La Situation du théâtre en France à propos de Lucrèce
J’ai toujours pensé, et je pense plus que jamais, qu’un grand succès au théâtre (pourvu qu’il soit sincère et loyal) est un de ces évènemens glorieux et rares qu’il convient de saluer avec joie et d’étudier sous toutes les faces. N’est-ce pas une chose pleine d’intérêt que d’assister aux premiers pas d’un nouveau talent, d’entendre les premiers sons d’une jeune lyre ? N’est-il pas heureux et encourageant pour tous de sentir que, dans ce siècle que l’on dit si blasé, il existe encore assez de sève admirative et de poésie latente au cœur de la foule, pour pouvoir, à un moment donné, répondre par une explosion d’enthousiasme à un grand et sérieux effort ? — Je vais plus loin. L’adhésion populaire donnée à une œuvre d’art est le plus sûr et le plus délicat indice des changemens survenus dans le goût, c’est-à-dire dans la raison et dans l’imagination des peuples ; c’est la révélation et la mesure actuelle des nouveaux instincts poétiques qui se développent sourdement au sein des masses ; c’est la remise en question de plusieurs problèmes qu’on avait pu croire définitivement résolus ; en un mot, c’est une occasion sérieuse et solennelle pour l’art et pour la critique de se replier sur eux-mêmes, de se rendre compte de leur position et de faire, avec courage et bonne foi, un examen de conscience complet et sincère. Oui, tout succès qui se lève à l’horizon littéraire est comme une étoile éclatante qui perce les nuages et qui permet à la poésie, voguant vers l’idéal, de reconnaître le chemin qu’elle a parcouru, d’estimer au vrai la dérive, et de régler avec justesse sa direction pour l’avenir.
Malheureusement, les chefs de l’école poétique actuelle, qui auraient plus que personne intérêt à recueillir ces utiles indications, rejettent par système tout avis venant de la foule, et se piquent, à la façon des conquérans, de ne suivre d’autre étoile que celle de leur génie. Odi profanum vulgus et arceo est la devise qu’ils ont conservée du cénacle. — Qu’ils y prennent garde toutefois ! Cette maxime à la Byron, plausible quand on l’applique à certaines branches de poésie, qu’on peut appeler aristocratiques, devient fausse et funeste dès qu’on veut l’étendre à un genre de productions tel que le drame, dont les racines plongent profondément dans le sol populaire. Une ballade, une élégie, un sonnet, sont les fruits d’une fantaisie toute personnelle (on serait tenté de dire égoïste), laquelle cherche avant tout dans l’art sa propre satisfaction. Les œuvres de cette nature sont d’indépendans monologues dans lesquels le poète élégiaque ou lyrique a le libre choix des sons, des formes, des images, de toutes les sensations ; en un mot, qu’il lui convient d’éveiller, à peu près comme dans une voluptueuse retraite un sensuel épicurien couronne solitairement sa coupe des vins et des fleurs qui lui agréent. Le poète dramatique, au contraire, en présence de cet invité parfois incommode, mais toujours désiré, qu’on nomme le public est tenu de montrer la noble déférence d’un hôte disposé à s’oublier lui-même, et à faire prévaloir, dans une juste mesure, les goûts de ses convives sur les siens propres. C’est qu’en effet un drame est une œuvre collective dans laquelle le public a une part de coopération active et nécessaire, que le génie du poète peut bien s’efforcer de restreindre, mais qu’il ne lui est pas donné d’abolir.
Je suis bien éloigné, en tenant ce langage, de vouloir abaisser en rien la hauteur de la mission sociale et civilisatrice que s’attribuent dans leurs manifestes les maîtres de notre scène, mission d’ailleurs qu’ils pourraient souvent mieux remplir. En ce siècle si dénué de tout enseignement moral, il est bon que ceux qui sont en possession du théâtre se regardent comme les instituteurs nés de la multitude, et reconnaissent qu’eux aussi ont charge d’ames. Seulement, je crois qu’ils seraient plus complètement dans la vérité si, en apportant chaque soir des leçons mêlées de plaisir à ce quelqu’un qui a parfois plus d’esprit que Voltaire, ils songeaient qu’ils peuvent en retour recevoir de leur ingénieux partner plus d’un avertissement profitable. Au théâtre en effet (et c’est là ce qui fait sa vie et sa puissance), il s’établit entre le poète et la foule un échange électrique et continuel de pensées et d’émotions, de plaisir et de conseils : l’enseignement est réciproque, il descend et il remonte ; poète et peuple sont tour à tour maître et disciple, modeleur et modèle, créancier et débiteur, et jamais le poète n’est plus sûr du triomphe que quand il reporte au public les leçons qu’il en a reçues. On me prêterait d’ailleurs une idée qui n’est pas la mienne, et l’on aurait mal compris ce qui précède, si l’on s’imaginait que je regarde les applaudissemens, les couronnes, la popularité en un mot, comme la mesure exacte et certaine du mérite littéraire et poétique. À Dieu ne plaise ! Je ne sais guère mieux que Chamfort combien il faut réunir de… gens d’esprit pour constituer le public en jury infaillible. Je n’oublie pas que l’histoire du théâtre se compose au moins autant des bévues du parterre que des erreurs des poètes. Je n’oublie pas cette multitude de succès extravagans et de chefs-d’œuvre éphémères ou médiocres dont il nous serait si facile de dresser une liste à la fois bouffonne et déplorable, à commencer par la Mariane de Tristan-l’Hermite et à finir par le Siége de Calais de De Belloy. Je sais la part qu’il convient de faire à la mode, à l’envie, à l’engouement, aux passions de toutes sortes. Aussi n’ai-je l’intention d’établir qu’un point, à savoir que les grands succès au théâtre ont, comme toutes choses, leur raison d’être, qu’ils ne sont pas, eux non plus, des effets sans causes ; qu’ils ont presque toujours un sens profond, et que lors même, comme il arrive souvent, qu’ils ne méritent point d’être reçus comme arrêts, ils n’en doivent pas moins être pris en grande considération comme symptômes. Cela, d’ailleurs, ne semble devoir blesser aucune prétention. Recommander au navigateur d’avoir l’œil à la boussole, et, quand le temps le permet, d’observer le ciel étoilé, ce n’est certes pas, j’imagine, nier le génie de Christophe Colomb ni de Magellan. — Je passe à l’application.
Tout le monde sait le grand événement littéraire du mois dernier. Trois drames de l’ordre le plus élevé, quoique d’une valeur fort inégale, les Burgraves, Judith et Lucrèce, ont été, à moins de cinq semaines de distance, soumis au jugement du parterre. Leur fortune a été diverse, et le verdict a dû étonner, sinon déconcerter, toutes les prévisions. Malgré les transcendantes beautés de tous genres, qui abondent dans les Burgraves, le public est demeuré, devant cette composition si originale et si grandiose, indécis et partagé. La balance pourtant a penché, comme il était juste, mais plutôt par un effet de la réflexion que par un attrait instinctif. Judith, malgré la double séduction de deux noms qui présageaient un double enthousiasme, n’a reçu qu’une approbation calme et réservée. Lucrèce, au contraire, ouvrage d’un poète inconnu, a été accueillie par d’unanimes acclamations ; le succès a été complet, triomphant, universel. Voilà les faits ; nous les exposons en historien. À présent qu’en faut-il conclure ? La tragédie de Lucrèce est-elle le drame depuis si longtemps attendu, le drame du XIXe siècle ? Est-ce un pas rétrograde ? Est-ce un progrès ? Ce qui est certain, c’est qu’il y a plus de dix ans qu’aucune manifestation publique aussi éclatante n’a donné plus à penser. Il importe donc de soumettre à un examen attentif, non-seulement la pièce, mais le succès lui-même, et de tâcher d’en déterminer exactement la signification et la portée.
Sans doute, et nous le reconnaissons de grand cœur, la principale raison de l’enthousiasme que la tragédie de Lucrèce a excité est l’incontestable et saisissant mérite de plusieurs de ses parties. Cependant ce mérite qui suffirait, et au-delà, pour expliquer un succès ordinaire, ne nous paraît pas rendre complètement raison de l’étendue de celui que Lucrèce vient d’obtenir. Après avoir vu et lu ce drame, et y avoir admiré plusieurs morceaux et même plusieurs scènes d’une belle, forte et classique facture, nous ne pouvons pourtant admettre, avec quelques critiques trop oublieux ou trop partiaux, qu’on n’ait rien entendu d’égal au théâtre depuis vingt-cinq ans. L’auteur, par le choix d’un sujet dénué d’action, sans nœud, sans péripétie, et qui n’admet que dans une situation unique et prévue l’emploi très modéré de la terreur et de la pitié, a fait moins une véritable tragédie qu’il n’a tracé une bonne étude tragique. Libre à d’innocens aristarques de célébrer dans le succès de Lucrèce la résurrection de la défunte tragédie de 1810. Ni les beautés ni les défauts de la nouvelle pièce n’offrent un retour à cette forme ruinée et démantelée dès 1827. Les unités de lieu et de temps, même l’unité plus essentielle des mœurs et du style, n’y sont pas observées. Shakspeare et André Chénier ont laissé leur empreinte, l’un dans la naïve familiarité de plusieurs scènes d’intérieur, l’autre dans l’atticisme de quelques détails de versification et de langage. Ce n’est donc point à titre de tragédie jetée dans l’ancien moule que Lucrèce s’est concilié de si ardentes sympathies. Si pourtant on insistait, et qu’on voulut à toute force compter l’auteur de la tragédie nouvelle parmi les partisans de l’ancien régime littéraire, nous renverrions les obstinés à l’opinion textuelle que M. Ponsard a consignée, il y a trois ans à peine, dans un article de littérature inséré dans une revue provinciale et intitulé : De mademoiselle Rachel, de Corneille, de Racine et de Shakspeare. Si le jugement qu’on va lire sur les poètes de l’école impériale ne paraît ni bien neuf ni d’un tour bien délicat, il a, du moins à nos yeux, le mérite d’être net et péremptoire : « Il y a, disait M. Ponsard, quelque chose de tué à tout jamais ; c’est la friperie du bagage littéraire de l’empire, vieux galons dédorés, paillettes prétentieuses, mais sans éclat, ramassées par Chénier dans la facture flasque du vers de Voltaire, quand il n’était pas soutenu par le sentiment, et léguées encore plus usées par Chénier à ses continuateurs, jusqu’à ce qu’elles se soient ensevelies dans l’Arbogaste…[1]. »
On voit par cette citation que ce ne saurait être comme continuateur, encore moins comme admirateur des poètes de l’empire, que M. Ponsard a mérité d’être élevé sur le pavois. Il faut donc chercher à cette ovation un autre motif. — Ne serait-ce pas qu’on a cru voir dans Lucrèce le premier ou le plus habile essai de transaction entre les deux écoles ? Il y a plus de vérité dans cette assertion que dans la première. Le mélange de deux manières est manifeste d’un bout à l’autre de la pièce nouvelle. Nous ajouterons que la théorie du critique viennois concorde ici à merveille avec l’œuvre du poète. On lit la déclaration suivante dans l’article cité plus haut :
« … Il serait beau qu’un poète surgît qui corrigerait Shakspeare par Racine, et qui compléterait Racine par Shakspeare. En ce sens, l’école de M. Hugo a rendu à l’art d’importans services. Je ne parle pas des plats imitateurs qui sont toujours à la queue de toute création puissante… Sans doute on est allé trop loin, mais les excès sont inséparables de l’ardeur d’une révolution. Il fallait un coup de vigueur exagérée pour secouer les esprits engourdis. L’ébranlement a été donné, puis viendra la réaction, si elle n’est déjà venue ; puis la littérature, long-temps oscillante, se reposera dans les bienfaits de l’éclectisme. »
Nous ne voulons pas épiloguer sur les détails ni rechercher à quel point le repos est un régime bienfaisant pour la littérature. La seule chose que nous voulions induire de ce passage, c’est que la recherche d’un juste milieu poétique est depuis long-temps la préoccupation et le rêve de M. Ponsard. Faut-il attribuer à la mise en œuvre de cette théorie l’étonnante fortune de Lucrèce ? En partie sans doute. Néanmoins, bien avant que cette idée illuminât M. Ponsard, beaucoup de tentatives avaient été faites dans cette voie et exécutées avec plus ou moins d’habileté par plusieurs poètes contemporains, notamment par Népomucène Lemercier, et plus récemment par MM. Soumet, Lebrun, Ancelot et Casimir Delavigne. La critique de l’époque se montra peu favorable à l’introduction de ce genre composite. On nous pardonnera de rappeler sommairement ici les principales objections que nous opposâmes alors dans le Globe à ces essais de conciliation poétique : « Ce qu’on nomme éclectisme en philosophie, disions-nous à peu près, est une méthode large et de bon sens, qui, dans tous les systèmes, cherche le vrai et le met en saillie. L’éclectisme en critique est cette heureuse impartialité qui goûte le beau sous toutes les formes ; c’est ce cosmopolitisme d’intelligence qui admire à la fois Aristophane et Molière, Sophocle et Shakspeare, Homère et l’Arioste, Richardson et Rabelais, Michel-Ange et Callot ; c’est cette souplesse d’imagination qui se plaît à la lecture d’un roman chinois, d’une ballade allemande, d’une satire romaine ou d’un conte arabe. Chercher le beau, soit pour en jouir, soit pour mesurer le mérite en ce genre de chaque contrée, de chaque siècle, de chaque artiste, tel est l’éclectisme de la critique, ou plutôt, en ce sens, l’éclectisme est la critique même. Mais ce procédé, si favorable à la découverte du vrai et à la jouissance du beau, doit-il être recommandé comme méthode de création ? Emprunter partie d’un système et partie d’un autre, marier, par exemple, la grace parée de Racine à l’énergique nudité de Dante, tempérer les turbulentes et fantastiques bouffonneries d’Aristophane par la gaieté mélancolique de Molière, purifier la licence de Dancourt et de Collé par la chasteté de Térence, serait-ce une entreprise sensée et désirable ? L’éclectisme dans l’art, en aspirant à la fusion d’élémens hétérogènes, risque de n’opérer qu’une soudure imparfaite entre des qualités qui s’excluent ou se neutralisent. L’originalité implique l’unité. Toutes les grandes époques de création, tous les grands monumens de l’art nous l’attestent. C’est de l’homogénéité des œuvres que naît leur poésie et leur grandeur. Le Parthénon et l’Alhambra, les pyramides et la colonne trajane, le Cid et Othello, les Nuées et le Misanthrope, l’Andrienne et le Songe d’une nuit d’été, ne se touchent presque par aucun point. Que l’on admire les uns et les autres comme des jets francs et hardis de deux sources puissantes, rien de mieux ; que l’on goûte même les uns à l’exclusion des autres, passe encore. Mais qu’on ne nous demande pas d’admiration pour une poésie métisse et équivoque, privée de tout caractère propre, pour une poésie qui n’est qu’un double amoindrissement, et dont tout le secret consiste à abaisser deux grandes poésies pour les mettre à la portée d’une société qui s’affaisse. »
Cependant, malgré les protestations de la critique, plusieurs ouvrages, de valeur diverse, composés dans ce genre hermaphrodite, continuèrent à capter les suffrages des deux partis, faisant valoir auprès de l’un leur mâle énergie, auprès de l’autre leur pudique réserve. Quelques-unes même de ces tentatives se recommandèrent par d’incontestables mérites : Marino Faliero et Louis XI, par exemple, sont encore justement applaudis, et néanmoins ces deux pièces elles-mêmes n’ont pas causé, à leur apparition, un ébranlement comparable à celui que Lucrèce vient de produire. — Nous sommes donc forcés de chercher à l’enthousiasme qui a salué cette pièce une cause qui s’applique à elle d’une manière plus spéciale.
Je ne pense pas que la raison de ce prodigieux succès réside dans la création des caractères ni dans l’invention des incidens, et, en parlant ainsi, ce n’est point un reproche que j’entends adresser à l’auteur. Au contraire. Je le tiens pour très louable d’avoir compris qu’ayant à transporter sur la scène le fait simple et sublime de la mort de Lucrèce, cet austère épisode de la belle épopée populaire où Rome naissante imprima toute la gravité de son génie, il devait se bien garder de troubler par l’introduction d’incidens superflus la sévère ordonnance du vieux bas-relief romain. M. Ponsard n’a jeté dans l’ancienne et poétique légende qu’une invention qui lui appartienne, et quoique ingénieuse à plusieurs égards, cette fiction du poète entraîne pourtant après elle d’assez fâcheux inconvéniens. Nous l’avons dit ailleurs : on ne peut toucher, sans un grand péril, à ces poèmes tout faits que nous a légués l’antiquité. Rien n’est plus attrayant au premier coup d’œil, et, au fond, rien n’est plus difficile que de remanier et d’allonger pour la scène moderne les admirables et courtes légendes que le génie antique a consacrées. Ce qui fait le charme de ces sortes de sujets, leur grandeur morale et leur beauté poétique, est précisément ce qui les rend rebelles et ingrats comme matière de drames. Pourquoi ? C’est que leur perfection ne laisse place à aucun nouveau travail d’imagination. L’art a beaucoup à ajouter, beaucoup à retrancher, pour élever à la poésie un évènement encore prosaïque, tel qu’était, par exemple, avant Schiller, la mort de don Carlos ou celle de Wallenstein ; mais quand on se prend à un sujet que la poésie antique, et, à plus forte raison, que la poésie populaire a déjà élevé à l’idéal, il ne reste plus rien à inventer : le type existe ; il est immuable ; il est complet. En y portant la main, on a toujours à craindre de briser au lieu d’agrandir, de détruire en croyant créer. — M. Ponsard n’a pas entièrement évité cet écueil.
À la matrone laborieuse et pudique de l’ancienne Rome, à Lucrèce, il a opposé une femme livrée à la mollesse et aux désordres. Sextus[2], fatigué de l’amour de Tullie, convoite la conquête de Lucrèce, et, par cette double injure, il cause la mort de toutes deux. Jusque-là l’idée est belle, le contraste frappant : de plus, la jalousie, la honte, le désespoir de la faible femme délaissée jettent du mouvement, de l’intérêt, de la passion dans le drame ; mais par une complication que je ne puis approuver, l’auteur a fait de l’épouse infidèle la femme de Junius Brutus, et a altéré ainsi, comme à plaisir, la beauté traditionnelle de cette noble et sévère figure.
Forcé d’ajouter un épisode au récit de Tite-Live, pour atteindre la mesure voulue des cinq actes, M. Ponsard a pensé, et avec raison, qu’il valait mieux faire porter les altérations sur le personnage accessoire de Brutus que sur celui de Lucrèce, figure principale et sacrée dans laquelle résident toute la grandeur et toute l’originalité du sujet. Plusieurs des prédécesseurs de M. Ponsard ont pensé autrement. M. Arnaud, entre autres, avait cru pouvoir donner à Lucrèce une passion secrète et romanesque pour Sextus, suivant en cela une des plus fausses idées qui soient sorties de la tête de Jean-Jacques Rousseau, car le commensal de Mme d’Épinay avait, lui aussi, rêvé une Lucrèce. L’atteinte que l’auteur de la pièce nouvelle a portée au caractère de Brutus nous paraît d’autant plus regrettable qu’elle était moins nécessaire. N’y avait-il pas moyen, en effet, d’obtenir le contraste entre Lucrèce et Tullie, sans faire de celle-ci la femme de Brutus ? Le moindre défaut de cette conception est de rendre impossible cette autre belle tragédie qui est dans toutes les mémoires, cette tragédie qui complète et couronne celle de Lucrèce, la mort des enfans du consul. L’auteur, en prenant ce parti, n’a probablement eu d’autre dessein que de ménager une grande et noble scène conjugale entre Brutus et Tullie ; mais les reproches si amèrement dédaigneux que Brutus laisse tomber sur Tullie n’auraient rien perdu, ce me semble, de leur poignante ironie, si, au lieu de les adresser à sa femme, Brutus les eut adressés à une personne dont l’honneur lui eût été également sacré, à sa sœur, par exemple. Enfin, les traits principaux de la physionomie de Brutus ont-ils été bien fidèlement reproduits par M. Ponsard ? Le contraste de la folie simulée et de la raison a-t-il été bien rendu ? Brutus n’est-il pas, durant toute la pièce, trop parfaitement et surtout trop clairement raisonnable ? Pour ne pas apercevoir une aussi évidente sagesse, ne faudrait-il pas que Sextus fût lui-même insensé ? Ces clairs et imprudens apologues que Brutus décoche à tout propos, et qui lui donnent l’air d’Ésope à la cour, ne sont-ils pas, pour ses projets politiques, un masque d’une bien dangereuse transparence ? Enfin, dans la grande scène du dénouement, quand Brutus, saisissant le poignard, jure sur le corps de Lucrèce l’expulsion des Tarquins et révèle tout à coup Junius, sa transformation est-elle assez visible, sa métamorphose assez complète ? Le passage subit de l’imbécillité à la raison sublime, ce prodige qui souleva le peuple de Rome, et qui lie si étroitement le nom de Brutus à celui de Lucrèce, cette résurrection soudaine d’un esprit supérieur est-elle accusée par le poète avec assez d’éclat et de vigueur ? Nous ne le pensons pas.
Aux yeux de plusieurs critiques, le principal mérite de M. Ponsard est d’avoir eu la volonté et le talent de peindre l’ancienne Rome avec des couleurs vraiment romaines, et d’être parvenu à évoquer le génie intime et familier du vieux Latium. Je ne puis m’associer à cet éloge que dans une mesure fort restreinte. Oui, la tragédie de Lucrèce offre dans la simplicité du plan, dans la sévérité du style, dans la sobriété des ressorts, un caractère assez frappant d’antiquité. On sent que M. Ponsard a vécu dans une certaine intimité de la poésie ancienne, qu’il a foulé depuis l’enfance une terre à demi romaine, où le génie du peuple-roi est demeuré vivant et debout dans d’impérissables ruines ; on sent que l’auteur s’est studieusement exercé à prendre l’accent attique et latin. Nous trouvons la preuve de ces efforts honorables dans un assez grand nombre de pièces de vers un peu faibles, élégies, églogues, etc., imitées des anciens et insérées dans la Revue de Vienne. Nous avons surtout remarqué une pièce assez heureuse adressée à M. Delorme, le bibliothécaire, sur les monumens de la ville. Certes c’était là une excellente préparation pour M. Ponsard que cette vie laborieuse et retirée dans une tranquille province, au sein d’une petite colonie lettrée, tout occupée de vers et d’archéologie. Cependant, sauf un certain parfum général d’antiquité, nous ne trouvons dans Lucrèce qu’un bien faible sentiment historique. D’abord l’idée de faire revivre la société et la famille antiques, comme Walter Scott a fait revivre le moyen-âge, cette idée n’appartient pas à M. Ponsard ; elle n’appartient même pas, autant qu’on l’a dit, à notre siècle. Racine dans Britannicus se montre aussi grand peintre que grand poète, et Corneille dans les Horaces, sans aucune prétention archéologique, et par le seul accent de son mâle langage, nous transporte dans une Rome qui, bien qu’on en ait dit, n’est pas du tout castillane. M. Alexandre Dumas a tenté, il y a quelques années, la résurrection de la Rome impériale dans le drame de Caligula. Voilà pour la priorité. Quant à la justesse de l’exécution, elle est dans Lucrèce presque toujours fort imparfaite. L’auteur nous transporte, il est vrai, dans une atmosphère latine, mais ce n’est presque jamais dans celle des premiers siècles de Rome. Les mœurs qu’il peint, les arts qu’il suppose, les voluptés qu’il décrit, se rapportent à une civilisation de trois ou quatre cents ans plus récente. En voyant cette esclave venue d’Ionie qui charme les veillées de la femme de Collatin, on se croirait au temps des Métellus et des Sylla. Lisez les vers suivans, et dites si cette poésie n’est pas l’écho de Catulle, d’Ovide et de Properce, plutôt qu’une conversation antérieure de trois siècles à Ennius :
Sans doute il convient mieux…
De savoir discerner le plus fort à la lutte,
Le danseur le plus souple, et la meilleure flûte,
D’être la plus adroite au jeu de l’osselet,
De se blanchir le teint par l’usage du lait,
Afin d’entendre dire à la foule empressée
Qu’auprès l’ivoire est pâle et la neige effacée,
De sourire à propos à tout ce qui se dit,
Le corps demi-couché sur les coussins d’un lit,
Appelant le zéphir par les plumes mouvantes
Qu’autour de leur maîtresse agitent les servantes,
Et les cheveux livrés aux porteuses de fleurs,
Instruites dans le soin d’assortir les couleurs ;
Et je n’en connais point dans ce genre de gloire
Qui vous puisse, Tullie, enlever la victoire.
Mais vous parliez jadis de tout autre façon.
Si je m’en souviens bien, vous traitiez d’ames viles
Celles qui s’occupaient à des travaux serviles ;
Vous vouliez qu’une femme à vos regards charmés
Parût plus belle encor par des bains parfumés,
Par des tresses de fleurs nouant sa chevelure,
Par les attraits choisis d’une riche parure,
Et, laissant la quenouille à des doigts plébéiens,
Vécût pour les concerts et les gais entretiens.
Vous-même à vos discours ajoutant votre exemple,
La ceinture plus lâche et la robe plus ample,
Les cheveux oints, le front de myrte couronné,
Vous vous faisiez honneur du nom d’efféminé.
Vous goûtiez moins alors les mœurs de l’ancien âge…
Certes, voila des vers d’une facture heureuse et savante, des vers tout parfumés de l’élégie à demi grecque du siècle d’Auguste ; mais les mœurs que ces vers dépeignent et supposent sont les mœurs de Rome subjuguée par les délices de l’Asie. Il n’y a pas là un trait, pas un mot applicable au rude et grossier oppidum de l’an 245. Le caractère entier de Sextus, ce jeune voluptueux, j’ai presque dit ce petit maître romain, est taillé sur le patron des Gallus, des Jules César, des Marc-Antoine. Ce caractère est un anachronisme d’autant moins pardonnable, qu’il nous prépare moins à la brutalité sauvage de la catastrophe. Nous devons encore ajouter que M. Ponsard a évidemment emprunté l’idée de son Sextus à l’élégant Sabinus de M. Alexandre Dumas ; mais, dans Caligula, Sabinus est de son siècle, tandis que le sybarite Sextus est une impossibilité dans le sien. — Ce n’est donc pas, comme vous voyez, la vérité de la couleur historique qui a pu concilier à Lucrèce les suffrages des juges éclairés.
Enfin, nous arrivons à une partie de l’ouvrage qu’on a louée presque unanimement, au style. Plusieurs critiques, faisant bon marché de la contexture du drame, de la peinture des caractères, de la vérité historique, ont concentré toute leur admiration sur la langue et la poésie. Il est vrai qu’il y a dans Lucrèce de belles et frappantes qualités de style. Du premier coup, M. Ponsard a pris un rang distingué parmi nos écrivains en vers. Sa langue a de la netteté, de la précision, de la fermeté ; son vers est plein et flexible. On a dit à tort que sa versification formait un contraste avec celle que l’école actuelle a établie sur la scène. Il n’en est rien. M. Ponsard profite au contraire, et même très habilement, de toutes les libertés restituées à l’alexandrin par André Chénier, et transportées plus tard, avec tant de peine, dans le drame par MM. Alfred de Vigny et Victor Hugo. L’enjambement et la césure mobile sont très fréquens dans Lucrèce et y produisent le plus ordinairement de très heureux effets. Je cite au hasard :
— .......... Ô calme que j’ai fui,
Qui donc vous a fermé mon cœur ? n’est-ce pas lui ?
— Tu peux retraverser tes mers, ô Pythonisse !
— Je l’ai reçu. C’était un hôte. Ô malheureuse !
— Je m’éveille ; il avait une épée, et me dit.
Et ces vers, les derniers que prononce Lucrèce :
— Vous verrez à punir Sextus, et je l’approuve.
Moi, j’ai dit n’avoir pas craint la mort ; je le prouve.
Veut-on d’heureux exemples d’enjambemens ?
— Je n’aperçus plus rien alors… Mon assassin
Avait fui, me laissant un poignard dans le sein.
— Quand il sera besoin, à tes destns prospères
J’offrirai tout le sang que je tiens de mes pères :
J’offre ma patience en attendant. Reçois
Cette libation des affronts que je bois.
Et ce beau dialogue :
Je serai roi, vous dis-je, et vous, Lucrèce, vous
Quelquefois M. Ponsard va jusqu’à séparer par un vers l’adjectif de son substantif. C’est peut-être la coupe contre laquelle on s’est le plus récrié :
..........Ô puissant
Jupiter !
Comme mécanisme de versification, je n’ai, pour ma part, que des éloges à donner à Lucrèce ; mais, je dois le redire, sous ce rapport, l’auteur de la tragédie nouvelle n’a rien innové, rien modifié même. L’honneur d’avoir rétabli dans la langue ce vers perdu depuis Régnier revient tout entier à M. de Vigny, à M. Hugo, à M. Sainte-Beuve, à MM. Émile et Antony Deschamps.
Quant aux qualités générales du style de Lucrèce, nous avons dit qu’elles sont fort recommandables : nerf, précision, sobriété, ce sont là de grands mérites. Deux défauts, néanmoins, déparent ces avantages, l’absence d’unité et l’incorrection. Le style de Lucrèce, en effet, est un composé de deux trames distinctes, double emprunt fait, l’un à Corneille, ou, pour ne pas trop prodiguer les grands noms, à Rotrou, l’autre à la jeune muse d’André Chénier. Une partie de la pièce est écrite dans le rhythme rude et concis de l’école archaïque ; l’autre, au contraire, dans le mode élégant et souple de l’auteur de la Jeune Captive. On chercherait vainement entre deux un style qui fût celui de M. Ponsard. Je ne vois dans sa diction qu’un double pastiche, qui souvent, il est vrai, rappelle avec bonheur la manière de ses deux modèles.
Quant aux incorrections, elles sont nombreuses et, en général, de la nature la moins pardonnable. Nous demandons aux lecteurs les moins puristes ce qu’ils pensent des vers suivans :
Collatin vous ouvrit son seuil hospitalier
Et vous fit prendre place au foyer familier.
Ceux chers à mon mari me sont chers à moi-même.
— La maison d’une épouse est un temple sacré
Où même le soupçon ne soit jamais entré,
Et son époux absent est une loi plus forte
Pour que toute rumeur se taise vers sa porte.
— Lucrèce consumait, au sein d’obscurs travaux,
Un lustre de beauté qui n’a point de rivaux.
— Un feu qui semble mort couve sous une cendre.
— Il se tait, et chacun frémit dans une attente.
— N’importe en quel objet vous l’ayez résolu.
— .....C’était assez des fers de votre hymen,
Sans attacher le cœur comme le fut la main.
— Une telle grandeur sied à votre courage ;
Lucrèce, prononcez, et je vous la partage.
— ..........Par ce sang,
Le plus pur qui jamais coula chez une femme.
— Et toi, Rome, que j’aime et que souvent j’invoque,
Rome, à qui je médite une fameuse époque.
— ........Tarquin a déserté,
Comme un mauvais soldat, le camp qui le réclame,
Pour venir s’assurer des beaux yeux d’une femme.
Ce sont là purement et simplement des fautes de grammaire et de langue. Voici d’autres passages où à l’incorrection se joint la trivialité :
........Vous avez la gloire
D’affamer l’ennemi mieux qu’aucune victoire ;
Car vos repas guerriers sont conçus de façon
À couper vaillamment le vivre et la boisson.
Le courage à ce compte a dérangé son centre,
Et le cœur aujourd’hui se loge dans le ventre.
— ...Le sénat, ce vieillard impuissant,
Est purgé des humeurs qui lui chauffaient le sang.
— Si bien que nos cerveaux, chauffés à l’unisson,
Moitié par les discours, moitié par la boisson.
Encore la boisson ! c’est un terme de cabaret.
D’un objet plus pressant mon ame est toute pleine,
Et ton zèle y sera bien mieux utilisé
Qu’à poursuivre le fil d’un complot supposé.
M. Ponsard crée aussi quelquefois de nouvelles acceptions :
.....Eh ! laissez là mon nom,
N’en prenez pas souci quand j’en fais abandon.
Vous en aviez jadis l’ame moins occupée,
Et vous ne l’invoquez que comme une échappée.
Une échappée ! apparemment pour dire un moyen évasif ! Serait-ce une expression provinciale ?
La rime amène aussi des locutions bien impropres :
Ces abus de pouvoir sont les plus odieux ;
Car, d’un même danger instruisant tous les yeux,
Révoltant de chacun les entrailles intimes,
Ils forcent tous les rangs à plaindre leurs victimes.
—..........Vos esclaves
Filent pour votre époux des robes laticlaves.
Jamais le laticlave des sénateurs romains n’a été employé comme adjectif.
Faut-il donc que vos yeux s’usent toujours baissés
À suivre dans vos doigts le fil que vous tressez ?
Tresser n’indique point l’action à laquelle on nous montre Lucrèce occupée. Elle ne tresse ni ne tisse ; elle filait, nebat, comme a si bien dit Ovide dans les Fastes.
........Habitués aux cieux,
Un amour souterrain n’attire pas vos yeux.
Cette inversion est tout-à-fait contraire au génie d’une langue privée, comme la nôtre, du lien des désinences.
Nous pourrions aisément allonger cette liste ; mais à quoi bon ? M. Ponsard montre, sans contredit, d’heureuses qualités de style. Nous n’avons nulle envie de le contester. Seulement, il est encore bien loin, comme on voit, de posséder, je ne dis pas la pureté classique, mais la stricte correction grammaticale. — Ce n’est donc pas dans la perfection extraordinaire du langage que se trouve, comme on l’a dit, la raison de la mystérieuse fortune de cette pièce.
Cette fois enfin nous touchons au terme de notre tâche. Nous avons discuté, une à une, toutes les causes intérieures et directes qui semblent avoir déterminé la faveur passionnée du public pour Lucrèce, et aucune de ces causes, après mûr examen, ne nous a paru suffire pour expliquer ce que cet évènement offre de singulier. Nous avons examiné avec le même soin les raisons extérieures que quelques critiques ont mises en avant, et nous ne les avons pas trouvées mieux fondées. Nous avons remarqué avec plaisir que les applaudissemens prodigués à Lucrèce, ne remettent nullement en question les libertés de forme acquises au drame moderne, non plus qu’aucune des modifications savantes qui nous ont rendu, en le perfectionnant, le libre et souple alexandrin du XVIe siècle.
Après avoir successivement éliminé les insuffisantes solutions du problème que nous nous sommes posé, le moment est venu de dire quelle est, suivant nous, la grande, la principale raison de l’évènement qui nous occupe. Voulant être utiles, nous serons francs et clairs. Il nous semble donc qu’en cette circonstance le sentiment public ne s’est prononcé avec tant d’énergie que parce qu’il a rencontré dans le sujet, dans l’esprit général et dans l’exécution de la tragédie de Lucrèce, une sorte de contraste inattendu avec les défauts qui le blessent dans la plupart des drames de l’école actuelle. C’est une réaction, non contre la liberté, non contre la forme, mais contre l’esprit et les tendances du drame moderne.
En effet, la vieille légende de Lucrèce qui, en toute autre circonstance, n’aurait paru qu’un thème de tragédie étroit et usé, s’est trouvé offrir à M. Ponsard l’inappréciable avantage de former le contraste le plus complet avec les passions, les incidens, les combinaisons qui pèsent sur la scène depuis dix ans, et dont le public commence à se fatiguer. Dans Lucrèce, action, mœurs, caractères, tout est simple, régulier, naturel ; l’impression que le spectateur emporte de la représentation est honnête, probe, élevée ; on assiste à une catastrophe de famille, terrible, mais fortifiante et exemplaire ; l’enseignement qui en ressort est clair, sans ombre, sans équivoque. Rien (il est triste de le dire) ne diffère davantage des impressions que produisent généralement les convulsions du drame moderne.
J’admire profondément la force et la hardiesse empreintes dans les principales compositions des maîtres de la nouvelle école ; mais le regrette en même temps, pour eux et pour nous, qu’ils semblent s’être voués exclusivement à la peinture des mœurs, des passions, des caractères exceptionnels. Ce qu’ils se plaisent à reproduire, ce n’est pas, comme tous les grands dramatistes de tous les pays, comme Sophocle, comme Shakspeare, comme Plaute, comme Schiller, la vie humaine dans son développement simple et régulier ; ce n’est pas l’homme tel que nous le montrent le monde et l’histoire : ce qu’ils recherchent, ce qu’ils affectionnent, c’est l’irrégularité, la singularité, l’exception. Ce qu’ils nous offrent sans cesse, ce sont des anges, des démons, des géans, jamais nos frères, jamais nos semblables. Certes le temps, la liberté, la faveur publique, n’ont pas manqué au drame moderne. Depuis plus de dix ans, il occupe la scène en souverain. Déjà cette école a produit, non pas, à Dieu ne plaise ! tout ce qu’on est en droit d’espérer d’elle, mais une partie notable des œuvres qui doivent établir sa place dans l’avenir. Hernani, Marion de Lorme, Antony, le Roi s’amuse, Chatterton, la Tour de Nesle, Angèle, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Mademoiselle de Belle-Isle, Ruy-Blas (je réunis et mêle à dessein des œuvres de mains et de valeur diverses), forment un imposant ensemble dont la valeur esthétique et morale est dès à présent appréciable. Eh bien ! je le demande, dans laquelle de ces pièces l’homme et la société sont-ils peints d’après les lois régulières et constantes de leur nature ? Tous ces drames, en y comprenant même le plus simple et le plus naturel de tous, Chatterton, reposent ou sur des faits, ou sur des passions, ou sur des caractères, ou sur des situations de la nature la plus anormale. Je sais que M. Alexandre Dumas se félicite avec une parfaite bonne foi, dans une de ses préfaces d’avoir fait dans Antony une œuvre de sentiment, et dans Angèle un tableau de mœurs ; mais, au risque d’avoir l’air de revenir d’un autre monde, je ne puis admettre qu’au milieu de la société où nous vivons une jeune fille dans la situation d’Angèle soit autre chose qu’une infiniment rare exception. D’ailleurs je ne suis pas assez peu sensible aux délicatesses de l’art et au mérite littéraire pour ne pas rendre pleine justice à tout ce qu’il a fallu de souplesse d’esprit et de ressources pour rendre acceptables au théâtre des données aussi scabreuses et heureusement aussi en dehors de la vérité commune que celles d’Antony, d’Angèle, de Teresa et de la Tour de Nesle. Il est bon, sans doute, comme gymnastique dramatique, que quelques-unes de ces pièces aient été faites ; cependant, comme système définitif, il serait profondément regrettable (et le public paraît commencer à être de cet avis) que des écrivains d’une aussi grande puissance scénique, et qui ont devant eux encore tant d’avenir, n’appliquassent pas leurs larges facultés à un genre d’observation plus élevé, plus général, et, si on l’ose dire, plus humain.
Je comprends et j’admire l’idée dans laquelle a été conçue Marion de Lorme. Montrer que l’amour est un sentiment d’une essence si vivifiante et si sublime, qu’il suffit pour purifier et réhabiliter même une courtisane, c’est là une magnifique et touchante hyperbole. Toutefois c’est encore là un cas bien particulier, bien étranger, même à la vie passionnée ; c’est une situation tout exceptionnelle et mystérieuse, à laquelle on ne peut croire et compatir que sur la foi de l’imagination ou le témoignage du poète. Au reste, le seul reproche que je fasse à Marion de Lorme, c’est d’avoir été pour M. Victor Hugo le point de départ et le germe d’une théorie qu’il a portée aux dernières limites dans le Roi s’amuse, dans Lucrèce Borgia, dans Ruy-Blas, mais dont il est heureusement sorti dans les Burgraves ; je veux dire l’accouplement dans un même personnage de deux élémens contraires, dont l’un est destiné à illuminer l’autre, et qui souvent tous deux s’entr’obscurcissent. Ainsi M. Hugo voulant, dans le Roi s’amuse, atteindre à la plus haute expression possible de la paternité (comme, dans Marion de Lorme, il avait cherché la plus sublime expression de l’amour), prend dans la lie de la société la créature la plus difforme, la plus dégradée, la plus vile ; puis il lui jette une ame, lui donne un cœur de père, et, par le développement le plus vrai, le plus entraînant, le plus poétique du sentiment paternel, s’efforce de faire que l’être petit devienne grand, que l’être hideux devienne beau, que Triboulet enfin devienne sublime. M. Hugo a-t-il opéré ce prodige ? Plusieurs le nient ; moi, je l’accorde au moins en partie. Oui, rien n’est plus éloquent, plus passionné, plus touchant que Triboulet devant sa fille, belle et chaste enfant d’abord, puis perdue, puis morte. L’effet, pourtant, est-il proportionné à tant de labeurs ? Le sublime, au lieu d’avoir grandi, n’a-t-il pas décru, par le contact de l’ignoble ? La difformité du bouffon n’a-t-elle pas rejailli sur la beauté du père ? Que n’auriez-vous pas accompli de parfaitement beau avec la moitié seulement de la force que vous avez dépensée dans cette lutte ingrate ! Et, en fin de compte, Triboulet, si beau que la paternité le fasse, espérez-vous qu’il demeure un de ces types de l’amour paternel sur lequel la pensée de l’avenir se reposera, comme la nôtre aime à se reposer, après deux mille ans, sur Œdipe et sur Antigone ? Lucrèce Borgia sera-t-elle jamais l’idéal de la maternité ? Avec dix fois moins de dépense de talent, vous pouviez créer des types mille fois plus beaux, parce qu’ils eussent été uns et complets, des types dignes de se placer, dans l’imagination des hommes, entre Œdipe et Niobé, Cordelia et le roi Lear.
Mon Dieu ! je ne demande pas au poète l’unité de type complète et absolue. Ce serait, je le sais, vouloir revenir aux pures abstractions classiques. Mais entre l’unité nuancée et les stridentes antithèses que nous déplorons, il y a un monde. Est-ce que tous les grands types de beauté dont l’art conservera éternellement le souvenir ne sont pas conçus dans un système d’unité ? Voyez Chimène, Pauline, Phèdre, Ophélia, Desdémona, Juliette, Marguerite, Hamlet, Rodrigue, Roméo. N’est-ce pas l’unité de ces figures qui les a gravées si aisément dans toutes les ames ? Je vois dans la nature, et j’admets dans l’art, le voisinage de la laideur et de la beauté ; j’accepte le grotesque à côté du sublime, Ariel auprès de Caliban ; mais je souffre quand je vois ces contrastes associés violemment dans un même personnage. Mêlez Ariel à Caliban ; qu’en sortira-t-il ? Assurément ce ne sera pas un être humain. Dans le nombre infini des types créés par Walter Scott, j’en vois bien quelques-uns formés par le procédé des contrastes ; seulement, le grand artiste use toujours de ce mode de création avec mesure et ne place guère de telles figures au premier plan.
Ô Poète ! vous avez la religion de votre art : vous voulez que la poésie au théâtre soit une haute leçon, une voix puissante, une conseillère auguste. C’est bien : mais prenez garde ; vous courez, malgré vous, le risque d’avilir le sentiment noble en l’associant au sentiment bas. Vous n’avez pas profané l’amour en nous le montrant accessible au cœur de Marion ; non, j’en conviens. Cependant êtes-vous bien sûr de n’avoir pas malgré vous, ajouté une fleur pudique au bouquet de la courtisane ? Je n’oserais, pour ma part, affirmer que l’amour maternel n’ait pas perdu quelque chose de sa sainte beauté en passant par l’ame exécrable d’une empoisonneuse, en touchant au cœur de Lucrèce Borgia. Il y a péril pour tout sentiment pur à être exposé à de tels contacts. En nous montrant, dans Ruy-Blas, un laquais aux genoux d’une reine, avez-vous ennobli le laquais ? Cela est douteux ; il est plus certain que vous avez abaissé la femme et la reine. Doué, comme vous l’êtes, d’aussi énergiques facultés pour émouvoir les masses, d’où vient que, devant vos plus admirables créations, l’ame du public s’ouvre rarement tout entière ? d’où vient qu’elle hésite à se livrer ? Pourquoi la moitié de la salle bat-elle des mains pendant que l’autre moitié se tait ou murmure ? C’est que vous avez voulu que votre pensée eut presque toujours deux aspects ; c’est qu’une des deux moitiés de vos personnages nuit à l’autre ; c’est que vous aimez à employer à la fois le mors et l’éperon ; c’est que vous nous lancez et nous retenez en même temps. Vous faites sans doute, en agissant ainsi, preuve de grande vigueur, cavalier puissant et volontaire ! mais aussi ne vous étonnez pas si parfois le coursier se cabre et regimbe. — Voyez un peu ce qui se passe à Lucrèce.
Devant cette page presque aussi simple qu’un tableau de David, devant cette peinture antique d’un dessin froid et sévère, devant cette action que l’on sait par cœur depuis l’enfance, devant ces conversations longues, calmes, mais naturelles et sensées, devant ce drame sans complication, sans mystère, et, pour tout dire, sans beaucoup d’ame ni beaucoup d’art, le public s’émeut cependant ; il semble respirer avec joie un air salubre ; il semble se plaire à voir agir et penser devant lui des créatures de son espèce ; il éprouve une satisfaction naïve à quitter les ronces du sentier obscur, les pierres de la route de traverse ; il est heureux de rentrer dans la grande et large voie de l’art et de l’humanité.
Le succès de Lucrèce n’a pas d’autre sens.
M. Alexandre Dumas, il y a quatre ou cinq ans, nous a montré aussi, dans Caligula, des Romains, et même des Romains beaucoup plus de leur pays et de leur temps que ceux de M. Ponsard. Il les a encadrés dans une action intéressante et bien conduite. Cependant Caligula n’a eu qu’un succès modéré. C’est qu’en choisissant pour la principale figure de son drame le premier des empereurs frappé de cette épidémie de démence qui devint depuis le mal impérial, M. Dumas ne sortait pas du cercle des types excentriques et des passions forcenées. Caligula, c’était toujours Antony, toujours Buridan ; c’était toujours le monstrueux, toujours le surnaturel, jamais la vérité, jamais l’homme.
Que l’école nouvelle ne se fasse donc point d’illusions : ce qui se passe chaque soir au parterre de l’Odéon est un commencement d’émeute, un essai de rébellion. Cette demi-hostilité de la foule doit donner à réfléchir à qui de droit. Plus le motif, ou plutôt le prétexte de l’émotion est faible et peu grave en soi, plus le pronostic est alarmant. Quelqu’un a eu tort, en 1812, de ne pas tenir plus de compte des facilités que rencontra l’échauffourée de Mallet. Il n’y a pas dans l’art de légers indices : l’œil du poète doit être aussi clairvoyant que celui des augures à qui suffisait le vol d’un oiseau.
Il résultera encore du succès de M. Ponsard une leçon et un exemple qui seront utiles, nous l’espérons, à cette foule de jeunes et présomptueux écrivains qui, pressés d’escompter les premiers germes de talent qu’ils sentent en eux ou qu’ils y supposent, s’abattent par volées sur Paris, cet immense atelier de romans, de feuilletons, de traductions, de drames, espérant prendre, en se jouant, leur part de la curée à laquelle l’industrialisme convie la littérature. Peut-être cette jeunesse spirituelle et fourvoyée, en voyant un ouvrage sérieux, conçu loin du tourbillon parisien et exécuté dans le silence d’une ville de province, s’élancer de prime saut à une vogue populaire, et dominer, d’une incommensurable hauteur, leurs frivoles improvisations, leurs ébauches hâtives, leurs volumes faits aux ciseaux, peut-être, dis-je, en comparant les résultats de ces deux procédés comprendront-ils qu’ils n’ont pas fait le meilleur choix, et qu’il y a folie à demander à l’art de grands succès sans préparation et à l’esprit de vrais chefs-d’œuvre sans travail. Pour moi, ce qui me fait bien augurer de l’avenir poétique de M. Ponsard, ce sont précisément les études longues et diverses qu’il s’est courageusement imposées. Outre des pièces assez nombreuses dans le mode de l’élégie ancienne, nous trouvons en feuilletant le Viennois et la Revue de Vienne des essais dans les genres les plus opposés : Pierre et Marie, nouvelle ; la Rose blanche, autre nouvelle ; une Clef d’or n’ouvre pas toutes les portes, proverbe ; Cogi-Hassan ou la princesse Bredoul-Badoul, conte persan, et d’autres opuscules, qui ne sont pas des chefs-d’œuvre, mais dans lesquels M. Ponsard cherchait laborieusement sa vocation. Nous trouvons aussi des tirades imitées de Shakspeare, entre autres, la scène des adieux de Roméo et Juliette. Et ce n’est pas tout : M. Ponsard avait voulu lutter contre le dernier barde de l’Angleterre ; il avait traduit en vers le Manfred de lord Byron ; il avait même fait imprimer ce travail qui devait paraître chez le libraire Gosselin en 1837, lorsque, par un scrupule bien honorable et bien rare de nos jours, le jeune poète craignit de n’avoir pas fait assez bien et ne permit pas la publication. Nous avons pourtant sous les yeux un exemplaire du livre et nous devons déclarer que Manfred laissait pressentir plusieurs des qualités que nous avons retrouvées dans Lucrèce. La partie lyrique, il est vrai, n’est pas exempte de sécheresse ; mais le grand vers offre souvent les deux principaux mérites de M. Ponsard, la clarté et la simplicité. Dans une pièce de vers recueillie par la Revue de Vienne, M. Ponsard a célébré cette dernière qualité du style. Nous pensons qu’on ne lira pas sans plaisir les derniers vers de ce morceau, où l’auteur expose la théorie à laquelle il s’est noblement conformé :
Le fard peut rajeunir la vieillesse ridée,
Mais il déflorerait la jeune et fraîche idée :
En elle tout est beau de sa propre beauté ;
Elle n’a pas besoin d’ornement emprunté.
Quand Phidias sculptait ses divines statues,
Il ne les drapait pas, mais il les faisait nues.
L’homme était sans parure au temps de sa grandeur ;
C’est en quittant l’Éden qu’il apprit la pudeur.
Ainsi la poésie. Alors qu’on la fait grande,
Il ne faut pas couvrir son corps d’une guirlande.
Les fleurs, sans les orner, cacheraient ses appas.
Quand on veut les cacher, c’est qu’ils n’existent pas.
À mon avis, enfin, les grands mots et l’emphase
Ne sont que faux brillans sous lesquels on l’écrase.
Si c’est par cet endroit qu’un auteur doit briller,
Cette gloire est facile au plus mince écolier.
Le vrai génie est simple et sa muse se pique
Moins de l’expression que du sens poétique.
Ô sainte poésie ! ô ma divinité !
Je ne montrerai plus ta chaste nudité.
Je garderai pour moi désormais ton idole,
Sans l’exposer aux yeux de la foule frivole.
Si j’avais eu ma force égale à mon désir,
À ton culte j’aurais consacré mon loisir.
J’aurais voulu te mettre, idole bien-aimée,
Plus haut que tout nuage et que toute fumée ;
Mais plutôt que de voir un ignorant mépris,
J’aime mieux te briser et cacher tes débris.
Nous ne savons si M. Ponsard ne fait pas, dans ces derniers vers, allusion à la suppression volontaire de son poème de Manfred.