La Situation agricole de la France
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 610-649).
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LA
SITUATION AGRICOLE
DE LA FRANCE

II.[1]
LES CAUSES DE LA CRISE.

Dans une précédente étude, nous avons exposé la situation agricole actuelle de la France et les progrès qui ont été réalisés. depuis vingt ans dans l’exploitation de la terre, sous l’influence des découvertes de la science et des débouchés nouveaux offerts à nos produits. Il nous reste à rechercher les causes de la crise que subit en ce moment l’agriculture et, dans la mesure du possible, à en indiquer les remèdes.

Bien que l’industrie agricole soit moins impressionnable que l’industrie manufacturière, puisqu’elle se prête moins à la spéculation et qu’elle s’applique à des produits d’une consommation générale, elle n’en ressent pas moins le contre-coup des événemens qui affectent cette dernière. Il y a, entre les diverses branches de la production humaine, une étroite solidarité qui ne permet pas à l’une d’elles de s’épanouir quand les autres sont dans la souffrance. Pour que l’agriculture soit prospère, il faut que l’industrie le soit, et réciproquement ; les causes qui agissent sur l’une d’elles d’une façon favorable ou défavorable produisent sur l’autre des effets analogues. Ces causes peuvent être physiques, économiques ou politiques.

La politique n’exerce sur l’agriculture qu’une action indirecte, en entravant l’esprit d’entreprise, en gaspillant les ressources du pays et en perpétuant les inquiétudes qui résultent d’une situation instable. A cet égard, nous nous contenterons de faire remarquer que, si l’on avait consacré seulement la dixième partie de ce que nous ont coûté la commune et la dernière guerre à des travaux publics intérieurs, et à l’extension de notre influence en Afrique, nous n’aurions pas perdu nos deux plus belles provinces, nos ports seraient parfaitement outillés, des canaux, des routes et des chemins de fer sillonneraient le territoire, assurant un transport facile à tous nos produits, et nous serions les maîtres de tout le nord du continent africain, d’où notre commerce pourrait rayonner dans l’intérieur. Au lieu de ces avantages, la politique néfaste de l’empire nous a laissé des charges énormes dont l’agriculture supporte presque tout le poids, et nous a légué le germe de nouveaux conflits. Il n’est douteux pour personne que, tant que l’équilibre n’aura pas été rétabli entre les puissances européennes, on ne saurait compter sur une paix durable, et qu’une guerre nouvelle peut éclater d’un jour à l’autre, malgré les alliances et les traités. Dans la mêlée qui se prépare, la France n’a qu’un rôle à jouer, c’est de reprendre sa politique traditionnelle, en se faisant le champion des petits états ; c’est pour elle le seul moyen de reconquérir, en attendant ses provinces perdues, l’ascendant moral qui jadis avait fait sa grandeur.


I

Les causes physiques de la crise actuelle sont locales ou générales. Parmi les premières, il faut ranger la suppression de la culture de la garance, qui faisait autrefois la fortune du département de Vaucluse, remplacée aujourd’hui par l’alizarine artificielle, et la maladie des vers à soie, qui a fortement atteint une industrie autrefois prospère dans plusieurs départemens méridionaux.

Les premiers mûriers furent introduits en France par Clément V, dès son arrivée à Avignon, en 1309. La culture s’en répandit rapidement dans toute la vallée du Rhône et y prospéra, avec des alternatives diverses, jusque vers 1853, époque où les vers furent atteints d’une maladie qui les tuait avant qu’ils eussent pu filer leurs cocons. Les belles découvertes de M. Pasteur ont servi, il est vrai, à atténuer les désastres, puisqu’elles ont démontré que, la maladie provenant de la présence dans les vers de corpuscules étrangers, il suffisait de s’assurer au microscope que les œufs n’en contenaient pas pour être certain d’obtenir des vers sains ; mais elles n’ont pu rendre à l’industrie séricole son ancienne prospérité. La production de la soie qui, en 1853, avant l’apparition de la maladie, était de 26 millions de kilogrammes, valant 117 millions de francs, est tombée en 1857 à 7 millions de kilogrammes ; elle est aujourd’hui d’environ 13 millions[2].

Si la maladie des vers à soie n’atteint qu’un petit nombre de départemens, l’invasion du phylloxéra en touche un assez grand nombre pour qu’on puisse considérer celle-ci comme une des causes générales de la crise agricole et pour faire craindre qu’une des sources les plus importantes de la richesse de la France ne soit gravement compromise. Les études auxquelles ce fléau a déjà donné lieu ici même[3] nous dispensent d’entrer dans de grands détails à ce sujet ; nous nous bornerons à dire que l’insecte a suivi sa marche envahissante et qu’aujourd’hui la moitié environ du vignoble français est attaquée. Parmi les remèdes préconisés, les sulfocarbonates et le sulfure de carbone seuls ont donné des résultats favorables ; mais ils sont d’une application coûteuse et resteront nécessairement inefficaces tant que l’emploi n’en aura pas été généralisé. L’inondation des vignes phylloxérées est, paraît-il, un remède souverain, mais nécessairement restreint. Dans tous les cas, il convient de ne pas cultiver la vigne sur de grands espaces, et de l’alterner avec d’autres cultures, de façon à isoler les points d’attaque et à créer des obstacles à l’invasion ; il faut aussi avoir soin de se servir d’engrais pour donner aux ceps une vigueur de végétation qui leur permette de résister plus longtemps.

On cherche encore à combattre le phylloxéra par la multiplication des insectes qui le détruisent ; on cite parmi ceux-ci l’arachnide trombidion du fraisier ananas ; et des coléoptères des genres brachinus, amara, anillus, etc. Les oiseaux, notamment les bergeronnettes, détruisent les phylloxéras ailés. Mais jusqu’ici ces ennemis du phylloxéra sont trop peu répandus pour qu’on puisse compter sur eux, et en attendant que de nouvelles recherches nous aient fait connaître des moyens de destruction plus radicaux, il est probable qu’on sera forcé, ainsi que le propose M. Planchon et qu’on a déjà commencé à le faire, d’avoir recours aux vignes américaines, qui, étant capables de résister aux attaques de l’insecte, pourront servir de porte-greffe aux vignes françaises.

Quoi qu’il en soit, le phylloxéra a été pour plusieurs départemens une cause de ruine et de souffrances. Dès qu’on a dépassé Valence, les pampres verts qui couvraient autrefois les plaines et les coteaux de la vallée du Rhône sont remplacés par des garigues et des moissons chétives. La vigne seule pouvait prospérer sous ce ciel brûlant qui reste pendant des mois entiers sans un nuage ; aujourd’hui elle a disparu, et l’on ne sait encore comment la remplacer. Dans les départemens de l’Hérault, du Lot, de Vaucluse, des Basses-Alpes, du Gard, on l’a arrachée sur un grand nombre de points et l’on essaie par des irrigations de transformer en prairies les terrains qu’elle recouvrait. On peut se faire une idée du désastre de toute cette région quand on songe que 300,000 hectares de vignes sont déjà détruits et que, dans certaines parties où l’hectare valait jusqu’à 20,000 francs, on ne trouve pas aujourd’hui acquéreur pour 500 francs. Les Charentes, la Bourgogne, le Bordelais sont envahis par le fléau, et la France est menacée de perdre l’une des plus précieuses de ses productions agricoles, celle qui lui assurait un monopole vis-à-vis des nations étrangères et pour laquelle elle n’avait aucune concurrence à redouter.

Si les ravages du phylloxéra ont été pour plusieurs départemens une véritable calamité, l’insuffisance de la récolte dans les deux dernières années a été la cause la plus sérieuse et la plus générale des souffrances actuelles de l’agriculture. Les céréales ont de tout temps été en France la base de la nourriture de la population, et par conséquent la culture principale du pays. Dans les villes, on fait un usage presque exclusif de pain de froment ; dans les campagnes, on consomme en outre, suivant les régions, une certaine quantité de seigle, de sarrasin ou de maïs ; mais, à mesure que l’aisance se répand, les grains inférieurs sont délaissés et remplacés par le premier. Aussi la consommation de cette céréale s’accroît-elle tous les jours. D’après M. Block[4], la quantité de froment nécessaire pour satisfaire aux besoins du pays était en 1815 de 52 millions 1/2 d’hectolitres ; en 1835 de 62 millions 1/2 ; en 1845 de 72 millions ; en 1860 de 82 millions et en 1872 de 96 millions, sur lesquels 13 millions sont prélevés pour les semailles, ce qui réduit le nombre d’hectolitres affectés à l’alimentation à 83 millions. La consommation par tête d’habitant a passé de 1 hect. 59, en 1835, à 2 hect. 37, en 1872. La cause de cet accroissement, comme nous l’avons dit, est la substitution du froment aux grains de qualité inférieure et non la plus, grande absorption de pain par chaque individu, car, l’usage de la viande étant plus répandu, la consommation du pain doit avoir diminué.

Un phénomène assez remarquable, c’est que la production moyenne du blé en France est sensiblement égale à la consommation ; en sorte que dans les années abondantes nous avons un excédent à exporter et, dans les années mauvaises, un déficit à combler ; de là les oscillations souvent considérables qui se produisent dans les mouvemens du commerce des céréales et du blé en particulier. De 1816 à 1878 inclusivement, on a vu quarante et une fois l’importation de celui-ci excéder l’exportation et vingt-deux fois l’exportation l’emporter sur l’importation.

En 1877, il a été cultivé en blé 6,976,785 hectares qui ont produit 100,146,000 hectolitres ou 14 hect. 35 à l’hectare. Il en a été importé 4,641,000 hectolitres, et exporté 4,961,370. En 4878, il a été emblavé 6,843,085 hectares, qui ont produit 95,271,000 hectolitres ou 13 hect. 92 à l’hectare ; ce blé était de très mauvaise qualité et ne pesait guère que 72 kilogrammes l’hectolitre, au lieu de 77 qu’il pèse d’habitude. Il en a été importé 17 millions d’hectolitres, qui ont dû être soldés en argent, ce qui a par conséquent entraîné pour le pays une perte réelle de 472 millions ; mais ce n’est pas tout : les cultivateurs, n’ayant eu qu’une récolte inférieure à la récolte moyenne, 13 hect. 92 par hectare, au lieu de 15 hect. 72, ont perdu de ce chef par hectare 1 hect. 80 valant à peu près 40 francs, ce qui représenterait, si tout le blé produit était vendu, pour l’agriculture seule, une perte totale, eu égard à l’étendue emblavée, de 273,723,400 francs.

La récolte de 1879 est moins favorable encore, puisqu’elle n’est évaluée qu’à 82 millions d’hectolitres ; c’est une des plus mauvaises que nous ayons obtenues depuis vingt-cinq ans. Elle nécessitera également des importations de l’extérieur, occasionnera au pays de nouveaux déboursés et laissera encore le cultivateur en perte. Ce n’est pas la France seule qui, cette année, sera éprouvée ; l’Europe entière est dans le même cas, et l’on n’évalue pas à moins de 90 millions d’hectolitres le déficit total qu’elle aura à combler et dans lequel l’Angleterre entre pour 50 millions. Voilà du reste cinq années que ce dernier pays est victime de l’inclémence des saisons ; aussi l’agriculture y est-elle dans une situation bien plus difficile encore et plus critique qu’en France.

L’insuffisance des récoltes est un malheur contre lequel il n’y a pas de remède. Quoi qu’on fasse, il y aura toujours des années favorables et des années défavorables à la végétation du blé ou des autres produits de la terre, et il ne sera jamais en notre pouvoir de faire qu’une mauvaise récolte ne soit pas une perte pour le pays qui la subit, puisqu’elle l’oblige, sous peine de famine, à se procurer au dehors les blés que le sol national ne lui a pas fournis, et une ruine pour le cultivateur, qui ne retire qu’une rémunération incomplète de ses peines et de ses sacrifices. On propose, il est vrai, devenir en aide à ce dernier et d’atténuer ses pertes en frappant d’un droit les produits agricoles venant de l’étranger, de façon à en hausser les prix d’une manière factice et à faire payer au consommateur une partie de la perte éprouvée par le cultivateur. Nous aurons à examiner plus loin l’efficacité de ce procédé ; bornons-nous quant à présent à signaler l’insuffisance des récoltes des dernières années comme la cause principale dés souffrances dont on se plaint.


II

Si, de l’énumération des circonstances physiques qui pèsent sur l’agriculture, nous passons à l’examen des causes économiques, nous constatons tout d’abord qu’il se produit en ce moment dans le mode d’exploitation de la terre une transformation radicale, qui, pour s’opérer insensiblement, n’en exerce pas moins une influence sérieuse sur la situation agricole de notre pays et des pays voisins. Cette transformation s’est manifestée tout d’abord par une hausse considérable dans les salaires des ouvriers ruraux, qui a augmenté dans une forte proportion les frais de culture. Les ouvriers non nourris, qu’on payait 1 fr. 50, demandent aujourd’hui 3 francs en temps ordinaire et jusqu’à 7 francs pendant les moissons ; les ouvriers nourris se paient de 1 fr. 75 à 2 francs au lieu de 1 franc à 1 fr. 25 et sont devenus beaucoup plus exigeans pour leur nourriture. Tandis qu’autrefois ils ne mangeaient de la viande qu’une fois par semaine, ils en réclament aujourd’hui au moins une fois par jour, sans compter le vin ou le cidre, dont il n’était jadis pas question ; Dans les environs de Paris, on a donné dans ces dernières années de 30 à 35 francs par hectare pour faire la moisson, au lieu de 12 à 15 francs qu’on payait autrefois. Le prix de façon du stère de bois en forêt, qui, en 1860, ne dépassait pas 0 fr. 75, est aujourd’hui de 1 fr. 75 à 2 francs, et encore les bûcherons font-ils souvent défaut.

Tous les correspondans de la Société nationale sont d’accord sur ce point, et dans la première partie de cette étude, nous avons eu l’occasion de citer quelques-unes des réponses qu’ils ont adressées. Cette hausse en elle-même n’est pas précisément un mal, car il est naturel que, le bien-être général augmentant, les ouvriers en aient leur part. Quand on se rappelle la maigre pitance dont ils étaient autrefois obligés de se contenter, quand on voit celle dont ils se contentent encore aujourd’hui, c’est se montrer bien dur pour autrui que de leur reprocher leurs exigences ; et quand on sait comment ils vivent, couchant dans des écuries, soumis aux labeurs les plus pénibles, c’est presque une dérision que de parler de leur bien-être. Du reste, améliorer la nourriture de ceux qu’il emploie n’est pas toujours une mauvaise spéculation de la part du cultivateur, puisqu’il augmente par là leur capacité de travail ; et, quoi qu’en disent les admirateurs du temps passé, nous doutons fort que les ouvriers d’aujourd’hui travaillent moins que ceux d’autrefois. Ce qu’on peut leur reprocher à bon droite c’est d’être moins dociles ; sachant qu’on a besoin d’eux, ayant un sentiment de dignité parfois mal comprise et d’indépendance que leur donnent des droits politiques égaux à ceux de leurs patrons, ils ne se laissent plus faire aucune observation et quittent une ferme sous le moindre prétexte, sachant bien qu’ils trouveront ailleurs à s’employer. Il n’y a aucun remède à cela, puisque c’est la base même de notre droit public que chacun soit maître de sa personne et responsable de ses actions ; tout ce qu’on devrait pouvoir exiger d’eux, c’est l’accomplissement des engagemens librement consentis. Il faudrait, ainsi que le demande M. d’Esterno[5], qu’on revînt à l’application de la loi sur les livrets, dont l’abandon a tourné au détriment de toutes les industries et particulièrement de l’agriculture. L’ouvrier qui quitte son travail au milieu de la moisson et qui laisse les blés épars dans les champs exposés à pourrir ou à germer, celui qui veut profiter d’un moment de presse pour faire augmenter un salaire accepté à l’avance, cherchent à se soustraire aux obligations d’un contrat et doivent être contraints de remplir leurs engagemens aussi bien que le négociant qui a signé une traite à payer dans un délai déterminé. Le moyen le plus sûr d’arriver à ce résultat, c’est le livret.

Ce n’est pas seulement un sentiment exagéré d’indépendance individuelle qu’on peut aujourd’hui reprocher à l’ouvrier des campagnes, c’est aussi une moindre disposition à l’épargne qu’autrefois. On ne lui fait pas un crime de chercher à se mieux nourrir et à se mieux vêtir, mais de se laisser aller trop souvent à dépenser au cabaret l’argent qu’il aurait pu économiser et qui aurait plus tard assuré son bien-être. Pour combattre cette tendance, à laquelle les déclamations des meneurs politiques ne sont pas étrangères, il faudrait faire comprendre à la population ouvrière, citadine ou rurale, que le travail et l’économie sont les bases fondamentales de toute richesse et que, suivant l’énergique expression de Franklin, ceux qui prétendent le contraire sont des empoisonneurs. De grands efforts sont faits dans cette direction par des hommes dévoués au bien public, à la tête desquels il est juste de citer M. de Malarce, qui, par la création des caisses d’épargne scolaires, cherche à développer l’esprit d’ordre chez les enfans et à leur faire entrevoir la possibilité, par les petites économies accumulées, de se constituer un capital.

La hausse des salaires en agriculture s’est produite spontanément par le seul effet des lois naturelles de l’offre et de la demande, sans qu’il ait été besoin pour l’obtenir de grèves ni d’agitation d’aucune sorte. C’est encore une des erreurs économiques de l’empire que d’avoir supprimé l’ancienne loi sur les coalitions et d’avoir exposé, sans aucun résultat pratique possible, les industries à des crises ruineuses, et les classes ouvrières à des souffrances cruelles. Si les hommes politiques d’alors, moins préoccupés de reconquérir une popularité ébranlée, ne s’étaient appliqués qu’à donner satisfaction à des besoins réels, ils se seraient bien gardés de toucher à une législation qui faisait la sécurité de la société. Quiconque, en effet, a ouvert un livre d’économie politique sait que, à un moment donné, une nation n’a qu’une somme déterminée de capitaux disponibles, susceptibles d’être distribués sous forme de salaires. Cette quantité ne peut être augmentée à volonté, et si, dans une branche d’industrie quelconque, les ouvriers réussissent en se coalisant à faire hausser leurs salaires, ou, ce qui revient au même, à diminuer les heures de travail, cette hausse ne peut se produire qu’aux dépens des ouvriers d’une autre industrie, dont fatalement les salaires devront être réduits ; elle ne sera jamais que momentanée pour ceux même qui en auront profité, car elle a pour effet immédiat d’augmenter les frais de production, d’élever les prix des objets fabriqués, et par conséquent d’en restreindre la consommation. Il en résulte donc une diminution de travail, suivie d’une baisse correspondante du prix de la main-d’œuvre. Quoi qu’on fasse, l’équilibre se rétablit toujours tant que la somme disponible ne varie pas ; il ne peut y avoir d’amélioration permanente que lorsque la production elle-même s’accroît et que les capitaux deviennent plus abondans.

C’est au nom de la liberté individuelle et du droit naturel qu’ont tous les hommes de disposer d’eux-mêmes qu’on a supprimé les lois sur les coalitions. Nous n’aurions rien à y redire si les coalitions ouvrières n’étaient la négation même de la liberté et si elles n’avaient pas toujours pour effet, même quand elles ne sont accompagnées d’aucune violence, d’empêcher de travailler ceux qui au fond ne demandent pas mieux que de le faire et qui n’ont pas la force morale de résister aux objurgations de leurs camarades. Elles sont pour la société une cause de trouble que le législateur est parfaitement en droit d’écarter, elles entraînent toujours avec elles des ruines nombreuses et ne peuvent avoir aucune influence sur la hausse des salaires, qui, si la situation économique le permet, se produit sans elles, ainsi qu’on l’a vu pour l’agriculture. Il a suffi pour cela que le nombre d’ouvriers disponibles ne fût plus en rapport avec les besoins qu’on en avait.

D’où vient donc cette pénurie relative des ouvriers agricoles ? D’abord, de ce qu’un certain nombre d’entre eux ont émigré dans les villes et préféré le labeur de l’atelier à celui des champs. Il est incontestable qu’il y a aujourd’hui une rupture d’équilibre entre l’industrie et l’agriculture, et l’on peut craindre que, par suite de la protection exagérée dont elle jouit, la première ne se soit trop développée aux dépens de la seconde. L’industrie offre des salaires qui paraissent plus élevés pour un travail moins pénible ; il n’est donc pas étonnant qu’elle attire les ouvriers des campagnes, qui ne s’aperçoivent pas qu’ils sont victimes d’une illusion ; parce que, s’ils sont plus payés, ils ont aussi plus de dépenses et sont exposés à1 des chômages que ne leur offre pas le travail des champs. L’intérêt du pays exige que l’équilibre se rétablisse et que la population rurale, qui a jusqu’ici fait la force de la France, ne continue pas à aller s’étioler au physique et au moral dans les ateliers des villes. Cependant l’émigration n’a pas été jusqu’ici aussi considérable qu’on l’a supposé, car cette population n’a pas diminué depuis vingt ans. La statistique agricole de 1862 porte le nombre des individus attachés à un titre quelconque à l’agriculture à 18,999,850 dont 7,282,850 hommes adultes, le reste se composant de femmes et d’enfans. Le recensement de 1872, s’appliquant à un territoire moins étendu, donne le chiffre de 18,513,325 ; enfin celui de 1876, le chiffre de 18,968,605, c’est-à-dire, à quelques milliers près, le même qu’en 1862.

Si le nombre des habitans des campagnes n’a pas diminué, à quoi faut-il attribuer la hausse des salaires agricoles ? D’abord à ce qu’un grand nombre d’ouvriers, autrefois employés aux champs, sont actuellement occupés à la construction des chemins de fer et aux autres travaux publics, ou sont momentanément distraits des campagnes par le service militaire ; ensuite, à ce que l’agriculture exige plus de main-d’œuvre que par le passé. À mesure que des progrès se sont réalisés, que les défrichemens se sont multipliés, la terre a réclamé de nouvelles façons et demandé plus de travail ; à contenance égale, la culture intensive a besoin de plus d’ouvriers que celle qui abandonne en quelque sorte à la nature le soin de faire pousser les récoltes. « Dans le département de l’Aude, dit M. Louis de Martin[6], le nombre des bras employés à l’agriculture va toujours croissant. Les indigènes n’y suffisent pas, et de nombreuses familles étrangères, surtout des Espagnols, se sont fixées dans nos communes depuis la plantation des vignobles. En outre, la multiplicité des œuvres va sans cesse croissant. Après nos trois soufrages, l’anthracnose qui nous menace oblige à faire des opérations supplémentaires avec de la chaux pure ou mêlée de soufre. Le prix de la main-d’œuvre depuis 1855 a plus que doublé, et une journée de tailleur de vigne, qui se payait de 1 franc à 1 fr. 25, se paie de 2 fr. à 2 fr. 50. On a même payé jusqu’à 4 francs dans le département de l’Hérault avant l’apparition du phylloxéra. » Mais la cause principale de la diminution du nombre des ouvriers agricoles, c’est qu’un grand nombre d’entre eux ont pu avec leurs économies acheter quelques parcelles de terre qu’ils cultivent pour leur propre compte comme propriétaires. Cette cause est générale, comme le prouvent les réponses des correspondans de la Société nationale d’agriculture[7], et il n’y a pas lieu de s’en affliger.

Quels qu’en soient les motifs, la pénurie de la main-d’œuvre est très réelle, et, malgré les émigrations périodiques des ouvriers belges, piémontais ou espagnols qui viennent pendant les moissons apporter le concours de leurs bras, malgré l’emploi plus fréquent des machines, il devient de plus en plus difficile pour l’agriculteur de faire exécuter les travaux que comporte l’exploitation de la terre. Dans les départemens de la Somme, de l’Aisne, et même de Seine-et-Marne, des fermes ont été abandonnées, faute de bras pour les cultiver, et des centaines d’hectares restent en friche. Nous ne voyons à cela d’autre remède que de transformer la culture et de remplacer les terres arables par des herbages ou des bois. Le temps des familles attachées à la glèbe est passé, et toutes les objurgations n’empêcheront pas les ouvriers de chercher à tirer le meilleur parti possible de leurs bras.

Peut-être d’ailleurs ; convient-il de ne pas trop s’effrayer, car ce n’est pas d’aujourd’hui que se produisent ces plaintes ; elles étaient les mêmes il y a cent ans, et si l’on voulait remonter plus haut encore, on en retrouverait l’écho dans la Maison rustique de Ch. Estienne, publiée en 1533. — « Au temps présent, dit-il, les serviteurs ne s’ingèrent et s’offrent à la foule ainsi qu’au passé, et par ce, il n’est plus commun à tous maîtres d’en choisir un entre plusieurs, mais convient prendre ce qu’on peut trouver. A cette cause, il est nécessaire à un maître de connaître les différens naturels des hommes de nations diverses ; car le Normand veut être mené tout en paix et le Picard tout chaudement ; le vrai Français est prompt et inventif, mais il ne se hâte qu’en nécessité. Vous avez à choisir entre les Bryais, le fin Bryais, le fier Bryais et le sot Bryais. Le Limousin est soigneux et épargnant, mais, si vous n’y prenez garde, il fera plutôt son profit que le vôtre. Le Gascon est chaud et prompt à la colère. Le Provensal haut et qui ne veut être reprins. Le Poitevin cauteleux. L’Auvergnac industrieux, pénible et endurant du temps et de la fortune ; mais s’il fait votre gain, il en participera s’il peut. L’Angevin, Tourangeau et Manceau sont fins, subtils et amateurs de leur profit. Le Chartrain, Beauceron et Solognois, laborieux, paisibles, propres et resserrans. Le Champenois et Bourguignon francs et de bon cœur, mais arrêtés à leur opinion, et les faut souvent laisser faire jusqu’à l’épreuve du contraire. » On voit que de tout temps on s’est plaint, et qu’après tout les choses n’en ont pas plus mal marché.

Toute la partie de la population agricole qui vit de son travail n’a pas eu à souffrir de la crise actuelle, puisque les salaires n’ont fait que croître ; il en a été de même, ou à peu près, de la classe des petits propriétaires cultivant par eux-mêmes et consommant directement leurs produits. Il ne reste donc en réalité que les propriétaires louant leurs terres et les fermiers qui aient été réellement éprouvés ; mais leurs souffrances, indépendamment des causes énumérées plus haut, proviennent surtout d’un changement qui tend à s’introduire dans leurs relations réciproques et d’une transformation qui s’opère dans le mode d’exploitation de la terre.

Le fermage à prix d’argent qui, jusque dans ces derniers temps, paraissait être le système par excellence, semble, non-seulement en France, mais aussi en Angleterre, être l’objet d’une certaine réaction. La plupart des propriétaires, qui tout récemment encore, arrivaient facilement à louer leurs terres et trouvaient toujours à l’expiration des baux à les renouveler avec augmentation de prix, peuvent à peine aujourd’hui retenir leurs fermiers aux anciennes conditions ; le plus souvent ils sont obligés de réduire les fermages et de faire des concessions pour avoir des amateurs. Tandis qu’ils s’enrichissaient autrefois pour ainsi dire en dormant, puisqu’à chaque période de neuf ans le loyer et par conséquent la valeur de la terre s’accroissait de 5 à 10 pour 100, ils en sont aujourd’hui à se demander si ce capital, qu’ils croyaient si sûr, ne va pas s’amoindrir dans leurs mains, et si, pour en tirer parti, ils ne vont pas être obligés de conduire eux-mêmes la charrue.

Le prix de la terre, qui s’était ainsi élevé à un taux hors de proportion avec le revenu qu’elle fournit, tend, non-seulement à reprendre son ancien niveau, mais même à tomber au-dessous ; puisque, sur certains points, on ne trouve de fermiers à aucun prix. Cet abandon doit être attribué aux conditions nouvelles que les progrès de l’agriculture ont faites aux fermiers. Tandis qu’autrefois la culture de la terre était pour ainsi dire abandonnée à des paysans grossiers, ignorans et dépourvus de ressources personnelles, il faut aujourd’hui, pour exploiter une ferme d’une certaine importance, disposer d’un capital parfois considérable, il faut avoir une instruction qui suppose de longues études et une certaine culture de l’esprit. L’homme qui se trouve dans ces conditions a naturellement le sentiment de sa valeur ; il a devant lui un champ plus vaste ouvert à son activité. S’il s’adonne à l’agriculture, il ne se contentera plus, comme le fermier d’autrefois, d’une vie de labeur sans trêve ni merci, privée de toute jouissance matérielle ou intellectuelle ; il voudra au contraire être mieux logé, mieux nourri, et s’il consent à se donner la peine, c’est avec l’espoir d’une compensation immédiate. Il exigera donc un plus grand bénéfice que l’ancien fermier, et ce bénéfice, il entend le demander non-seulement à une culture mieux entendue et plus productive, mais aussi au propriétaire, dont il ne veut plus subir les conditions. Il faut dire en effet que la législation actuelle est loin d’être favorable au fermier, qui est d’une part sans action légale sur ses ouvriers, et d’autre part à la merci du propriétaire. S’il améliore sa terre, c’est un prétexte pour ce dernier d’augmenter son fermage à l’expiration du bail ; s’il la laisse dans l’état où il la trouve, il perd le bénéfice que-lui donnerait une culture plus soignée. La durée des baux est généralement trop restreinte, car d’après la statistique de 1862, sur 1,000 baux, 170 sont faits pour trois ans, 250 pour six ans, 508 pour neuf ans, et 72 seulement pour une durée plus longue. Pendant des périodes aussi courtes, un fermier sérieux se gardera bien de faire les dépenses et les travaux que nécessite une culture perfectionnée. Il ne pourrait par exemple transformer des terres en prairies, puisque, indépendamment des dépenses à faire, il devrait attendre quatre ou cinq ans avant de pouvoir en profiter. Il est naturel dès lors qu’un homme pouvant disposer de quelques capitaux hésite à cultiver la propriété d’autrui, qui peut lui être enlevée au bout de quelques années, et qu’il préfère acheter et cultiver pour son propre compte une terre dont la valeur s’accroîtra en proportion des sacrifices qu’il fera pour l’améliorer. Aussi les exploitations soumises au régime du faire-valoir direct sont-elles aujourd’hui[8] au nombre de 1,812,182 contre 1,035,769 qui sont soumises au régime du fermage à prix d’argent, et 405,373 à celui du métayage. D’après M. Maur, Block, sur 1,000 agriculteurs, on en compte 524 travaillant pour eux-mêmes, et 476 pour autrui ; ce dernier chiffre se décompose en 143 fermiers, 56 métayers et 277 journaliers.

La crise que nous subissons a donc un caractère plus profond et plus sérieux qu’il ne semble d’abord ; elle a presque un caractère social. Qu’on se l’avoue ou non, on sent que la fonction de propriétaire rentier a fait son temps, et que celui qui veut vivre de la terre doit la cultiver lui-même. À ce point de vue, il n’y a qu’à se féliciter de cette tendance, car plus il y aura de propriétaires exploitant par eux-mêmes, plus l’agriculture sera prospère. Si tous ne peuvent en venir là, tous au moins pourront s’en rapprocher le plus possible en substituant au fermage à prix d’argent le métayage, qui, reposant sur le partage des bénéfices de la récolte entre le propriétaire et le fermier, représente l’association aussi intime que possible entre l’un et l’autre, et correspond au régime de la commandite dans l’industrie. Il n’existait autrefois que dans les régions pauvres où les cultivateurs, manquant de capitaux, étaient obligés de compter sur le propriétaire pour toutes les améliorations ; il deviendra, nous en avons la conviction, le mode d’exploitation de l’avenir et celui d’une culture perfectionnée, parce qu’en réalité, il est le seul équitable en ce qu’il fait la part de tous les intérêts engagés.

Une agitation de même nature se produit en Angleterre. Sous le coup de cinq mauvaises années successives, et en présence de la concurrence que leur font les produits américains, les fermiers anglais se sont demandé si les charges de toute nature qu’ils ont à subir ne sont pas trop lourdes pour leurs épaules, et, sans réclamer comme les nôtres un retour au régime protecteur, ils ont cherché les moyens de les diminuer. Dans toutes les réunions et les comices, c’est le sujet à l’ordre du jour, sur lequel propriétaires et fermiers viennent exposer leurs vues respectives. Voici à peu près comment l’un de ces derniers, M. Holborow, a résumé la situation au comice agricole de Kingscote : « Si vous interrogez le banquier, il vous dira que ses cliens agriculteurs, qui autrefois avaient une forte somme au crédit de leur compte courant, en ont aujourd’hui une grosse à leur débit et qu’ils demandent encore des avances. Interrogez le commissaire-priseur, le marchand de bestiaux, le marchand de grains, le marchand de tourteaux ou d’autres articles d’alimentation du bétail, les trafiquans en relations avec les agriculteurs, tous vous diront qu’ils ne peuvent se faire payer de leurs comptes par les fermiers, qui s’appauvrissent tous les jours, abandonnent les exploitations ou ne consentent à les relouer qu’à des taux considérablement réduits ; beaucoup d’entre elles même restent incultes. Parmi les causes principales de cette détresse il faut citer d’abord la rareté et la cherté de la main-d’œuvre. La culture exige aujourd’hui plus de travail que jamais, et la population rurale diminue au lieu d’augmenter, car les meilleurs ouvriers sont enrôlés dans la police, employés dans les chemins de fer ou émigrent dans les villes, ne laissant dans les villages que les vieillards et les infirmes. Il y a quarante ans, le salaire d’un ouvrier était calculé à raison de 1 boisseau (36 litres) de blé par semaine ; il y a vingt-cinq ans, cette moyenne n’était guère dépassée, tandis qu’aujourd’hui le salaire du même ouvrier est de 3 boisseaux, et son travail est moindre. Cette décadence dans la valeur de la main-d’œuvre en présence de la même augmentation de salaires, est générale et doit être attribuée à la corruption de l’esprit des travailleurs opérée par les émissaires des unions ouvrières.

« Les saisons défavorables que nous avons eu à subir. pendant les dix et surtout pendant les quatre dernières années, ont également affecté gravement les intérêts des fermiers. La sécheresse des années 1868, 1870, 1874, 1876 a été désastreuse pour les récoltes et la disette des fourrages a entraîné la diminution du bétail. Qu’on ajoute à cela l’invasion de la fièvre aphteuse, qui, en 1872, sévit avec une si désastreuse intensité et causa des pertes évaluées à plusieurs millions de livres sterling. Mais ce sont les maigres récoltes de céréales des quatre dernières années qui ont été de beaucoup au-dessous de la moyenne, tandis que le cours des marchés a constamment baissé, qui ont le plus contribué au malaise dont nous nous plaignons. Je n’hésite point à dire que de ma vie je n’ai vu un avenir aussi alarmant pour les cultivateurs, et nous sommes loin de pouvoir affirmer que nous sommes arrivés au point qui marque la limite extrême du mal et le commencement du mieux… Le monde entier vient sur nos propres marchés nous faire une concurrence inégale, tandis que la rente de la terre s’est élevée au plus haut degré possible…

« Quant aux remèdes à employer pour parer au désastre qui nous menace, la réduction de la rente est une nécessité immédiate ; cette réduction viendra infailliblement ; les propriétaires qui se soumettront les premiers montreront, en fin de compte, qu’ils sont les plus sages, car les autres courront le risque de voir leurs terres sans tenanciers, ce qui équivaudra à l’absence de revenu. Il serait nécessaire qu’ils augmentassent les logemens d’ouvriers, les bâtimens d’exploitation, les abris pour le bétail et qu’ils accordassent aux fermiers toutes les améliorations nécessaires. Ce n’est pas avec des rentes exagérées, des bâtimens insuffisans, des clauses restrictives dans les baux, aucun encouragement pour les améliorations faites par le fermier, qu’on pourra attirer vers la terre une classe de gens instruits et pouvant disposer de capitaux. On ne peut exiger de ceux-ci qu’ils reprennent les anciennes mœurs des cultivateurs, qu’ils endossent la blouse, se lèvent avant le jour et mangent du lard à leur dîner, car le capital et l’intelligence comportent leur juste récompense aussi bien dans la classe agricole que dans toute autre. Revenir au système protecteur est aujourd’hui impossible, il n’y faut pas songer, et chercher à réduire les salaires par force ne serait ni sage ni pratique. Mais ce qui est recommandable, c’est l’exercice aussi strict que possible. de l’économie dans les dépenses personnelles par ceux qui s’aperçoivent que leurs moyens diminuent, et à ceux qui ont encore conservé un peu de leur capital, mon conseil est qu’ils abandonnent leur exploitation plutôt que de s’exposer à le perdre tout entier. »

Ce conseil a été suivi, car un grand nombre de fermiers réalisent journellement leurs ressources et s’embarquent pour l’Amérique, où ils espèrent trouver des conditions de production plus favorables que dans leur pays. Cette longue citation, que nous avons dû cependant écourter, prouve que les souffrances de l’agriculture anglaise sont de même nature, quoique beaucoup plus vives encore, que celles de l’agriculture française. Ni les propriétaires, ni les fermiers ne demandent un retour au régime protecteur qui les affranchirait de la concurrence américaine ; ils cherchent d’un commun accord les moyens déparer au mal et de traverser une crise qui ne peut être que momentanée. La plupart des grands propriétaires ont diminué leurs fermages dans une proportion qui varie de 10 à 20 pour 100, et le duc de Bedford a, pour cette année, réduit son revenu de 1,750,000 francs. Peut-être conviendrait-il que les propriétaires français imitassent cet exemple et qu’ils en revinssent également à un taux plus modéré, dût le prix de la terre, aujourd’hui exagéré, revenir au chiffre d’autrefois.


IV

Sans tenir compte des circonstances diverses qui ont pesé sur la situation agricole de la France, les protectionnistes, au lieu de chercher un remède aux souffrances dans les causes mêmes qui les ont produites, ont essayé de persuader aux agriculteurs que leur salut était dans la suppression des traités de commerce et dans l’établissement de droits plus ou moins élevés sur les produits agricoles importés de l’étranger. Beaucoup d’agriculteurs s’y sont laissé prendre sans s’apercevoir que l’agriculture est à peu près désintéressée dans la question des traités de commerce, puisque la plupart de ses produits, notamment les blés et les bestiaux, sont taxés par des lois spéciales, et que, dans cette circonstance, ils n’étaient que des instrumens entre les mains des industriels. Examinons néanmoins leurs doléances et voyons ce qu’il peut y avoir de fondé dans leurs réclamations.

L’alimentation publique était autrefois une des principales préoccupations du gouvernement, dont tous les soins avaient pour objet d’empêcher les disettes et les famines : ce qu’on redoutait le plus était l’insuffisance des récoltes, et loin de chercher à empêcher les blés étrangers d’entrer en France, on en favorisait l’importation par tous les moyens ; quant à l’exportation, elle était autorisée ou interdite suivant que la récolte avait été bonne ou mauvaise, de façon à permettre, dans le premier cas, de se débarrasser de l’excédent de la production ; dans le second, de retenir les blés qu’on jugeait indispensables à la consommation intérieure. On créait ainsi, il est vrai, des entraves au commerce ; mais à une époque où les voies de communication laissaient beaucoup à désirer et où l’on ne pouvait compter sur la spéculation pour assurer les approvisionnemens, il fallait bien prendre les mesures nécessaires pour empêcher les gens de mourir de faim. Ce fut en 1819 que, pour donner satisfaction aux réclamations des grands propriétaires, on imagina de frapper de droits les blés étrangers et d’établir ce qu’on a appelé l’échelle mobile, dont le mécanisme, très compliqué, consistait à faire varier le droit, de façon à ce que les blés du dehors pussent entrer quand les prix sur les marchés intérieurs s’élevaient et fussent écartés lorsque les prix s’abaissaient. Les droits à l’exportation étaient réglés de la même manière. Ce régime, très logique en théorie, avait le défaut d’être absolument inutile, puisque par la nature même des choses, l’importation diminue et l’exportation s’accroît quand le prix du blé baisse à l’intérieur, et que le contraire arrive quand il monte. Lorsque la récolte était abondante en France, la concurrence étrangère n’était pas à craindre ; lorsqu’elle était insuffisante, on s’en apercevait ordinairement trop tard pour pouvoir faire venir en temps utile du dehors les blés destinés à combler le déficit, et, comme cela s’est vu en 1847, le pays était exposé à la famine. Une loi, votée en 1861, supprima l’échelle mobile, autorisa l’exportation en franchise des céréales, et fixa à 0 fr. 50 par hectolitre le droit d’importation des grains. Une loi antérieure avait déjà abaissé de 50 francs à 3 fr. 60 le droit d’importation pour les bœufs ; de 25 fr. à 1 fr. 20 celui des vaches, et de 5 fr. à 0 fr. 30 celui des bêtes à laine. C’est sous l’empire de cette législation que nous avons vécu depuis lors et que le chiffre des exportations des denrées agricoles a passé de 669,469,000 francs, en 1860, à 1,179,803,000 fr. en 1872. Il est vrai que les importations ont suivi la même progression et se sont élevées de 1,467,249,000 fr. à 2,359,398,000 francs ; mais faut-il en conclure, comme font les. protectionnistes, que ces importations, résultant de transactions librement consenties, aient été une ruine, et que les sommes dépensées aient été perdues pour nous ? Ne peut-on pas dire au contraire qu’elles ont introduit en France les matières premières comme le coton, la laine, le bois, la soie, qui ont été mises en œuvre par l’industrie, et qu’elles ont contribué, aussi bien que les exportations, à enrichir le pays et à augmenter le bien-être de ses habitans ? Quant à l’agriculteur, il n’en a pas souffert, puisque, répétons-le encore, les exportations ont doublé pendant la même période, et que le prix de toutes les denrées s’est accru dans une forte proportion.

Un des grands bienfaits de la liberté commerciale, c’est qu’elle permet à chaque peuple de profiter des avantages naturels dont jouissent tous les autres. Si la récolte a été mauvaise chez nous et bonne en Amérique, nous comblons notre déficit en faisant venir du blé de ce pays, et nous nous trouvons aussi favorisés que ceux qui l’habitent. Quand au contraire la récolte est bonne en France et mauvaise sur d’autres points, nous devenons les pourvoyeurs de ceux qui ont été moins bien partagés. Il résulte de là que les prix tendent à s’égaliser sur les divers marchés du monde et que si les cultivateurs, dans les mauvaises années, ne vendent pas leur blé aussi cher que s’ils n’avaient pas à supporter la concurrence étrangère, par contre, ils peuvent dans les bonnes exporter leur trop plein, sans avoir à craindre l’avilissement des prix. Ils y gagnent en somme plus qu’ils n’y perdent, puisque l’extension des débouchés leur assure toujours un écoulement certain et rémunérateur de leurs denrées. Les pays méridionaux produisent des vins et des légumes dont sont dépourvus ceux du Nord ; n’est-ce pas un bienfait pour ces derniers que de pouvoir en faire venir et doit-on considérer comme une perte pour eux l’argent qu’ils consacrent à se les procurer ? A quoi servirait donc de multiplier les voies de communication, de construire des chemins de fer, de percer des montagnes, de réunir des mers, si ce n’était pour rapprocher les peuples, pour leur permettre d’échanger, aux moindres frais possibles, les produits de leur sol et de leur industrie, pour augmenter le bien-être général et pour les faire profiter tous des avantages particuliers de chacun d’eux ?

Les partisans du régime protecteur ne soutiennent pas absolument le principe de l’isolement en matière commerciale ; mais, s’imaginant qu’un pays peut vendre sans acheter, ils pensent que nous serions beaucoup plus riches si nous exportions nos produits au dehors, tout en fermant nos frontières à ceux de l’étranger. C’est là un paradoxe qui ne supporte pas un moment d’examen ; car au lieu de nous plaindre du bon marché auquel les autres nations peuvent nous fournir leurs denrées, nous devrions désirer qu’elles pussent nous les donner gratuitement.

La plupart aujourd’hui se placent sur un autre terrain ; envisageant la question, non pas au point de vue du consommateur, mais à celui du producteur, ils prétendent que la France est écrasée d’impôts qui grèvent les prix de revient de tous les produits agricoles et manufacturés et qu’il est injuste d’admettre en franchise les objets similaires étrangers qui n’ont pas eu. à supporter les mêmes charges, et qui peuvent par conséquent, sur le marché français, faire aux nôtres une concurrence désastreuse. Ils ne demandent pas, disent-ils, des droits protecteurs, mais des droits compensateurs, dont l’objet serait de faire payer aux producteurs étrangers un impôt équivalent à celui que paient les producteurs indigènes. Le raisonnement est spécieux ; il a déjà été mis en avant en 1866, lors de l’enquête agricole qui a été faite à l’occasion du renouvellement du traité de commerce avec l’Angleterre, et il n’a pas gagné en vieillissant, car depuis lors l’agriculture n’a cessé de prospérer, malgré, l’accroissement des charges de toute nature que depuis lors nous avons dû subir. Mais ce qui fait ici le sophisme, c’est que l’on considère le droit dont on veut frapper le produit extérieur comme payé par le producteur qui l’envoie, tandis qu’il l’est en réalité par le consommateur qui le reçoit. Ce sont en effet les marchés des lieux de consommation qui règlent les prix. Si ces marchés sont bien pourvus, eu égard au nombre des consommateurs, les prix baissent ; ils haussent dans le cas contraire. Or en imposant un droit de 3 francs, par exemple, par hectolitre sur le blé à son entrée en France, on hausse d’autant le prix auquel le producteur étranger peut le livrer. S’il le vendait 25 francs l’hectolitre, il le portera à 28 fr. et abandonnera l’opération s’il ne trouve pas d’acheteur à ce prix. Il en résultera donc une diminution dans l’approvisionnement, et une hausse dans le prix du blé, qui profitera, il est vrai, au cultivateur indigène, mais que supportera tout entière le consommateur français. Quant au producteur étranger, il n’éprouvera d’autre préjudice qu’un ralentissement de son commerce et une diminution de ses débouchés. Ainsi, les taxes douanières, comme le fait remarquer M. Gréa, correspondant du Jura, se traduisent toujours par une augmentation d’impôts, et il est assez singulier de voir tant de personnes réclamer comme une faveur une aggravation des charges qui pèsent aujourd’hui sur elles. On appelle cela compensation, c’est tout le contraire ; pourtant le mot a réussi[9].

L’établissement de droits compensateurs est donc un moyen très habile, imaginé par les protectionnistes, pour faire payer par les consommateurs, c’est-à-dire par le public, les impôts dont ils sont grevés. Au lieu de demander une diminution des charges, peut-être exagérées, qu’ils supportent, ils trouvent plus commode de se décharger sur autrui. Ils ont beau s’en défendre avec une feinte indignation, leur système aboutit nécessairement à une surélévation du prix des denrées nécessaires à la vie. Lorsqu’il s’agit d’objets manufacturés, il n’y a que demi-mal puisqu’après tout ce n’est pas mettre en cause l’existence d’un peuple que de lui faire payer des draps ou des étoffes plus cher qu’il ne ferait sans cela ; mais hausser d’une manière factice les denrées alimentaires et surtout le blé, c’est spéculer sur les besoins immédiats de tous et risquer d’exciter des passions qu’on devrait surtout éviter de laisser germer. Aussi bien, le public ne s’y trompe pas, et l’on a vu récemment ce qu’il en pensait, lorsque dans une élection faite dans un des départemens les plus protectionnistes[10], il a écarté avec une infime minorité celui des candidats qui avait eu la loyauté et le courage de déclarer hautement que, pour que l’agriculture fût prospère, il fallait que le blé fût cher. S’il n’avait voulu être qu’habile, il aurait dit qu’il était désirable que le blé fût cher et le pain bon marché, en laissant aux lumières du suffrage universel le soin de concilier entre eux ces deux termes. Il ne faut donc pas se faire d’illusion, les agriculteurs jouent ici le rôle vulgaire du Raton de la fable et retirent les marrons qui seront mangés par les Bertrands de l’industrie. Ils ne sont que des comparses, car ils n’obtiendront et ne peuvent obtenir ce qu’ils demandent. Aucun gouvernement n’osera proposer une loi dont on pourra dire, avec l’exagération qu’on met dans les discussions politiques, qu’elle a pour objet d’affamer le peuple. Et lors même qu’on arriverait à faire voter ces lois, quelle en serait la conséquence ? Un renchérissement de tous les objets nécessaires à la vie, c’est-à-dire un appauvrissement général ; et comme dernier résultat l’émigration d’une partie de la population vers les contrées où le combat pour la vie est moins pénible.

Un des principaux argumens des protectionnistes, un de ceux qui font le plus d’impression sur les masses, parce qu’il a un faux air de patriotisme, c’est celui par lequel ils combattent le principe des traités de commerce et réclament pour le pays le droit de rester maître de ses tarifs. D’après eux, les traités de commerce ont le grand inconvénient de nous lier et de nous empêcher, soit d’user de représailles envers les nations qui repoussent nos produits, suit, dans les momens difficiles comme ceux que nous avons traversés, de chercher des ressources dans les taxes douanières. Que les traités de commerce aient été bien faits et qu’il n’y ait rien à y reprendre, c’est ce que nous nous garderons bien de soutenir. Il est certain qu’on n’a peut-être pas tenu un compte équitable des exigences de toutes les branches de la production, qu’on a sacrifié l’agriculture à l’industrie, qu’on a eu le tort d’y inscrire la clause dite de la nation la plus favorisée, qui nous oblige à traiter toutes les nations de la même façon, sans pouvoir exiger de leur part aucune réciprocité. Mais, à part ces critiques de détail, les traités de commerce sont bien préférables à un tarif uniforme ; car, s’ils nous lient, ils lient également les nations étrangères et donnent à nos industries une sécurité qui leur manquerait avec une législation variable.

Il est évident d’ailleurs que si nous reprenons notre liberté, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, l’Italie, reprendront la leur et pourront à leur gré, suivant leur intérêt ou leur caprice, modifier leur propre tarif, et par conséquent changer les bases sur lesquelles les relations commerciales s’étaient établies jusqu’alors. Nous serons donc obligés de compter non-seulement avec nos convenances particulières, mais aussi avec celles des autres nations qui ne sont pas moins mobiles. Quant à l’incertitude à laquelle notre commerce sera soumis, l’agitation à laquelle nous assistons aujourd’hui peut nous donner une idée des luttes qui se produiront chaque année au moment de la discussion des lois de finance. Tout au moins serons-nous exposés à des remaniemens de tarifs à chaque législature, suivant que la majorité sera protectionniste ou libre échangiste, composée d’industriels ou d’agriculteurs. La première de toutes les conditions pour se livrer à une entreprise quelconque, c’est d’être sûr du lendemain ; et c’est cette condition qui nous ferait défaut si nous restions à la merci d’une crise momentanée ou d’une mauvaise récolte non-seulement chez nous, mais même dans les autres pays. Les traités de commerce offrent donc cet avantage essentiel d’établir, pour un temps déterminé, une base stable et certaine du trafic international, et ce serait suivant nous une grande faute que d’y renoncer.

On a parlé à cette occasion d’indépendance nationale et de la nécessité de ne pas être à la discrétion de l’étranger. C’est tout au plus si les protectionnistes n’ont pas accusé leurs adversaires de manquer de patriotisme et d’être vendus aux Anglais. Bien que de semblables argumens ne prouvent que la faiblesse de ceux qui les emploient, il ne faut pas dédaigner de les réfuter parce qu’ils font toujours une certaine impression sur le gros public, auquel les grands mots tiennent lieu de raisons. Or, nous le demandons à tout homme de bonne foi, en quoi l’indépendance d’un peuple est-elle compromise par un traité commercial qui le lie avec un autre ? est-ce que tous les traités ne sont pas dans le même cas ? est-ce qu’une nation peut vivre dans l’isolement et agir comme si les autres n’existaient pas ? En quoi d’ailleurs est-ce manquer de patriotisme que d’agir conformément à l’intérêt de son pays ? Si vous appelez mauvais patriotes les Français qui ont signé le traité de commerce avec l’Angleterre, pourquoi ne qualifiez-vous pas de même les Anglais qui ont stipulé au nom de cette dernière puissance ? Est-ce que pour aimer son pays, il faut être protectionniste en France et libre échangiste en Angleterre ? Ceux pour qui l’exemple de la Prusse, devenue protectionniste, est un argument sans réplique, ont-ils bien qualité pour se prétendre seuls bons Français ? Il faut tout au moins qu’ils croient leur pays tombé bien bas pour lui proposer en matière économique un pareil modèle. Si nous voulions aller au fond des choses et scruter les consciences, peut-être reconnaîtrions-nous que ce ne sont pas ceux qui parlent si haut des intérêts nationaux qui ont été le plus douloureusement affectés des malheurs de notre patrie et de la perte de nos provinces ; peut-être trouverions-nous que certains industriels n’ont pas précisément déploré que les produits alsaciens devinssent pour nous des produits étrangers à taxer à la frontière. L’empressement qu’ils ont mis à les éloigner de nos marchés, au risque de ruiner d’anciens compatriotes, dont le principal débouché avait jusqu’alors été la France, laisse au moins planer quelque doute sur leurs véritables sentimens.

Il serait fastidieux de relever toutes les contradictions, de rétorquer tous les sophismes soulevés à cette occasion. Ainsi, on veut taxer les produits étrangers, sous prétexte de protéger le travail national et de conserver aux ouvriers un salaire élevé, tandis que d’un autre côté on se plaint que l’élévation du prix de la main-d’œuvre ait augmenté les frais de production au point de ne plus nous permettre de soutenir la concurrence des autres nations ; Il faudrait cependant s’entendre ; et si les salaires sont trop élevés, il paraît au moins inutile de chercher à les augmenter encore. On ne veut pas comprendre ion plus ce fait si simple que lorsque les Anglais nous envoient, par exemple, 500 tonnes de fer au prix de 200 francs l’une, c’est une somme de 100,000 francs que nous sommes obligés de leur payer, ce que nous ne pouvons faire ; qu’en leur donnant en échange des produits de notre sol ou de notre industrie ; que si l’on empêche les 500 tonnes de fer anglais d’entrer chez nous, on empêche du même coup nos vins ou nos soieries d’en sortir ; que pour favoriser l’industrie métallurgique, on nuit à toutes les autres, et qu’on cause en fin de compte un préjudice aux producteurs et aux consommateurs des deux pays.

Il ne faut pas d’ailleurs s’imaginer que l’invasion des produits étrangers se fait subitement, le jour même où les droits qui les tenaient écartés sont abaissés ; elle n’a lieu, au contraire, que progressivement, au fur et à mesure que les moyens de production se multiplient dans les deux pays et que les objets d’échange deviennent plus abondans. L’importation et l’exportation sont corrélatives et se développent simultanément au grand bénéfice des mations qui ont adopté le principe de la liberté commerciale. Ces opérations pacifiques, avantageuses aux parties contractantes, n’ont rien de commun avec l’idée qu’on, serait tenté de s’en faire d’après le vocabulaire des protectionnistes, qui ne parlent que de luttes, de ruines et d’inondations, comme s’il s’agissait d’une calamité publique. Quant aux nations qui, comme l’Amérique ou l’Allemagne, cherchent à s’isoler, elles n’y parviendront pas ; elles se préparent des catastrophes, car elles ne réussiront pas à remonter le cours des âges et à triompher de la force des choses.

On se défend, il est vrai, aujourd’hui, de vouloir revenir au régime protecteur, et l’on prétend ne réclamer que des droits fiscaux. Nous avons vu plus haut ce que vaut ce raisonnement, qui aboutit à faire payer au consommateur les charges dont on veut se débarrasser. Du reste, fiscal du protecteur, l’effet de ce droit est le même, c’est le renchérissement de tous les objets taxés à la frontière. Que cette forme d’impôt puisse être défendue, nous n’y contredisons pas ; car il peut être utile, au point de vue financier, de mettre une taxe sur des objets de grande consommation pour procurer au trésor une. nouvelle source de revenu ; mais alors il ne doit plus être question de l’intérêt de telle ou telle branche de l’industrie nationale, mais seulement de l’avantage qu’il peut y avoir, dans la situation économique où l’on se trouve, à préférer cet impôt à un autre.

Les argumens dont les protectionnistes se servent aujourd’hui, ils les ont formulés toutes les fois que la question commerciale a été mise en discussion ; mais le temps est passé où l’on pouvait les prendre au sérieux, car on sait maintenant à quoi s’en tenir sur l’impossibilité où est l’industrie française de soutenir la concurrence étrangère. Il ne s’agit plus, en effet, comme en 1860, de faire un traité de commerce dans des conditions tout à fait nouvelles, mais de conserver celui qui existe depuis vingt ans et dont les conséquences se sont dévoilées au grand jour. Si quelques industries peu vivaces ont souffert, le mal est fait, et il est inutile de chercher à faire revivre artificiellement les établissemens qui, mal placés ou mal outillés, ont dû liquider leurs affaires. Mais à la place de ceux-là des milliers d’autres ont été créés, et la production nationale a pris un essor inconnu jusqu’alors. Le mouvement du commerce spécial de la France avec ses colonies et avec l’étranger, qui en 1862 était de 4, 500 millions, s’est élevé progressivement, d’année en année, jusqu’à 7, 500 millions en 1876 ; en présence de pareils chiffres, il faut avoir une singulière audace pour prétendre que les traités du commerce nous ont ruinés. Avec quoi donc, s’il en avait été ainsi, aurions-nous payé les frais de la dernière guerre, et comment se fait-il, qu’après avoir supporté des charges aussi écrasantes, le pays ne paraisse pas avoir entamé son épargne ? N’est-ce pas, en effet, faire injure au bon sens que de prétendre qu’un pays aussi bien partagé que la France, avec un sol fertile, un climat tempéré, situé entre trois mers, sillonné de fleuves et de rivières, doué d’une population laborieuse et économe, ne puisse soutenir la concurrence étrangère, ni pour l’industrie, ni pour l’agriculture, et qu’il ait besoin de protection pour pouvoir produire des fers, des tissus, du blé ou des animaux ? N’est-ce pas se jouer un peu de la crédulité d’autrui et se montrer ingrat envers la Providence, qui nous a si généreusement dotés ?

Pour le véritable homme d’état, qui n’a pas à se préoccuper de l’intérêt spécial de telle ou telle industrie prise isolément, mais seulement de celui du pays envisagé dans l’ensemble, les considérations qui précèdent doivent être suffisantes pour lui faire repousser les prétentions des protectionnistes. Mais peut-être ces argumens sont-ils de nature à laisser quelque doute dans l’esprit des cultivateurs, qui peuvent se demander si, tout en étant d’accord avec l’intérêt public, la liberté commerciale en matière agricole ne leur serait pas préjudiciable et s’ils n’auraient pas plus d’avantage à laisser leurs terres en friche qu’à les cultiver à perte. Nous allons donc examiner la question à ce point de vue particulier et, en passant en revue les divers produits agricoles, nous demander si ces craintes sont fondées.

Rappelons d’abord que jusqu’à ces dernières années l’agriculture a été très prospère, puisque depuis 1860 le prix des produits comme celui des terres, comme celui de la main-d’œuvre, n’a fait que s’accroître. Bien que les plaintes se fussent déjà produites antérieurement, ce n’est guère que depuis 1877 que les souffrances se sont manifestées d’une façon générale. Depuis cette époque, en effet, nos récoltes ont été insuffisantes, et il a fallu pourvoir par des importations aux besoins de la consommation. Ainsi la récolte du blé en France, qui en 1876 avait été de 95,440,000 hectolitres, a été


en 1877 de 100,146,000 hectolitres
en 1878 de 95,271,000 —
en 1879 de 82,200,000 —

Déduction faite des exportations, il a été importé


en 1876 + 6,546,000 —
en 1877 — 320,000 —
en 1878 + 17,000,000 —

En 1879 on en évalue le chiffre à 20,000,000.

Ces mauvaises années successives ont découragé beaucoup d’agriculteurs, qui, voyant les blés américains venir leur faire concurrence sur notre marché et arrêter la hausse sur laquelle ils comptaient pour se rattraper, ont imaginé, pour maintenir les prix, de réclamer un droit de 2 fr. 60 par hectolitre de blé étranger importé en France. En agissant ainsi, ils sont dans leur rôle et croient défendre leurs intérêts. Reste à savoir si ces intérêts sont bien compris. Notons d’abord que la très nombreuse classe des petits propriétaires qui cultivent eux-mêmes et qui consomment personnellement leurs récoltes est hors de cause et qu’il lui importe peu que le blé soit cher ou bon marché, puisqu’elle ne le vend pas et le garde pour son usage. Ajoutons que la culture du blé ne se fait sur une large échelle que dans quelques départemens du nord et du centre de la France, et que ce sont les gros fermiers de la Beauce, de la Brie et de la Picardie qui concentrent à peu près tout le commerce de cette céréale. Ce sont eux seulement que les importations américaines peuvent toucher et menacent de ruiner, si l’on tient pour fondées les plaintes qu’ils font entendre. Que s’est-il donc passé pour que l’Amérique, dont jusqu’ici, en matière de production agricole, il n’avait pour ainsi dire pas été question, puisse du jour au lendemain nous livrer des blés en abondance à des prix qui constitueraient en perte les cultivateurs français ? C’est, paraît-il, la mise en culture des vastes plaines de l’Ouest qui a produit cette révolution économique. Ces terres encore vierges, labourées à la vapeur, fournissent sans engrais des récoltes indéfinies qui, fauchées et battues par les machines, s’entassent dans des bateaux et arrivent à la Nouvelle-Orléans presque sans aucun frais depuis que les travaux faits sur le Mississipi ont rendu possible la navigation de ce fleuve[11]. Ce blé revient, dit-on, à la Nouvelle-Orléans à 13 fr. 50 l’hectolitre et au Havre à 17 francs, en ajoutant 3 fr. 50 pour le fret et l’assurance. Le cultivateur français, ne pouvant le produire au-dessous de 25 fr. 50[12], se trouve par conséquent dans l’impossibilité de soutenir la concurrence, à moins qu’un droit protecteur ne vienne dans une certaine mesure égaliser les conditions de production. Pour que ce raisonnement fût exact, il faudrait d’abord admettre que les récoltes seront en Amérique toujours abondantes et toujours mauvaises en France ; ce qui ne paraît guère possible, puisque la première est, aussi bien que la seconde, soumise aux caprices des saisons et que le jour peut venir pour elle où les blés ne mûriront pas et où il lui faudra recourir à l’Europe pour nourrir sa population. Ce n’est pas sur les deux ou trois années pendant lesquelles le ciel nous a été contraire qu’on peut se fonder pour asseoir une législation douanière durable ; il faut une période un peu plus longue pour pouvoir apprécier les conditions de la production indigène dans les diverses circonstances qui peuvent se présenter. La preuve que les conditions ne sont pas toujours les mêmes, c’est précisément ce qui se passe cette année. Notre récolte est insuffisante, puisqu’elle n’est que de 82,200,000 hectolitres et que nous avons encore été obligés de recourir aux importations de blés américains ; mais, comme l’Europe entière est dans, le même cas que nous, et qu’on évalue à 90 millions d’hectolitres au moins la quantité qu’elle devra faire venir de l’autre côté de l’Atlantique pour combler son déficit, le prix du blé, loin de baisser, est au contraire en hausse et à un taux qu’il est désirable de ne pas voir s’élever encore. Et d’ailleurs, est-on bien certain du chiffre donné plus haut comme prix de revient de l’hectolitre de blé américain vendu au Havre ? M. de Kersanté, correspondant des Côtes-du-Nord, le porte à 19 fr. 50 c ; M. Dières-Monplaisir, correspondant de la Charente-Inférieure, à 13 fr. 50 c, tandis qua d’autres personnes également compétentes ne l’évaluent pas à moins de 27 fr. 50 c. En présence de pareils écarts, s’il n’est pas permis d’avoir des doutes sur la bonne foi des correspondais, du moins peut-on admettre que la crainte d’une concurrence ruineuse pour eux a grossi le danger à leurs yeux. C’est que la question des prix de revient est une des plus complexes de l’agriculture et des plus difficiles à résoudre, même avec une irréprochable comptabilité.

Quand on réclame un droit sur le blé étranger de 2 fr. 60 par hectolitre, sous prétexte que le prix de revient en France est de 25 francs, on applique au pays tout entier un chiffre qui varie non-seulement d’une région à l’autre, mais d’une année à l’autre et même d’une ferme à l’autre. C’est ainsi que, tandis que M. Marchand, correspondant de la Seine-Inférieure, donne celui de 17 francs pour les années moyennes et de 11 francs pour les bonnes années, M. Brianne, de l’Indre, le porte à 27 francs. Si l’on admettait ce dernier chiffre pour le blé français et celui de 13 fr. 50, cité plus haut, pour le blé américain, ce n’est pas un droit de 2 fr. 60 par hectolitre qu’il faudrait demander, mais de 14 francs, pour tenir la balance égale entre les deux pays. Heureusement que ce ne sont là que des hypothèses, parce que, comme l’a judicieusement fait remarquer M. Dubost[13], les frais d’une exploitation s’appliquent à tous les-produits agricoles-, qui ne sauraient être isolés les uns des autres. Les céréales diverses, les plantes industrielles, la viande, le lait, sont de ces productions qui se confondent ou plutôt se relient entre elles par des rapports si étroits qu’on ne peut en établir un compte spécial autrement que d’une façon artificielle, c’est-à-dire arbitraire. Les frais qu’on fait pour le blé ne sont pas distincts de ceux qu’on fait pour l’avoine, pour la laine ou pour la betterave, et ne peuvent être mis à part. Il arrive même souvent que, lorsqu’une année est défavorable au blé, elle est favorable aux fourrages, et que, lorsque le prix de revient du blé hausse, celui de la viande au contraire diminue. Il n’y a en réalité qu’un moyen pratique de savoir si l’agriculture est en perte ou en gain, c’est de connaître avec précision l’ensemble des produits et des frais d’un certain nombre d’exploitations. Hors de là, il n’y a que fictions ou déclamations. — Et lors même qu’on connaîtrait exactement le prix de revient du blé, à quoi cela mènerait-il ? A faire garantir par l’état un prix de vente rémunérateur ? Mais c’est du socialisme tout pur qui l’obligerait à agir de même pour tous les autres produits agricoles et industriels, et à instituer un droit au bénéfice, encore moins justifiable que le droit au travail. Ainsi, quand on va au fond des choses, on ne rencontre aucun fait précis ; beaucoup de craintes exprimées, mais rien qui puisse faire supposer que. les importations d’Amérique se continueront dans l’avenir et que nous ne sommes pas en mesure, dans les années ordinaires, de lutter avec ce pays pour le bon marché.

M. de Lavergne[14] a fait remarquer avec raison qu’il y a trois périodes dans la production du blé ; la première où l’on en produit peu, mais presque pour rien ; la seconde où l’on en produit davantage, mais où il revient plus cher ; la troisième où l’on en produit encore plus, mais où les frais proportionnels diminuent. Il est plus facile de passer de la seconde période à la troisième que de la première à la seconde ; et c’est pourquoi les pays peuplés, anciennement cultivés, ont toujours les devans et pourquoi d’ici à longtemps nous n’aurons pas à craindre une invasion exagérée de blés d’Amérique ou d’ailleurs ; parce que, toutes circonstances égales, nul ne peut vendre en France à meilleur marché que le producteur français. Quand la récolte est abondante, nous n’avons pas à craindre la concurrence étrangère, puisque le prix du blé tombe assez bas pour qu’on n’ait pas d’intérêt à en importer ; quand la récolte est insuffisante, il est heureux que nous puissions nous approvisionner au dehors. Cette liberté des transactions a pour effet de régulariser les prix et d’en diminuer les oscillations. Si l’on compare les prix du blé pendant une période de vingt années antérieure à la suppression de l’échelle mobile à ceux de la période suivante, on voit que, dans la première, les écarts ont été plus grands que dans la deuxième, puisque les prix extrêmes ont été dans l’une de 30 fr. 75 et 14 fr. 32 et dans l’autre de 26 fr. 64 et 16 fr. 41 seulement. Par compensation, le prix moyen a été plus élevé pendant la période qui a suivi la suppression de l’échelle mobile que dans celle qui l’a précédée, puisqu’il a été de 22 fr. 58 dans le premier cas et de 19 fr. 88 dans le second.

Si nous envisageons la question au point de vue de l’intérêt agricole du pays, nous reconnaîtrons sans peine qu’il serait désirable de voir la culture du blé se restreindre un peu et se limiter aux terres qui y sont propres. Au dire de M. Vandercolme, un des agriculteurs les plus distingués du département du Nord, on cultive en France beaucoup trop de blé ; la moitié environ des terres arables est occupée par cette céréale, tandis qu’avec une culture mieux entendue, le tiers ou le quart suffirait, tout en donnant une récolte plus considérable. Le blé ne saurait notamment convenir aux pays de montagnes, qu’il faut réserver aux bois et aux pâturages ; et si la concurrence étrangère peut contribuer à cette transformation, c’est un bienfait dont il faudra lui savoir gré.

L’Angleterre, depuis le rappel des lois sur les céréales, demande au dehors 35 millions d’hectolitres de blé ; c’est-à-dire la moitié de sa consommation, et dépense pour cela près de 800 millions par an. Peut-on dire qu’elle se soit ruinée à pratiquer ce système et que c’est pour cela que son agriculture est aujourd’hui en souffrance ? Nous aurions tout bénéfice à nous adonner comme elle surtout à la production de la viande, dussions-nous chaque année faire venir de l’étranger pour 100 millions de blé. Quoi qu’il en soit, un droit quelconque sur cette céréale, même de 2 fr. 60, comme l’a demandé la Société des agriculteurs, serait non-seulement impolitique, mais inhumain, car il aurait pour effet de surélever le prix d’une substance indispensable à l’alimentation et de grever le budget des familles pauvres d’un impôt qui, d’après M. Marchand, de la Seine-Inférieure, s’élèverait à environ 40 francs par ménage. Nous sommes sans crainte à cet égard, car aucun gouvernement n’oserait aujourd’hui encourir une pareille responsabilité.

Bien que les protectionnistes soient surtout préoccupés de la question du blé, ils n’ont pas pour cela négligé les autres produits agricoles ; ils cherchent de même à éloigner de nos frontières comme s’il s’agissait d’une peste, les bestiaux, les vins, les soies, les bois étrangers qui menacent de nous envahir, en apportant avec eux la ruine et la désolation. La Société des agriculteurs de France a demandé que les droits sur le bétail, qui depuis 1853 étaient de 3 fr. 60 par bœuf, de 1 fr. 20 par vache et de 0 fr. 30 par mouton, fussent portés à 8 francs les 100 kilogrammes pour les bêtes bovines et à 10 francs pour les moutons et les porcs ; ce qui représente de 40 à 50 francs par tête pour les bêtes à cornes et de 6 à 8 francs pour les moutons. Si on faisait droit à une pareille réclamation, la première mesure à prendre serait de prohiber d’une façon absolue la sortie de nos bestiaux, que nous ne produisons pas en quantité suffisante pour nos besoins, parce qu’il serait injuste de provoquer le renchérissement artificiel de la viande, que les exportations ne peuvent qu’aggraver. C’est encore le bétail américain qui nous menace et qui, si l’on n’y prend garde, va devenir pour notre agriculture une véritable calamité. Réduisons ces exagérations à leur juste mesure.

Nous possédons en France 12,783,000 animaux de l’espèce bovine, 24,000,000 d’animaux de l’espèce ovine. Les importations de bétail étranger sont annuellement d’environ 200,000 bêtes bovines et de 1,500,000 moutons, quantité trop peu importante eu égard à notre production indigène pour exercer une influence sensible sur nos marchés, et la preuve, c’est que le prix de la viande n’a cessé de s’accroître. Dans les chiffres ci-dessus, l’Amérique entre dans une proportion trop peu considérable pour qu’on en tienne compte. Il est vrai que sous ce rapport on se plaint moins du présent que des éventualités de l’avenir. Les pampas de l’Amérique du Sud, nous dit-on, renferment environ 30 millions de bêtes à cornes et pourraient en nourrir 250 millions, qui se vendraient 70 francs par tête. Les États-Unis sont en mesure de nous en expédier des quantités prodigieuses à raison de 700 à 800 francs la paire de bœufs, rendue au Havre, tandis qu’en France elle revient à 1,200 ou 1,300 francs. Quant à la viande fraîche, l’importation peut en quelque sorte être indéfinie, puisqu’au moyen de bâtimens aménagés pour cet objet, dans lesquels la température est maintenue entre 3 et 4 degrés, cette viande nous arrivé dans les mêmes conditions de conservation qu’au moment de l’abatage. O. n nous cite l’exemple de l’Angleterre, où les importations du bétail américain acquièrent chaque jour plus d’importance. D’après les chiffres fournis par le Board of Trade, il a été importé pendant les dernières années, pour l’espèce bovine :


En 1875 224,955 têtes.
1876 227,478 —
1877 204,022 —
1878 226,455 —

L’ensemble des importations, on le voit, a peu varié depuis cinq ans ; mais la proportion dans laquelle les États-Unis y figurent s’est considérablement accrue, puisqu’elle a passé de 299 têtes à 68,903. Cette puissance s’est donc substituée à d’autres pays importateurs. L’importation en Angleterre de viande fraîche ou salée s’est élevée de 26 millions à 65 millions de kilogrammes de 1875 à 1878. Ce qui prouve cependant que ces importations n’ont jusqu’à présent causé aucun préjudice à l’agriculture, c’est que le prix de la viande n’a pas plus baissé en Angleterre qu’en France ; d’où l’on peut conclure que la consommation s’accroît plus vite encore que les moyens de la satisfaire.

Pour en revenir à notre pays, si réellement les frais de production, indiqués dans l’enquête, présentent les écarts signalés ci-dessus, on ne s’explique pas que nos agriculteurs ne demandent qu’un droit de 40 francs par tête de bœuf ; c’est un droit de 200 francs qu’ils auraient dû réclamer. Mais, dans cette circonstance comme dans bien d’autres, ils lancent un chiffre au hasard et raisonnent comme s’il était exact. Sur quoi en effet s’appuient-ils pour affirmer que la paire de bœufs américains pourra être livrée sur le marché français à 700 francs, quand celle produite en Fiance en coûte 1,300 francs ? Ils n’ont à ce sujet aucune donnée, et s’il n’est pas impossible que des bœufs élevés en liberté dans les prairies, puissent revenir à ce prix-là, à coup sûr, il n’en est pas de même des bœufs gras comparables à nos animaux de boucherie. Combien d’ailleurs pourraient-ils en fournir dans ces conditions en présence des besoins toujours croissans à satisfaire ? Les Américains ont, il est vrai, fait de grands progrès dans l’élevage du bétail en introduisant chez eux la race durham. Imitons-les, nous augmenterons par là la précocité, nous réduirons le prix de revient de nos animaux et nous n’aurons à redouter aucune concurrence.

Pour ce qui est de la viande de porc, l’Amérique en produit en très grande quantité. Il a été importé en Angleterre en 1878 55,911 porcs vivans, dont 16,665 de provenance américaine et 232 millions de kilogrammes de viande fraîche ou salée, dont les a/5 de provenance américaine. En France, les importations ont également été considérables, cependant le prix de la viande de bonne qualité n’a pas sensiblement baissé et le nombre des porcs élevés n’a pas diminué ; mais un plus grand nombre de consommateurs ont trouvé à s’alimenter.

L’industrie de la laine est, après celle du blé et celle de la vigne, la plus importante pour notre pays, car elle dépasse 1,200 millions de francs. La France, qui produisait en 1866 environ 60 millions de kilogrammes de laine brute, d’une valeur de 210 millions de francs, n’en produit guère aujourd’hui que 50 millions de kilos, valant 175 millions. Cette quantité étant absolument insuffisante pour sa consommation, elle est obligée de demander le surplus à l’étranger ; en 1859, elle a importé pour 126 millions de laine et exporté pour 3 millions ; en 1876, elle en a importé pour 277 millions et exporté pour 27 millions. Quant aux tissus, les importations, qui, en 1859, étaient de 2,500,000 francs, se sont élevées à 79 millions en 1876 ; les exportations ont, pendant la même période, passé de 187 millions à 316 millions. Ces chiffres démontrent que les traités de commerce ont donné à cette branche d’industrie une impulsion considérable ; aussi la suppression des droits sur les laines brutes a-t-elle été plutôt suivie d’une hausse que d’une baisse, à cause de l’activité industrielle qui en a été la conséquence. Du reste, une partie des laines françaises ont des qualités spéciales qui les font rechercher, indépendamment de la concurrence étrangère, dont elles n’ont rien à redouter ; et les prix s’en sont soutenus tant que la mode n’a pas fait abandonner les tissus pour lesquels elles sont propres. Les protectionnistes prétendent, il est vrai, que le prix des laines indigènes aurait été plus élevé encore si la laine étrangère avait été prohibée. Rien n’est moins certain, car c’est précisément le développement des relations internationales qui a activé la fabrication des tissus et accru les besoins de laine brute. S’appuyer sur les avantages résultant des traités de commerce pour en combattre le principe, c’est faire un cercle vicieux et se mettre en contradiction avec soi-même ; Beaucoup d’agriculteurs attribuent au bas prix actuel des laines la diminution du nombre des moutons en France, qui, depuis vingt ans, est tombé de 32 millions à 24. Nous avons exprimé notre sentiment à ce sujet dans la précédente étude : cette diminution n’est point un symptôme de la décadence de l’agriculture, qui dans les dernières années a au contraire fait de sensibles progrès. Elle s’est manifestée également en Angleterre, où on la considère plutôt comme’ un indice favorable. Quoi qu’il en soit, si ceux qui élèvent des moutons en vue de la production de la laine n’y trouvent pas leur compte, il ne tient qu’à eux de s’attacher surtout à faire de la viande, qui jusqu’ici n’a subi aucune baisse. Les éleveurs qui, comme M. de Béhague, se sont livrés à cette spéculation n’ont pas eu lieu de le regretter.

La supériorité de la France pour la production du vin n’est contestée par personne ; aucun pays au monde n’en donne de meilleur ni plus abondamment. La récolte en vin est, comme on sait, très variable d’une année à l’autre ; mais la moyenne qui, pour les dix années antérieures à 1869, était d’environ 30 millions d’hectolitres, s’est élevée pour les dix dernières années à 56 millions. Elle a donc presque doublé depuis les traités de commerce. Malheureusement les ravages du phylloxéra et les intempéries des saisons ont fait pendant les deux dernières années tomber ce chiffre à 40 millions ; sans ces circonstances, aucune branche de l’industrie agricole ne serait plus prospère. Les exportations de vin, qui en 1859 étaient de 2,500,000 hectolitres, se sont élevées en 1873 à 4 millions d’hectolitres représentant une valeur de 300 millions de francs. Les importations ont passé de 145,000 hectolitres à 605,000 valant 25 millions de francs. Pour les alcools, il en a été de même, bien qu’ils ne viennent pas tous de la vigne. Il en a été exporté en 1859 pour 90 millions de francs ; en 1873 pour 97 millions ; les importations ont passé de 4 millions à 7 millions.

La culture de la vigne, depuis le traité de commerce, a donc été très lucrative et la source de fortunes considérables. Malgré cela, il se trouve des gens pour se plaindre et pour demander qu’on frappe d’un droit de 20 francs par hectolitre les vins étrangers entrant en France. Cette demande, formulée par la Société des agriculteurs, n’est qu’une mesure de représailles motivée, non sur ce que la France aurait à craindre la concurrence étrangère, mais sur ce que les autres peuples n’admettent pas nos vins en franchise. Il est certain que le droit de 27 francs par hectolitre, que nos vins paient pour entrer en Angleterre, est exorbitant ; mais, tout compte fait, il n’est pas plus élevé que l’octroi de Paris, et ce n’est pas en imposant les vins étrangers à leur entrée en France qu’on le fera baisser. Ce n’est pas d’ailleurs contre la concurrence étrangère que nos viticulteurs auraient surtout besoin d’être protégés, mais contre la falsification des spiritueux de toute nature qui avilit les prix en ruinant la santé publique. Le jour où ils entreprendront une campagne contre ces abus, ils auront avec eux tous ceux qui combattent aujourd’hui leurs prétentions. L’impôt sur les boissons étant un des plus productifs, il est juste que celles venant de l’étranger soient soumises aux mêmes charges que celles fabriquées en France. Il en est de même des sucres, qui doivent être imposés au même titre que les sucres indigènes. La plupart des cultivateurs réclament pour ces derniers un drawback, c’est-à-dire une prime de sortie pour les sucres exportés, correspondant à l’impôt payé par le producteur. Ce serait une mesure fâcheuse dont la conséquence serait de faire payer au consommateur indigène les sucres fabriqués en France plus cher qu’aux étrangers. Autrement dit, c’est nous qui paierions l’impôt pour que ces derniers en fussent affranchis.

Les sériculteurs, eux aussi, réclament une protection contre la concurrence étrangère ; il ne leur faut pas moins de 12 francs par kilogramme pour les soies moulinées, de 10 francs pour les soies grèges, et de 0 fr. 60 pour les cocons frais. Il est incontestable que cette industrie a été cruellement éprouvée et que la maladie des vers à soie, ajoutée à celle du mûrier, a causé bien des ruines. La production des cocons, qui était de 117 millions de francs en 1850, était tombée, en 1859, à 50 millions environ ; elle s’est un peu relevée, grâce aux découvertes de M. Pasteur, au point d’atteindre, en 1874, le chiffre de 66 millions ; mais elle est retombée à 44 millions en 1875 et à 11,500,000 francs en 1876. Les importations de soie et de cocons qui, en 1859, étaient de 192 millions de francs, se sont élevées en 1876 à 488 millions ; pendant le même temps, les exportations ont passé de 39 millions à 117 millions. Au Japon, où les graines sont d’une valeur presque insignifiante, où les terres ne coûtent pas cher, où les plantations de mûriers sont faites en haies, où la main-d’œuvre est à très bas prix, la production de la soie peut se faire dans des conditions de bon marché qu’on ne peut atteindre en France ; aussi, malgré le déficit de la récolte, le prix du kilogramme de cocons est-il tombé de 7 francs à 5 fr. 50. — Les traités de commerce ne sont pas responsables de la maladie des vers à soie, et si l’on imposait un droit sur les soies étrangères à leur entrée en France, on nuirait à la production d’une de nos principales industries, qui n’occupe pas moins de 155,000 ouvriers et employés, qui produit une valeur de plus de 900 millions, sur lesquels elle en exporte pour près de 300 millions.

Un des produits agricoles dont l’importation est le plus considérable est le bois. Avant 1860, les bois à brûler, les bois bruts ou équarris, les sciages de chêne et de noyer étaient exempts de droits ; les sciages d’autres essences, les merrains, échalas, éclisses, payaient des droits insignifians ; les écorces à tan étaient taxées à 2 francs les 100 kilogrammes à l’entrée, mais étaient prohibées à la sortie. Les traités de commerce, en admettant tous ces produits en franchise, n’ont pu avoir une influence sensible sur les prix, en raison de la modération des droits qui les frappaient ; mais ils ont fait bénéficier la propriété forestière du mouvement qu’ils ont imprimé à la production générale du pays. Le prix des bois en effet n’a pas cessé de s’accroître, malgré l’emploi toujours plus grand du fer dans les constructions, et de la houille comme combustible. Ainsi, dans le bassin de Paris, le stère de bois de chauffage, qui, en 1860, valait sur pied environ 9 francs, se vend aujourd’hui 13 francs ; le stère de bois blanc a passé de 7 francs à 10 francs, et le stère de bois à charbon de 4 à 6 francs. La grosse charpente, qui valait 55 francs le mètre cube, se paie aujourd’hui 65 francs et au delà, suivant les dimensions et les qualités de bois. La petite charpente a peu varié ; mais les merrains et les bois d’industrie ont suivi une progression sensible. Partout où de nouvelles voies ont été créées, les produits forestiers ont vu leurs prix s’élever proportionnellement à l’importance des marchés qui s’ouvraient devant eux. Les bois des Vosges, du Jura, des Landes même, qui autrefois étaient consommés sur place et n’avaient qu’une valeur minime, sont aujourd’hui expédiés jusqu’à Paris et s’y vendent avantageusement. La substitution de la houille au bois dans les hauts-fourneaux a pendant un moment pesé sur le prix des bois à charbon, mais celui-ci a aujourd’hui repris son niveau.

C’est que la France est loin de produire le bois dont elle a besoin et qu’elle a de tout temps dû en faire venir du dehors pour des sommes considérables. Les importations de produits ligneux, non compris les bois d’ébénisterie, n’ont fait que s’accroître d’année en année ; en 1850, elles étaient de 50,100,000 francs, en 1860 de 123,600,000 francs, en 1869 de 189,260,000 francs, en 1876 de 202,400,000 francs. Les exportations se sont, il est vrai, accrues dans la même proportion et ont passé de 4,700,000 francs à M, 400,000 ; mais la balance ne se solde pas moins par un déficit de 158,000,000 francs. Dans le chiffre des importations de 1876, mentionné plus haut, les bois de construction et d’industrie entrent pour 197,000,000 fr. ; les bois de chauffage pour 2,300,000 fr. ; les écorces à tan pour 5,000,000 francs. Dans le montant des exportations, les bois de construction et d’industrie figurent pour 28,000,000 francs ; les bois de feu pour 1,500,000 francs et les écorces à tan pour 14,900,000 francs.

Ces chiffres montrent qu’à part les écorces, la production indigène reste bien au-dessous des besoins de la consommation, et que vouloir frapper les bois étrangers d’un droit quelconque à leur entrée en France, ainsi que le demandent les délégués de la Société des agriculteurs, serait causer un énorme préjudice à toutes les industries qui emploient cette matière, sans pour cela procurer aucun avantage aux propriétaires de bois, puisqu’ils sont hors d’état d’approvisionner le marché national. On ne saurait mieux se rendre compte des avantages réciproques résultant des échanges internationaux qu’en se promenant sur les quais d’un port de mer ; et il m’est arrivé l’été dernier d’en voir un exemple frappant. Sur le port de Bordeaux, et pour ainsi dire côte à côte, se trouvaient un bâtiment français qui débarquait des merrains venant des provinces autrichiennes de l’Adriatique et un bâtiment anglais qui chargeait des perches de pins maritimes provenant des forêts des Landes, pour servir d’étais de mines. Cette double opération nous permettait d’une part de nous procurer les merrains dont nous avons besoin, d’autre part d’exporter les perches dont nous n’avons que faire. Si des mesures fiscales ou protectionnistes avaient empêché l’entrée en France des merrains d’Autriche, et l’entrée en Angleterre des perches françaises, non-seulement les propriétaires de forêts, français et autrichiens, en auraient éprouvé un grand préjudice puisqu’ils n’auraient pas vendu leur marchandise, mais aussi les viticulteurs français et les propriétaires de mines anglais, puisqu’ils n’auraient pu se procurer les bois qui leur sont nécessaires.

La plus grande partie des produits ligneux importés sont des bois de construction et d’industrie qui proviennent de forêts aménagées à de longues révolutions. Or il n’y a guère que les forêts domaniales et quelques forêts communales qui soient dans ce cas ; car les forêts particulières sont ordinairement exploitées à des intervalles trop rapprochés pour pouvoir donner autre chose que du bois de chauffage et de la petite charpente, et ces produits sont d’un transport trop onéreux, eu égard à la valeur qu’ils représentent, pour qu’il y ait jamais avantage à les faire venir du dehors en quantité appréciable ; aussi les particuliers n’ont-ils rien à redouter de la concurrence étrangère. D’autre part, on ne peut espérer qu’en faisant, par des droits de douane, hausser le prix des bois d’œuvre, on décide les propriétaires à exploiter leurs forêts à un âge plus avancé ; car ce n’est qu’au bout de cent ou cent cinquante ans qu’ils pourraient en recueillir les bénéfices, et il est douteux qu’il s’en trouve beaucoup qui soient disposés à spéculer à si longue échéance. Quant aux écorces, les exportations dépassent de beaucoup les importations ; c’est un avantage que les propriétaires de bois doivent aux traités de commerce, puisqu’avant 1860, dans l’intérêt de la tannerie nationale, l’exportation des écorces était prohibée. Ainsi les propriétaires de forêts n’ont aucun intérêt à voir frapper les produits ligneux étrangers d’un droit quelconque ; ils profiteront au contraire de tout dégrèvement qu’on pourra opérer sur les produits agricoles ou manufacturés et qui aura pour effet de diminuer le plus possible le prix des choses nécessaires à la vie.

C’est là du reste le terrain sur lequel doivent, selon nous, se placer les agriculteurs français, qui, n’ayant rien à redouter du dehors, ou ne pouvant espérer aucune protection, ont tout intérêt à obtenir le dégrèvement des droits qui frappent les produits industriels et dont l’élévation leur cause une grave préjudice. Sur une population de 37 millions d’habitans, la France compte 19 millions d’agriculteurs, 7 millions de rentiers ou d’individus appartenant aux arts libéraux, et 11 millions d’ouvriers- divers sur lesquels 3 millions appartiennent aux industries du fer, de la houille, du coton, de la laine, qui sont particulièrement protégées. C’est au profit de ceux-ci, et surtout des patrons qui les emploient, qu’on a grevé les principaux objets de consommation, et qu’on fait payer sous forme de droit, un impôt très lourd aux 34 millions d’autres habitans. La plupart des correspondans de la Société nationale ont parfaitement compris que l’agriculture était sacrifiée à l’industrie, et s’ils ont demandé que la première fût protégée, c’est pour qu’elle fût placée sur un pied d’égalité avec la seconde ; mais ils accepteraient volontiers que l’égalité fût obtenue par le dégrèvement des produits industriels, au lieu de l’être par la protection des produits agricoles.

Il suffit, pour se convaincre de la situation sacrifiée qui est faite à l’agriculture, de voir ce qui se passe à propos des machines agricoles, dont le haut prix est un des principaux obstacles qui s’opposent à leur diffusion dans les campagnes. Celles qui nous viennent de l’étranger sont beaucoup meilleures et coûtent moitié moins cher que les nôtres ; mais on a cru devoir les frapper d’un droit élevé pour favoriser la fabrication indigène. Cependant les fabricans français se disent en mesure de produire des instrumens aussi bons et à aussi bon marché que les Anglais ou les Américains, s’ils avaient à leur disposition des fers et des aciers de même qualité que ceux-ci, et ils renonceraient volontiers à toute protection s’ils pouvaient faire venir du dehors les matières à employer. C’est donc pour favoriser le maître de forges qu’on arrête l’essor que la fabrication de ces instrumens pourrait prendre, et qu’on cause par contre-coup un préjudice sérieux à toutes les branches de l’agriculture. Cette inégalité choquante entre l’industrie et l’agriculture ne fera que s’accentuer encore si l’agitation protectionniste aboutit à un relèvement des droits, parce que ceux dont on frappera les produits agricoles seront toujours hors de proportion avec ceux des produits manufacturés ; qu’on donnera par là une impulsion factice à l’industrie et que la main-d’œuvre abandonnera de plus en plus les travaux des champs pour ceux de l’atelier. Mais admettons que toutes les espérances se réalisent, qu’on puisse frapper les produits étrangers sans que les nôtres soient taxés à leur tour par les autres nations ; admettons que le prix de tous les produits de la terre s’élève en proportion des droits établis ; au profit de qui aura-t-on obtenu ce renchérissement général ? Ce n’est certainement pas au profit des 15,700,000 individus composant la population ouvrière agricole, qui devront tout payer cher sans voir leur salaire augmenté ; ce n’est pas au profit des 2,500,000 individus qui, cultivant moins de 10 hectares, consomment eux-mêmes leurs produits, et ne vendent qu’accidentellement l’excédent de leur récolte. Ce seront donc seulement les 800,000 propriétaires ou fermiers qui exploitent plus de 10 hectares qui pourront en tirer bénéfice. Voyons donc à quel chiffre celui-ci pourra se monter. Si nous supposons une moyenne de 25 hectares par exploitation, chacune d’elles, avec un assolement normal, aurait environ 6 hectares en blé et produirait, à raison de 15 hectolitres à l’hectare, 90 hectolitres. Si l’on admet qu’un droit de 2 fr. 60 surélève d’autant le prix de l’hectolitre, ce qui n’arrivera pas dans les années ordinaires, chacun de ces 800,000 cultivateurs toucherait une plus-value de 234 francs. Et c’est pour un aussi piètre résultat que vous allez provoquer un renchérissement général et vous exposer à vous faire dire que vous spéculez sur la famine, quand vous avez mille moyens d’encourager l’agriculture d’une façon autrement efficace, ne serait-ce que par le dégrèvement de certains impôts ou par l’amélioration des voies de transport !

Nous ne saurions trop le répéter, les agriculteurs ont le droit de demander à ne pas être sacrifiés aux industriels, et comme ils ne peuvent obtenir l’égalité dans la protection, c’est l’égalité dans la liberté qu’ils doivent réclamer pour ne pas jouer le rôle de dupes. C’est l’agriculture surtout qui fait la richesse de la France et la population des campagnes qui en fait la force ; pourquoi donc est-elle toujours reléguée au second plan et ne tient-on aucun compte de ses doléances ? Il faut qu’elle comprenne enfin la situation qui lui est faite et qu’elle connaisse ses intérêts pour pouvoir les défendre. Il faut qu’elle sache que, si l’industrie obtient pour ses produits une majoration de droits de 10 pour 100, elle grèvera de plus de 100 millions la population agricole, en lui faisant perdre une partie de ses débouchés extérieurs, en l’obligeant ainsi à vendre moins cher ses propres produits, et à acheter plus cher ceux de l’industrie.

M. Alexandre Adam, maire de Boulogne-sur-Mer[15], fait remarquer avec raison qu’il est temps de faire justice de cette prétention d’être les seuls défenseurs du travail national, de la part d’industriels qui ont réalisé d’immenses fortunes, et qui voudraient encore conserver un système qui les mettait à l’abri de la concurrence étrangère. Il ne faut pas que les agriculteurs se laissent égarer et que, sous l’influence d’une crise momentanée, ils prêtent les mains au rétablissement d’un régime qui ne peut que leur être funeste. Si l’industrie est impuissante à soutenir la concurrence étrangère, qu’elle abandonne la lutte et qu’elle rende aux campagnes les bras qu’elle leur a enlevés ; mais rien ne l’autorise à frapper à son profit, à la fois comme producteurs et comme consommateurs, les 19 millions de citoyens qui forment la population rurale et qui sont la force vive du pays.

Le droit commun, c’est-à-dire la liberté pour tous, tel doit être le mot de ralliement de tous les agriculteurs et de tous ceux qui ont quelque souci de la prospérité nationale.

Si la législation commerciale est étrangère à la crise que l’agriculture subit aujourd’hui, ce n’est pas dans un relèvement de tarifs qu’on en trouvera le remède. On ne peut pas davantage empêcher le retour des mauvaises récoltes ni se soustraire aux conséquences des intempéries. C’est là une de ces nécessités inéluctables qu’il faut accepter et contre lesquelles il n’y a que des palliatifs. Le principal consiste à perfectionner ses méthodes pour être le moins possible exposé à souffrir de ces accidens. Varier ses cultures, donner aux plantes par des engrais et des façons une végétation plus vigoureuse, c’est se rendre plus indépendant des forces naturelles et diminuer les chances d’insuccès ; mais, pour en arriver là, la première condition à remplir est la diffusion des connaissances agricoles, car ce qui manque le plus à nos campagnes, ce ne sont ni les capitaux, ni même les bras, c’est la science. C’est elle qui apprendrait aux paysans à ne pas laisser perdre leurs fumiers, à utiliser les eaux, à diriger leurs efforts vers la production du bétail, à convertir en pâturages ou en bois les terrains incultes, à connaître la valeur relative des engrais, à tirer enfin parti de toutes les ressources qu’ils ont à leur disposition et qu’ils négligent aujourd’hui faute d’avoir appris à les utiliser. Aussi est-ce un grand service rendu au pays que d’avoir prescrit l’enseignement dans les écoles primaires des notions les plus élémentaires de l’agriculture. Peut-être parviendra-t-on par là à retenir dans les campagnes une partie de ceux qui, attirés par la perspective de salaires plus élevés, s’en vont grossir le nombre des ouvriers des villes et trop souvent aussi celui des malheureux. Comme nous l’avons dit plus haut, l’équilibre entre l’agriculture et l’industrie est aujourd’hui rompu en faveur de cette dernière ; il importe à la grandeur du pays que rien ne soit négligé pour le rétablir, et pour rendre à la première la prépondérance qu’elle n’aurait jamais dû perdre. Ce n’est pas seulement sur les paysans et sur les ouvriers ruraux qu’il faut agir, c’est aussi sur les propriétaires.

En présence de la difficulté toujours plus grande de trouver des fermiers, il faut que les détenteurs du sol se mettent en mesure de le cultiver par eux-mêmes, ou tout au moins d’intervenir dans cette opération d’une façon plus directe qu’ils ne l’ont fait jusqu’ici. Trop longtemps ils se sont désintéressés des choses de la terre, se contenta de toucher leurs fermages et d’en dépenser le montant sans autre préoccupation que d’augmenter périodiquement le prix de leurs baux. Ce temps-là est passé ; ne pouvant plus tirer le même revenu qu’autrefois des biens qu’ils ont reçus de leurs pères, il faudra qu’ils se montrent capables de les faire valoir eux-mêmes et qu’ils imitent l’exemple qui leur est donné par MM. de Bouillé, de Béhague, de Dampierre et tant d’autres qui font œuvre de patriotisme en s’occupant directement de la gestion de leurs domaines. Ils trouveront dans ce commerce avec la nature des satisfactions qu’ils ignorent et que le séjour des villes ne saurait leur donner. Quant aux propriétaires qui ne se sentiraient pas le courage de prendre ce parti, ils iront en s’appauvrissant jusqu’au jour où ils seront forcés de vendre leurs biens à ceux qui sauront les mettre en valeur. Le pays tout entier gagnera à cette transformation, puisque l’agriculture ne pourra que progresser lorsque le sol sera entre les mains de ceux qui sont les plus capables d’en tirer parti. C’est pour les personnes de cette classe qu’ont été créées les écoles pratiques de Grignon, de Grand-Jouan, de Montpellier, et surtout l’Institut agronomique récemment fondé à Paris sur l’initiative de M. Tisserand, qui, depuis trois années qu’il existe, a déjà produit, sous l’habile direction de M. Risler, des sujets du premier mérite. On entend souvent des personnes se plaindre de l’obstruction des carrières et de la difficulté qu’éprouvent aujourd’hui les jeunes gens à se caser. C’est bien à tort, car si nous avons certainement plus de candidats sous-préfets qu’il n’en faut, nous manquons par contre d’hommes ayant le sentiment de leur valeur personnelle et décidés à ne rien devoir qu’à leur travail. Si les parens comprenaient l’intérêt véritable de leurs enfans, c’est vers la carrière agricole qu’ils les dirigeraient plutôt que de se résigner à les voir peupler les bureaux des ministères et encombrer la salle des Pas-Perdus.

Le jour où la classe éclairée s’occupera réellement de l’agriculture, les progrès ne tarderont pas à se manifester dans toutes les directions. On verra les cultures mieux réparties, les montagnes reboisées, les prairies irriguées et la production des céréales restreinte aux localités où elle est avantageuse. Mais c’est l’élève du bétail qui, selon toute probabilité, est destinée à prendre le plus grand développement. Non-seulement ce mode d’exploitation est celui qui exige le moins de main-d’œuvre, mais c’est aussi le plus profitable. Le prix de la viande, qui n’a fait que s’accroître tandis que celui du blé est resté à peu près stationnaire, prouve qu’il y a encore d’énormes besoins à satisfaire et qu’un propriétaire intelligent choisissant ses reproducteurs, introduisant des races précoces pour diminuer les prix de revient, trouvera toujours sur le marché intérieur un débouché illimité, sans avoir aucune concurrence à redouter du dehors. Le fait saillant qui résulte de l’enquête faite par la Société nationale d’agriculture, c’est la prospérité de tous les pays à herbages comparés aux régions cultivées en céréales. Mais, comme les travaux d’irrigation que comporte ce changement de système ne sont pas toujours à la portée d’un seul propriétaire, parce qu’ils entraînent de grandes dépenses et s’étendent souvent sur de grands espaces, il serait désirable qu’il se créât entre les intéressés, comme dans certains départemens du Midi, des syndicats pour les faire exécuter. C’est là, ce nous semble, une tâche qui appartient aux sociétés d’agriculture départementales, dont le rôle, jusqu’ici beaucoup trop effacé, pourrait devenir des plus importans et des plus utiles au progrès agricole. Pourquoi n’imiterait-on pas aussi en France ce qui s’est fait en Angleterre, en fondant des sociétés pour l’amélioration de la terre (Land Improvement Societies) ? On sait que, lors du rappel de la loi sur les céréales, le parlement anglais a mis à la disposition du gouvernement ; par deux actes différens, une somme totale de 4 millions de livres sterling (200 millions de francs) destinée à être prêtée aux cultivateurs et aux propriétaires pour les opérations de drainage ou autres qu’ils pouvaient avoir à entreprendre. Les prêts étaient consentis après un rapport fait par des ingénieurs spéciaux (inclosure commissioners) constatant l’utilité des travaux et la plus-value qui devait en résulter pour la propriété ; ils avaient le privilège de la première hypothèque et étaient remboursables en vingt-deux ans par des annuités équivalentes à 6 1/2 pour 100 du capital prêté. Le total des sommes avancées jusqu’ici par le trésor public est d’environ 375 millions, dont une partie est déjà remboursée. Mais les demandes de fonds devenant de plus en plus nombreuses, le gouvernement s’est déchargé de cette besogne sur des compagnies particulières, auxquelles il a conféré les mêmes privilèges hypothécaires. Ces prêts s’appliquent à toute espèce de travaux, notamment à ceux de drainage, de clôtures et de constructions de maisons d’ouvriers, pourvu que la plus-value qui en résultera pour la propriété soit supérieure au montant de la somme avancée, et c’est pour constater ce fait, qui motive le privilège hypothécaire donné aux compagnies, que l’état a conservé le contrôle de ces opérations et qu’il en fait constater l’utilité par ses ingénieurs. Ces travaux, qui sont exécutés, soit par les propriétaires eux-mêmes, soit par les soins des compagnies, sont très rémunérateurs et produisent un revenu annuel de beaucoup supérieur à l’annuité à payer. D’après un rapport publié par le directeur d’une de ces sociétés, une dépense totale de 4,875,000 francs a produit aux propriétaires un accroissement de revenu de 775,000 francs, c’est-à-dire plus de 15 pour 100. C’est donc une excellente spéculation pour le propriétaire, en même temps qu’une bonne affaire pour les actionnaires. Si des sociétés semblables étaient fondées en France, elles pourraient rendre à l’agriculture des services d’autant plus considérables que, par suite du morcellement, les grands travaux d’irrigation, de drainage, d’ouvertures de chemins, ne peuvent être entrepris par un seul propriétaire et qu’ils nécessitent le concours de plusieurs intéressés. Il y aurait tout avantage à les faire exécuter par des compagnies spéciales, sauf à répartir les dépenses proportionnellement aux bénéfices réalisés par chacun. Une société de ce genre serait certainement plus avantageuse pour le pays, en même temps que plus profitable aux actionnaires que toutes les sociétés purement financières qui se créent tous les jours et dont le seul but est de prendre au profit de quelques-uns l’argent dans la poche du public.

Indépendamment des moyens que nous venons d’indiquer comme pouvant améliorer la situation de l’agriculture dans le présent et dans l’avenir, il en est d’autres qui sont signalés par presque tous les correspondans de la Société nationale et qui méritent d’appeler l’attention du gouvernement ; ce sont l’amélioration des chemins, la réduction des tarifs de transport sur les chemins de fer, et la diminution des charges qui pèsent sur les propriétés rurales. Il est certain qu’il serait très désirable que les compagnies pussent réduire leurs tarifs et étendre par là les débouchés ouverts aux produits agricoles, mais nous ne saurions affirmer que la chose fût possible, et nous laissons à de plus compétens que nous le soin de traiter une question sur laquelle nous n’avons pas d’opinion arrêtée. Nous nous bornerons à dire que, si cette réduction doit être faite aux dépens des contribuables, c’est-à-dire par l’intervention directe ou indirecte de l’état, nous la repoussons absolument, parce que nous considérons comme funeste au pays et entachée de socialisme une mesure qui aboutirait à prendre aux uns pour donner aux autres, et qui d’ailleurs n’atteindrait pas son but, puisque les cultivateurs paieraient sous forme d’impôt le dégrèvement qu’ils demandent pour leurs transports.

On peut être plus affirmatif sur la question des charges publiques, dont l’agriculture supporte la plus grande part. Dans la réponse qu’il a adressée à la Société nationale d’agriculture, M. le comte de Marne fait remarquer que, d’après les documens qui ont servi à établir le budget de 1876, les impôts de toute nature qui pèsent sur l’agriculture se montent à 2,349,752,000 francs sur un revenu total de 5,085,750,000 francs, soit 44 1/2 pour 0/0 ; les charges afférentes à la propriété foncière urbaine sont de 564 millions 833,875 francs pour un revenu de 5 milliards ou 111/4 pour 0/0, les charges de la propriété mobilière ne s’élèvent qu’à 587 millions 363,759 francs pour un revenu de 14 milliards, ou 4 pour 0/0. Il y a là une inégalité choquante, sur laquelle on ne saurait trop insister, et qui exige impérieusement une révision complète de tout notre système d’impôts. Malheureusement les discussions irritantes ne laissent pas à nos législateurs le temps de s’occuper des intérêts vitaux du pays, et ceci nous ramène à ce que nous disions en commençant sur les causes politiques de la crise actuelle. C’est sous cette impression qu’un de nos correspondans pour le département du Finistère, M. Briot de la Mallerie, a formulé le vœu suivant auquel nous nous associons en terminant : « Voilà, dit-il, les réponses que je devais faire aux questions posées par notre docte société. Je souhaite qu’elles puissent être bonnes à quelque chose, mais je souhaite bien plus vivement encore que le ciel nous fasse la faveur de nous envoyer de grands ministres, comprenant les grandes choses et sachant les exécuter avec esprit de suite. »

Tout est là en effet : il faudrait des hommes… et il n’y en a pas.


J. CLAVE.

  1. Voyez la Revue du 15 janvier.
  2. Statistique de la France comparée avec les divers pays de l’Europe, par M. Block ; Paris, Guillaumin.
  3. Voir les études de M. Planchon dans la Revue du 1er et du 15 février 1874.
  4. Statistique de la France, par M. Block.
  5. Enquête sur la situation de l’agriculture. Réponse de M. d’Esterno pour le département de Saône-et-Loire.
  6. Enquête sur la situation de l’agriculture.
  7. Voir dans l’Enquête sur la situation de l’agriculture les réponses de MM. Montseignat pour le département de l’Aveyron, de Longuemar pour celui de la Vienne, Le Corbeiller pour celui de l’Indre, de M. de Gueyraud pour celui des Basses-Alpes, de M. de Kersanté pour celui des Côtes-du-Nord, etc.
  8. La France agricole, par Gustave Heuzé, inspecteur-général de l’agriculture.
  9. Enquête sur la situation de l’agriculture.
  10. M. Estancelin dans la Seine-Inférieure.
  11. D’après M. A Ronna (le Blé aux États-Unis d’Amérique), la culture du blé revient tous les deux ans sur les mêmes points ; en 1850, la production était de 33,500,000 hectolitres, en 1860 de 63,000,000, en 1870 de 85,000,000. Le rendement par hectare ne dépasse pas 11 hectolitres, ce qui fait supposer que la production ne pourra pas continuer à s’accroître ; car la culture extensive n’est praticable que dans les régions peu peuplées.
  12. Voir la déposition de M. de Monicault à la commission du tarif des douanes au nom de la Société des agriculteurs.
  13. Journal de l’agriculture du 10 mai 1879 : les Prix de revient du blé.
  14. Voir dans la Revue du 1er mai 1856 : la Liberté commerciale.
  15. Enquête sur la situation de l’agriculture.