pour le 8-20 janvier, les amis et les ennemis du ministère. Les tricoupistes, moins nombreux, s’y étaient rendus les premiers. Les opposans, plus excités encore que lors des deux précédentes manifestations, s’étaient groupés sur différens points, devant l’Académie (qui sert en ce moment de cabinet des médailles), sur la place de la Concorde, etc. Ils se dirigeaient vers le lieu de la réunion, dispersés de temps en temps par des charges de police et de cavalerie, mais se reformant plus loin. Des altercations s’engagent. Des arrestations ont lieu. L’excitation va croissant. Il est à prévoir que, lorsque les tricoupistes et les anti-tricoupistes se trouveront en présence, un conflit se produira, et alors… alors on en arrive à l’un de ces momens où, suivant le mot légendaire, les fusils partent tout seuls. Comment éviter ce danger ? Comment sortir, sans effusion de sang, d’une crise qui prenait rapidement un caractère menaçant ? Quelques jours auparavant, lorsque la situation était loin d’être aussi alarmante, M. Balacopoulo, le chef de la délégation envoyée au palais par le syllalitirion, avait dit au roi : « Sire, le peuple ne compte plus que sur Votre Majesté. » L’heure approchait où la royauté, immobile et silencieuse jusqu’alors, allait intervenir.

Les manifestans arrivaient au Champ-de-Mars, cerné et gardé par les troupes. Ils poussaient des cris contre le ministère. Les tricoupistes répondaient. Quelques rixes avaient eu lieu et une mêlée générale était à craindre. Une quinzaine de personnes étaient déjà blessées, dont un soldat. À ce moment, un personnage qu’on n’attendait pas apparaît sur le lieu des événemens. C’est le prince Constantin, fils aîné du roi Georges, héritier du trône et commandant en chef de la circonscription militaire dont la capitale fait partie. Il arrive, accompagné de deux aides de camp, sans autre escorte, comme venant faire une promenade. Mais il n’y a pas à s’y tromper. Pour qui connaît le caractère grave et réservé du prince héritier, son absolue déférence pour le chef respecté de sa famille, il n’est pas venu là de lui-même et sans une haute approbation. Dans sa personne, c’est la monarchie qui entre en scène et qui prend la direction des événemens. Les Athéniens du XIXe siècle, presque aussi fins que leurs ancêtres de l’antiquité, l’ont tout de suite compris. Les colères se calment comme par enchantement ; on se précipite vers le prince ; on l’entoure, on le harangue : « C’est vous qui nous sauverez, » lui dit-on. On le charge de porter au roi les doléances du peuple. Il se dirige vers le Palais pour accomplir sa mission. Après son départ de nouvelles charges sont faites par la police et la cavalerie pour disperser la foule ; mais celle-ci, déjà plus calme depuis l’intervention du prince, ne se laisse pas entraîner à des imprudences. Bientôt, d’ailleurs, le diadoque (c’est le nom officiel qu’on donne à l’héritier du trône) revient du Palais après avoir vu le roi. Il ordonne aux troupes et à la police de se retirer. La foule, rassurée, s’écoule de son côté sans trop de bruit. Décidément, cette fois, les fusils ne partiront pas.

II

L’intervention du prince héritier dans les événemens du 8-20 janvier était le désaveu de M. Tricoupi. Tout le monde le sentait. M. Tricoupi ne pouvait avoir d’illusions à cet égard. Aussi, le surlendemain, après avoir réuni le conseil des ministres, il présenta au roi des observations à ce sujet. Il ne dut pas être étonné de la réponse qui lui fut faite. Le roi Georges avait une excellente raison à donner pour justifier la présence de l’héritier du trône au Champ-de-Mars. Le prince était investi du commandement de la première circonscription militaire. Les troupes, éventuellement appelées à réprimer les désordres qui auraient pu se produire, étaient régulièrement placées sous son autorité. En leur donnant des ordres par-dessus la tête du prince et sans se concerter avec lui, le ministère n’avait pas agi très correctement. Ce n’était là, au surplus, que l’un des incidens de la situation. Une question dominait toutes les autres. M. Tricoupi, bien que disposant encore dans la Chambre d’une majorité chaque jour plus faible, n’avait évidemment plus la confiance du pays. Sa retraite devenait une nécessité. En l’ajournant, on n’eût fait qu’amener de nouvelles complications, peut-être même des malheurs irréparables, et il aurait toujours fallu arriver au même dénouement. M. Tricoupi se savait perdu ; il avait une occasion honorable de se retirer en se donnant l’apparence de défendre le principe de la responsabilité ministérielle. Il saisit le prétexte avec empressement et donna sa démission.

Dans des circonstances ordinaires, on aurait pu choisir pour premier ministre un autre chef de parti, M. Théodore Delyanni, par exemple, le vieil adversaire de M. Tricoupi, et le charger de présider à de nouvelles élections. Mais que d’inconvéniens à cette manière de procéder ! D’abord c’était devancer le jugement du pays, appeler M. Théodore Delyanni aux affaires avant que la majorité se fût prononcée pour lui, mettre immédiatement entre ses mains les nombreux moyens d’influence électorale dont dispose un parti au pouvoir. Là n’était pas encore le vice le plus grave de cette façon de procéder. La situation était exceptionnelle. Les chefs de partis, M. Théodore Delyanni, tout aussi bien que M. Tricoupi, avaient perdu la plus grande part de leur crédit sur le pays. Le régime parlementaire lui-même, du fait de leurs erreurs et de leurs insuccès, était discrédité. Le roi seul avait grandi on influence, en considération, en autorité, pendant que tout déclinait autour de lui. On était dans un de ces cas où le pouvoir royal est obligé d’agir en quelque sorte seul, non pas, sans doute, sans le concours d’un ministère responsable, mais en choisissant des conseillers investis de sa confiance personnelle, puisque le pays ne lui donne à cet égard aucune indication. C’est ce qui explique et justifie le choix fait par le roi Georges de M. Nicolas Delyanni pour diriger le nouveau cabinet, procéder à la dissolution de la Chambre, présider aux élections générales, et expédier les affaires courantes jusqu’au jour où la constitution d’une nouvelle majorité permettra de reconnaître les tendances du pays et de s’y conformer.

M. Nicolas Delyanni, malgré la similitude de nom et la parenté, n’est à aucun degré inféodé à son oncle, M. Théodore Delyanni. Sa vie tout entière s’est passée dans la carrière diplomatique, où il a débuté de bonne heure et où il est arrivé aux plus hautes situations. Il est un des rares hommes du royaume hellénique qui n’ont jamais été mêlés aux luttes de partis. C’était donc un choix exceptionnellement heureux dans un moment où la politique de partis, qui a été le fléau de la Grèce, est sévèrement jugée par tout ce qu’il y a de laborieux et de sensé dans le pays. Le nom de M. Nicolas Delyanni avait un autre avantage. Il était de nature à inspirer confiance aux puissances étrangères auprès desquelles il a représenté son pays, et notamment à la France, où il a passé huit ans comme ministre de Grèce, et où il a conquis d’universelles sympathies.

Il serait puéril de prétendre qu’en mettant à la tête du ministère un homme investi de sa confiance, un ami personnel, le roi Georges a voulu l’introduire d’abord au pouvoir pour l’y maintenir ensuite en faisant ratifier ce choix par le pays. Le caractère essentiellement provisoire de la combinaison Delyanni ne peut faire doute pour personne. Non seulement le président du conseil, mais tous ses collègues du ministère, en entrant aux affaires, ont pris l’engagement de ne pas se présenter aux élections. Aucun d’eux, par conséquent, ne fera partie de la nouvelle Chambre. Ils donneront en masse leur démission lorsque la nouvelle majorité se sera manifestée par le choix du président de la Chambre et lorsque le roi aura fait appeler le personnage politique désigné par les circonstances pour former un gouvernement parlementaire. En ce qui concerne spécialement M. Nicolas Delyanni, tout le monde sait que sa seule ambition, si le pays trouve qu’il lui a rendu des services dans la crise actuelle, serait de reprendre son poste de ministre de Grèce en France, poste qui a été assez maladroitement supprimé en même temps que d’autres du même genre, et dont l’indispensable nécessité est aujourd’hui démontrée.

Les élections générales ont été fixées au dimanche 16-28 avril. Elles se font au scrutin de liste, en ce sens que chaque circonscription nomme un certain nombre de députés. La circonscription d’Athènes, par exemple, élit onze députés. Toutefois le mode de procéder usité en Grèce présente des différences notables avec le scrutin de liste tel que nous l’avons connu et pratiqué en France. Il y a, dans le bureau électoral, une urne portant le nom de chaque candidat. Cette urne est surveillée par un ami du candidat, accrédité et désigné par lui. L’électeur se rend successivement à chaque urne. On lui dit : Il s’agit de voter pour ou contre tel candidat. On lui remet une boule qu’il introduit lui-même dans un des deux tuyaux portant l’inscription nai (oui) et ochi (non). L’urne est disposée de telle manière que le candidat peut faire glisser sa boule du côté du oui ou du non sans que le secret du vote soit trahi.

L’électeur peut donc former sa liste comme il l’entend, puisqu’il vote individuellement pour ou contre chaque candidat. Il n’y a qu’un tour de scrutin, l’élection étant valable, même à la majorité relative. Enfin le recensement des voix est facile. Les petites boules déposées au nom de chaque candidat soit pour, soit contre lui, sont extraites de l’urne, après le vote, et placées dans des boites contenant un nombre déterminé de cases, 500 par exemple, ou 100. Le décompte se fait vite, et les fraudes dans le recensement sont faciles à éviter.

Les nouveaux élus se réuniront dans les premiers jours de mai. La vérification des pouvoirs exigera certainement un grand mois. Ce sera une première occasion pour les partis de se livrer à leur animosité réciproque. Une fois que cette opération sera terminée, la Chambre élira son président. Si cette épreuve est significative, je veux dire si le vote indique une majorité bien déterminée dans un sens ou dans un autre, le roi n’aura qu’à faire appeler le chef du parti désigné par le scrutin présidentiel pour le charger de former un cabinet parlementaire.

Il n’est pas bien certain que les choses se passent de la sorte. S’il n’y avait en Grèce que deux partis bien tranchés en face l’un de l’autre, celui de M. Tricoupi et celui de M. Théodore Delyanni, on pourrait, dès à présent, prévoir d’une manière certaine le résultat de la consultation électorale qui aura lieu dans quelques jours. M. Tricoupi étant frappé en ce moment d’une impopularité qui était déjà visible au moment de la dissolution de la Chambre et qui se manifeste de plus en plus depuis l’ouverture de la période électorale, son parti sera décimé. Si tous les vides créés par la défaite de ses partisans étaient remplis par les amis de son vieil adversaire M. Théodore Delyanni, ce dernier disposerait d’une majorité considérable et pourrait, à son tour, exercer la dictature parlementaire, comme autrefois M. Tricoupi. C’est ce qu’il espère ; mais il se fait peut-être des illusions. Un troisième parti s’est créé, celui de M. Rally, qui n’aura pas la majorité, mais qui peut détenir à son profit un certain nombre de voix. En outre il y a un groupe d’indépendans, dont le chiffre, dans la dernière législature, a varié de 16 à 30 et pourrait s’élever plus haut dans la prochaine Chambre. Ils étaient et resteront hostiles à M. Tricoupi ; mais ils ne sont pas inféodés à M. Théodore Delyanni et ils tâcheront de lui faire leurs conditions. Il est donc permis de mettre en doute la formation, dans la nouvelle Chambre, d’une majorité compacte disciplinée, obéissant à un seul chef.

Quand on a connu en Occident, par des dépêches nécessairement incomplètes, les incidens qui ont accompagné la chute du ministère Tricoupi, on a considéré les mesures prises par le roi Georges comme constituant une sorte de coup d’Etat et l’on a cru que l’on allait voir grandir l’agitation. Au contraire, elle s’est calmée. À la veille de la démission de M. Tricoupi, on commençait, dans le Péloponnèse, à parler de refuser le paiement des impôts. On était cependant en face d’un ministère responsable, soutenu par une majorité faible et vacillante, sans doute, mais enfin par une majorité. Aujourd’hui, la situation est toute différente. Le ministère est l’œuvre personnelle du roi ; il ne s’appuie que sur la Couronne. Aucune résistance dans le pays. Le calme est complet. Les impôts rentrent régulièrement, bien que la Chambre ait été dissoute sans avoir voté le budget de cette année. La prochaine Chambre, quelles que soient ses tendances, quelle que soit la majorité qui s’y manifestera, votera sans difficulté un bill d’indemnité au cabinet Nicolas Delyanni pour avoir perçu les impôts et assuré la marche des services publics.

Au milieu du discrédit des hommes et des institutions, la royauté seule a gagné du terrain. Le peuple ; hellène présente ce singulier contraste d’être à la fois très démocrate et très royaliste. L’égalité, en Grèce, est absolue. Elle est dans les lois, elle est dans les mœurs. Point d’aristocratie de naissance, comme sous l’ancienne monarchie française, point d’aristocratie militaire, comme sous le premier Empire. Une seule institution s’élève au-dessus des autres : la monarchie. Les Grecs tiennent à la garder, moins par sentiment que par intérêt. Ils sont trop intelligens pour ne pas comprendre que dans une société démocratique, divisée en partis qui se font une guerre acharnée, la république conduirait à la décomposition absolue. Quand ils ont renversé le roi Othon, ils ont demandé un autre monarque. Le roi Georges, qui règne depuis trente et un ans, a conquis peu à peu, en dehors du prestige attaché à sa situation, une grande autorité personnelle. Il l’a conquise par son tact, par sa prudence, par l’habileté avec laquelle il a manœuvré au milieu des crises si fréquentes dans ce pays. Aussi, dans la situation actuelle, tout le monde s’est tourné vers lui.

En Grèce, par conséquent, on ne reproche pas au roi Georges d’abuser de la dictature morale qui lui a été conférée ; on lui reprocherait plutôt de n’en pas user assez largement. Le dégoût des partis, le sentiment de leur impuissance pour le bien, de leur toute-puissance pour le mal, est arrivé à un point tel que beaucoup de patriotes désespèrent de voir le pays sauvé par les combinaisons parlementaires et les moyens constitutionnels. Tout le monde reconnaît les défauts d’une constitution qui établit le despotisme d’une Chambre unique et sans contrepoids. Le droit de révision est inscrit dans la constitution, niais, pour qu’il puisse s’exercer, pour qu’une assemblée nationale soit convoquée, il faut que la révision soit demandée par deux votes successifs de la Chambre des députés, émis à une majorité des trois quarts des voix. Comment croire que la Chambre demande avec cette quasi-unanimité une mesure dirigée uniquement contre elle et destinée à lui enlever la plus grande partie de ses pouvoirs ? Aussi entend-on de tous les côtés, en ce moment, des réflexions comme celle-ci, qui est d’un tricoupiste, c’est-à-dire d’un opposant : « Du moment que le roi a pris sur lui de faire ce qu’il a fait, il aurait dû aller plus loin ; ce n’était pas la peine d’engager sa responsabilité pour si peu. Il aurait pu suspendre les garanties constitutionnelles pour cinq ans et se donner ce temps pour remettre l’ordre dans les finances, dans l’administration, dans l’année. » Ce ne sont là, il est vrai, que des conversations privées, qui n’engagent à rien. Ceux qui tiennent ce langage resteraient peut-être tranquillement chez eux, si le roi, prenant l’initiative hardie qui lui est conseillée, avait besoin de leur concours.

Il y a cependant un homme considérable qui n’a pas craint de s’engager publiquement en faveur de la politique dont il s’agit et qui s’est déclaré prêt à en prendre la responsabilité, le cas échéant, comme ministre et comme conseiller de la couronne. L’amiral Canaris est le fils de l’héroïque marin qui a pris part à la guerre de l’Indépendance. Il a soixante ans passés ; mais il n’a rien perdu de sa vigueur physique et morale. Il est contre-amiral et inspecteur de la flotte. Son nom est illustre : sa personne est respectée. Il a été ministre et député. Appelé des premiers par le roi Georges au lendemain des événemens du Champ-de-Mars, il a exposé un programme que tout le monde connaît aujourd’hui en Grèce, puisqu’il l’a résumé lui-même dans une conversation avec un journaliste, conversation qui a eu, d’un bout à l’autre du royaume, un grand retentissement : Former un ministère, non pas avec des hommes incolores, mais avec des hommes sérieux, pouvant s’imposer, ayant des idées à eux et prenant toute la responsabilité de leurs actes. Un semblable ministère, ayant toute la confiance du roi, dès qu’il aurait prêté serment, se réunirait et déciderait ce qui suit : Dissoudre la Chambre immédiatement et convoquer une Assemblée nationale ; en même temps rendre des décrets réalisant plusieurs réformes et abolissant des lois défectueuses.


En présence de cette déclaration de l’amiral, le journaliste s’écrie : « Mais c’est un coup d’Etat ! — Parfaitement. — Et le peuple ? — Le peuple ne bougera pas. Par les décrets qui seront rendus, il verra qu’on poursuit un but patriotique et qu’on veut son salut. »

Apres beaucoup d’autres explications sur lesquelles nous passons, le journaliste reprend :

— Pourquoi le roi n’a-t-il pas adopté vos idées ?

L’AMIRAL. — Parce que, sans doute, par principes, il est pour les moyens doux.

LE JOURNALISTE. — Est-ce qu’il ne veut pas de la convocation d’une Assemblée nationale ?

L’AMIRAL. — Le Roi veut et souhaite que les hommes politiques comprennent eux-mêmes que nous sommes dans une mauvaise voie, qu’ils entrent d’eux-mêmes dans une meilleure voie et que le pays soit sauvé par les moyens constitutionnels, tandis que, moi, je ne l’espère pas.


Puis après avoir raconté une conversation qu’il a eue, dans le même ordre d’idées, avec les députés sortans de la capitale, qui appartiennent au groupe des Indépendans et qui voulaient le mettre sur leur liste, l’amiral conclut de la manière suivante : « On dit que mes idées ne sont pas encore mûres. Eh bien ! elles mûriront. »

C’est aux Hellènes à se prononcer sur la question posée avec tant de netteté par l’amiral Canaris. Quant à nous, qui envisageons surtout la situation du royaume hellénique dans ses relations avec l’Occident et particulièrement avec la France, nous nous bornons à former un vœu : c’est que la Grèce, soit par les moyens doux que le roi paraît préférer, soit par le remède radical que propose l’amiral, arrive à constituer une administration régulière, économe et prévoyante, qui lui permette de se faire relever de sa faillite par une entente avec ses créanciers. Le but vaut la peine d’être poursuivi et pourrait être atteint ; car la Grèce n’est pas un pays dépourvu de ressources, comme on paraît disposé à le croire en Occident. Le mal est dans les hommes politiques et dans les institutions politiques. Il n’est ni dans la nature du sol ni dans les dispositions de la race, qui a de réelles qualités et une grande aptitude au progrès.

III

La Turquie a traversé une situation analogue à celle où la Grèce se trouve aujourd’hui : elle en est brillamment sortie. Elle avait fait une faillite retentissante, et les pertes infligées par elle à ses créanciers se chiffraient, non par centaines de millions, mais par milliards. Aujourd’hui cependant le crédit de l’Empire ottoman est considéré comme de premier ordre : les fonds publics et les valeurs garanties par l’Etat se capitalisent à un taux qui varie entre 3 1/2 et 4 1/2 pour 100. La régularité des paiemens est absolue et la sécurité du gage paraît hors de contestation.

Comment s’est opéré ce revirement ? La Turquie a traité avec ses créanciers. Elle a obtenu, naturellement, une réduction considérable sur les intérêts de sa dette, qu’elle était dans l’impossibilité matérielle de payer intégralement. Pour la partie dont elle a garanti le paiement, aussi bien que pour les plus-values éventuelles prévues en faveur de ses créanciers, elle a consenti à se dessaisir des droits de gestion qui lui appartenaient. Elle s’est mise en tutelle. Elle laisse administrer par ses créanciers eux-mêmes, ou plus exactement par une commission qui les représente, les revenus qui sont affectés à l’exécution des engagemens pris envers eux.

J’entends dire tout de suite : Pourquoi la Grèce ne suivrait-elle pas cet exemple ? Pourquoi n’accepterait-elle pas le remède héroïque qui a sauvé la Turquie ? Qu’elle consente à la nomination d’une commission analogue à celle qui fonctionne avec tant de succès à Constantinople, qu’elle lui confère les mêmes pouvoirs, et les difficultés disparaîtront comme par enchantement.

Je ne sais si les difficultés disparaîtraient si facilement et si vite : car il resterait encore la question du change, qui est grave, et qui ne peut pas se résoudre par un accord avec les créanciers. Je sais seulement qu’il est chimérique de rêver en Grèce l’établissement d’une commission de contrôle comme dans l’Empire ottoman. Le remède est excellent, mais le malade ne le prendra pas. Questionnez non pas les Grecs, ils vous seraient suspects ; questionnez les étrangers qui résident dans le pays. Tous vous diront : La commission de contrôle, comme en Turquie, c’est une impossibilité ; l’administration d’une partie des revenus de l’État hellénique par des délégués étrangers, c’est une impossibilité. Le gouvernement ottoman est un gouvernement absolu : le gouvernement hellénique est un gouvernement de discussion. A Constantinople vous n’avez à traiter qu’avec le sultan : sa signature ne sera protestée par personne. En Grèce vous avez à compter avec les partis, avec les journaux, avec une population habituée à commenter, à discuter, à critiquer les actes du gouvernement.

Une proposition aussi impopulaire que celle dont il est question serait une arme meurtrière contre quiconque en prendrait la responsabilité. Aucun ministère n’y résisterait. La dynastie elle-même, si aimée, si respectée, n’y résisterait pas.

Il serait moins dangereux pour le roi de faire un coup d’Etat à l’intérieur que de négocier avec les puissances étrangères sur la base de la création d’un contrôle financier. Je disais tout à l’heure que certaines personnes, et non pas des moins qualifiées, l’approuveraient peut-être de suspendre, pendant une période plus ou moins longue, les garanties constitutionnelles. En tout cas on l’applaudirait unanimement s’il réclamait et s’il obtenait une augmentation des pouvoirs que la Constitution donne à la royauté. On ne lui pardonnerait pas, au contraire, d’aliéner, au profit de l’étranger, la moindre parcelle des droits et de l’indépendance du pays.

Le contrôle financier de l’étranger, en Grèce, ne pourrait être établi que par la force, et, une fois établi, la force devrait encore être employée pour le faire fonctionner. La rentrée des impôts, qui est restée régulière malgré la crise financière, malgré la crise politique, malgré la dissolution de la Chambre et l’absence d’un cabinet parlementaire, deviendrait plus qu’aléatoire, le jour où la perception, même régulièrement votée, se ferait pour le compte et sous la surveillance de l’étranger. On mettrait alors son patriotisme à ne pas payer, comme on le met aujourd’hui à payer. Il ne semble pas que les intérêts engagés dans la question soient de nature à justifier, de la part des grandes puissances, l’emploi des moyens de rigueur qu’exigerait, dans ces conditions, l’établissement du contrôle financier.

C’est ici le moment d’examiner à combien peut se chiffrer le préjudice causé par la faillite de la Grèce aux pays étrangers chez lesquels les emprunts helléniques avaient été placés. Ces pays sont au nombre de trois : la France, l’Angleterre et l’Allemagne. La France n’a pas la part principale dans le désastre. La somme des fonds d’État helléniques qui se trouvent dans notre pays n’atteint certainement pas en capital, le chiffre de 100 millions : d’après certains calculs, elle ne dépasserait pas 50 ou 60 millions. L’Angleterre et l’Allemagne, qui s’étaient engagées plus largement, sont aussi plus éprouvées. Il y a toutefois entre les deux pays cette différence, que les perdans anglais sont pour la plupart des capitalistes, des financiers, habitués à diviser leurs risques et plus ou moins préparés aux hasards que peuvent entraîner les placemens à la grosse aventure, tandis qu’en Allemagne la petite épargne, qui s’était engouée des fonds helléniques, a trouvé là son Panama. Dernier point à noter : certains pays ont placé hors de chez eux la totalité de leurs emprunts. Le jour où un malheur arrive, l’étranger seul est atteint. Pour la Grèce, le cas est différent. Non seulement les maisons grecques de Londres et de Marseille, de Constantinople et de Smyrne, se sont engagées plus ou moins dans les fonds helléniques et participent aux pertes des autres créanciers ; mais dans l’intérieur même du pays, les conséquences de la faillite se sont fait cruellement sentir ; la fortune des hôpitaux, des établissemens de bienfaisance, de diverses autres institutions d’utilité publique était placée en fonds helléniques.

L’attitude cassante prise par le gouvernement hellénique à l’égard de ses créanciers sous le ministère de M. Tricoupi a créé contre la bonne foi de la Grèce, en matière financière, une prévention défavorable, dont on aura quelque peine à revenir, en Occident. Ce n’est d’ailleurs un secret pour personne que M. Tricoupi était loin d’être persona grata pour quelques-uns des hommes qui, à l’étranger ou même en Grèce, étaient en mesure d’exercer une influence sur les décisions des créanciers. La disparition d’un premier ministre qu’ils regardaient à tort ou à raison comme un adversaire et qu’ils traitaient en conséquence rendra sans doute plus facile la reprise des négociations. Son adversaire, M. Théodore Delyanni, n’est pas tout d’une pièce comme lui. Ce ; n’est pas un doctrinaire ; ce n’est pas l’homme des Non possumus. Déjà, dans le discours-programme qu’il a prononcé ‘au cours d’une tournée électorale en Thessalie, il a fait, sur un point important, des déclarations qui peuvent être regardées comme une concession aux créanciers. Il reconnaît qu’il serait juste de leur réserver une part dans les plus-values éventuelles de certains impôts. Il y a là une base sur laquelle on pourrait reprendre les négociations. Toutefois il faudrait préciser davantage ce qu’on entend offrir aux créanciers. Quand on a été aussi maltraité que les porteurs de fonds helléniques, on devient déliant et l’on demande autre chose que de bonnes paroles.

Ceux qui ne croient pas à la bonne foi de la Grèce ne font pas de différence entre les deux hommes. Pour eux, la raideur de M. Tricoupi et la bonne grâce de M. Théodore Delyanni se valent, c’est-à-dire que l’une et l’autre ne valent rien. Ils sont convaincus que la Grèce a la volonté bien arrêtée de se jouer de ses créanciers.

J’ai une impression contraire, et voici sur quoi je me fonde : Je crois les Hellènes trop intelligens pour ne pas comprendre l’intérêt capital qu’ils ont à se faire relever de leur faillite par un accord avec leurs créanciers et par l’exécution loyale de cet arrangement. Intérêt matériel d’abord : il est évident que tant qu’ils resteront à l’état de faillis non réhabilités, ils ne trouveront pas un sou sur n’importe quel marché européen. A défaut d’un blocus militaire, qu’ils éviteront probablement, on organisera contre eux un blocus financier. Mais si l’intérêt matériel est grand, l’intérêt moral est bien plus considérable encore. La faillite a frappé la Grèce dans ce qu’elle a de plus précieux ; elle a porté un coup, et le plus sensible de tous, à ce qu’on appelle l’hellénisme, à cet ensemble d’aspirations plus ou moins confuses que le patriotisme des Grecs se plaisait à caresser. L’hellénisme, c’était l’expansion de la Grèce, non pas seulement par des annexions matérielles, mais par le rayonnement intellectuel, économique et commercial, dont Athènes était le centre et dont les effets se faisaient sentir partout où la race grecque a des représentans, à Constantinople comme à Trieste, à Marseille comme à Londres. Or l’hellénisme, depuis quelques années, est en baisse. Il a trouvé dans le slavisme un concurrent dangereux. Il a subi des échecs. Mais le coup le plus redoutable qu’il ait reçu est certainement la faillite de 1893. Il y a là une humiliation nationale qui a été vivement ressentie par tous les Hellènes, aussi bien hétérochtones qu’autochtones, une humiliation qui atteint l’autorité morale de la Grèce, une humiliation plus pénible et plus compromettante que celle même de subir le contrôle d’une commission financière venue de l’étranger. Avec la faillite, point de revanche pour la Grèce des échecs moraux qu’elle a subis ; point d’avenir pour l’hellénisme. Ce serait la déchéance acceptée, ce serait la renonciation de la Grèce à la situation privilégiée qu’elle rêvait en Orient.

La dette en or représente un capital nominal de 560 millions, et la dette en papier 160 millions. C’est un total de 720 millions dont le service, avant la faillite, représentait une charge annuelle de 35 millions. Ce chiffre serait lourd par lui-même : il l’est devenu bien davantage par suite de la crise du change. En ce moment, le change est encore au-dessus de 180 francs, après avoir atteint 200 francs pendant les derniers temps du ministère Tricoupi. Par conséquent, chaque fois que le gouvernement hellénique paie 100 francs en or à ses créanciers étrangers, il faut qu’il touche au moins 180 drachmes à l’intérieur. Il faut majorer dans cette proportion toute la partie de l’annuité applicable au service des 550 millions de la dette en or.

Le relèvement du crédit hellénique et la réhabilitation financière de la Grèce dépendent de deux conditions : une bonne administration et l’amélioration du cours du change. Une bonne administration ne peut être espérée que d’un changement de système politique. L’amélioration du cours du change ne dépend pas du gouvernement : les mesures officielles, en la matière, sont illusoires.

La prime de l’or s’élève ou s’abaisse suivant qu’un pays a beaucoup d’or à payer à l’étranger ou beaucoup d’or à en recevoir. Or dans ces dernières années la Grèce payait en or les coupons de sa dette extérieure ; elle payait en or ses bateaux cuirassés, ses torpilles, ses canons commandés à l’étranger. Pendant ce temps, les exportations et notamment celle du raisin sec, son principal produit, se restreignaient, et par conséquent elle avait moins d’or à recevoir.

Il est toujours dangereux pour un pays de se consacrer presque exclusivement à une culture unique. Le sol de la Grèce est si favorable à la culture du raisin, qu’on a couvert de vignes toute la côte du Péloponnèse, depuis Corinthe jusqu’à Patras et depuis Patras jusqu’à Calamata. On est arrivé à un excès de production qui a coïncidé avec une réduction de l’exportation, certains pays occidentaux ayant élevé des barrières douanières contre l’introduction des raisins secs. Donc, déficit dans l’exportation en même temps que baisse des prix. L’or a émigré ou s’est caché. Le change a brusquement monté. La panique, comme toujours, a exagéré un mal réel, et la prime de l’or est beaucoup plus élevée que ne l’aurait exigé la situation monétaire du pays.

Quand on voit le change arriver à des hauteurs vertigineuses, on est tenté de croire qu’il ne redescendra jamais. C’est l’impression actuelle en Grèce. Elle me parait beaucoup trop pessimiste. Les crises du change sont passagères dans les pays qui travaillent et qui produisent : c’est le cas de la Grèce. La population y vaut mieux que l’administration, et les affaires des particuliers marchent beaucoup moins mal que celles de l’Etat.

Les viticulteurs hellènes ont cherché à utiliser à l’intérieur une partie de leurs raisins qu’ils ne pouvaient pas vendre au dehors. Ils en font de l’eau-de-vie. Des distilleries se sont fondées, d’autres qui existaient déjà se sont développées. La fabrication s’est améliorée. Aujourd’hui les cognacs de Grèce se vendent dans tout l’Orient, en Égypte, en Turquie, et commencent à faire concurrence aux eaux-de-vie d’Occident.

Le raisin sec d’ailleurs est en train de s’ouvrir un nouveau débouché. C’est un service qui a été rendu à la Grèce par la monarchie. Le roi Georges a obtenu personnellement de l’empereur Alexandre III que le raisin de Corinthe soit dispensé de droits d’entrée en Russie pendant dix ans. Les effets de cette faveur commencent à se faire sentir. A la fin de janvier 1895, l’exportation des raisins de Corinthe s’élevait à 122 300 tonnes, sur lesquelles la Russie a pris pour son compte 21 000 tonnes, tandis qu’à la fin de janvier 1893 elle n’en avait pas demandé plus de 3 000.

Toutefois l’Angleterre continue à être le gros acheteur de raisins de Corinthe. Elle en a pris 61 000 tonnes. Tant que le plum-pudding sera, dans ce pays, un mets national, la Grèce aura là un client sûr et régulier. Grâce aux commandes venues de la Russie et même de la France, où la vente des raisins secs tend à se relever (de 4 000 à 16 000 tonnes), les prix se sont améliorés et la viticulture hellénique a éprouvé un notable soulagement.

Il serait important, néanmoins, que le raisin ne restât pas le produit presque unique de la Grèce. Le sol est favorable à beaucoup d’autres cultures. Depuis longtemps le tabac grec est renommé, surtout celui qui se récolte dans la riche plaine d’Argos. Dans cette même plaine les paysans ont commencé depuis quelques années à se livrer aux cultures maraîchères, et ils écoulent une bonne partie de leurs produits sur les marchés de Smyrne et de Constantinople. D’autres parties de la Grèce pourraient être non moins productives. La plaine de l’Elide, beaucoup plus étendue que celle d’Argos, est presque aussi fertile et le deviendrait surtout si certaines parties marécageuses étaient asséchées par des drainages intelligens.

La population est économe et sobre. Le cultivateur hellène pourrait travailler davantage ; il pourrait surtout employer des méthodes et des instrumens plus perfectionnés ; mais il a un grand mérite : il vit de peu. La fortune publique se referait vite par les économies des particuliers, si l’on mettait un terme aux gaspillages de l’Etat. C’est là qu’il faut porter le remède, parce que là est le mal. La politique telle qu’on la pratique en Grèce depuis de longues années, cette politique qui subordonne et sacrifie tout à l’intérêt électoral, est le seul obstacle au développement économique d’une nation énergique et vivace, qui ne demande qu’à travailler, à produire et à prospérer.


EDOUARD HERVE.