La Situation de la Turquie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 833-869).
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LA
SITUATION DE LA TURQUIE

II.[1]
LA POLITIQUE PERSONNELLE ET LE DÉSORDRE ADMINISTRATIF ET FINANCIER.


I.

En exposant, dans une précédente étude, la politique actuelle de la Turquie, je me suis toujours servi des expressions : la politique d’Abdul-Hamid, les projets d’Abdul-Hamid, les expériences et les illusions d’Abdul-Hamid ; j’ai pris soin de ne jamais employer la vieille formule : la Porte ottomane. En effet, la Porte n’existe plus : c’est même là le trait essentiel, le caractère principal du régime sous lequel vit en ce moment l’empire ottoman. Avant Abdul-Hamid, le pouvoir du sultan était absolu sans doute, mais il s’exerçait au moyen de ministres qui avaient un rôle actif dans le gouvernement, dans l’administration, dans la conduite des affaires intérieures et extérieures. Il n’en est plus ainsi aujourd’hui. Les ministres ne sont que de simples commis chargés d’exécuter sans les discuter les ordi-es du souverain ; ils sont moins que cela encore, car souvent a volonté d’Abdul-Hamid passe par-dessus leurs têtes et s’exerce par d’autres instrumens qu’eux. Il leur est interdit de prendre la moindre résolution. Tout part du sultan, tout aboutit à lui. La Sublime-Porte est toujours sublime, mais elle n’est plus que cela. On sait que le mot de vizir, emprunté à la langue arabe, veut dire « portefaix. » L’étymologie est restée, le sens a disparu. Le grand-vizir actuel ne porte rien sur ses épaules ; tout le poids de l’empire repose sur celles de son maître. De là vient qu’Abdul-Hamid a usé, depuis le commencement de son règne, un nombre si considérable de ministres et de ministères. Si effacés qu’ils fussent, les hommes qu’il a appelés tour à tour au pouvoir avaient des idées personnelles ; quelques-uns d’entre eux poussaient même l’impertinence jusqu’à avoir tout un système de gouvernement, tout un plan de réformes qu’ils étaient assez prétentieux ou assez naïfs pour vouloir appliquer. Abdul-Hamid n’a pu s’accommoder d’aucun d’entre eux. Ni Midhat-Pacha, ni Khérédine-Pacha, ni Sadig-Pacha, ni Safvet-Pacha, ni Kadri-Pacha, ni bien d’autres de moindre importance, n’ont su jouer ce rôle de cire molle sur laquelle le sultan imprimait son cachet. On est surpris, en se promenant à Constantinople, de la quantité extraordinaire d’altesses qu’on y rencontre. Qui est-ce qui n’a pas été plus ou moins grand-vizir pour une année, pour un mois, pour une semaine ou pour un jour ? Aussi est-ce une précaution sage, lorsqu’on se présente dans une maison turque, de demander à la personne qui vous y conduit s’il faut traiter d’excellences ou d’altesses les personnes qu’on doit y rencontrer. Au milieu de tant de vizirs en disponibilité, une erreur est si vite commise ! Abdul-Hamid a essayé tous les hommes de son empire avant d’en rencontrer un qui eût assez de souplesse pour être constamment le reflet de sa pensée personnelle, qui se montrât assez malléable pour n’offrir jamais sous sa main l’apparence d’une résistance. Il y est arrivé enfin. Le grand-vizir actuel est loin d’avoir une intelligence vulgaire et un esprit étroit. Il est doué, au contraire, d’une habileté remarquable et, — chose bien rare en Turquie, — d’une activité prodigieuse. De plus, il est honnête, et depuis qu’il est au pouvoir, — chose plus rare encore en Turquie, — on ne l’a jamais surpris en faute. à cet égard. Mais tout ce qu’il a d’esprit, d’initiative et de caractère, il ne l’emploie qu’à suivre sur le visage d’Abdul-Hamid les moindres pensées du maître, qu’à de jouer les intrigues de ses adversaires, qu’à se maintenir, à force de docilité, en un poste d’où la plus légère velléité, je ne dis pas d’indépendance, mais de volonté individuelle, risquerait de le faire tomber. Il n’exerce aucune influence sur les affaires publiques, que le sultan étudie et règle seul suivant ses fantaisies absolues. Il n’a même point d’autorité dans son propre ministère, où il se sent surveillé par une nuée d’espions prêts à saisir pour le perdre jusqu’à un signe imperceptible d’individualité. On lui a fait quelquefois l’honneur de lui attribuer une part dans la conduite de la politique intérieure ou extérieure de l’empire ; on s’est trompé. Tout ce qui s’est fait en Turquie depuis la chute de Midhat-Pacha est l’œuvre du sultan. Dans ces dernières années surtout, l’action d’Abdul-Hamid est devenue prépondérante, unique. C’est lui qui a combiné et dirigé les entreprises diplomatiques ainsi que les manœuvres peu diplomatiques au moyen desquelles le gouvernement turc a essayé d’échapper aux prescriptions du traité de Berlin. Il en est l’auteur incontestable et incontesté. Loin de disposer des destinées de son pays, Saïd-Pacha ne dispose ni d’un détail quelconque de l’administration qui lui est directement confiée, ni ne peut prendre aucune résolution, si secondaire qu’elle soit, sans l’autorisation ou plutôt sans l’ordre du sultan.

Ce qui serait une qualité chez un homme d’état ordinaire, chargé d’une branche restreinte des services publics, chez un gouverneur de province, chez un ministre spécial, devient chez Abdul-Hamid le plus grave des défauts. L’empire ottoman a beaucoup souffert des vices de souverains uniquement occupés de leurs plaisirs et n’hésitant devant aucune dilapidation pour satisfaire des fantaisies de plus en plus dispendieuses. C’est un mal d’un genre bien différent qui risque de l’emporter aujourd’hui. Abdul-Hamid n’a aucune des folles passions de ses prédécesseurs ; il est personnellement économe, sa vie est des mieux réglées ; le seul excès qu’il commette est l’excès de travail. Enfermé dans un kiosque de médiocre dimension, Yldiz-Kiosk, qu’il a préféré à tous les palais parce qu’il s’y trouve ou qu’il s’y croit plus en sûreté, son luxe est des plus modestes. Ses distractions se bornent à des promenades à cheval dans les allées de son parc, qui est d’ailleurs magnifique. Abdul-Hamid est un excellent cavalier. Le vendredi, lorsqu’il se rend à la mosquée, on est frappé de sa bonne tenue, de sa tournure élégante. Petit, maigre, nerveux, remarquablement brun, ses traits effilés ne manquent ni de finesse ni de distinction. Ce sont plutôt ceux d’un Arménien que d’un Turc. Rien qu’à le voir on devine qu’il ne passe pas sa vie dans la mollesse. Son œil inquiet semble scruter tous les recoins où pourrait se cacher un assassin ; l’expression de fatigue, mais non d’énervement, qu’on remarque sur son visage indique l’effort constant de l’esprit, la tension perpétuelle de la volonté. Je ne sais quoi de fixe et d’un peu troublé trahit le dérangement mental auquel n’échappe aucun des membres de la famille d’Othman. Personne n’ignore que la monomanie de la peur est devenue chez lui une véritable maladie. Quoique naturellement assez doux et d’un commerce agréable, la terreur l’a rendu souvent cruel. Persuadé que l’assassinat le menace sans cesse, il est prêt à tout faire pour effrayer ses ennemis et pour déjouer les projets qu’il leur prête. Il n’est pas facile de démêler ce qu’il y a de vrai ou de faux dans les bruits qui ont couru à Constantinople au sujet de la manière dont il a conduit l’enquête sur la mort d’Abdul-Aziz ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que cette enquête, ordonnée par lui sous l’impression du meurtre de l’empereur de Russie, n’a été dans sa pensée qu’un moyen de prévenir, par des exemples éclatans, toute imitation à Constantinople de ce qui venait de se passer à Saint-Pétersbourg. Les rancunes personnelles sont chez lui implacables parce qu’elles naissent d’un sentiment de crainte toujours éveillé. Il a saisi le prétexte de la mort d’Abdul-Aziz pour se venger d’hommes qu’il redoutait. Persuadé qu’il trouvera d’autres prétextes pour se débarrasser de toutes les personnes qui lui sont suspectes, il accusera les uns de concussion, les autres de complot, et tout en ménageant ce qu’il prend pour les formes extérieures de la justice, il donnera au monde le spectacle de nombreux attentats judiciaires. Yldiz-Kiosk est entouré de véritables fortifications ; des milliers de soldats, les meilleures troupes de l’empire, l’admirable garde impériale, dont chaque homme a fait plusieurs campagnes, sont campés autour de ces murailles préservatrices, où le sultan reste volontairement enfermé. Il en sort une fois par semaine seulement et durant une heure, le vendredi, pour se rendre à une petite mosquée qui n’en est séparée que par quelques mètres. Abdul-Aziz changeait chaque semaine de mosquée ; il n’hésitait pas à traverser le Bosphore et la Corne d’or, à parcourir, au milieu d’une foule nombreuse, les places et les rues de Constantinople. Abdul-Hamid ne s’expose jamais à un péril aussi grave. C’est à peine s’il s’éloigne de quelques pas d’Yldiz-Kiosk. Sa prison est belle, mais c’est une prison dont le plus terrible des geôliers, la peur, ne lui permettra jamais de s’évader.

Menant la vie que je viens de décrire, il est évident qu’Abdul-Hamid ne peut faire que de deux choses l’une : ou se livrer, à l’exemple des souverains classiques de l’Orient, à d’incessantes débauches, ou s’occuper du gouvernement de son empire. Son esprit appliqué et son tempérament modéré lui ont fait choisir ce dernier parti. Le trait distinctif, je le répète, du régime actuel de la Turquie, est la suppression de la Porte et le gouvernement direct par le souverain. On s’expliquerait sans peine qu’ayant des vues personnelles et la volonté très arrêtée de les faire prévaloir, Abdul-Hamid prît la direction de la politique et donnât à ses ministres les indications générales que ceux-ci seraient ensuite chargés de faire passer dans la pratique administrative. Mais il ne s’en tient pas là ; il prétend régler lui-même jusqu’au moindre détail ; non-seulement il décide si telle ou telle province doit être donnée à tel ou Ici pays, ce qui est de son rôle et de sa compétence, mais c’est encore lui qui prononce sur l’emploi qui doit être fait d’une somme minime à une extrémité quelconque de rem{)ire, ou sur la manière dont on tranchera le plus léger différend administratif, soit en Asie-Mineure, soit aux bords du Golfe-Persique. À l’époque où j’étais à Constantinople, on racontait fort sérieusement qu’il venait de faire transporter à Yldiz-Kiosk le dossier de dix-huit mille affaires et qu’il avait déclaré qu’aucune ne serait résolue sans qu’il l’eût examinée. Il n’y a plus d’archives dans les ministères, elles sont toutes à Yldiz-Kiosk, et il faut rendre cette justice à Abdul-Hamid, qu’elles y sont mieux tenues qu’elles ne l’ont jamais été dans aucun ministère. Il a tout vu, tout classé, tout arrangé par lui-même. De quelque sujet qu’on vienne l’entretenir, il trouve aussitôt dans ses cartons, sans longues recherches, sans tâtonnemens, les pièces qui s’y rapportent. C’est l’ordre d’un notaire ou d’un avoué. Lorsqu’il donne audience, il aime à recevoir, paraît-il, dans une salle où un certain nombre de papiers sont rangés sur les tabourets et sur les coussins. Il a la coquetterie du travail comme ses prédécesseurs avaient celles de la mollesse et de la toute-puissance. Mais cette coquetterie n’a rien d’emprunté ; elle répond à la réalité. Dès l’aube, Abdul-Hamid est à l’œuvre, et l’on affirme qu’il prolonge ses veillées laborieuses jusqu’à une ou deux heures du matin. Aussi tout se fait-il par iradés impériaux. Les ordres ministériels n’existent plus. Le sultan se plonge dans les grandes affaires et se noie dans les petites. Aucune ne rebute son esprit appliqué, minutieux, infatigable. Pour donner une idée des soins infimes où il descend, je raconterai une histoire qui n’est point un conte d’Orient, mais une véritable histoire, où il n’y a pas la plus légère invention. Un ambassadeur, auquel on avait servi à Yldiz-Kiosk du lait et des petits pains particuliers qui se fabriquent dans la demeure du sultan, avait déclaré, — peut-être par politesse, — qu’il les trouvait excellens. Abdul-Hamid est plein de prévenances pour les ambassadeurs et de politesse pour tout le monde ; c’est le premier des sultans qui, rompant avec la vieille étiquette orientale, se soit fait une loi d’être galant envers les femmes et aimable envers les hommes. Aussitôt il rédige et signe un iradé ordonnant d’envoyer tous les jours à l’ambassadeur du lait et des petits pains pareils à ceux dont celui-ci avait loué le goût. Quelques mois après, l’ambassadeur étant parti en congé, on fit prévenir de l’ambassade qu’il était inutile de continuer les envois. Quelle fut la réponse des serviteurs d’YIdiz-Kiosk ? « C’est impossible ! Il y a un iradé impérial qui nous oblige à envoyer le lait et les petits pains. Pour cesser de le faire, il faudrait un autre iradé ; or le sultan a tant d’affaires à examiner qu’avant que celle-ci arrivât sous ses yeux, l’ambassadeur aurait le temps de revenir et qu’on lui couperait les vivres juste au moment où il pourrait en profiter de nouveau. »

Je répète que ceci n’est point une légende, et que c’est encore moins un fait exceptionnel. Voici à peu près comment les choses se passent en Turquie. Les ministres ne sont rien par eux-mêmes, mais, réunis à Yldiz-Kiosk, sous les yeux du sultan, ils forment une sorte de petit parlement qui fait des lois, rédige des règlemens, décide de tous les intérêts publics. Les résolutions de ce petit parlement n’ont force exécutive que lorsqu’elles ont été sanctionnées par Abdul-Hamid sous la forme d’un iradé. Pour introduire une affaire auprès de lui, on peut s’adresser au ministre qu’elle concerne ou qu’elle est censée concerner. Mais c’est le chemin le plus long ; bien souvent même il ne conduit pas au but. Un ministre ne peut jamais répondre à une demande ou à une plainte qu’on lui fait. Jadis, lorsqu’un ambassadeur avait une concession à solliciter pour un de ses nationaux, une réclamation, une observation quelconque à adresser au gouvernement turc, il allait directement à la Porte ou dans un ministère. À plus forte raison, lorsqu’il s’agissait d’un grand intérêt politique, d’une note diplomatique à remettre, suivait-il par convenance la même voie. Aujourd’hui, s’il tient à obtenir un résultat pratique et surtout pas trop éloigné, c’est au sultan lui-même qu’il doit parler ; il faut qu’il demande une audience et qu’il attende patiemment de l’avoir obtenue. Je citerai encore un exemple des lenteurs et des inconvéniens de cette manière de procéder. À l’époque où l’Angleterre était en de très bons termes avec la Turquie, elle voulut avoir quinze étalons arabes de Bagdad pour ses haras de l’Inde. La loi turque interdit l’exportation des chevaux ; un ministre ne pouvait donc prendre sur lui d’accorder à l’Angleterre ce qu’elle désirait. L’ambassadeur dut en référer au sultan. Celui-ci montra la meilleure volonté du monde ; mais, comme il est submergé sous les iradés, il ne mit pas moins de trois mois pour promulguer celui qui accordait les quinze étalons aux haras indiens. Ce n’est donc pas seulement, comme on le voit, pour céder Dulcigno au Monténégro ou la Thessalie à la Grèce que les Turcs ont besoin de temps. Il leur en faut presque autant pour céder quinze étalons à leur vieille amie l’Angleterre. Si ces lenteurs sont de l’habileté, les Turcs sont aussi habiles en administration qu’en diplomatie. Par malheur, ils sont habiles contre eux-mêmes aussi bien que contre les autres. Le sultan est aussi long à résoudre une affaire intérieure de son empire qu’un conflit extérieur avec les puissances. En principe, le vali d’une province ne peut disposer d’aucune somme, si insignifiante qu’elle soit, sans en référer à Constantinople. Il adresse pour cela un rapport au ministre des finances, lequel soumet la question par un nouveau rapport au ministre de l’intérieur. L’affaire ainsi préparée, on arrive au conseil des ministres, qui l’examine avec soin ; après quoi, c’est le tour du sultan, qui fait attendre indéfiniment son iradé. S’il s’agit d’une réparation urgente, d’un travail pressant, l’autorisation du sultan est donnée toujours trop tard. Jamais la centralisation n’a été poussée plus loin. Aussi tous les gouverneurs de province un peu intelligens, tous les valis qui ont quelque valeur personnelle, ne cessent-ils de protester contre un système qui rend, je ne dis pas des réformes, mais l’administration ordinaire impossible. On les laisse dire, on ne tient aucun compte de leurs plaintes. La machine gouvernementale, qui aurait déjà tant de peine à marcher si on en huilait les ressorts, s’arrête sans cesse, se détraque, risque de tomber en morceaux et ne se soutient plus que par la profonde inertie, que par le fatalisme invincible des populations.

Avec un régime tel que celui dont je viens d’essayer de donner une idée, c’est une pure illusion de croire qu’on relèverait la Turquie en introduisant dans les ministères et dans les administrations un certain nombre d’Européens. Il y en avait jadis. Au ministère des affaires étrangères en particulier, les dépêches étaient rédigées par un Français, et tout le monde sait avec quelle habileté, quel art, quelle connaissance des plus fines nuances du style diplomatique ! Depuis que le sultan dirige la diplomatie, ce Français est devenu inutile ; on l’a renvoyé. Sous l’ancien système, toutes les dépêches étaient écrites d’abord en français, on les traduisait ensuite en turc pour les donner à lire au sultan, si par hasard, chose assez exceptionnelle, la fantaisie lui en prenait. Aujourd’hui, elles sont écrites en turc et on les traduit en français pour l’usage des ambassadeurs. Parfois, le sultan les dicte lui-même ; il les revoit toujours. Il en résulte que les Turcs les comprennent peut-être, quoique cela ne soit pas bien sûr, mais que le sens en échappe le plus souvent aux Européens. Comme toutes les langues orientales, le turc est admirable pour cacher les idées au lieu de les exprimer. Au plus fort des négociations relatives à Dulcigno, les ambassadeurs ont été obligés de se réunir en conférence afin de déchiffrer en commun une dépêche ottomane, dont individuellement aucun d’eux ne parvenait à découvrir la signification. Mais c’est en vain qu’ils ont mêlé leurs lumières ; ils n’ont pas été plus heureux ensemble que séparément. On s’est alors adressé au ministère des affaires étrangères, qui a répondu que la traduction était fort exacte, qu’elle suivait mot pour mot le texte turc, que celui-ci voulait bien dire quelque chose, mais qu’il était impossible d’exprimer la même chose en français. Jamais secret diplomatique n’a été mieux gardé que celui de cette dépêche. On trouvera peut-être que l’inconvénient n’était pas bien grave, la diplomatie pouvant se permettre quelque obscurité. La Turquie aurait dû se rappeler cependant l’effet que produisaient ses belles dépêches durant la guerre, et ne pas renoncer légèrement à un avantage précieux. À la place du Français qui servait de conseiller au ministère des affaires étrangères, on a appelé un Allemand. On se rappelle tout le bruit qui s’est fait, il y a quelques mois, autour de la prétendue mission administrative allemande, qui allait, disait-on, s’emparer de tous les services publics de la Turquie. Selon certaines personnes, le sultan se jetait entre les bras de l’Allemagne, il lui livrait le gouvernement de son empire en échange d’un appui diplomatique dont il avait un si vif besoin. C’était bien mal connaître Abdul-Hamid que de penser qu’il céderait, même à l’Allemagne, une partie de son pouvoir. Peu lui importait d’appeler trois Allemands dans ses ministères, puisque ses ministères ne font rien, ne décident rien, sont de simples rouages qu’il fait mouvoir à son gré ! S’il avait réellement songé à charger l’Allemagne d’accomplir dans son empire une grande réforme administrative et politique, il ne lui aurait pas demandé trois hommes, il lui en aurait demandé cent, et aurait renoncé à gouverner par lui-même. Les trois Allemands qu’il a appelés à Constantinople n’y ont rien fait et n’y peuvent rien faire. S’ils voulaient agir, on les prierait de retourner chez eux. C’est pour faire une simple coquetterie à l’Allemagne qu’Abdul-Hamid a sollicité leurs prétendus services. À l’époque où ils y sont venus, on feignait de croire à Constantinople que l’Allemagne était le grand protecteur de la Turquie ; mais un homme d’esprit et de sens, le vieux Ruchdi-Pacha, disait avec malice : « C’est vrai, l’Allemagne nous protège. Elle veut nous conserver comme objet d’échange. » Le sultan est assez fin pour avoir pensé comme Ruchdi-Pacha. Se serait-il mis à la tête du mouvement panislamique et antichrétien pour livrer les administrations publiques à ces mêmes Européens qu’il prétend chasser même des entreprises privées ? Toutes les espérances de régénération de la Turquie par l’introduction d’étrangers dans son gouvernement sont illusoires. Tant qu’Abdul-Hamid sera sultan, il ne faudra pas songer à faire à Constantinople ce qu’on a fait au Caire. L’expérience qui a réussi sur les bords du Nil ne saurait être tentée sur le Bosphore. Le sultan Abdul-Hamid ne se laisserait pas plus arracher son pouvoir que ne l’aurait laissé faire l’ancien khédive, Ismaïl-Pacha ; mais on a pu détrôner Ismaïl-Pacha au moyen du sultan, tandis qu’il n’y a au-dessus de ce dernier personne qui puisse l’obliger, suivant notre formule française, à se soumettre ou à se démettre.


II

Si le gouvernement et l’administration de la Turquie sont concentrés entre les mains d’un seul homme de qui part toute initiative, en revanche l’exécution des volontés souveraines est éparpillée en des millions de mains. L’empire ottoman compte au moins cent fois plus de fonctionnaires que de fonctions. C’est là, du reste, un des résultats, une des conséquences inévitables du pouvoir personnel, et le maître absolu des petits et des grands, le sultan, n’use pas moins d’employés subalternes que de grands vizirs et de ministres. Comme il n’y a pas de règle fixe, de principe arrêté, de loi certaine qui préside à la marche de la machine administrative, rien ne l’empêche de la modifier chaque jour au gré de ses caprices ; s’il lui prend fantaisie de créer d’un seul coup toute une série de postes plus ou moins utiles, il est libre de mettre immédiatement son idée à exécution. Le lendemain, il a oublié ce qu’il avait fait la veille ; il détruit l’œuvre qu’il venait de fonder, et c’est à recommencer ! Par malheur, le trésor, moins complaisant que les hommes, ne se plie pas à ces changemens perpétuels. Aussi les fonctionnaires éphémères de l’empire ottoman ne reçoivent-ils d’autre solde que celle qu’ils arrivent à prélever eux-mêmes, directement, sur les infortunés contribuables. J’expliquerai plus loin par quel étrange procédé sont payés les traitemens ; qu’il me suffise de dire en ce moment que ce procédé a pour effet de réduire à rien le revenu qu’un honnête homme pourrait tirer du service de l’État. C’est pourquoi l’honnêteté politique est si rare en Turquie. On trouve beaucoup d’honnêteté dans la masse populaire, dans le commerce, dans l’industrie. Personne n’ignore que le Turc est d’une probité exemplaire comme homme privé ; mais dès qu’il s’agit d’affaires publiques, aucun scrupule ne saurait entrer dans son esprit. À ses yeux, le pouvoir est un bien qu’on a le droit d’exploiter, et qu’on doit exploiter par tous les moyens, car on ne le garde pas assez longtemps pour en retirer quelque profit avec les moyens réguliers. À mesure qu’on s’élève dans la hiérarchie administrative et politique, l’honneur et la vertu diminuent. Les besoins croissent, les vices suivent une marche parallèle. Un observateur d’une remarquable sagacité, auquel nous devons un des meilleurs livres qu’on ait écrits sur la Russie et qui nous donnera un jour un livre plus intéressant encore sur la Turquie, M. Mackenzie Wallace, me disait spirituellement que l’armée elle-même n’échappait pas à la loi générale : les soldats y sont admirables de désintéressement et de discipline ; ils donnent leur sang pour la patrie et pour la foi avec un dévoûment aveugle ; les caporaux valent déjà un peu moins, ils commencent à spéculer sur les avantages de leur grade ; les sergens sont absolument gangrenés, et, lorsqu’on arrive aux officiers, il n’y a pas de mots pour exprimer la corruption qui règne parmi eux. Le haut état-major turc et le ministère de la guerre dépassent, à cet égard, tout ce qu’on peut imaginer. Cet avilissement moral, d’ailleurs, n’empêche pas le courage militaire. L’un n’exclut pas l’autre.. Tel général qui s’est conduit en héros durant la dernière guerre, qui est devenu une des gloires de son pays, dont le nom restera légendaire, est conspué à Constantinople pour ses inconcevables rapines. Dans le civil, les désordres sont plus grands encore, et ils sont sans compensation. Les petits employés ont quelque retenue, les hauts dignitaires de l’empire n’en ont aucune. Le personnel entier est atteint d’un mal inguérissable. On se sert dans tout l’Orient de la même expression pour caractériser la conduite des fonctionnaires. Allez en Égypte, en Syrie, en Asie-Mineure, en Roumélie, partout vous entendrez dire qu’ils mangent. Ils mangent, en effet, ou plutôt ils dévorent, et, par malheur, c’est aux dépens des administrés qui, après avoir payé les impôts les plus iniques, sont encore obligés de fournir à la subsistance d’une nuée d’agens de toute sorte qui vient sans cesse s’abattre sur eux.

Et il ne faudrait pas croire que les appétits finissent par se rassasier. On ne leur donne pas le temps de le faire. Il y a, comme je l’ai dit, au moins deux fois plus de fonctionnaires que de fonctions. À peine l’un est-il repu qu’un autre arrive. La curée n’est point interrompue un seul jour. Le contribuable n’a jamais de repos. Encore si les affaires pouvaient être sérieusement, traitées au milieu de ce va-et-vient si coûteux ! Mais non. Que veut-on que fasse un fonctionnaire envoyé subitement de Constantinople à Erzeroum, par exemple, ne connaissant rien du pays, n’ayant aucune notion des hommes et des choses qu’on lui confie, et qui doit quitter sa nouvelle résidence au bout de quelques semaines, lorsqu’il commencera à s’acclimater un peu ? Il est clair qu’il serait insensé de sa part de songer à faire de la bonne administration ; tout le condamne à s’occuper exclusivement de ses intérêts personnels. Il y a quelque temps, un iradé du sultan avait créé des inspecteurs-généraux de province. Huit mois après, un autre iradé supprima cette institution, jugée inutile. Mais croit-on que les titulaires ainsi frappés aient reçu la plus légère compensation ? qu’on leur ait donné un emploi quelconque à la place de celui qu’on leur enlevait ? Personne n’y a songé. On ne leur a même pas accordé d’indemnité de retour. Un malheureux inspecteur qui se trouvait à Alep, à Damas, à Bagdad, à l’extrémité de l’empire, et qui perdait subitement son emploi, n’a pas même reçu de frais de route pour retourner à Constantinople. S’il n’avait pas prélevé d’avance et par précaution de fortes redevances sur les pays inspectés, il aurait été exposé à mourir de faim là où il se trouvait. On aurait tort de croire que la corruption administrative, si générale qu’elle soit en Turquie, tienne aux défauts de la race turque et soit un vice national. Il n’y a pas de raison pour qu’une race scrupuleusement probe dans la vie privée devienne nécessairement malhonnête dans la vie politique. On aurait tort de croire aussi que cette corruption soit un mal dont les états despotiques souffrent seuls. L’extrême liberté peut amener les mêmes résultats que le despotisme extrême. Partout où les fonctions publiques, par suite des caprices d’un souverain ou des soubresauts d’une démocratie excessive, sont soumises à une incessante instabilité, le même phénomène se produit. L’homme qui sait que la place d’où il tire sa nourriture et celle de ses enfans risque de lui échapper à toute heure, par suite d’une cause extérieure, d’un accident que sa conduite ne saurait prévenir, est obligé de lui faire produire en un jour le gain d’une année. Sous ce rapport, l’administration américaine ne vaut peut-être pas beaucoup mieux que l’administration turque. Seulement, la Turquie est un vieux peuple qui se meurt et qui ne saurait résister à tant de causes de dissolution répandues sur tous les points de son territoire, tandis que l’Amérique à l’énergie de ces corps jeunes, souples, vigoureux, chez lesquels les forces destructives sont neutralisées et détruites par la surabondance de vie qui éclate de toutes parts.

Le remède qu’on a tenté, avec l’approbation, voire même à l’instigation de l’Europe, pour venir à bout de la corruption administrative, a plutôt contribué à l’augmenter. On a cru qu’en plaçant des conseils électifs à côté des gouverneurs de provinces, de cantons et de communes, on arriverait à exercer sur eux un contrôle efficace. C’était fort mal connaître le personnel qui devait entrer dans ces conseils. Des assemblées locales, composées nécessairement des notables du pays, c’est-à-dire des gros propriétaires qui exploitent indignement le paysan, et des chefs des communautés religieuses qui n’exploitent pas moins indignement leurs ouailles, sont pour les valis, les mutessarifs, les caimakans et les mudirs d’excellens auxiliaires avec lesquels ils n’ont aucune peine à s’entendre et qui prennent aisément la responsabilité collective, et par suite illusoire, de tous les méfaits commis en commun. J’exposerai tout à l’heure l’organisation administrative de la Turquie ; on verra qu’à tous les degrés de l’échelle il y a des méghiz qui se mêlent directement aux affaires et dont l’action est encore plus déplorable que celle des fonctionnaires. Ce serait, en effet, une grande erreur de croire que la corruption ne soit pas aussi profonde dans ce que j’appellerai l’aristocratie provinciale que dans le monde de Constantinople. Ce serait une plus grande erreur encore de s’imaginer que cette aristocratie vaille mieux dans les communautés chrétiennes que chez les Turcs. Entre les Turcs et les chrétiens, il n’y a qu’une seule différence : la masse turque, ainsi que je l’observais il y a un instant, est foncièrement honnête et d’une loyauté à toute épreuve ; elle ne se corrompt qu’à mesure qu’elle s’élève ; chez les chrétiens, au contraire, les vices éclatent du haut en bas de l’échelle sociale ; le peuple lui-même en est fortement atteint. Cela s’explique sans peine. Se sentant les maîtres, les Turcs n’ont jamais eu besoin de fourberie et de mensonge ; ils sont devenus orgueilleux, brutaux, méprisans, mais point lâches ni dissimulés ; même dans la rapine, ils ont conservé une certaine dignité ; comme ils prenaient ouvertement, par la force, ce qu’ils convoitaient, ils n’étaient pas contraints de le dérober par la ruse, ce qui est beaucoup plus déshonorant. Les chrétiens, au contraire, ont été avilis par l’esclavage. Il leur est arrivé ce qui était arrivé aux juifs en Europe durant tout le moyen âge et jusqu’au seuil des temps modernes. Appartenant à des nations proscrites, violemment exclus de la vie publique, sans cesse opprimés dans la vie privée, ayant néanmoins une intelligence bien supérieure à celle de leurs dominateurs, possédant une activité, une finesse, une dextérité que ceux-ci n’avaient pas, ils ont développé leur esprit aux dépens de leur caractère. C’est par les voies obliques qu’ils sont arrivés à la richesse et à la puissance. Aujourd’hui, le pli est pris ; il faudra une émancipation complète et de longues années de liberté pour le faire disparaître. Mais, en attendant, la présence des chefs des communautés chrétiennes dans les méghiz des provinces, loin d’être une garantie de bonne administration, est une cause nouvelle de désordre. Les attributions des méghiz sont fort mal définies. Il en résulte que le gouverneur a recours à eux chaque fois qu’il s’agit d’une affaire dont il redoute la responsabilité personnelle. En général, on peut dire que les méghiz s’occupent de toute question qui touche à des intérêts financiers et dont il y a des profits à espérer. Récemment, par exemple, le méghiz d’Andrinople s’était chargé de recevoir des fournitures de gendarmerie, de déclarer si elles étaient bonnes et, dans ce cas, de les distribuer aux hommes. Il s’était entendu avec le gouverneur et les fournisseurs pour une opération commune dont chacun retirait un gain personnel et dont personne n’aurait à rendre compte au gouvernement, puisque le contrôle du méghiz est regardé comme définitif. De cette manière, si les fournitures ne valaient rien, le mudir ou le mouchir n’avait pas à en répondre devant le ministère de la guerre. On voit d’ici la conséquence d’une pareille organisation. Le ministre n’a aucun pouvoir à Constantinople, puisque le sultan s’occupe de tout ; il n’a aucune action sur ses agens dans les provinces, puisque ceux-ci feignent d’obéir à des conseils électifs qui décident ou ont l’air de décider souverainement des moindres détails d’administration. Il n’y a d’autorité nulle part, de responsabilité pas davantage. Mais les apparences sont sauvées, et l’on peut dire à l’Europe que le contrôle existe du haut en bas de l’échelle politique. Je ne connais pas de trompe-l’œil plus dangereux que ce système des méghiz turcs, bien que les commissions européennes le célèbrent à qui mieux mieux. Bien souvent, lorsqu’un ordre de Constantinople arrive dans une province au sujet de l’emploi d’une somme quelconque, cette somme est déjà employée d’autre manière en vertu d’une résolution du méghiz. Si le gouverneur ne peut obéir, ce n’est point sa faute ; c’est celle de l’assemblée qui inspire, dirige, absout tous ses actes. Les habiles se servent admirablement de cet instrument commode. Ils ne craignent pas le risque d’être arrêtés pour leurs dilapidations par des hommes qui ne demandent qu’à partager avec eux. Sans doute ils aimeraient mieux garder pour eux seuls tous les gains ; mais, s’ils le faisaient, ils seraient sans cesse dénoncés à Constantinople par les personnages influens de la contrée qu’ils administrent ; tôt ou tard, le châtiment pourrait les atteindre. Il est donc beaucoup plus sage de se liguer avec ces personnages et, d’accord avec eux, de pressurer sans merci les populations dont on multiplie les tyrans en croyant leur donner des défenseurs.

Ce qui rend singulièrement faciles les excès de pouvoir des méghiz et des gouverneurs, en dépit de la centralisation excessive que le sultan a essayé d’établir dans son empire, c’est le trouble même qui résulte de cette centralisation. Quoiqu’il ait autour de lui, comme on va le voir, des directeurs chargés de chacune des branches du service public, toutes les attributions administratives sont en réalité concentrées dans les mains du vali. En revanche, la confusion la plus profonde règne dans le ministère, au sommet du gouvernement. Il en résulte qu’un même vali reçoit sur le même objet quatre ou cinq ordres différens, entre lesquels, en fin de compte, il choisit à son gré, s’il jouit de quelque autorité personnelle et si son méghiz le seconde avec zèle. Ainsi, à l’époque où une famine épouvantable emportait, à quelques lieues de Constantinople, sur les côtes de l’Asie-Mineure, une partie des réfugiés chassés des provinces occupées par la Russie, le vali de Brousse demanda l’autorisation de distribuer une certaine quantité de blé dont il pouvait disposer. Au même moment, on faisait de grands approvisionnemens pour l’armée qui se préparait à aller combattre les Grecs. À la demande du vali de Brousse, le ministre de l’intérieur fit une réponse affirmative ; il permit que le blé fût distribué aux malheureux mourant de faim ; mais le ministre de la guerre, de son côté, répondit par la négative, car il avait besoin du blé pour les troupes qu’il voulait envoyer en campagne. Le ministre des finances, ayant appris l’affaire, ordonna à son tour que le blé fût tout simplement vendu et que le produit en fût versé dans ses coffres presque vides. Restait le grand-vizir, qui avait bien aussi quelque droit de se prononcer sur la question, et, comme le grand-vizir actuel, Saïd-Pacha, est l’humble serviteur des volontés du sultan et que le sultan ne se préoccupait guère que de la guerre qu’il comptait faire aux Grecs, c’est à l’usage des soldats que le grand-vizir décida de réserver le blé. Ainsi le vali de Brousse était placé entre quatre avis, ou plutôt quatre ordres différens. Et ce n’est pas là un fait isolé. Un ministre quelconque ne donne pas directement ses instructions aux agens qu’il peut avoir dans les provinces ; il les donne au vali, dont ceux-ci ne sont que de simples commis ; mais, comme le vali est chargé de toutes les attributions administratives à la fois, il ne dépend d’aucun ministre en particulier, il dépend de tous en général. Lorsqu’il reçoit une instruction qui lui déplaît, rien n’est donc plus aisé pour lui que d’en appeler d’un ministre à un autre et d’amener ainsi un conflit. De là une série de complications interminables dont l’issue est toujours la même. L’objet du litige disparaît tandis qu’on en discute. Les affamés de Brousse ont eu le temps de mourir avant qu’on leur accordât le blé que les uns leur promettaient, que d’autres leur refusaient, et s’ils ne sont pas complètement morts, c’est d’abord parce que la charité européenne et chrétienne est venue à leur secours, et secondement parce que le vali de Brousse, Vefik-Paeha, est un homme d’une autorité particulière et d’une indépendance presque absolue, qui se soucie fort peu des ministres, qui tient un compte médiocre de leurs volontés, qui a le moins de rapports possible avec Constantinople et qui hésite bien rarement à faire ce qui lui plaît sans se soucier de savoir si cela plaît aussi au gouvernement dont il est censé dépendre, mais dont en réalité il ne dépend que dans une faible mesure.

Malheureusement Vefik-Pacha est une exception dans l’empire ottoman, et, sauf à Brousse, le système administratif produit dans toutes les provinces des effets désastreux. J’ai dit qu’en Europe on se faisait à ce sujet de graves illusions. Comparant la situation de la Turquie à ce qu’était la nôtre par exemple avant la révolution française, on croit qu’il faut fonder la liberté en bas avant de l’établir en haut ; c’est pourquoi l’on a une très grande confiance dans les assemblées provinciales, et l’on s’efforce d’augmenter les pouvoirs dont elles font l’usage que je viens d’expliquer. La commission internationale, chargée, en vertu du traité de Berlin, de donner des institutions à la Roumélie orientale, et qui s’est acquittée de sa tâche dans l’esprit théorique que l’on sait, s’est trompée complètement lorsque, recevant ensuite communication du projet de réorganisation administrative des autres provinces de l’empire élaboré par la Porte ottomane, elle en a modifié un grand nombre d’articles pour diminuer l’autorité des valis au profit des méghiz. Elle a eu tort de ne pas comprendre qu’il existe une différence profonde, radicale entre la Roumélie orientale à demi émancipée, livrée presque tout entière aux chrétiens, et le reste de la Turquie, où l’élément turc continue à dominer. L’administration étant complètement refondue dans la Roumélie orientale, et effectivement livrée aux populations, celles-ci arriveront peut-être à la surveiller d’une manière sérieuse ; mais partout où l’administration restera turque, la surveillance des populations ne sera jamais qu’un leurre. Il est impossible qu’un méghiz composé en grande partie de chrétiens résiste à un vali turc ; il préférera toujours lui céder et partager le profit de ses rapines que d’essayer contre lui une opposition où il serait brisé. Si l’œuvre de la commission internationale était appliquée, elle aurait pour résultat d’enlever toute responsabilité aux gouverneurs, de leur donner des complices qui couvriraient tous leurs actes et qui eux-mêmes seraient entièrement irresponsables, de leur assurer par conséquent une impunité absolue. Il vaudrait beaucoup mieux leur accorder une très grande puissance, mais en les soumettant à un contrôle sévère, implacable, qui les atteindrait à chaque faute. La difficulté, je le sais bien, serait de constituer ce contrôle. On ne peut pas le créer sur place en province, puisque tout s’y passe en famille, puisque Turcs et chrétiens s’y liguent trop aisément pour exploiter le désordre qu’il s’agirait de réprimer. Si la moralité doit jamais se répandre dans l’empire ottoman, — ce qui d’ailleurs est bien peu probable, — c’est d’en haut qu’elle viendra. Les institutions parlementaires de Midhat-Pacha, dont on s’est tant moqué et qui prêtaient en effet si fort à la raillerie lorsqu’on les envisageait au point de vue purement politique, étaient peut-être le seul remède à l’anarchie administrative de la Turquie. L’événement a prouvé que, dans ces chambres improvisées, nommées à la hâte et presque sans choix, il se trouvait cependant des hommes assez courageux pour signaler du haut d’une tribune qui ne manquait pas de retentissement les fautes et les crimes du dernier des valis perdu aux extrémités de l’empire. Des voix hardies, éloquentes même, proclamaient la nécessité de réformes radicales, appuyant leurs revendications sur des exemples malheureusement trop nombreux et trop probans. Il n’aurait fallu rien moins que le bruit prolongé de ces discussions dont l’Europe était témoin pour effrayer les fonctionnaires turcs et pour leur donner un sentiment efficace de la responsabilité. C’est ce qu’on craignait à Constantinople, c’est ce qui troublait profondément l’immense et toute-puissante bureaucratie qui se presse autour du palais pour profiter des faiblesses du souverain et pour y acquérir le droit de vivre des misères des populations. Aussi, quand le parlement turc a disparu, est-il tombé non-seulement sous les injonctions de la Russie, mais encore sous la coalition des abus menacés, qui ne pouvaient plus être en sécurité sans sa destruction.

Le système administratif qu’à la place d’institutions politiques la Porte Ottomane se propose d’introduire dans l’empire n’est qu’un développement de la loi des vilayets. Le pays est divisé en provinces ou vilayets, en livas ou sandjaks, en cayas et en nahiès. Le liva ou sandjak répond à peu près à notre arrondissement, le caya à notre canton, la nahiè à notre commune. À la tête du vilayet est placé un gouverneur ou vali ; celui-ci a sous ses ordres : 1o un mustechar, qui est proprement un sous-gouverneur, un adjoint et qui, dans le projet de la commission internationale, doit être chrétien si le vali est musulman, et réciproquement ; 2o un defterdar chargé de la direction des finances ; 3o un directeur de la justice ; 4o un mektoubdji ou chef de la correspondance ; 5o un directeur des travaux publics, de l’agriculture et du commerce ; 6o un directeur de l’instruction publique ; 7o l’alag-bey ou directeur de la gendarmerie. Aucun de ces fonctionnaires n’a d’ailleurs d’initiative personnelle ; ils sont soumis aux ordres du vali, lequel communique seul avec le gouvernement et ne considère les chefs de service que comme des instrumens dont il use à son gré. C’est à côté du gouverneur qu’est placé le conseil du méghiz ; seulement ce conseil, d’après le projet de la Porte Ottomane, n’est formé que des six directeurs que je viens d’énumérer ; tandis que la commission internationale demande qu’il soit composé du vali, du mustechar, du defterdar, du directeur de la justice, du directeur de l’instruction publique, du directeur des travaux publics, du commerce et de l’industrie, du mufti, des chefs des communautés religieuses et de huit membres choisie par le conseil-général parmi ses membres. Il existe, en effet, un conseil-général soi-disant élu, mais dont le gouverneur pour les Turcs, et les chefs des communautés chrétiennes pour les chrétiens, sont les seuls électeurs. Le projet ottoman donne même à ce conseil-général le droit de nommer une commission permanente de dix membres, organisée sur le modèle des nôtres, commission que le projet européen supprime et remplace avantageusement par un méghiz plus complet et mieux organisé que celui du projet turc. D’après ce que j’ai dit plus haut, on comprendra sans peine que le méghiz, ou la commission permanente, n’offrent cependant ni l’un ni l’autre de garantie sérieuse. Le projet turc n’accorde au méghiz qu’un pouvoir consultatif. « Le conseil d’administration, dit-il, exprimera son avis sur toutes les questions que le vali lui soumettra soit pour se conformer à la présente loi ou à une autre loi ou règlement, soit de sa propre initiative. Le vali, n’étant nullement lié par les décisions du conseil d’administration, aura toujours la responsabilité de ses actes. » Dans un pays comme la Turquie, cette dernière disposition était excellente. La commission internationale l’a pourtant supprimée, et voici celle qu’elle lui a substituée : « Dans toute mesure administrative qui ne consisterait pas dans l’application pure et simple d’une disposition légale ou réglementaire, mais dont l’application exigera au préalable une discussion des différens intérêts engagés, le vali sera tenu de s’en rapporter à la décision du conseil. Il faudra un iradé impérial pour l’autoriser à appliquer une mesure désapprouvée par le conseil. » Rien de plus libéral en apparence, rien en réalité de plus dangereux. Personne ne sait ce que c’est qu’une loi ou un règlement en Turquie ; les attributions du conseil s’étendront par conséquent à tout. Quand on dit d’ailleurs que sa décision sera souveraine pour « toute mesure dont l’application exigera au préalable une discussion des différens intérêts engagés, » c’est lui accorder précisément le pouvoir de trancher les affaires qui se règlent au moyen de bakchichs, c’est lui livrer l’administration tout entière, c’est lui permettre, à l’exemple du méghiz d’Andrinople, de se charger même des fournitures militaires, des vivres et des munitions de l’armée ; c’est, en un mot, lui permettre de donner une régularité apparente à la corruption profonde sous laquelle gémit la Turquie.

Le liva ou sandjak est organisé sur le modèle du vilayet. Il est dirigé par un mutessarif (gouverneur), nommé par iradé impérial. D’après le projet de la commission internationale, si le mutessarif est musulman, il doit avoir un mudir chrétien pour auxiliaire et vice versa. Le mutessarif a sous ses ordres : 1o un mouhassébedji, chef comptable ; 2o un chef percepteur ; 3o un caissier ; 4o un chef de la correspondance. Il est assisté d’un conseil composé, d’après le projet ottoman, de six membres élus par la population moitié musulmane, moitié non musulmane, du mufti, des chefs religieux, du mouhassébedji et du directeur de la correspondance. Dans les villes où il y a plusieurs communautés religieuses, les chefs de ces communautés se succéderont à tour de rôle. Dans le projet de la commission internationale, la composition est la même, sauf que les six membres électifs sont nommés par le conseil d’administration des cayas. À la tête du caya est un caïmakan nommé par iradé impérial, avec un muavin, musulman ou non, suivant les circonstances. Ces agens sont : 1o un mal-mudiri, chef financier ; 2o un caissier ; 3o un percepteur ; 4o un chef de la correspondance ; 5o un secrétaire pour le cadastre ; 6o un secrétaire pour la statistique et le recrutement de la population. Le conseil est composé, d’après le projet turc : du caïmakan, de quatre membres nommés par la population (deux musulmans, deux non musulmans), du mufti, des chefs religieux se succédant à tour de rôle, du mal-mudiri, du chef de la correspondance ; et, d’après le projet de la commission internationale : du caïmakan, du muavin, du mal-mudiri et de quatre membres élus par les conseils des nahiès. Enfin les nahiès elles-mêmes, qui forment la dernière division administrative et qui comprennent de cinq à dix mille habitans, ont à leur tête un mudir (maire) désigné par le mutessarif parmi les membres du conseil de nahiè et confirmé par le vali et par un muavin qui lui sert d’adjoint. Dans les deux projets, le conseil du nahiè est composé de quatre à douze membres élus par la population.

Tel est, dans ses lignes générales, le projet de réforme administrative élaboré par la Porte Ottomane, en vertu des engagemens pris à Berlin, et modifié, comme on l’a vu, par la commission internationale, qui a donné à la Roumélie orientale ses institutions particulières. Jusqu’ici la Porte n’a point accepté les modifications de la commission ; celle-ci a dû faire paraître son projet à part, comme une œuvre distincte, séparée, personnelle. Que la Porte s’y soumette plus tard, le résultat sera le même. Les deux projets se valent ; peut-être même celui de la Turquie est-il le moins inefficace des deux. Ni l’un ni l’autre ne prend le mal à la racine et n’indique le moyen de l’extirper. On a raison de dire sans doute que la corruption dans l’empire ottoman n’existe qu’au sommet, que les provinces renferment des élémens très honnêtes avec lesquels on pourrait constituer un gouvernement et une administration d’une incontestable probité. Mais l’erreur est de croire que cet élément se trouvera parmi les hommes qui composeront les assemblées provinciales, cantonales et communales. Ce n’est pas seulement à Constantinople, c’est dans toutes les provinces qu’à partir des caporaux tous les grades civils ou militaires sont profondément corrompus. Je rappelais tout à l’heure qu’il s’était trouvé, parmi les députés du parlement de Midhat-Pacha, des orateurs capables de signaler les désordres de l’administration turque à la face de la Turquie et de l’Europe. Mais ces orateurs appartenaient-ils aux grandes familles provinciales ? occupaient-ils dans la hiérarchie laïque ou religieuse un rang important ? étaient-ils même de gros propriétaires ? Non : c’étaient des hommes sortis de la bourgeoisie, de la classe populaire, élevés dans les écoles des missions européennes ou dans les meilleures médressés musulmanes, et que le pouvoir ou la fortune n’avaient point encore gangrénés. Ces hommes là seront bannis des méghiz, ou, si quelques-uns d’entre eux parviennent à y entrer, leur voix se perdra sans écho dans le silence général, à moins qu’on ne prenne soin de l’étouffer par la violence. Il sera facile de se débarrasser d’eux sans bruit. Les élections pour les conseils généraux ou les conseils des nahiès ne seront jamais qu’une jonglerie. Les élections pour un parlement central ne seraient pas beaucoup plus sérieuses ; néanmoins, comme on l’a vu une première fois, il suffirait qu’elles laissassent passer un ou deux esprits indépendans pour que le parlement lui-même ne fût pas un simple théâtre où l’on jouerait des parades parlementaires. Il n’y a que deux manières de régénérer une administration orientale ; la première, et la seule dont le résultat soit certain, est celle qui a été employée en Égypte. Elle consiste à établir une tutelle européenne au centre même de l’administration et du gouvernement. Mais, pour agir en Turquie comme on l’a fait en Égypte, il faudrait que le sultan y consentît, et que toutes les puissances, renonçant à leurs ambitions personnelles, s’unissent sans arrière-pensée afin de travailler au bien d’un pays dont plusieurs d’entre elles convoitent les dépouilles. Il faudrait donc l’impossible. La seconde manière est beaucoup plus chanceuse : peut-être réussirait-elle, peut-être ne réussirait-elle pas, peut-être amènerait-elle une révolution politique au lieu d’une réforme administrative, mais dans tous les cas, elle ne resterait pas sans effet. Elle consisterait à essayer de nouveau le régime constitutionnel et parlementaire. J’ai vu des Turcs fort éclairés et nullement fanatiques, persuadés que l’autorité du sultan, que le prestige du califat, que l’organisation religieuse et politique de la Turquie, ne sauraient résister aux discussions incessantes d’une assemblée indépendante et d’une presse libre. Il ne serait pas surprenant qu’ils eussent raison ; mais que devrait-on en conclura ? Une chose qui résulte de l’étude de la situation de l’empire ottoman, de quelque manière qu’on l’envisage et à quelque point de vue qu’on se place pour l’entreprendre : la Turquie est inguérissable, puisque les seuls remèdes qui pourraient la guérir seraient pour elle pires que le mal dont elle souffre. Sa décadence est irrémédiable ; elle s’effondrera dans une catastrophe violente on dans une crise lente ; mais elle ne se transformera pas et ne reprendra jamais une nouvelle vie.


III.

Si déplorable que soit l’état administratif de l’empire ottoman, ce n’est pourtant pas de là que viendra le mal qui l’emportera. On ne saurait en dire autant de l’état de ses finances. Personne n’ignore que la dernière guerre a été singulièrement favorisée par la banqueroute dont l’Europe entière avait souffert. Sous la fameuse agitation au sujet « des atrocités bulgares, » qui a fait oublier durant quelques mois à l’Angleterre ses intérêts les plus évidens et ses traditions les plus constantes, se cachait en réalité le vif mécontentement de créanciers spoliés par une nation sans honneur. La voix de M. Gladstone trouvait encore plus d’écho dans l’esprit irrité des porteurs de la dette ottomane que dans le cœur charitable des philanthropes émus des malheurs, à coup sûr fort cruels, mais nullement nouveaux, des chrétiens de Bulgarie. Et ce n’est point seulement les pertes passées qui causaient une si grande alarme ; les pertes à venir, que l’on prévoyait, ajoutaient à l’exaspération publique. Dans un siècle comme le nôtre, il est impossible que des provinces aussi fécondes que celles de la Turquie, que les contrées les plus fertiles du monde peut-être, continuent à rester en friche par la faute d’un peuple et d’une race sous les pas de laquelle la stérilité s’est toujours répandue. Il en résulte un dommage général, un appauvrissement universel. Les nations européennes sont unies aujourd’hui par des liens commerciaux et industriels tellement serrés, que, dès qu’on relâche ces liens sur un point, tout le monde en souffre. Il faut que celles où l’argent abonde, où l’épargne a créé des ressources disponibles, où l’esprit d’entreprise s’est développé avec la richesse, trouvent chez leurs voisins l’emploi du trop plein de force qui déborde de leurs frontières. Mais le peuvent-elles lorsque les gouvernemens auxquels elles se sont fiées trahissent indignement leur confiance, dilapident en folles dépenses les sommes qu’elles leur ont prêtées, les compromettent en spéculations malhonnêtes, puis, quand ces spéculations les ont conduits à la ruine, déclarent tout simplement qu’ils ne sauraient payer leurs dettes, qu’à l’impossible nul n’est tenu, et que tout le monde doit se résigner, comme eux, à la nécessité ? Certains pays regorgent de capitaux qu’ils ne sauraient plus mettre en œuvre dans la limite de leurs territoires. D’autres, à côté d’eux, sont remplis de trésors naturels, qui ne demandent que des capitaux pour surgir du sol et couler de toutes parts. En dépit des efforts d’une politique étroite ou d’un fanatisme odieux pour élever de peuple à peuple d’insurmontables barrières, il est inévitable qu’entre ces deux sortes de pays s’établisse un échange de services dont ils profitent autant les uns que les autres. Mais si la mauvaise foi, l’oubli de tous les engagemens, président à ces échanges, comment veut-on qu’il n’en résulte pas tôt ou tard de terribles froissemens qui aboutiront à des luttes violentes et à la guerre ?

L’excuse de la Turquie dans sa manière de traiter ses créanciers étrangers, — si l’on peut appeler cela une excuse, — c’est qu’elle ne traite pas autrement ses propres populations. Elle n’a fait qu’une fois banqueroute à l’extérieur ; elle fait tous les jours banqueroute à l’intérieur. La douceur orientale, le fatalisme musulman, s’accommodent de procédés financiers qui, en Occident, amèneraient sans nul doute de sanglantes révolutions. Rien ne saurait donner une idée plus exacte de ce que la Turquie peut supporter, je ne dirai pas sans se plaindre, mais du moins sans protester, que la manière dont le gouvernement turc s’y est pris pour retirer le papier-monnaie qui inondait l’empire et pour arriver à une situation monétaire à peu près bonne. On avait créé, durant la guerre, une telle quantité de caïmés, qu’il en était résulté, on le sait, la plus effroyable dépréciation. Le caïmé n’avait presque plus de valeur, et naturellement, moins il valait, plus on le multipliait. Le gouvernement, auquel on s’empressait de payer les impôts en caïmés, voyait peu à peu se fondre ses revenus. Dans une situation pareille, tout autre état eût fait un emprunt pour retirer de la circulation une monnaie artificielle aussi profondément avilie. Mais la Turquie ne pouvait pas songer à faire un emprunt ; elle n’aurait jamais trouvé de souscripteurs. Il a donc fallu guérir la plaie en taillant dans le vif, c’est-à-dire refuser de recevoir les caïmés dans les caisses des percepteurs, ce qui équivalait à priver du jour au lendemain les détenteurs de caïmés de toute la fortune qu’ils représentaient ou qu’ils étaient censés représenter. On a bien mis dans la pratique quelque adoucissement à cette mesure inique, on a bien masqué sous d’apparentes précautions cette spoliation évidente ; mais, au total, la spoliation a eu lieu, et il est inutile d’exposer ici les déguisemens dont on l’a couverte, attendu qu’ils n’ont pas été autre chose que des déguisemens. L’opération, je dois le dire, a réussi. Les sujets du sultan sont tellement habitués à souffrir, qu’il leur a paru tout simple, après une guerre désastreuse où leur sang avait coulé à flots, de perdre aussi leur argent. Leur ruine n’était pourtant pas complète. Outre le caïmé, monnaie de papier, il circulait dans l’intérieur de l’empire des monnaies fiduciaires d’argent, le bechlik et l’altilik, dont la valeur légale était : celle du bechlik de 5 piastres 1/2, celle de l’altilik de 6 piastres 1/2. C’était encore là pour le trésor une cause de pertes continuelles, car les contribuables, comme il fallait s’y attendre, faisaient de grandes provisions de bechliks et d’altiliks pour payer les impôts. Dans certaines contrées de l’empire, en Anatolie et en Syrie par exemple, ces monnaies d’ailleurs étaient presque les seules qui fussent employées à l’usage courant. Il en était de même dans toutes les régions pauvres ou appauvries, lesquelles hélas ! sont si nombreuses en Turquie. Alléché sans doute par le succès du retrait du caïmé, le gouvernement turc a décrété subitement que le bechlik et l’altilik ne seraient reçus dans les caisses des percepteurs que pour leur valeur réelle qui était à peu près la moitié de la valeur nominale. On conçoit le résultat. Presque tous les cultivateurs de l’Anatolie, de la Syrie, de l’Arménie, des principales provinces, voyaient d’un seul coup, par l’effet d’un ordre venu de Constantinople, leur fortune réduite à moitié. Et cette fois, on ne se donnait pas la peine de cacher la spoliation ; on ne cherchait à l’adoucir par aucun atermoiement ; on la décrétait avec la plus brutale franchise. Ce qui valait la veille 5 piastres n’en valait plus le lendemain que 2 1/2. Un iradé impérial avait suffi pour opérer cette transformation désastreuse. Dura lex, sed Iex. Pour comble de malheur, c’est au mois d’avril, à l’époque où se perçoit une des taxes les plus importantes de l’année, la taxe des moutons, que l’iradé impérial a paru. J’étais en Syrie, et je me rappelle encore le navrant désespoir de malheureux cultivateurs qui avaient réuni de grandes quantités de bechliks et d’altiliks en vue de leur redevance et qui, la veille même du jour où ils devaient l’acquitter, voyaient fondre dans leurs mains l’argent ramassé à cette intention. Partout ailleurs, l’indignation eût amené des révoltes. Malgré la placidité des Orientaux, quelques-uns d’entre eux ont essayé en effet de se rebeller. Il y a eu quelques petits désordres en Asie-Mineure et sur plusieurs points du littoral de la Syrie ; mais tout s’est calmé bien vite, et les infortunés contribuables se sont remis à l’œuvre pour arracher du sol les nouvelles ressources dont ils avaient besoin. On croit peut-être que c’est fini ! Non : outre le caïmé, outre le bechlik, et l’altilik, la Turquie avait une grosse monnaie de cuivre. Cette monnaie a disparu toute seule à force de pulluler. On en frappait tellement, on en répandait avec une telle profusion, on en versait des flots si pressés sur le marché monétaire que le jour est venu où elle n’a plus eu aucune valeur. Ce jour-là, elle s’en est allée. Les curieux seuls en possèdent aujourd’hui quelques spécimens qu’ils montrent aux voyageurs, comme un triste document de l’histoire financière de la Turquie contemporaine.

On le voit donc, en trois années à peine, l’empire ottoman a fait trois banqueroutes intérieures par des opérations plus que frauduleuses sur ses monnaies. Aussi possède-t-il aujourd’hui un système monétaire excellent. Le papier a disparu, le cuivre également ; la valeur intrinsèque du bechlik et de l’altilik égale à peu près leur valeur conventionnelle. Mais les populations sont ruinées. J’ai expliqué, dans une étude précédente, que la province qui devrait être aujourd’hui le cœur même de l’empire, qui est sa dernière ressource et son unique espérance, avait eu à souffrir depuis la guerre de crises agricoles et industrielles épouvantables ; ses produits ont diminué de moitié ; son épargne, si elle en avait, a subi la même loi. Tous les malheurs se sont abattus à la fois sur elle. Il faut espérer qu’elle trouvera cette année quelques soulagemens à ces malheurs. La récolte sera bonne et, dans ces contrées merveilleuses de l’Orient, une bonne récolte rachète bien des misères. Cependant l’avenir se présente toujours sous l’aspect le plus sombre. La Turquie n’a rien fait et certainement elle ne fera rien pour remettre quelque ordre dans ses finances. J’ai déjà dit que les agens qu’elle avait appelés d’Allemagne n’avaient aucune autorité, qu’on les consultait à peine, qu’ils étaient d’ailleurs trop peu nombreux pour réformer un système financier qu’il faudrait modifier de fond en comble. Tout récemment encore, un journal de Constantinople, qui, bien qu’officieux, a parfois des lueurs de bon sens, le Vakit, déclarait que la Turquie ne se relèverait jamais sans demander à l’Europe des fonctionnaires instruits et honnêtes ; il proposait de prendre parmi les Européens tous les chefs de service et de leur donner une entière liberté d’action. C’était fort bien ; mais, même en admettant que les idées du Vakit fussent acceptées elles ne pourraient être appliquées efficacement que si le service des finances en entier était réorganisé d’après des principes tout différens de ceux d’aujourd’hui. On ignore absolument ce que c’est qu’un budget en Turquie. Le gouvernement publie bien, de temps en temps, de magnifiques rapports remplis de belles phrases sur la science financière, de projets séduisans d’économie, de chiffres assez habilement alignés pour produire des apparences d’équilibre ou même d’excédens ; mais il suffit de jeter les yeux sur ces œuvres pompeuses pour reconnaître qu’elles ne contiennent aucun renseignement sérieux, aucun calcul exact, qu’elles sont absolument factices et fictives. Elles ressemblent à l’architecture turque, où tout est ornemens, festons, astragales, mais où la solidité et la vraie beauté n’existent pas. Ce qu’on décore du nom de budget à Constantinople ferait pitié à nos moindres comptables et a tout juste la valeur d’une circulaire turque sur les projets de réformes et de libertés à accorder aux provinces de l’empire.

Voici comment les choses se passent dans la pratique. Au commencement de l’année, on établit en gros les recettes et les dépenses générales, puis on assigne à chaque ministère la somme qui doit lui revenir en particulier. Cette opération faite, le ministère des finances délivre à chacun des autres ministères une quantité d’assignats, nommés havaley, qui correspond à la somme qu’on lui a allouée. Ces havaley sont assurément une des inventions financières les plus originales dont aucun peuple se soit avisé. Tandis que partout ailleurs qu’en Turquie les impôts forment en quelque sorte une masse commune perçue par une administration unique qui verse ensuite aux autres administrations les revenus dont elles ont besoin, en Turquie, tout au contraire, chaque administrai ion a ses impôts spéciaux sur lesquels elle spécule comme une sorte de banque, traitant directement avec les contribua])les et les percepteurs. Les havaley ne sont pas autre chose que des bons sur telle ou telle province, sur telle ou telle taxe. Ainsi, par exemple, lorsqu’on fait la distribution des havaley, on décide que le ministère de l’instruction aura ceux qui concernent les impôts de la Mésopotamie, le ministère du commerce et des travaux publics ceux qui concernent la taxe des moutons et la dîme d’Anatolie, le ministère de la marine ceux qui concernent les produits de la Syrie, et ainsi de suite. Un même ministère reçoit d’ailleurs des havaley qui portent les uns sur un point situé à l’une des extrémités de l’empire, les autres sur un point situé à l’extrémité opposée ; les uns sur un impôt d’une nature, les autres sur un impôt d’une nature toute différente. Outre les moutons et la dîme d’Anatolie, on donnera, je suppose, au ministre des travaux publics l’impôt personnel de Bagdad. Toute cette distribution se fait sans ordre, sans méthode, au hasard des nécessités qui se produisent. Nanti de ses havaley, chaque ministère a le droit de se les faire payer directement, s’il le peut, par les gouverneurs et les percepteurs de province, ou, s’il le trouve préférable, de les négocier et de les vendre à des banquiers qui s’adresseront, de leur côté, aux gouverneurs et aux percepteurs de province, et qui tâcheront d’obtenir d’eux ce que le ministère n’obtiendrait pas. Comme on n’a aucun égard, dans le partage des havaley, aux commodités individuelles, il peut se faire que tel ministère qui n’a pas ou qui n’a presque pas d’agent en Asie-Mineure doive cependant alimenter sa caisse au moyen de revenus provenant de l’Asie-Mineure. Que peut-il faire pour se tirer d’embarras, sinon s’adresser aux intermédiaires, lesquels, hélas ! pullulent en Turquie ? Il en est de même des fonctionnaires auxquels on donne des havaley comme paiement de leurs traitemens ; car il est fort rare qu’un fonctionnaire soit payé en argent, et il doit s’estimer bien heureux s’il l’est en havaley. Seulement ce fonctionnaire habitera Constantinople, et le havaley qu’on lui délivrera portera sur un impôt d’Arménie, ou, réciproquement, il habitera la province et on lui délivrera un havaley sur la capitale. Ira-t-il entreprendre un voyage long et coûteux dans l’espoir problématique de voir son havaley soldé ? Non ; il le vendra à quelque homme d’affaires qui se chargera d’aller en toucher le montant. Enfin le système des havaley ne s’applique pas seulement aux administrations publiques et aux fonctionnaires, il s’applique encore aux banquiers avec lesquels la Porte est en relations continuelles. Veut-elle obtenir d’eux une avance quelconque ? Elle leur offre un nombre de havaley qui correspond à la somme qu’elle leur demande, à l’intérêt de cette somme, à la commission qu’elle leur promet. C’est aux banquiers ensuite à s’efforcer de tirer parti de leurs havaley en s’adressant aux gouverneurs et aux percepteurs de province pour obtenir qu’ils soient acquittés.

Si j’ai réussi à exposer nettement le régime des havaley, on voit tout de suite à quelles spéculations, à quelle corruption il donne lieu. C’est le régime des affectations, des revenus-hypothèques généralisé et étendu à tous les impôts de l’empire. Il n’y a pas à proprement parler en Turquie de trésor public qui comprenne l’ensemble des recettes du pays et où chacun puise suivant ses besoins et ses droits ; il y a une série de ressources spéciales sur lesquelles ministères et particuliers ont des prétentions plus ou moins légitimes et que tout le monde se dispute avec acharnement. Pas de caisse unique et centrale, mais une quantité de caisses locales n’ayant entre elles aucun lien. La première conséquence de cette décentralisation financière est de donner aux gouverneurs et aux percepteurs de province, aux maîtres des caisses locales, une puissance absolue, sans contrôle. Le gouvernement ne se fait aucun scrupule de jeter sur le marché deux ou trois fois plus de havaley qu’il n’y a réellement de revenus. Une administration a besoin tout à coup d’un crédit imprévu, soit ! on lui accorde des havaley sur des impôts qui avaient été alloués déjà à une autre administration. La plus habile des deux l’emportera. Des fonctionnaires réclament leur traitement qu’ils n’ont pas touché depuis plusieurs mois, peut-être depuis plusieurs années ; l’abus est si criant qu’on commence à protester en Europe et que des plaintes diplomatiques arrivent de toutes parts ; soit encore ! Voilà des havaley qui ont déjà reçu une autre destination. Chacun s’en tirera comme il pourra. Pressé par une nécessité urgente, le gouvernement s’adresse à des banquiers qui demandent des garanties : soit toujours ! En cherchant bien dans le livre des havaley, on trouvera sans nul doute des contributions sur lesquelles pourront porter les garanties demandées. À la vérité, les contributions sont déjà grevées de havaley, mais les affaires se font vite. Les banquiers n’auront ni le loisir, ni les moyens de s’en assurer ; ils prendront leurs havaley et, quand ils les auront, ils sauront mieux que personne par quels procédés ils arriveront à se les faire payer. À certains momens, les havaley subissent une dépréciation formidable, comme une monnaie fiduciaire multipliée outre mesure, ou connue les effets et les billets d’une maison qui n’inspire plus de confiance, car on sait que toutes les ressources sont obérées. En tous temps, ils sont l’objet d’un commerce et d’un marchandage effrénés. Comme ce sont les gouverneurs et les percepteurs de province qui finissent par les payer ou par les laisser en souffrance, c’est à eux que s’adresse au bout du compte la multitude innombrable des détenteurs de havaley. Ils ne sauraient satisfaire tout le monde, ils doivent faire un choix. On comprend quels argumens décident de ce choix. Chaque gouverneur, chaque percepteur est assailli de propositions plus ou moins séduisantes. Le plus offrant l’emporte. Généralement, ce sont les intermédiaires, les banquiers qui montrent le plus de générosité et qui, par suite, se trouvent les mieux récompensés. Dans cette lutte de bakchichs, les petits sont bien vite écrasés. Aussi, comme je l’ai déjà dit, les simples fonctionnaires ou les entrepreneurs ordinaires qui reçoivent des havaley sont-ils obligés de s’en défaire au profit de courtiers qui les prennent tout au plus pour le quart de leur valeur. Il faut payer un escompte considérable, car le havaley ne sera peut-être soldé que dans plusieurs années ; il faut payer aussi les droits de voyage, car il ne sera soldé qu’à l’autre bout de l’empire ; il faut payer enfin des bakchichs, car il ne sera soldé que moyennant une forte rétribution donnée au defterdar et au vali. Terrible opération dans laquelle le montant nominal du havaley disparaît presque complètement ! Qu’on juge du sort d’un malheureux fonctionnaire qui, après avoir attendu de longs mois son traitement, ne reçoit enfin qu’une paie valant une si faible partie de ce qu’on lui doit !

Mais on aurait tort de croire que les inconvéniens du système des havaley se bornent à ceux que je viens de signaler. Il permet encore un autre genre de fraude qui a été pratiqué avec un cynisme étrange, même pour la Turquie, au moment des difficultés avec la Grèce. J’ai dit que les gouverneurs et les percepteurs de province étaient maîtres de leurs caisses, qu’ils étaient libres de choisir entre les innombrables havaley qu’on leur présentait et qu’ils se déterminaient ordinairement dans leur choix par des motifs qui n’avaient rien de commun avec l’intérêt public. Néanmoins il arrive parfois que le gouvernement se charge de décider lui-même quels havaley seront acquittés et quels autres ne le seront pas. Il ne tient alors aucun compte de la distribution générale faite d’avance à tous les ministères et des engagemens les plus sacrés pris envers les créanciers. C’est ainsi qu’à l’époque où le sultan ne s’était pas encore résigné à faire des concessions à la Grèce, où il nourrissait au contraire le désir d’écraser ce petit peuple si malencontreusement protégé pai l’Europe, un iradé impérial ordonna tout à coup de verser le montant de tous les havaley sans distinction au seraskiérat, c’est-à-dire au ministère de la guerre. Les autres ministères furent frustrés d’un seul coup. Ne fallait-il pas consacrer intégralement les revenus de l’empire à des préparatifs militaires, qui n’ont servi à rien qu’à enrichir quelques pachas ? Mais les ministères n’ont pas été seuls atteints ; la Banque ottomane, par exemple, avait reçu, en paiement d’une avance faite au trésor, des havaley sur la taxe des moutons. C’était un engagement précis, formel, un véritable contrat. Qu’importe ! il a suffi d’un ordre du sultan pour faire une petite banqueroute particulière, pour enlever à la Banque ottomane le gage qu’on lui avait donné, pour détruire une affectation. C’est ainsi que les choses se passent en Turquie. À quoi sert-il d’avoir entre les mains une promesse solennelle, un papier authentique ? Dans ce singulier pays, les promesses ne sont jamais que des promesses, le papier n’est jamais que du papier : autant en emporte le vent qui souille sans cesse sur le Bosphore et qui ne secoue pas plus aisément les arbres dont ses rives sont couvertes que les havaley du ministère des finances !

Il faudrait un volume pour exposer en détail tous les vices de l’organisation financière de la Turquie et pour montrer la vanité des projets d’arrangement et de réformes dont on amuse la crédulité de l’Europe. Je n’ai fait qu’effleurer le système des havaley, qui mériterait une étude à part ; je n’entreprendrai même pas d’esquisser le mode de répartition et de perception des impôts. Il n’entre pas non plus dans mon plan de parler de la dette ottomane et du nouvel essai qu’on fait à l’instant même pour donner quelques satisfactions aux créanciers de la Turquie. En supposant que cet essai réussisse, les résultats ne pourront pas en être très brillans. Mais, si peu brillans qu’ils soient, ils resteront à la merci d’un caprice du sultan, toujours maître de retirer du jour au lendemain les affectations qu’il aura promises. Pour être assuré que l’œuvre réformatrice ne sera pas aussitôt détruite qu’inaugurée, on aurait besoin de garanties sérieuses, et ces garanties où les trouver ? Beaucoup de personnes, séduites par l’exemple de l’Egypte, proposent d’établir à Constantinople une commission internationale de contrôle qui aurait une sorte de droit de surveillance sur les finances turques. Le congrès de Berlin s’était prononcé virtuellement pour la création de cette commission. « Les puissances représentées au congrès, disait le protocole du 11 juillet, sont d’avis de recommander à la Sublime-Porte l’institution à Constantinople d’une commission financière composée d’hommes spéciaux nommés par les gouvernemens respectifs et qui serait chargée d’examiner les réclamations des porteurs de titres de la dette ottomane et de proposer les moyens les plus efficaces pour leur donner la satisfaction compatible avec la situation financière de la Sublime-Porte. » Si l’on s’en tient à la lettre de cette recommandation diplomatique, le rôle de la commission se bornerait à faire une loi réglant la dette ottomane, indiquant les réductions d’intérêt à imposer aux créanciers et les revenus à affecter à ces intérêts réduits. Une commission du même genre a parfaitement réussi en Égypte, mais pourquoi ? C’est qu’à côté d’elle figurait un contrôle organisé par la France et par l’Angleterre, contrôle qui avait préparé l’œuvre et qui en a assuré l’exécution. Si l’on s’était borné à édicter un arrangement financier, laissant à l’Égypte le soin de le mettre en pratique ou de le mettre en oubli, il est certain que c’est à ce dernier parti que l’Égypte se serait arrêtée. Mais peut-on traiter la Turquie comme on a traité l’Égypte ? Non, et pour plusieurs raisons, dont la principale est qu’un contrôle établi à Constantinople devrait être international, ce qui le rendrait bientôt illusoire ou ce qui provoquerait plus vite encore un conflit violent entre les puissances. Il est déjà bien difficile de maintenir l’accord de la France et de l’Angleterre en Égypte ; chaque jour un nouveau danger le menace, une nouvelle épreuve risque de l’emporter. Mais s’imagine-t-on ce que serait eu Turquie un contrôle financier exercé en commun par des nations dont les intérêts sont aussi divergens que ceux de l’Autriche, de la Russie, de l’Italie, de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre, etc. ? Plusieurs de ces puissances sont bien loin de désirer que la situation économique de l’empire ottoman s’éclaircisse ; elles n’ont pas de porteurs de la dette turque parmi leurs sujets, ou elles en ont si peu que cela ne les touche en rien. En revanche, elles ont des ambitions politiques que tous les troubles qui se produisent en Orient favorisent. On peut être sûr qu’elles n’épargneraient rien pour fomenter ces troubles, et que le droit d’ingérence qu’on leur aurait donné dans les affaires turques ne leur servirait qu’à se liguer avec les Turcs pour augmenter l’anarchie qui dévore l’empire ottoman.

Le seul moyen qu’on puisse tenter, non pour relever les finances de la Turquie, mais pour arrêter les progrès de la ruine ottomane, est celui dont on a fait avec quelque succès, depuis un an, une première expérience. Les six principales contributions indirectes, le tabac, le sel, la soie, le timbre, le poisson et les spiritueux, ont été données en quelque sorte à ferme aux banquiers de Galata pour le service de la dette que la Porte a contractée envers eux. Un iradé impérial les a autorisés à organiser eux-mêmes la perception de ces contributions, à en percevoir le produit, à s’attribuer la partie qui leur en revient légitimement, à conserver le reste pour les créanciers consolidés. Une administration spéciale a été créée à cet effet. Confiée à un homme d’intelligence et d’initiative, M. Lang, qui avait acquis à la Banque ottomane une connaissance approfondie des hommes et des choses d’Orient, elle est composée d’un petit nombre d’Européens, mais la majorité des employés est demeurée turque. On a vu là une fois de plus combien la corruption administrative était en Turquie un produit artificiel de la constitution politique. Dès qu’ils sont régulièrement surveillés et convenablement payés, les Turcs deviennent tout aussi honnêtes dans les transactions publiques qu’ils le sont dans les transactions privées. L’administration des phares, qui est dirigée par un Français, Michel-Pacha, et où les traitemens sont acquittés avec ponctualité, est d’une probité irréprochable, quoiqu’elle soit presque uniquement composée d’Orientaux. L’administration des six contributions ressemble déjà à l’administration des phares. Il a fallu sans doute y faire d’abord quelques exécutions ; M. Lang a dû montrer au début une sévérité des plus rigides ; mais aujourd’hui le mal est à peu près extirpé, et c’est à peine si de loin en loin on découvre encore quelque employé coupable. Ce qui prouve qu’aucun détournement considérable n’a été commis au préjudice des intérêts généraux, c’est que les six contributions ont donné tous les revenus qu’on en attendait, et au-delà. Cette première expérience a si complètement réussi qu’elle a inspiré un désir général d’en voir tenter de pareilles. Il est à souhaiter en effet qu’elles se multiplient. Puisque la Porte est incapable de percevoir elle-même des impôts sans laisser commettre les fraudes qui lui portent le plus grand préjudice, pourquoi ne se résignerait-elle pas à affermer cette perception à des syndicats de banquiers, à des administrations européennes qui lui garantiraient un produit déterminé ? C’est d’ailleurs dans cette voie que paraissent devoir entrer les porteurs de la dette consolidée ; ils ont si bien senti l’avantage du système dont profitent les banquiers de Galata qu’ils cherchent, en ce moment même, à l’appliquer d’accord avec eux et à en tirer un bénéfice commun. Ce serait un premier pas dans une voie que la Porte aurait tout intérêt à parcourir jusqu’au bout. On lui propose de concéder à la Banque ottomane le monopole du tabac ; plus tard, on lui proposera de concéder les douanes à un autre ou à plusieurs autres établissemens financiers. Qui l’empêcherait de concéder également les dîmes ? Elle les afferme bien en détail ; il vaudrait certainement mieux les affermer en gros. Elle a souvent été tentée de confier à la Banque ottomane tous les services financiers d’une province afin de voir quels effets produirait cette expérience ; il est dommage qu’elle n’ait pas cédé à cette tentation. Si l’on pouvait enlever au ministre des finances turc les dépenses aussi bien que les recettes, cela n’en vaudrait que mieux ; mais il est clair qu’il n’y faut pas songer. Ce serait déjà un grand et heureux résultat que de le réduire au rôle de distributeur des dépenses, toutes les recettes étant prélevées par des administrations européennes séparées, qui verseraient dans sa caisse les revenus qu’elles auraient retirés du pays par des moyens réguliers, sans exercer la pression odieuse et les innombrables dilapidations sous lesquels gémissent en ce moment les contribuables.

Si étrange que puisse paraître un pareil système financier, on conviendra cependant qu’il pourrait s’acclimater aisément dans un pays où le régime des havaley et des affectations spéciales semble en avoir préparé l’essai. Mais il est plus que douteux que le sultan Abdul-Hamid consente jamais à l’appliquer. Il n’a pas touché aux six contributions depuis qu’il les a livrées aux banquiers de Galata ; mais l’expérience est trop récente pour être concluante. Au premier danger qui menacera l’empire, Abdul-Hamid n’édictera-t-il pas un iradé pour ordonner à M. Lang de verser au séraskiérat les sommes qu’il perçoit pour les créanciers ! S’il ne l’a pas fait jusqu’ici, c’est qu’il est obligé à bien des ménagemens envers les banquiers de Galata. Ayant perdu tout crédit en Europe, c’est seulement auprès d’eux qu’il peut contracter quelques emprunts. Ceux-ci, de leur côté, enchantés d’avoir enfin entre les mains un gage véritable et désireux de montrer qu’ils en feraient très bien valoir d’autres si on voulait les leur livrer aussi, n’ont certainement rien épargné pour que la gestion des six contributions eût un plein succès. Attendre d’aussi beaux résultats de toutes les entreprises du même genre qui pourraient être essayées serait peut-être téméraire. Mais ce qui serait plus téméraire encore, c’est de croire qu’Abdul-Hamid se résignera à aliéner sérieusement à des Européens les revenus de son empire. Qu’il en aliène quelques-uns dans une heure de crise, soit ! mais, la crise passée, le fanatisme reprendra ses droits. J’ai montré dans un précédent article que la pensée dominante du sultan actuel était d’opposer l’islamisme au christianisme, d’évincer peu à peu les Européens de son empire, de rendre aux musulmans la terre musulmane. Ce n’est pas au moment où il rêve d’accomplir cette œuvre jusqu’en Afrique, qu’il souscrira bénévolement à une diminution de sa puissance en Europe et en Asie. Comme tous les Orientaux, il ne songe qu’au moment présent, et l’on obtiendra de lui de très grandes concessions chaque fois qu’il s’agira d’un avantage immédiat dont il sentira vivement le besoin ; mais dès que cet avantage sera acquis, il reviendra à son programme étroit, ne se croyant en rien lié par des engagemens pris envers des chrétiens. Il ne lui coûtera pas plus de reprendre un groupe de contributions livré à des créanciers européens qu’il ne lui a coûté, au moment de sa lutte avec les Grecs, de reprendre les havaley concédés à la Banque ottomane. Pour l’obliger à respecter ses promesses, il faudrait la force. En dehors de la force, il n’y a rien à attendre de la Turquie.


IV.

De quelque manière qu’on envisage la situation de l’empire ottoman, qu’on l’étudie politiquement, administrativement, financièrement ou moralement, on arrive donc à la même conclusion. La régénération totale est impossible ; la régénération partielle ne l’est guère moins. Il ne faut pas songer à sauver les finances en laissant périr l’état politique, ou à sauver l’état politique en sacrifiant l’administration. Tout se tient, tout est lié ; la décomposition est générale et irrémédiable. La dernière chance de salut s’est évanouie après la révolution qui a détrôné Abdul-Aziz, le jour où son second successeur, Abdul-Hamid, rompant avec les hommes qui l’avaient placé sur le trône et qui s’étaient efforcés d’inaugurer avec lui une politique nouvelle, a renoué les plus mauvaises traditions de son pays. J’ai parlé sans enthousiasme des projets de Midhat-Pacha ; je jugerais Midhat-Pacha lui-même avec sévérité, si le malheur dont il a été victime, et qu’il a supporté avec courage, ne le mettait désormais à l’abri des critiques que sa conduite publique et privée a trop souvent méritées. Mais, en faisant la part de ce qu’il y avait de faux et surtout de factice dans son œuvre, on doit reconnaître aussi ce qu’il y avait en elle de juste, de sensé, de fécond. C’est le fanatisme qui perd l’empire ottoman, le fanatisme religieux aussi bien que politique, le fanatisme du pouvoir absolu et de la corruption aussi bien que celui de la foi. Or, Midhat-Pacha avait porté un coup direct à ce fanatisme en proclamant qu’il ne devait plus y avoir en Turquie ni musulmans ni chrétiens, ni Turcs, ni Grecs, ni Arméniens, ni Syriens, mais seulement des Ottomans. Si les chambres instituées par lui avaient duré, elles n’auraient pas permis à Abdul-Hamid de s’emparer de toutes les branches du pouvoir et de l’administration, et de travailler sans cesse, non-seulement à maintenir dans l’empire les divisions de races et de religions, mais à les répandre encore dans tout le monde musulman. C’est là le grand péril pour la Turquie, la cause capitale des malheurs qui la menacent. Or tous les prétendus réformateurs qui ont succédé à Midhat-Pacha, loin de supprimer cette cause, comme il avait essayé de le faire, l’ont entretenue, développée, rendue plus dangereuse. Khérédine-Pacha lui-même, le plus remarquable d’entre eux, a obéi à une pensée d’intolérance qui aurait frappé tous ses projets de stérilité, alors même qu’on lui eût permis de les mettre en pratique. Il voulait bien créer en Turquie des institutions parlementaires et des assemblées administratives, mais à la condition d’en réserver l’entrée aux musulmans. Son but était de donner à ces derniers le sentiment national, qui leur fait absolument défaut, en les initiant à la vie politique. Il ne s’apercevait pas que le sentiment national ne pourrait naître chez eux que par la destruction du fanatisme religieux, et que tant que celui-ci subsistera, les musulmans ne seront ni Turcs, ni Arabes, ni Tunisiens, ni Égyptiens, qu’ils seront uniquement les serviteurs de l’islam et les ennemis des chrétiens.

Après avoir montré combien les ressorts politiques, administratifs et financiers de la Turquie étaient affaiblis, usés, détruits, est-il besoin d’examiner de nouveau ce rêve insensé du panislamisme et de prouver qu’un pays dont toutes les ressources matérielles et morales sont aussi profondément atteintes, ne saurait que se perdre en essayant de le réaliser ? Il y a eu depuis quelque temps une détente à Constantinople et à Tripoli. Le sultan a fait envoyer à la France des assurances amicales ; les bateaux de guerre qui partaient pour l’Afrique se sont arrêtés. En même temps, on a fait des propositions alléchantes aux créanciers turcs, et les journaux de Stamboul se sont mis à prêcher le progrès, la liberté, l’accord avec l’Europe. Se laisser prendre à de telles apparences serait enfantin. Si les bateaux restent dans le Bosphore, les émissaires du sultan continuent à affluer en Afrique, la guerre sainte est prêchée partout, les espérances de l’islam sont plus orgueilleuses que jamais. On n’a pas besoin d’avoir une connaissance très approfondie du caractère turc pour juger à leur vraie valeur la portée des manifestations politiques au moyen desquelles on essaie d’endormir l’attention de l’Europe sur les menées et les manœuvres du panislamisme. Un peu de clairvoyance et de bon sens suffisent. Si la France, uniquement absorbée par sa politique intérieure et par ses querelles intestines, détourne les yeux de l’Afrique et de l’Orient, elle se préparera de cruelles surprises, et peut-être paiera-t-elle très cher l’inertie malheureuse qu’elle persiste à apporter dans les questions extérieures. Par elle-même, la Turquie n’est pas dangereuse ; mais si faible, si mortellement atteinte qu’elle soit, son agonie risque d’être fatale à bien des puissances qui n’auront pas su la prévoir et s’y préparer. M. Thiers répétait souvent : « La Turquie peut mourir, mais son cadavre empestera l’Europe durant cinquante ans. » Rien de plus vrai. La Turquie n’est pas encore morte, mais ses convulsions dernières ne sont pas moins dangereuses que ne le serait l’infection de son cadavre. En réveillant partout le fanatisme musulman, en s’imposant la tâche de l’exciter coûte que coûte contre les nations chrétiennes, elle s’épuise elle-même sans doute, elle brave le suicide, mais elle provoquera des crises où elle ne sera pas seule atteinte et dont beaucoup d’autres souffriront avec elle, sinon autant qu’elle.

Je ne voudrais pourtant pas pousser trop loin le pessimisme, ni sonner le glas funèbre de la Turquie, comme on l’a fait si souvent, alors qu’elle a peut-être devant elle de longues années de vie. Dieu me garde de prédire sa fin prochaine ! Trop de prédictions du même genre ont été démenties depuis deux siècles. Je me borne à dire que sa régénération est impossible. Si elle continue à vivre, ce sera de sa vie actuelle. Elle sera ce qu’elle est, elle ne sera jamais autre chose. Ses qualités même l’empêcheront de se relever. On loue sans cesse, et avec raison, la résignation étonnante, le courage tranquille, la douceur merveilleuse des Turcs. Mais ces vertus, si admirables qu’elles soient, feront la perte de la race et de l’empire. Comment veut-on qu’un gouvernement aussi détestable que celui du sultan se modifie tant que les sujets d’Abdul-Hamid le supporteront sans se plaindre, sans protester, presque sans gémir ? On a dit que les peuples avaient les gouvernemens qu’ils méritaient ; c’est une vérité qui demanderait à être expliquée ; parfois les vices des gouvernemens tiennent au trop bon caractère des gouvernés. Quand les premiers n’ont aucune peur des seconds, quand ils savent qu’ils peuvent tout se permettre, bien sûrs qu’on ne leur demandera compte de rien, ils perdent toute retenue et se lancent sans hésiter dans les plus épouvantables excès. La crainte d’une révolution est quelquefois la meilleure des garanties politiques. J’ai rencontré beaucoup d’observateurs éclairés qui avaient perdu toute confiance dans le salut de la Turquie en voyant avec quel fatalisme les Turcs s’étaient résignés aux malheurs qui ont suivi la dernière guerre. Tant que la guerre a duré, une panique terrible a régné à Constantinople. La ville était sans cesse remplie d’irréguliers aux mines féroces, d’affreux bachi-bouzouks, de bandits de toute sorte dont l’aspect seul répandait dans les âmes une profonde terreur. Grisées par la lutte, ces bandes indisciplinées proféraient les plus cruelles menaces. Leur nombre était si grand, leur férocité paraissait si dangereuse, que tout le monde s’attendait, après la défaite, à une révolution contre le sultan et au massacre général des chrétiens. Les ambassades avaient déjà pris leurs précautions pour sauver leurs nationaux. Les hommes qui connaissaient ou qui croyaient le mieux connaître l’Orient annonçaient une catastrophe effroyable. Songez que des volontaires étaient arrivés d’Asie par milliers, qu’ils avaient supporté avec un héroïsme sublime la campagne la plus dure, qu’ils avaient touché du doigt la victoire et qu’ils ne l’avaient perdue que par l’incapacité de leurs généraux et les folies du palais ! Songez encore qu’on n’avait ni argent ni vivres à leur donner, qu’il fallait les licencier sans la moindre indemnité, qu’on ne pouvait même pas les retransporter dans leurs provinces et qu’en y rentrant d’ailleurs ils ne devaient y trouver que la famine ! Comment ne pas croire à de sanglantes représailles ? Eh bien ! À peine le traité de San-Stefano était-il signé que les soldats et les officiers russes se sont, mis à se promener en vainqueurs dans Constantinople au milieu de ces irréguliers musulmans d’un aspect répugnant : pas un n’a été, je ne dis pas assassiné, mais même insulté ! L’auteur de la guerre, l’ennemi juré de la Turquie, le général Ignatief, n’a pris aucune précaution pour venir narguer de près les vaincus : jamais il n’a été l’objet d’un outrage ou d’une menace. Il a pu circuler en calèche découverte à travers les bachi-bouzouks humiliés. La démobilisation s’est faite de la manière la plus simple. Tous ces soldats farouches dont on attendait tant de révoltes se sont laissé désarmer sans mot dire ; ils n’ont pas songé un instant à se venger de leurs malheurs sur les chrétiens ou sur les autorités turques ; encore moins ont-ils songé à réclamer une solde qu’on n’avait pas le moyen de leur donner ; ils ont disparu, ils se sont fondus en quelque sorte dans le plus complet silence, et, si l’on n’avait pas rencontré sans cesse dans la campagne et dans les rues de Constantinople des cadavres d’infortunés morts de faim, personne n’aurait su ce qu’ils étaient devenus.

Un peuple qui se laisse ainsi écraser par la fatalité est incapable de ces élans subits vers la vie qui sauvent parfois les moribonds. Ce qui s’est passé à Constantinople à la suite de la guerre, cette muette dispersion d’une armée qu’on disait arrivée au paroxysme du fanatisme et de la colère, cette inconcevable douceur d’hommes qui présentaient l’aspect extérieur de bêtes féroces, n’est d’ailleurs qu’un des symptômes de l’état normal de la Turquie contemporaine. Pendant plusieurs années, la misère a été si profonde dans tout l’empire, qu’on s’étonne qu’elle n’ait amené aucun trouble. Ce n’est pas seulement à Constantinople qu’on mourait de faim dans les rues. À Smyrne, à Damas, dans toutes les villes, dans tous les villages, la même chose se produisait. Le gouvernement ne faisait aucun effort pour soulager la souffrance générale. On m’a raconté qu’il n’était pas rare, dans l’année qui a suivi la guerre, de rencontrer des malheureux qui vous demandaient un morceau de pain pour ne pas mourir de faim ; si on leur refusait ou si on passait sans leur répondre, ils ne vous adressaient aucun reproche, ils ne poussaient contre vous aucune imprécation, ils tombaient lourdement, comme des masses inertes. C’est ainsi que le peuple tout entier agissait envers le gouvernement et la classe dirigeante ; tandis que le palais insultait par ses dilapidations à la misère générale, personne n’essayait de se révolter contre tant d’inhumanité. On ne saurait croire jusqu’où les Turcs poussent la dureté du cœur. Des milliers de réfugiés musulmans qui avaient fui la domination russe sont morts, à quelques heures de Constantinople, sur la côte d’Asie, sans qu’un seul ministre, un seul pacha, un seul membre de la société turque ait fait le moindre effort pour les sauver. Que dis-je ? quand les chrétiens organisaient des quêtes et des loteries pour leur venir en aide, le gouvernement s’y opposait de son mieux, irrité de voir des infidèles arracher de vrais croyans à la mort. Cette étrange insensibilité, transportée dans le domaine politique, devient la plus fatale inertie. J’ai raconté avec quelle résignation les populations de la Turquie ont subi, outre la guerre, outre la famine, toutes les banqueroutes qu’il a plu au sultan de leur imposer. Assurément si elles s’étaient insurgées, si elles avaient menacé de se venger d’un pouvoir inique et spoliateur, on se fût arrêté tout de suite dans la voie déplorable où l’on s’engageait. Il ne faut pas trop faire de révolutions, mais il faut être capable d’en faire si l’on veut avoir un gouvernement qui ne les rende pas nécessaires.

Ce serait donc une erreur de croire que les vertus des Turcs serviront à leur salut politique ; c’est au contraire par ces vertus qu’ils se perdront. S’ils portaient dans la vie civile quelque peu de cet héroïsme qui les distingue sur les champs de bataille, on pourrait espérer qu’ils ne permettraient pas à ceux qui les gouvernent de les conduire à l’abîme ; mais ils sont aussi faibles qu’ils sont impétueux dans les combats. La Turquie ne se relèvera ni ne périra par des agitations intérieures. C’est du dehors que lui viendra le salut ou la ruine. Le salut, depuis le traité de Berlin, est devenu de moins en moins probable. La Turquie jusque-là n’avait qu’un ennemi, la Russie, qui lui enlevait peu à peu les lambeaux de son territoire et qui s’avançait graduellement sur sa capitale. Le traité de Berlin lui a donné un second ennemi, l’Autriche-Hongrie, qui, après avoir hésité quelque temps pour savoir s’il fallait marcher sur Salonique ou sur Constantinople, paraît être persuadée désormais que Salonique n’a qu’une importance secondaire et que c’est vers Constantinople que doivent tendre aussi ses efforts. Si, dans le partage de l’empire ottoman, la Russie obtenait Constantinople, tandis que l’Autriche-Hongrie ne recevrait que Salonique en échange, il faut reconnaître que le lot de la première serait tellement supérieur à celui de la seconde que toutes les populations slaves de l’empire austro-hongrois, séduites par le mirage du panslavisme, éprouveraient une invincible tentation de se détacher de la dynastie des Habsbourg pour aller se mettre sous le sceptre d’une dynastie qui régnerait à la fois sur la Baltique, sur la Mer-Noire, sur le Bosphore et sur la mer Egée. L’Autriche-Hongrie trouverait-elle du moins dans Salonique des avantages commerciaux assez grands pour décider ses populations slaves à abandonner l’espoir d’une union politique avec la Russie ? Assurément non. L’importance de Salonique a été surfaite. Même lorsqu’elle sera reliée à la Serbie par une ligne de chemin de fer, ce ne sera qu’une des routes secondaires du commerce oriental. Des marchandises arrivant des Indes par le canal de Suez à destination de France, d’Italie, d’Angleterre et d’une partie de l’Allemagne iront tout droit à Marseille, à Brindisi et à Trieste. La ligne de Salonique ne desservira que quelques provinces de la Turquie et de l’Autriche. La vraie ligne du commerce universel, celle qui passera par Philippopoli, Bucharest, Pesth et Vienne, pour aboutir au centre de l’Europe, partira toujours de Constantinople. Ajoutez que l’Anatolie, que l’Asie-Mineure tout entière, avec ses inépuisables richesses, est située en face de Constantinople et que la ligne de l’Euphrate et du Golfe-Persique, lorsqu’elle sera créée, viendra déboucher bien près des Dardanelles. Si elle renonce, comme tout semble le faire supposer, à un retour d’influence en Allemagne pour disputer à la Russie la direction des Slaves orientaux, l’Autriche-Hongrie pourrait-elle donc se contenter d’une part médiocre et livrer à sa rivale la position commerciale, politique et militaire qui commande l’Orient tout entier ? L’Autriche-Hongrie et la Russie sont lancées dans la même direction avec une telle vitesse qu’on peut craindre sans cesse que le choc ne se produise trop tôt entre elles deux. Lorsqu’on étudie avec soin leur situation respective, il est impossible de ne pas la comparer à celle de la France et de l’Allemagne avant la guerre de 1870-1871 et de ne pas se rappeler les terribles et prophétiques avertissemens de Prévost-Paradol : « Jamais, disait-il, depuis que le monde existe, l’ascendant ou, si l’on veut, la principale influence sur les affaires humaines n’a passé d’un état à l’autre sans une lutte suprême qui établit, pour un temps plus ou moins long, le droit du vainqueur au respect de tous. Tant que ce choc n’a pas eu lieu, tout le monde sent instinctivement que rien n’est décidé, et toute prétention à une grandeur ancienne comme toute assertion d’une grandeur nouvelle sont provisoires. Certes, tout philosophe doit gémir de cet état de choses, mais il existe, il est aussi ancien que le monde, il a ses fondemens dans la nature humaine et dans la manière d’être des sociétés politiques, et rien n’autorise à croire qu’il soit sur le point de changer… La France et la Prusse (on devrait dire aujourd’hui la Russie et l’Autriche-Hongrie) ont été de loin lancées pour ainsi dire, l’une contre l’autre à peu près comme deux convois de nos chemins de fer qui, partant de points opposés et éloignés, seraient placés sur la même voie par une erreur funeste. Après de longs détours, moins longs pourtant qu’on ne pensait, ces deux trains sont en vue l’un de l’autre. Hélas ! ils ne sont pas seulement chargés de richesses ; bien des cœurs y battent qui ne sont animés d’aucune colère et qui ne sentent que la douceur de vivre. Combien le sang qui va couler coûtera-t-il de larmes ! Personne ne veut ce choc terrible ; on s’écrie, on s’empresse, la vapeur est renversée, les freins grincent à se briser ; effort inutile, l’impulsion vient de trop loin ; il faut qu’un immense holocauste soit offert à la folie humaine malheureusement armée de la toute-puissance[2]. »

Image exacte de la marche opposée de l’Autriche-Hongrie et de la Russie en Turquie ! Il s’agit aussi de savoir à qui appartiendra l’ascendant, l’influence principale. C’est le monde slave, c’est l’Orient qu’on va se disputer, et ce choc terrible, que le philosophe peut déplorer, mais que le politique doit attendre, il serait du moins possible de l’éloigner et de l’amortir si l’empire ottoman s’y prêtait, Mais non. Comme pour donner aux deux rivaux qui vont le briser dans leur choc la tentation d’affronter plus tôt l’aventure, c’est le sultan lui-même qui fomente en Afrique des agitations afin de lier le bras de la France, ce bras auquel il a dû si souvent son salut ! Le jour de la crise, l’Allemagne regardera avec bienveillance ; on aura immobilisé l’Italie au moyen d’une promesse de compensation ; la France sera trop absorbée par l’Afrique pour bouger. Quel allié restera-t-il à l’empire ottoman ? L’Angleterre ? Mais l’Angleterre a déjà montré qu’elle était capable de se dédommager des succès des autres et de prendre sa part de butin, lorsqu’il lui paraissait trop dangereux d’empêcher la curée. Qui sait si elle n’a pas déjà fait ce sacrifice du Bosphore et des Dardanelles, ayant reconnu depuis peu que la route de l’Inde passait surtout par l’Euphrate et par le canal de Suez et qu’il était imprudent de la faire remonter trop haut ?

Quoi qu’il en soit de l’avenir, il est clair que la Turquie aura tout fait pour le rendre funeste. Incapable d’aucune réforme intérieure, la déplorable politique extérieure qu’elle a adoptée depuis quelques mois ajoute encore aux dangers qu’elle court et qu’elle fait courir à l’Europe. L’excès du pouvoir personnel et le panislamisme, si elle n’y renonce pas bientôt, hâteront sa ruine et l’ébranlement qui en résultera pour toutes les puissances. C’est pourquoi, si absorbés que nous soyons en France par nos luttes de parti, nous commettrions la plus lourde des fautes en négligeant de suivre les progrès du mal qui sévit à Constantinople et dont les effets s’étendront inévitablement jusqu’à nous.


GABRIEL CHARMES.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1881.
  2. La France nouvelle.