La Situation actuelle en Grèce et son avenir



DE LA SITUATION
ACTUELLE
DE LA GRÈCE
ET DE SON AVENIR.

Il y a vingt ans, nous avions tous les yeux tournés vers la Grèce et les noms de Lafayette, de Foy, de Casimir Périer, n’étaient pas plus populaires en France que ceux de Botzaris, de Canaris, d’Odyssée, de Coletti, de Maurocordato. Ceux-ci avaient même sur ceux-là l’avantage de réunir dans une sympathie commune toutes les opinions, de confondre tous les partis. Pour les uns, ce réveil d’une nation illustre et malheureuse se rattachait à la grande insurrection des peuples contre leurs tyrans, des esclaves contre leurs maîtres, et méritait, à ce titre, l’appui de tous ceux qui croient à l’émancipation des races humaines. Pour les autres, il s’agissait surtout d’un combat entre le christianisme et la religion de Mahomet, combat où le christianisme, vaincu jadis, essayait de prendre une glorieuse revanche. Pour quelques-uns enfin, les souvenirs de la Grèce antique dominaient toute la lutte. Et quand à ces sentimens divers venait se joindre chaque jour le récit de tant d’actes héroïques, de tant de catastrophes douloureuses ; quand on voyait une poignée de patriotes combattant des armées dix fois plus nombreuses, les vaincre ou périr avec honneur : quand, plutôt que de tomber au pouvoir de l’ennemi, des femmes périssaient les armes à la main, ou se précipitaient dans l’abîme, il n’y avait pas un cœur qui ne fût ému, pas un esprit qui conservât son indifférence et son impartialité. Qui se fût avisé alors de parler des vues secrètes de la Russie, ou de l’équilibre européen, n’eût été ni écouté ni compris. Qu’à tout prix la Grèce fût indépendante et libre, voilà ce que nous demandions tous.

Cependant trois grandes puissances sont intervenues, et la Grèce a conquis son indépendance. Presque aussitôt l’intérêt qu’elle inspirait s’est évanoui, et c’est à peine si l’on a daigné s’informer de ce qui s’y passait. Il y a plus, de 1832 à 1840, sans une certaine honte qui les retenait, bon nombre des anciens philhellènes auraient fait publiquement acte de contrition et abjuré la cause à laquelle ils s’étaient dévoués jadis. En 1824, la mode avait pris les Grecs sous sa protection ; en 1834, la mode se retirait d’eux et les déclarait surannés. Il paraissait piquant alors de préférer les oppresseurs aux opprimés, les mahométans aux chrétiens, les Turcs aux Hellènes, et de plaindre ce pauvre Ibrahim si méchamment chassé du Péloponèse par le maréchal Maison. Il semblait de bon goût de frapper la Grèce entière, hommes et choses, d’un anathème systématique, et de la condamner froidement et pour toujours à l’impuissance et à l’anarchie. Pas une vieille calomnie qui ne fût alors rajeunie et restaurée avec un soin tout particulier. N’allait-on pas jusqu’à contester aux Grecs leur bravoure et jusqu’à nier leurs victoires ? Quant à leur probité, il restait convenu qu’il n’y avait point un honnête homme parmi eux, et que, du dernier échelon au premier, la nation entière était à vendre.

Comment expliquer un changement si brusque et si complet ? Il serait injuste peut-être d’en accuser seulement la mobilité de l’esprit public ; mais les choses, on le sait, paraissent souvent belles ou laides, grandes ou petites, selon le point de vue d’où on les regarde. Tant que le combat dura, la grandeur, la beauté de la lutte effaçaient en quelque sorte tout ce qui pouvait en ternir l’éclat ; une fois le combat fini, il n’apparut plus, au milieu d’un pays dévasté et ruiné, que de misérables passions, que de honteuses rivalités, que de déplorables intrigues. Alors, par une réaction inévitable, on se mit à désespérer de ceux qui naguère inspiraient de si hautes, de si magnifiques espérances. Puis vint le gouvernement bavarois, dont l’inepte despotisme fit tomber les derniers restes du philhellénisme. Peut-être, en effet, était-il permis de se demander si le peuple qui supportait un tel gouvernement méritait bien l’appui qu’il avait reçu ; peut-être était-il permis de rechercher si, en définitive, Munich valait mieux pour lui que Constantinople. Il faut ajouter que, pendant les dix années qui suivirent la révolution de juillet, la France fut trop absorbée par ses propres affaires pour songer à celles des autres. Or la Grèce, entre les mains des Bavarois, n’exerçait et ne pouvait exercer sur la politique européenne aucune espèce d’influence. La France n’eut donc guère à s’occuper de la monarchie nouvelle que pour solder ses fautes, en votant successivement les trois séries de l’emprunt. Il n’y avait rien là qui fût de nature à ranimer, en faveur de la Grèce, les anciennes sympathies.

Cependant, depuis un an, tout a changé de nouveau, et il a suffi d’une journée pour que la Grèce, long-temps oubliée ou dédaignée, reprît sa place dans les combinaisons de la politique comme dans les préoccupations populaires. Au moment où elle paraissait plus assoupie, plus asservie que jamais, la Grèce, en effet, s’est levée toute entière pour la liberté, comme vingt ans auparavant pour l’indépendance, et en peu de jours, sans désordres, sans violences, sans réactions, un gouvernement représentatif de plus est né, une monarchie constitutionnelle a été fondée. Il y avait dans un tel spectacle quelque chose d’inattendu et de grand qui, en France surtout, ne pouvait être méconnu. Aussi, malgré de sinistres prophéties, la France regarde-t-elle avec intérêt, avec espoir, les nobles efforts des patriotes grecs pour donner à leur pays des institutions libres et un gouvernement régulier. Que la tâche soit laborieuse et périlleuse, personne n’en doute : quelle grande chose ici-bas s’est jamais faite sans labeur et sans péril ? Quoi qu’il en soit, c’est une grave question que celle de savoir si la Grèce réussira dans cette œuvre comme dans l’autre, et si dès aujourd’hui la monarchie constitutionnelle a conquis un avant-poste en Orient. Le moment me paraît donc bon pour étudier l’état actuel de la Grèce et pour envisager les chances que lui réserve l’avenir. Dans le trop court séjour que j’ai fait récemment à Athènes et à Constantinople, j’ai, au sein de tous les partis, chez tous les hommes politiques, français ou étrangers, trouvé une égale bienveillance ; mais, sans manquer aux égards que je dois à aucun d’eux, il doit m’être permis de dire ici ce que je pense de leur conduite et de leurs vues politiques. Je tâcherai de le faire non certes avec indifférence, mais avec impartialité, et sans me laisser entraîner par mes désirs ou par mes affections.

C’est en 1821 qu’éclata l’insurrection de la Grèce, en 1822 que le congrès de Vérone, ce congrès chrétien, refusa même d’entendre ses délégués, en 1826 que la Russie, la France et l’Angleterre offrirent leur médiation, en 1827 qu’un traité intervint et qu’eut lieu la bataille de Navarin ; en 1828 que Capo-d’Istrias vint se mettre à la tête du gouvernement, et que l’armée française contraignit Ibrahim à évacuer la Morée, en 1830 que fut signé le protocole par lequel les limites de la Grèce étaient fixées et son indépendance reconnue, en 1832 que la fameuse conférence du 7 mai étendit quelque peu les limites du nouvel état, et lui donna pour roi le fils du roi de Bavière ; c’est enfin en 1835 que le roi Othon, devenu majeur, prit lui-même les rênes du gouvernement. Or, pendant ces quatorze années, il ne s’en passa pas une où la guerre civile n’ajoutât ses désastres à ceux de la guerre étrangère, pas une où les divers élémens qui avaient concouru à l’insurrection et à la victoire ne se livrassent entre eux des combats acharnés, pas une aussi où, sous le nom tantôt d’un parti, tantôt de l’autre, les influences étrangères ne se disputassent, aux dépens du pays tout entier, une déplorable prépondérance. Ce sont encore, à vrai dire, les divisions et les haines de cette époque qui sont aujourd’hui le plus grand obstacle à l’établissement d’un gouvernement régulier. Pour comprendre la Grèce de 1844, il faut donc remonter à la Grèce de 1824 et de 1830 ; c’est un chemin un peu long, un peu ennuyeux peut-être mais par lequel il me paraît indispensable de passer.

Les populations qui, de 1821 à 1827, luttèrent avec tant de constance et d’intrépidité contre le joug ottoman, peuvent d’abord se diviser en trois catégories : les Péloponésiens, peuple d’agriculteurs, paisible en général, et peu disposé à s’armer, quand son bien-être matériel n’est pas compromis ; les Rouméliotes, peuple aventureux et guerrier ; les insulaires, peuple commerçant et calculateur. À ces différences, territoriales en quelque sorte, il convient d’en joindre une autre, celle d’origine et de race. Ainsi, à côté des Hellènes, il y avait les Albanais, qui formaient à peu près le tiers de la population en Roumélie, le cinquième dans le Péloponèse et dans les îles. Il y avait aussi quelques Valaques, quelques Serbes, quelques Bulgares, mais en petit nombre. Ce n’est pas tout. À peine la lutte fut-elle engagée que, de tous les pays où la langue grecque se parle encore, de Constantinople, des îles Ioniennes, des provinces asiatiques, des principautés danubiennes, une foule d’alliés accoururent avec leurs préjugés, avec leurs prétentions. Les philhellènes russes, français et anglais vinrent enfin apporter à l’insurrection une force nouvelle, mais aussi un nouvel élément de discorde et de division.

Pour mettre un peu de régularité dans cette anarchie, un peu d’ordre dans cette confusion, y avait-il au moins une autorité généralement reconnue, un homme dont la supériorité fût incontestable et incontestée ? En aucune façon. Ici les chefs des hétairistes, là les capitaines palikares, plus loin les primats du Péloponèse ou des îles, ailleurs les princes du Fanar et les comtes ioniens exerçaient l’influence principale, et quand ils se rencontraient, c’était en général pour se disputer le pouvoir par la force ou par la ruse. Ajoutez les philhellènes étrangers, dont les rivalités nationales se manifestaient avec d’autant plus de vivacité quelles n’étaient pas contenues par la réserve diplomatique. En vérité, si quelque chose peut surprendre, c’est qu’au milieu de tant de conflits et de déchiremens, la Grèce n’ait pas succombé.

Un mot pourtant sur chacune des catégories dont je viens de parler, catégories qui ne sont pas éteintes et dont les restes s’agitent encore aujourd’hui.

Il y a long-temps, on le sait, que la Grèce rêve son affranchissement. À la fin du dernier siècle, il se forma, pour y parvenir, une hétairie (association fraternelle), dont le poète Rhigas était le chef, et qui proclamait les principes de la révolution française. Cette hétairie succomba, et fut remplacée en 1806 par une seconde, qui, fondant son espoir sur Napoléon, n’aspirait à rien moins qu’à reconstruire l’empire grec. Par malheur un tel projet n’entrait point dans les vues de Napoléon, et cette seconde hétairie eut le même sort que la première. Mais l’esprit grec est persévérant, et de 1813 à 1814 il créa à Vienne, sous le patronage russe, une société nouvelle dite des Philomuses, qui n’avait en apparence d’autre objet que le culte des lettres et des arts. Capo-d’Istrias et Alexandre Ipsilanti étaient les chefs de cette société, qui, en 1815, devint politique et s’appela Société des Amis. Une seconde société des amis, plus politique encore, fut bientôt après organisée par des Grecs obscurs et secrètement favorisée par la Russie, qui parvint à s’en emparer. C’est au moyen de cette dernière société qu’en 1821 le prince Alexandre Ipsilanti, d’accord avec l’hospodar Michel Soutzo, leva l’étendard de la révolte à Jassy. On sait qu’Alexandre Ipsilanti, désavoué par la Russie et trahi par une partie de ses amis, tomba au pouvoir de l’Autriche, qui lui fit expier durement dans ses prisons le crime de n’avoir pas réussi.

Quoi qu’il en soit, le signal fut entendu, l’insurrection se propagea, et les débris de l’hétairie, Démétrius Ipsilanti en tête, prirent au mouvement grec une part considérable. Depuis ce moment, l’esprit hétairiste, détourné de ses voies primitives, devint pour certains hommes d’état et pour certaines puissances un point d’appui et un moyen d’action. Ainsi, en 1828 et en 1829, le président Capo-d’Istrias forma une société secrète dite du Phénix, ayant pour but de disposer les esprits en faveur de la Russie. En 1833 et 1834, une autre société, suite et développement de celles des Amis et du Phénix, organisa, sous prétexte religieux, une conspiration générale qui éclata dans le Magne. Je parlerai plus tard de la société Philorthodoxe, fondée en 1838, et qui, se rattachant par des liens étroits à celle de 1834, a pris une si grande part à la dernière révolution.

Si les hétairistes avaient préparé l’insurrection, ce sont les palikares qui l’empêchèrent d’avorter misérablement en Grèce comme en Moldavie. Pour bien savoir ce que sont les palikares, il faut se rappeler qu’avant la révolution, les Turcs avaient autorisé dans la Roumélie, dans l’Épire, dans la Thessalie, dans la Macédoine, l’établissement d’une milice purement grecque, qui, sous l’autorité du pacha, était chargée du maintien de l’ordre public. Les membres de cette milice, presque tous venus des montagnes, s’appelaient armatoles ; tandis que leurs frères non soumis recevaient le nom de klephtes. Mais on conçoit facilement qu’entre les armatoles et les pachas il n’y eût pas toujours bon accord ; il arrivait donc souvent que les armatoles se transformaient en klephtes, ou, pour parler le langage moderne, que les gendarmes devenaient brigands. Armatoles ou klephtes, ils s’honoraient tous d’ailleurs du nom de palikares (braves), et c’est ce nom qui leur resta lorsqu’en 1821 ils se jetèrent avec une égale ardeur dans l’insurrection. Les héros qui, à cette époque glorieuse, acquirent un renom européen, les Botzaris, les Odyssée, les Tzavellas, étaient des chefs de palikares, dont plusieurs avaient successivement servi et combattu les pachas. Avec de tels antécédens et de telles habitudes, on comprend qu’il fût difficile de les soumettre à la règle, à la discipline, à la subordination. Ils avaient pourtant ce mérite, que rarement ils séparaient leur cause de celle de leurs compagnons d’armes, et qu’ils stipulaient pour ceux-ci en même temps que pour eux-mêmes. Il est bon d’ajouter qu’un homme qui a joué et qui joue encore un grand rôle dans les affaires de son pays, M. Coletti, fut, dès les premiers temps, accepté par les palikares comme leur représentant dans le gouvernement et comme leur organe dans les assemblées représentatives. Personne plus que lui n’était capable de les modérer, de les éclairer, et de tourner même leurs défauts au profit de la bonne cause.

Au premier coup d’œil, on croirait qu’entre les primats du Péloponèse et les capitaines des palikares rouméliotes la différence est petite ; elle est pourtant très-considérable. Avant la révolution ces primats, véritable aristocratie, vivaient au milieu de la population agricole du Péloponèse, à peu près comme les seigneurs du moyen-âge au milieu de leurs paysans. Seulement ils se divisaient en deux classes, ceux qui se bornaient à exploiter leurs terres, et ceux qui, se faisant les agens des pachas, opprimaient leurs concitoyens pour le compte des Turcs. Tous néanmoins participèrent à l’insurrection, mais avec la résolution bien arrêtée de conserver leurs priviléges et leur domination. Aussi ceux qui voulaient asservir la Grèce par l’anarchie trouvèrent-ils toujours parmi les primats les plus fidèles alliés. Il est juste d’ailleurs de faire une place à part aux primats de cette partie du Péloponèse qui en forme la pointe et qu’on appelle le Magne. C’est dans le Magne, contrée montagneuse et aride, que s’était réfugiée la portion la plus belliqueuse de la population, celle qui prétend descendre des anciens Spartiates, et les Turcs n’y avaient jamais pénétré. Seulement ils venaient tous les ans, à la limite du Magne, recevoir un faible tribut. Entre les Mainotes et leurs primats, il s’était ainsi établi des liens beaucoup plus étroits que dans le reste du Péloponèse. Quant aux primats des îles, à ceux notamment d’Hydra et de Spezia, leur origine était toute populaire, et leur autorité fondée uniquement sur la confiance qu’ils inspiraient, mais plus éclairés, plus civilisés, plus européens en un mot que les primats du Péloponèse ou les capitaines palikares, ils avaient naturellement de hautes prétentions, et ces prétentions, précisément parce qu’elles étaient légitimes, excitaient contre eux d’implacables jalousies. Parmi les primats des îles, le nom le plus connu est celui de Conduriotti, comme parmi ceux du Péloponèse et du Magne les noms de Colocotroni et de Mauromichali.

Restent enfin d’une part les comtes ioniens, créés par les Vénitiens et au nombre desquels on compte les trois Capo-d’lstrias et M. Metaxas ; de l’autre, les princes du Fanar. Chacun sait que les princes du Fanar, établis de temps immémorial au pied de Constantinople, le long de la Corne d’or, étaient, avant la révolution, en possession de diriger les affaires diplomatiques de la Turquie. Riches et considérés, beaucoup d’entre eux n’en quittèrent pas moins leur maison et leur famille pour venir s’associer aux difficultés de la lutte. C’est ce noble exemple que donnèrent les Ipsilanti, les Soutzo, les Caradja, les Cantacuzene, les Maurocordato ; mais, en revanche, une part du pouvoir leur était due, et, quelque grande qu’elle fût, cette part leur paraissait difficilement suffisante.

Maintenant faut-il s’étonner que dans un pays encore à demi barbare, au milieu d’une lutte sanglante, personne n’ait été assez habile, assez puissant, pour faire sortir un ordre quelconque d’élémens aussi variés, aussi hétérogènes ? Faut-il s’étonner que tant d’ambitions, tant de prétentions, tant d’inclinations diverses n’aient produit, dans leurs conflits journaliers, que confusion et anarchie ? Faut-il s’étonner enfin qu’au moyen d’alliances qui se nouaient, qui se dénouaient, qui se renouaient sans cesse, vaincus et vainqueurs aient dix fois changé de rôle ? Je n’ai certes pas la prétention de porter la lumière dans ce chaos et d’expliquer ce qui est inexplicable ; mais il me paraît curieux de présenter, sans commentaire et sans explication, un simple sommaire des diverses phases par lesquelles passa le gouvernement grec de 1821 à 1835.

1822 — Un congrès général de toutes les provinces insurgées s’assemble à Épidaure, et crée un conseil exécutif auquel tous les pouvoirs sont remis. Le prince Alexandre Maurocordato, président du congrès, est nommé chef du conseil exécutif ; Jean Coletti, un des ministres.

1823. — Les hétairistes (Démétrius Ipsilanti) et les primats du Péloponèse et du Magne (Colocotroni et Mauromichali) s’unissent contre le pouvoir exécutif. Un nouveau congrès se réunit à Astros. Mauromichali devient président, et Colocotroni vice-président du conseil exécutif. Ce conseil s’établit à Nauplie, tandis que le sénat législatif tient ses séances à Argos. La division éclate entre ces deux pouvoirs, et le sénat, déclarant un des membres du conseil, André Metaxas, déchu de sa dignité, nomme à sa place Jean Coletti. Colocotroni et Mauromichali refusent de reconnaître Coletti et attaquent le sénat, qui, se réfugiant à Cranidi, prononce la destitution en masse du conseil.

1824 — Le sénat, toujours à Cranidi, constitue sous la présidence de Conduriotti (Hydriote) un conseil nouveau où figurent Coletti et Nicolas Loudos. Après une guerre civil acharnée, ce conseil se rend maître d’Argos d’abord, puis de Nauplie, et le parti péloponésien paraît vaincu. Les élections confirment ce résultat ; mais à la fin de l’année les primats s’insurgent de nouveau et sont de nouveau forcés de se soumettre. Un fils de Colocotroni est tué. Il est lui-même fait prisonnier.

1825. — Les succès d’Ibrahim en Morée amènent une réconciliation entre les divers partis. Colocotroni et ses amis sont remis en liberté. Mauromichali est replacé à la tête du Magne.

1826 — Le troisième congrès s’assemble à Épidaure, et des divisions nouvelles éclatent entre les divers partis. Le congrès crée une commission exécutive et un comité législatif qui se réunissent à Égine, sous la présidence de Notaras ; mais pendant ce temps les députés du parti péloponésien s’assemblent à Hermione.

1827. — L’assemblée d’Hermione et celle d’Égine forment deux gouvernemens rivaux et menacent la Grèce d’une nouvelle guerre civile ; mais le général Church et lord Cochrane parviennent à les concilier, et une assemblée générale est convoquée à Trézène. Cette assemblée, présidée par Sissini, met à la tête du gouvernement le comte Capo-d’Istrias, avec le titre de président. En attendant son arrivée, le pouvoir exécutif est confié à une commission provisoire présidée par George Mauromichali. André Metaxas devient ministre de la guerre. La guerre civile n’en recommence pas moins, notamment à Nauplie, siége du gouvernement, où les deux forteresses, occupées par les deux partis ennemis, font feu l’une sur l’autre, et toutes les deux sur la ville. L’ordre finit par se rétablir.

1828. — Le président Capodistrias suspend la constitution tout en la jurant, et forme un conseil (panhellenion) qui partage avec lui le gouvernement. Il y a six secrétaires d’état, parmi lesquels George Conduriotti et P. Mauromichali.

1829. — La mésintelligence éclate entre le président et le panhéllenion. Une assemblée nationale se rassemble à Argos. Le panhellenion est remplacé par un sénat de vingt-sept membres nommés par le président, six à son choix, et vingt-un sur une liste de soixante-trois candidats présentée par le congrès. Le président exclut du sénat Conduriotti, Maurocordato, et d’autres chefs éminens du parti constitutionnel.

1830. — Le prince Léopold, appelé au trône de Grèce, donne d’abord, puis retire son consentement après une correspondance fort curieuse avec Capo-d’Istrias. Celui-ci, selon son désir, reste donc à la tête du gouvernement.

1831. — L’impopularité du président va toujours croissant, et la guerre civile recommence. Hydra, Poros, Spezia, se soulèvent, et Miaulis, après s’être emparé, au nom des insurgés, de la seule frégate grecque, la fait sauter pour la soustraire aux efforts combinés du président et des Russes. Le Magne aussi s’insurge, et redemande, les armes à la main, son vieux bey Pierre Mauromichali, que le président retenait prisonnier à Nauplie. Celui-ci refuse de le mettre en liberté, et il est assassiné par George et Constantin Mauromichali, l’un fils, l’autre frère du prisonnier. Le sénat défère aussitôt la présidence provisoire à Augustin Capo-d’Istrias, et forme une commission exécutive, composée du président provisoire, de Colocotroni et de Coletti.

1832. — Une assemblée nationale est convoquée à Argos. Les députés de l’Archipel, au nombre de quarante-cinq, refusent de s’y rendre sans une amnistie générale, qui est refusée. Les autres députés de l’opposition, Rouméliotes pour la plupart, font alors scission ouverte, et un combat sanglant a lieu entre les troupes du gouvernement et celles des insurgés, commandées par Grivas. Les Rouméliotes finissent par se retirer à Corinthe, puis à Mégare, accompagnés de Coletti, un des trois membres du gouvernement. Là les quarante-cinq députés de l’Archipel viennent les rejoindre, et la majorité du congrès, ainsi réunie, dépose le comte Augustin, et forme une commission exécutive, composée de Conduriotti, de Zaïmi et de Coletti. Ainsi organisé, le parti hydriote et rouméliote entre dans le Péloponèse, bat Colocotroni, se porte sur Nauplie et force le comte Augustin Capo-d’Istrias à abdiquer et à quitter la Grèce. Un conseil exécutif de sept membres, présidé par Conduriotti, est ensuite formé ; mais Colocotroni et Tzavellas soulèvent de nouveau une partie du Péloponèse.

1833 — Le roi Othon arrive en Grèce, et tous les partis semblent pour un moment se soumettre. Un conseil de régence est institué, qui se compose de M. d’Armansperg, président, de MM. Maurer, d’Abell et du général Heydeck ; néanmoins les troubles continuent dans le Péloponèse.

1834 — Colocotroni, vaincu fait prisonnier, est condamné à mort, puis, par commutation, à vingt ans de détention. Le Magne n’en refuse pas moins d’obéir au nouveau gouvernement. Pendant ce temps, la régence se divise : d’un côté, M. d’Armansperg, soutenu par Maurocordato ; de l’autre, MM. Maurer, d’Abell et Heydeck, soutenus par Coletti. MM. de Maurer et d’Abell sont rappelés et remplacés par M. de Kobell, ce qui donne la majorité à M. d’Armansperg. Une grande insurrection nappiste éclate dans le Péloponèse. On demande la liberté de Colocotroni et une constitution. On déclare illégale la régence de Nauplie. Quelques-uns vont même jusqu’à proposer l’expulsion du roi et une république sous la protection de la Russie. Dans cette situation, Coletti et les Rouméliotes prêtent appui au gouvernement. Grivas marche contre les insurgés, qui sont vaincus. Coletti devient ministre de l’intérieur et président du conseil.

1835. — Le roi atteint sa majorité : au lieu de proclamer une constitution, et de congédier les Bavarois, comme on l’espérait, il conserve le pouvoir absolu et nomme M. d’Armansperg archi-secrétaire d’état. Le ministère se dissout, et Coletti est envoyé à Paris comme ambassadeur. Quelques insurrections ont lieu contre les Bavarois et pour la constitution, mais elles sont réprimées. Le roi, pour calmer l’opinion, forme un grand conseil d’état où prennent place les chefs des partis opposés.

Dans ce court résumé, je n’ai mentionné que les faits principaux. Ils sont néanmoins assez nombreux, assez complexes pour qu’il soit impossible d’en faire sortir des partis bien organisés, bien compactes, ayant un but, des principes, une règle fixe de conduite. À travers cette longue confusion, trois dénominations pourtant apparaissent, dénominations qui persistent encore et qui semblent aujourd’hui même dominer toutes les combinaisons politiques : ce sont celles de parti russe, de parti français et de parti anglais. Examinons-en l’origine, le sens, la valeur, et voyons si là plus qu’ailleurs nous trouverons le fil conducteur qui nous manque.

L’existence d’un parti russe en Grèce s’explique tout naturellement. Depuis que la Russie convoite l’héritage des Turcs, elle n’a cessé d’entretenir en Grèce, comme dans les autres provinces de la Turquie européenne, des intelligences secrètes, et de s’y faire des partisans. En 1770, la Russie fit plus, et c’est d’accord avec elle qu’eut lieu l’insurrection du Péloponèse ; c’est enfin avec l’aide de la Russie que se formèrent les hétairies de 1814 et de 1820. Quand le nom de la France et celui de l’Angleterre étaient à peine connus en Grèce, le nom de la Russie y était donc déjà populaire, et c’est vers la grande puissance du Nord que la nation opprimée s’habituait à tourner les yeux. De plus, entre les Grecs et les Russes, il y a communauté de religion, et dans un pays où la religion seule distingue les maîtres et les sujets, c’est là une très grande force. Il faut ajouter que, dans le Péloponèse surtout, les familles principales envoyaient souvent leurs enfans en Russie pour y chercher un peu d’instruction, puis aussi de l’emploi. De là des liens naturels que l’habileté russe ne laissait pas se relâcher ou se rompre. Au début de l’insurrection, la Russie trouva donc une vive sympathie d’abord parmi les hétairistes qui, comme Démétrius Ipsilanti, s’étaient jetés dans la mêlée, ensuite parmi les primats du Péloponèse, dont elle flattait les vues ambitieuses et les penchans anarchiques, enfin parmi les Fanariotes, dont plusieurs avaient depuis long-temps avec le cabinet russe de secrètes relations. L’avènement du comte Capo-d’Istrias ne fit que fortifier l’influence de la Russie et grossir son parti. Pourtant à cette époque un nouvel élément vint s’y joindre, sous le nom de parti guivernitique, qui en changea un peu le caractère. Ce parti se composait en général d’hommes de la classe moyenne qui, las de l’anarchie, savaient gré à Capo-d’Istrias de ses efforts pour réduire la féodalité aristocratique et pour fonder un gouvernement régulier. C’est par suite de cette adjonction qu’après l’assassinat du président, le parti russe prit le nom de parti napiste. Ce nom lui fut donné d’abord par dérision, à cause des prédications en plein air d’un nommé Napa, espèce de fou qui soutenait le comte Augustin Capo-d’Istrias ; mais, comme il n’impliquait pas l’idée de dépendance envers une puissance étrangère, le parti s’en accommoda et le conserve encore aujourd’hui. Sous le roi Othon, la Russie d’ailleurs rentra pleinement dans ses anciennes voies et ne cessa, par tous les moyens, de pousser à l’anarchie et de miner le gouvernement nouveau. Ce qu’il faut à la Russie, tout le monde le comprend, c’est une Grèce agitée, désordonnée, épuisée, et qui un jour, comme les principautés, soit forcée d’implorer son aide et de subir son protectorat.

Si ce tableau du parti russe est fidèle, on voit que ce parti n’a aucune homogénéité ; on conçoit mal en effet comment le même parti réunit les primats turbulens du Péloponèse et cette fraction guivernitique qui s’est jointe à Capo-d’Istrias, précisément parce qu’il voulait dompter ces primats. En Grèce cependant plus qu’ailleurs la tradition et le souvenir des luttes passées joue un rôle important : on n’a ni les mêmes idées, ni les mêmes intérêts ; mais à telle époque on s’est battu avec tels hommes contre tels hommes, et cela suffit. J’en ai eu pendant mon voyage en Grèce plusieurs preuves incontestables. Ainsi, dans une province que je ne nommerai pas, deux membres de l’ancien parti russe s’étaient ralliés à MM. Coletti et Maurocordato, alors unis, tandis que deux membres de l’ancien parti français, jadis amis de M. Coletti, avaient fait tout le contraire. Comme on demandait à ceux-ci ce qui les avait portés à se séparer de M. Coletti : « Pouvions-nous faire autrement, répondirent-ils, quand nos adversaires habituels votaient avec lui ? Nous aimons M. Coletti, mais nous l’aimons moins que nous ne détestons MM. X et Z. Quand ils sont d’un côté, il faut bien que nous soyons de l’autre. »

Quoi qu’il en soit, le parti russe ou nappiste, dans ses diverses fractions, est très nombreux et compte dans ses rangs, surtout en Morée, beaucoup d’hommes riches et considérés ; mais parmi ces hommes, il faut se hâter de le dire, la Russie n’a pas beaucoup de complices. La majorité s’appuie sur elle par habitude, par calcul, par intérêt même, mais sans vouloir lui sacrifier l’indépendance nationale. Il serait insensé de vouloir, en la frappant d’un anathème systématique, lui enlever toute part au gouvernement. Les hommes principaux du parti russe sont M. Metaxas, ministre de la guerre pendant la guerre de l’indépendance, depuis ambassadeur à Madrid, et en 1843 président du conseil des ministres ; le prince Soutzo, chez qui la révolution de septembre s’est préparée ; M. Zographos, gendre du prince Soutzo, homme distingué, mais qui, jadis dévoué à l’Angleterre, comme il l’est aujourd’hui à la Russie, inspire peu de confiance aux divers partis ; le père Économos enfin, chef des philorthodoxes, et qui passe pour l’instrument docile de la Russie. Le général Kalergi était aussi un des membres les plus éminens du parti russe ; mais les derniers événemens l’ont séparé de ses amis.

La formation du parti français est beaucoup plus récente que celle du parti russe ; tout au plus peut-on la faire remonter à l’hétairie révolutionnaire du poète Rhigas et à l’hétairie impériale de 1806 : ces deux hétairies disparurent trop vite et trop complètement pour laisser des traces bien profondes. En 1821, au moment de l’insurrection, il n’y avait donc pas en Grèce de parti français proprement dit ; mais quand au récit des exploits et des désastres des insurgés, les sympathies s’éveillèrent à Paris et à Londres, quand de nombreux philhellènes accoururent de toutes parts au secours d’une nation malheureuse, quand trois grandes puissances jugèrent que les intérêts de la politique, aussi bien que ceux de l’humanité, exigeaient une prompte intervention, l’esprit si fin, si délié, si pénétrant des Grecs, s’aperçut bientôt que la France seule n’avait point d’arrière-pensée. Ni par sa situation territoriale, ni par sa position maritime, la France ne pouvait aspirer à l’héritage de l’empire ottoman, au protectorat des provinces démembrées de cet empire ; du moment que la Grèce cessait d’obéir au sultan, la politique française voulait donc qu’elle fût aussi grande, aussi forte, aussi libre, aussi indépendante que possible. Ses intérêts et ceux de la Grèce se trouvaient ainsi parfaitement identiques. C’est cette conviction qui, malgré l’inaction des agens français, rallia bientôt autour de la France les patriotes les plus énergiques, les plus éclairés, les plus purs, ceux du moins qui n’étaient pas enrôlés d’avance et n’avaient pas de parti pris. C’est cette conviction qui fit qu’en Roumélie surtout, là où l’on s’occupait moins d’intriguer que de se battre, l’influence française fut sans cesse invoquée et survécut à toutes les fautes du gouvernement. De même que la Russie agissait par les idées religieuses, la France d’ailleurs agissait par les idées libérales. Sous la restauration, ces idées étaient poursuivies, censurées, proscrites ; mais elles n’en faisaient pas moins leur chemin par la voie de la tribune ou de la presse, et la Grèce, comme toute l’Europe, en ressentait le contrecoup.

Voilà ce qu’était le parti français et ce qu’il est encore. À vrai dire, ce parti n’est autre que le parti national, le parti grec, celui qui veut à la fois l’indépendance et la liberté de son pays. Le principe fondamental de ce parti, c’est donc de n’être point exclusif, et d’accueillir avec empressement, avec joie tous ceux qui n’acceptent ni le despotisme ni la domination étrangère, tous ceux aussi qui croient que les destinées de la Grèce ne sont pas enchaînées pour toujours dans ses limites actuelles, et que ce petit état est, comme on le disait il y a dix ans, le commencement d’une grande chose.

Quand on parle du parti français ou du parti national, il est impossible de passer sous silence le patriote illustre qui depuis plus de vingt ans en est le chef. Issu d’une famille distinguée de l’Épire, Jean Coletti fut, vers 1813, placé auprès du pacha de Janina, en apparence comme médecin, en réalité comme otage. C’est dans cette situation difficile et périlleuse que, pendant sept années, il travailla à organiser les hétairies et à préparer le mouvement. L’insurrection commencée, il s’y jeta sans réserve, et depuis ce moment, soit comme membre des conseils exécutifs, soit comme ministre, soit comme ambassadeur, il n’a cessé de prendre une part active et efficace aux affaires de son pays. Je puis dire avec certitude que le mot de « parti français » est précisément entendu par M. Coletti comme je viens de l’expliquer. M. Coletti aime la France ; mais il aime mieux la Grèce, et s’il y avait à se prononcer pour l’une ou pour l’autre, il n’hésiterait pas. Heureusement le bon accord entre les deux peuples lui paraît un fait nécessaire, permanent, et qui s’explique, non par une combinaison arbitraire de l’esprit, mais par la force des choses.

La tradition historique, de vieilles habitudes entretenues et cultivées avec beaucoup d’habileté, la communauté religieuse, voilà quelles sont en Grèce les forces réelles de la Russie. L’identité des intérêts et des idées, voilà quelles sont celles de la France. On comprend donc un parti russe et un parti français ; mais un parti anglais, comment le concevoir ? Le premier acte par lequel l’Angleterre se fit connaître à la Grèce, c’est la vente de Parga au pacha de Janina, au mépris de la foi promise après avoir, non pas conquis cette malheureuse cité, mais accepté le protectorat qu’elle offrait volontairement. Le second, c’est le secours qu’au début de l’insurrection, le gouverneur des îles Ioniennes prêta ostensiblement à l’armée des Ottomans.

Quand on s’est emparé des îles Ioniennes, clé de l’Adriatique, il est d’ailleurs assez naturel qu’on voie sans plaisir se former tout à côté un état indépendant, dont les habitans ont la même origine et parlent la même langue. Quand on prétend à la souveraineté maritime, il est assez simple qu’on favorise peu l’émancipation d’un peuple qui promet un puissant renfort aux marines secondaires. Or, la politique anglaise n’a jamais passé pour une politique enthousiaste, pour une politique qui sacrifie les intérêts aux idées ou aux sentimens. Aussi, le jour, où se posa la question des frontières, l’Angleterre vota-t-elle constamment pour qu’elles fussent aussi étroites que possible. Le Péloponèse et les Cyclades, voilà d’abord tout ce qu’elle donnait à la Grèce, et si plus tard elle accorda quelque chose de plus, c’est avec une répugnance visible, et parce que la Russie et la France avaient fini par se mettre d’accord.

Si l’Angleterre est peu favorable à la puissance de la Grèce, l’est-elle du moins à sa liberté ? Oui, quand le gouvernement résiste à son influence ; non, quand il s’y soumet. Ainsi, sous Capo-d’Istrias, à l’époque où l’influence russe était dominante, l’Angleterre s’unit à la France pour protester contre la tyrannie du président et pour réclamer une constitution, mais au comte Capo-d’Istrias succéda M. d’Armansperg, dont l’Angleterre disposait. On vit alors, à Nauplie, en 1834, M. Dawkins, chargé d’affaires anglais, déclarer nettement à un envoyé français qu’une constitution ne valait rien pour la Grèce, et que, pendant long-temps encore, ce pays devait être gouverné par le corps diplomatique. On vit à la même époque lord Palmerston dénoncer à Vienne M. le duc de Broglie, qui, selon lui, faisait acte de folie en demandant, pour une nation si peu digne de la liberté, des institutions constitutionnelles. Il est vrai qu’après la chute de M. d’Armansperg le langage de l’Angleterre changea de nouveau, et que les idées constitutionnelles reprirent faveur auprès d’elle ; mais ainsi que l’avouait encore naïvement M. Dawkins en 1834, ces idées étaient tout simplement une arme excellente pour combattre l’influence de la Russie. Il convenait donc, selon les circonstances, de se servir de cette arme ou de la laisser dans le fourreau.

Encore une fois, s’il est en Grèce quelque chose d’inexplicable, c’est l’existence d’un parti anglais. Ce parti pourtant existe si bien, qu’en 1825 il fut un moment maître du terrain, et que, sur la proposition de Maurocordato, le conseil exécutif implora le protectorat de l’Angleterre. La part glorieuse que prit lord Byron à la délivrance de la Grèce et sa mort à Missolonghi, les services très réels que rendirent à la cause de l’indépendance quelques Anglais éminens, le général Church notamment et lord Cochrane, l’habileté et l’activité des agens britanniques, les relations enfin qui s’établirent entre ces agens et quelques-uns des chefs de la lutte, voilà, ce me semble, ce qui, de 1821 à 1824, donna naissance au parti anglais. Depuis lors, il s’est maintenu par habitude, mais sans prendre nulle part racine dans le pays. En réalité, le parti anglais, c’est un petit groupe d’hommes distingués dont plusieurs ont habité Londres, et que le ministre d’Angleterre soutient envers et contre tous. Le premier de ces hommes est, sans contredit, M. Maurocordato, dont ses adversaires eux-mêmes reconnaissent le talent, le désintéressement et les grands services. Il fut un temps, au début de la lutte, où M. Maurocordato et M. Coletti marchaient parfaitement d’accord. Ils commencèrent à se diviser le jour où il fut question d’offrir la couronne de Grèce à un des fils du duc d’Orléans. M. Coletti appuyait cette combinaison, M. Maurocordato la repoussait, et chacun dès-lors suivit sa tendance, l’un vers la France, l’autre vers l’Angleterre.

Tout cela bien expliqué, il faut dire en quelques mots ce que fut de 1835 à 1843 le gouvernement bavarois.

En 1822, l’assemblée d’Épidaure avait donné à la Grèce une constitution provisoire, et partagé le pouvoir entre deux corps électifs : le sénat législatif et le conseil exécutif, chacun pourvu de ses attributions spéciales, mais ayant l’un sur l’autre une sorte de veto. L’assemblée d’Astros confirma plus tard cette constitution, tout en la modifiant, mais en 1827, l’assemblée de Trézène établit l’existence de trois pouvoirs distincts : le pouvoir législatif, exercé par le sénat ; le pouvoir exécutif, confié à un président ; le pouvoir judiciaire, dévolu à des tribunaux indépendans. On sait que le président Capo-d’Istrias tint peu de compte de cette constitution nouvelle. En droit, elle n’en continua pas moins d’exister pendant sa vie, et, après sa mort, la Grèce entière parut s’y rallier. Cependant les trois cours de Russie, de France et d’Angleterre décidèrent qu’un roi serait donné à la Grèce, et choisirent un prince bavarois. La constitution de Trézène devait dès-lors subir d’importantes modifications, et en 1833, l’assemblée nationale réunie à Prania allait s’en occuper, quand les résidens des trois cours demandèrent que l’assemblée ne précipitât rien, et attendît le roi nouveau : l’assemblée déféra à cette invitation, et il resta convenu qu’aussitôt après l’arrivée du roi, la constitution se ferait en commun.

Le gouvernement bavarois avait donc pris l’engagement de réviser, d’accord avec l’assemblée nationale, la constitution de Trézène. C’était l’avis des deux régens, MM. Maurer et d’Abell, soutenus par la France, par Coletti, et par tout le parti constitutionnel. Cependant M. d’Armansperg, soutenu par l’Angleterre, par la Russie, par l’Autriche, par la Prusse, se déclara pour l’opinion contraire, et ce fut lui qui l’emporta. En 1837, au moment du mariage du roi, l’impopularité de M. d’Armansperg était d’ailleurs telle qu’il devint nécessaire de le congédier ; mais il fut remplacé par M. de Rudhart, Bavarois comme lui, et qui n’avait pas plus de goût pour les constitutions représentatives. L’unique différence était que l’influence russe régnait à Athènes sous M. de Rudhart, comme l’influence anglaise sous M. d’Armansperg. À son tour, M. de Rudhart tomba, un ministère purement grec fut constitué, et la Grèce put croire qu’à défaut de constitution, elle venait au moins de conquérir une administration nationale. C’était encore une illusion. D’après l’organisation nouvelle, il y avait bien sept Grecs qui portaient le nom de ministres et qui venaient chaque jour prendre les ordres du roi ; mais à côté, au-dessus de ces prétendus ministres, un petit conseil privé, où les Bavarois étaient en majorité, conservait, sous l’œil du roi, la direction réelle des affaires. C’est ce conseil, ou, pour mieux dire, cette camarilla qui préparait les projets de loi et qui aidait le roi à distribuer les fonctions publiques.

Une autocratie d’antichambre au lieu de gouvernement représentatif, voilà donc, en définitive, ce que la Grèce devait au traité de 1832. Mais cette autocratie, pendant les cinq ans qu’elle a régné, a-t-elle au moins fait quelques efforts heureux pour l’amélioration morale ou matérielle du pays ? Pas le moins du monde. Sous M. de Maurer, le gouvernement civil avait été organisé, l’administration judiciaire établie, l’église grecque séparée de l’église de Constantinople et déclarée indépendante, le système municipal régularisé et consolidé, la liberté de la presse reconnue. Sous M. d’Armansperg, quelques tentatives avaient été faites pour organiser une armée régulière, pour mettre un peu d’ordre dans les finances, pour rendre les incultes à la culture. Sous M. de Rudhart, les conseils provinciaux avaient été mis en activité. Sous la camarilla, il ne fut pas pris une mesure utile au pays, et non-seulement le gouvernement ne faisait rien, mais il empêchait de faire. Quelques communes, par exemple, sentant le besoin d’améliorer leurs communications, s’unissaient-elles pour construire une route à leurs frais, le gouvernement ajournait indéfiniment le tracé, et frappait ainsi d’impuissance la bonne volonté des communes. En revanche, les Bavarois et ceux des Grecs qui consentaient à se faire leurs complices recevaient chaque jour des dotations, des décorations, des récompenses de toute sorte. Et pendant ce temps le dernier centime de l’emprunt se dépensait sans que le pays en tirât le plus léger profit.

Il n’est certes pas étonnant que contre un pareil gouvernement des mécontentemens nombreux aient souvent protesté, et qu’ils se soient quelquefois traduits en insurrections partielles Ainsi, en 1838, il y eut une révolte en Messénie, et une autre dans le Magne en 1839 ; mais ces mécontentemens isolés et divergens n’auraient peut-être abouti à aucun résultat, si la Russie ne se fût chargée de les régulariser et de leur donner un lien commun. Je touche ici à un des points les plus curieux de l’histoire de ces dernières années, à un de ceux qu’il faut absolument connaître pour se faire une idée juste de la dernière révolution.

Une des forces de la Russie en Grèce ; la principale peut-être, c’est, je l’ai déjà dit, la communauté de religion. Il y a en Grèce quelques catholiques, mais peu nombreux, et dont la présence ne fait que raviver, parmi ceux qui appartiennent au culte dominant, la ferveur orthodoxe. Quand, en 1830, l’église grecque rompit définitivement avec le patriarche de Constantinople et se déclara indépendante, ce fut pour l’influence russe un affaiblissement notable. Néanmoins, s’il y avait désormais deux branches, l’arbre restait le même. Or, on le sait, le roi des Grecs est catholique, la reine est protestante, de sorte que, par une anomalie singulière, des trois grands cultes chrétiens, le culte national est le seul qui ne soit pas représenté sur le trône. La Russie comprit facilement qu’il y avait là pour elle un puissant moyen d’action, et ce moyen, elle résolut de s’en servir. En 1838, elle réorganisa donc sous un nouveau nom, celui de Société philorthodoxe, les anciennes hétairies des Amis et du Phénix. De plus, elle mit cette société en rapport avec les associations analogues qui existaient déjà dans plusieurs provinces de la Turquie, notamment en Épire, en Thessalie, en Macédoine. Délivrer la Grèce indépendante d’un prince hétérodoxe, affranchir la Grèce turque de la domination musulmane, réunir les deux églises et fonder un grand état sous la protection de la Russie, tel était le but du complot, dans lequel un des ministres, M. Glarakis, se trouvait engagé.

Beaucoup de personnes pensent que si le complot eût éclaté, il eût, comme celui de 1843, tourné en faveur de la Grèce indépendante et non de la Russie. Quoi qu’il en soit, il fut découvert, et l’arrestation du comte Capo-d’Istrias, qui en était l’âme, ainsi que la destitution de M. Glarakis, empêchèrent l’explosion. La Société philorthodoxe ne s’en maintint pas moins, et, sous la direction de la Russie, continua à remuer le pays. De son côté, l’Angleterre, qui, depuis la chute de M. d’Armansperg, s’était mise à la tête de l’opinion constitutionnelle, exictait et fomentait tous les mécontentemens et des trois puissances protectrices, celle qui aime véritablement la Grèce, la France seule, n’agissait pas et ne disait rien.

Cependant le pays souffrait, la camarilla était plus odieuse chaque jour, l’état des finances s’aggravait, un changement de système devenait donc nécessaire, et forcé d’opter entre la Russie et l’Angleterre, entre le parti philorthodoxe et le parti constitutionnel, le roi se décida pour la puissance et pour le parti qui lui était le moins hostile. M. Maurocordato fut donc rappelé de Londres, où il était ambassadeur. M. Maurocordato quitta son ambassade, passa par Paris, où il vit M. Coletti, et arriva à Athènes pour être premier ministre. C’était une belle situation, et grace à l’absence de M. Coletti, grace à l’inaction de la France, M. Maurocordato pouvait facilement rallier autour de lui tous les vrais amis de l’indépendance et de la liberté de la Grèce ; mais M. Maurocordato, mal conseillé, voulut gouverner dans un esprit exclusif, et ne tarda pas à s’aliéner le parti national en même temps qu’il se brouillait avec le roi. Il tomba donc bientôt, et fut remplacé par MM. Christidès, Chriseis, Rizo, Rally, membres de l’ancien parti français.

C’est, on le sait, sous ce dernier ministère que la révolution a eu lieu, et, il faut le reconnaître, par son incapacité, par son imprévoyance, ce ministère y a largement contribué. Bien vu du parti national, préféré par le roi, appuyé par la France, toléré par l’Angleterre, le parti russe seul lui était décidément hostile, et l’épreuve de 1840 prouvait au parti russe que le principe philorthodoxe ne suffisait pas pour soulever le pays. Mais d’une part les fautes du ministère ne tardèrent pas à créer dans toutes les classes et dans tous les partis un mécontentement dont le parti russe s’empara habilement ; de l’autre, la France et l’Angleterre s’entendirent pour lui mettre entre les mains une arme toute nouvelle.

Jusqu’alors, soit ensemble, soit alternativement, la France et l’Angleterre avaient soutenu le parti constitutionnel et demandé pour la Grèce le gouvernement représentatif. Tel était encore l’état des choses quand, à la fin de 1841, M. Guizot imagina d’adresser aux autres cours européennes une longue dépêche dans laquelle, en examinant la situation matérielle et morale de la Grèce, il se prononçait en faveur de quelques institutions administratives et contre une constitution représentative. Les tories alors venaient de prendre le pouvoir en Angleterre, et M. Guizot n’eut pas beaucoup de peine à leur faire adopter son avis. Pour la première fois depuis 1832, la France et l’Angleterre paraissaient donc marcher d’accord à Athènes, mais aux dépens du principe constitutionnel.

Que fit alors le parti russe ? Il alla trouver le parti constitutionnel, et lui proposa de s’unir, non plus pour opérer la fusion des deux églises, mais pour délivrer la Grèce du despotisme bavarois et pour lui donner une constitution. En d’autres temps, le parti constitutionnel se serait méfié d’une telle proposition, mais si étrangement, si inopinément abandonné de ses défenseurs habituels, il accueillit avec joie les nouveaux alliés qui s’offraient. Tout en laissant au parti russe la conduite de la conspiration, il lui promit donc son concours, et se tint prêt à tenir sa promesse.

Les bornes de cet écrit ne me permettent pas de raconter les incidens singuliers, les péripéties bizarres qui signalèrent la révolution de septembre ; mais j’en dois indiquer les résultats principaux. Voici, à la veille de ce grand mouvement, quelle était la situation exacte du gouvernement et des divers partis Endormis dans la plus entière sécurité, les ministres et les favoris n’avaient qu’une pensée, celle d’échapper aux réclamations chaque jour plus pressantes des trois puissances garantes de l’emprunt, et de conclure avec elles un arrangement tel quel. De ces trois puissances, deux, l’Angleterre et la France, se montraient assez conciliantes, tandis que, par un manifeste public, la troisième dénonçait en quelque sorte à l’Europe et à la Grèce elle-même l’incurie du gouvernement bavarois. Pendant ce temps, assuré de l’appui du parti constitutionnel, le parti russe organisait le mouvement et fixait d’avance le jour où il devait éclater. Le ministre de Russie, M. Katakasy, en connaissait-il toute la portée ? on le croit généralement sans pouvoir en donner la preuve. Ce qu’il y a de certain, c’est que le complot se tramait sous ses yeux et par ses meilleurs amis, le prince Soutzo, M. Zographos, M. Metaxas, le colonel Kalergi.

On sait comment les choses se passèrent. À un signal donné, la population et les troupes, conduites par Kalergi, se portèrent sur la place du palais, crièrent « vive la constitution ! » et signifièrent au roi qu’il eût à se rendre au vœu unanime du pays. Pendant ce temps, le conseil d’état se rassemblait, et rédigeait les décrets qui devaient consacrer la révolution ; mais, bien que la conspiration fût maîtresse de la majorité du conseil, c’est ici que, dans son sein même, il éclata une division qui pouvait tout perdre ce que voulait le parti constitutionnel, c’était simplement délivrer la Grèce des Bavarois, et transformer la monarchie absolue en monarchie représentative. Pour ce parti, l’expulsion ou l’abdication du roi Othon eût été grand malheur. Une fraction du parti russe était dans des dispositions toutes différentes ; ce qu’il fallait à celle-ci, c’est que le roi Othon lui-même fût emporté dans la tempête, et que sa succession devint vacante. Heureusement M. Metaxas et le colonel Kalergi refusèrent d’aller jusque-là, et le parti constitutionnel l’emporta. La fraction purement russe obtint pourtant quelques concessions qui pouvaient la conduire au but. Ainsi ce fut elle qui, ajoutant l’humiliation à la défaite, voulut que la royauté adressât des remerciemens publics à ceux qui l’avaient surprise et vaincue. La fraction purement russe espérait que le roi quitterait la Grèce plutôt que de subir un tel affront, et il fut en effet sur le point de le faire ; mais les ministres de France et d’Angleterre, intervenant à temps, lui conseillèrent encore ce sacrifice. Le roi céda donc, et Kalergi se retira, laissant l’assemblée nationale convoquée, les Bavarois renvoyés, et M. Metaxas président du nouveau cabinet. Il est inutile de rappeler avec quel enthousiasme unanime cet évènement fut accueilli d’un bout à l’autre de la Grèce.

Ainsi, par une anomalie singulière, la cause constitutionnelle venait de triompher en Grèce au moment même où la France et l’Angleterre s’étaient entendues pour l’abandonner. Il faut néanmoins rendre justice aux ministres de France et d’Angleterre, qui en prirent bravement leur parti, et qui, sans attendre les instructions de leurs cours, s’associèrent pleinement et sans réserve à la révolution. Il en fut autrement de la légation et du parti purement russe, qui commencèrent à craindre que la journée ne fût pour eux une journée des dupes. Cependant la constitution restait à faire, les élections allaient avoir lieu, et peut-être, en s’y prenant bien, n’était-il pas encore impossible de renvoyer le roi Othon à Munich. À la grande surprise de ceux qui ne connaissent pas le fond des choses, le parti purement russe se mit à exciter dans le pays une fermentation ultra-démocratique. Selon ce parti, rien n’était fait, si on laissait au roi une ombre de pouvoir.

Cependant les élections eurent lieu au milieu du désordre inséparable d’une révolution, en vertu d’une vieille loi électorale dont l’application était pleine de difficultés et de doutes. Malgré le bon esprit du pays, il était inévitable que, faisant appel ici aux vieux souvenirs et aux passions religieuses, là aux intérêts nouveaux et aux passions démocratiques, le parti russe obtînt de notables succès. En ne consultant que les classifications anciennes, sur les deux cent trente-cinq membres dont se composait le congrès national, ce parti avait une majorité de quelques voix, majorité qui pouvait s’accroître de tous ceux qui, dans les autres partis, penchaient vers les idées démocratiques. Mais outre que le parti russe avait cessé d’être homogène, il survint deux événemens graves qui, momentanément du moins, le mirent hors de combat : l’un de ces événemens est le rappel si brusque, si violent, de M. Katakasy ; l’autre, la coalition qui se forma entre les trois hommes les plus importans de la Grèce, MM. Coletti, Metaxas et Maurocordato.

On s’est donné beaucoup de peine pour expliquer le rappel de M. Katakasy ; voici, si je suis bien informé, comment les choses se passèrent. L’empereur Nicolas a peu de goût pour la royauté grecque ; mais il n’en a pas davantage pour les constitutions. Quand à Moscou, loin de M. de Nesselrode, il apprit comment les choses avaient tourné à Athènes ; quand il sut que, sans renverser la royauté grecque, le mouvement de septembre venait de créer sur les bords de la Méditerranée une constitution représentative ; quand il vit à la tête du gouvernement nouveau les hommes sur lesquels il croyait pouvoir compter, Metaxas notamment et Kalergi, peut-on peut s’étonner que l’empereur Nicolas ait éprouvé une vive contrariété, qu’il ait été pris d’une violente colère. C’est dans ce premier mouvement qu’il s’empressa de rappeler M. Katakasy, de congédier le frère de Kalergi, qui était à son service, de témoigner enfin, par tous les moyens, sa désapprobation et son mécontentement. C’était une faute grave sans doute, une faute que n’aurait pas commise M. de Nesselrode : aussi l’empereur s’est-il adouci depuis et a-t-il permis que son gouvernement rentrât dans la lice ; mais les premières chances étaient perdues, et rien ne répond qu’il s’en présente bientôt d’aussi bonnes.

Quoi qu’il en soit, une telle conduite devait nécessairement désorienter le parti russe. L’union de MM. Coletti, Maurocordato et Metaxas lui porta un coup plus rude encore. MM. Coletti et Maurocordato étaient l’un à Paris, l’autre à Constantinople, au moment de la révolution, et peut-être n’avaient-ils pas vu avec beaucoup de plaisir un mouvement combiné, conduit, exécuté par leurs anciens adversaires, mais MM. Coletti et Maurocordato ont l’un et l’autre des sentimens trop patriotiques, des idées trop libérales, pour qu’une mesquine jalousie les empêchât de s’associer au triomphe de l’indépendance grecque et de la liberté. Ils accoururent donc pour prendre place au congrès, et, comme il arrive dans les grandes circonstances, les rivalités, les inimitiés, les dissidences partielles, se turent devant un intérêt supérieur. M. Coletti, malgré sa longue absence, restait le chef reconnu du parti national, des Rouméliotes surtout et de ceux qui avaient pris une part active à la guerre de l’indépendance. M. Maurocordato conservait la confiance d’une portion de la Grèce occidentale et d’un groupe d’hommes distingués. M. Metaxas dirigeait la fraction du parti russe qui demeurait fidèle à la cause nationale. L’union de ces trois hommes semblait donc assurer, presque sans combat, le triomphe des idées modérées. Ce n’est pourtant pas sans une lutte longue et difficile qu’elles finirent par prévaloir. L’intrigue russe, en effet, trouva trop souvent pour alliés, d’une part, l’esprit étroit et exclusif du Péloponèse, de l’autre, les intérêts de quelques chefs palikares qui, pour maintenir certaines existences irrégulières, votèrent contre tout ce qui pouvait donner force et vie au pouvoir central. C’est ainsi, par exemple, que, malgré un admirable discours de M. Coletti, passa l’absurde décret des autochtones, ce décret qui, en excluant des fonctions publiques tous ceux qui ne sont pas nés dans les limites de la Grèce actuelle, ou qui n’y ont pas fait un long séjour, a le double inconvénient de mécontenter profondément les Grecs du dehors et d’enlever à l’état de bons et utiles services. Les constitutions d’Épidaure et de Trézène avaient fait précisément le contraire. Les sentimens de fraternité qui doivent lier entre eux tous les Grecs, le souvenir des luttes passées, la pensée des luttes futures, tout devait engager l’assemblée de 1843 à suivre ce noble exemple. Malheureusement les jalousies péloponésiennes et les calculs russes coalisés l’emportèrent, au grand regret de tous les hommes prévoyans et de tous les vrais patriotes.

En faisant voter l’article 40 de la constitution, celui qui stipule que « tout successeur au trône de Grèce doit nécessairement professer la religion de l’église orientale orthodoxe du Christ, » le parti russe obtint un avantage plus important ; mais cette fois il s’appuyait sur le sentiment général du pays, et l’assemblée toute entière fit cause commune avec lui. Si le roi n’a point d’enfans, il n’en résulte pas moins, pour le jour de sa mort, un embarras sérieux : d’une part le traité de 1832, qui assure la couronne de Grèce au roi Othon et à ses héritiers directs ou collatéraux ; de l’autre, la constitution de 1843, qui exclut ces derniers, à moins d’abjuration. Et c’est en vain que la diplomatie espérerait faire revenir la Grèce sur sa détermination : bonne ou mauvaise, cette détermination est irrévocable, et, le cas advenant, il faut que la diplomatie se prépare à en subir toutes les conséquences.

La constitution grecque est d’ailleurs jetée dans le moule habituel et ressemble beaucoup à la nôtre. Un roi irresponsable, qui nomme et révoque les ministres, une chambre des députés élective et temporaire, un sénat à vie choisi par le roi, d’après certaines catégories, voilà les élémens qui, à Athènes comme à Paris, constituent la puissance législative. Quant aux principes généraux, aussi bien qu’aux garanties politiques et civiles, il n’y a presque aucune différence. Et cependant, il faut le dire à l’honneur de la Grèce, ce n’est pas de confiance et par un vote irréfléchi que le congrès national accepta cette constitution. Pour une assemblée où se rencontraient tant de races, tant de traditions, tant d’idées et de mœurs diverses ; où à côté du diplomate fanariote et du négociant des îles siégeaient le rude primat du Péloponèse, le vieux palikare roumélite, sa peau de mouton sur l’épaule, ses pistolets à la ceinture, où enfin les habitudes parlementaires se confondaient avec celles de la guerre étrangère et de la guerre civile, il y avait deux dangers à craindre, deux écueils à redouter : l’un, que la discussion ne fût promptement étouffée, l’autre, qu’elle ne dégénérât bientôt en violences et en rixes. Eh bien ! ces deux dangers, ces deux écueils ont été également évités. Pas un article important de la constitution qui n’ait donné lieu à une discussion sérieuse et approfondie ; pas un membre, lettré ou illettré, qui, pour dire son avis, n’ait trouvé des paroles simples, claires, quelquefois éloquentes ; d’un autre côté, pas un débat qui soit sorti des bornes de la convenance et de la modération. Quand je suis arrivé à Athènes, le congrès venait de terminer ses séances, et je l’ai vivement regretté, car ce devait être un noble et grand spectacle, un spectacle fait pour réjouir ceux qui croient à l’avenir de la Grèce constitutionnelle.

La constitution pourtant ne s’était pas faite, la crise n’avait pas été traversée sans quelques incidens qui modifièrent notablement la situation respective des partis. Le premier de ces incidens fut l’obligation où se trouva le cabinet d’accepter la démission d’un de ses membres, M. Rhiga-Palamidis, qui devint le chef de l’opposition démocratique. Le second et le plus fâcheux fut la dissolution du fameux triumvirat. Ainsi que je l’ai dit, oubliant d’anciens dissentimens, MM. Metaxas, Coletti et Maurocordato s’étaient unis dans le but de faire une constitution raisonnable et de fonder un gouvernement régulier. MM. Coletti et Maurocordato, peut-être à tort, n’avaient pas voulu entrer dans le cabinet ; mais comme députés, comme vice-présidens, ils donnaient à M. Métaxas l’appui le plus sincère et le plus efficace. Cependant, par un contraste singulier, tandis que MM. Coletti et Maurocordato, restant fidèles au pacte, soutenaient et faisaient passer les mesures ministérielles, ces mesures commençaient à trouver un adversaire dans M. Metaxas, premier ministre. Au bout d’un certain temps, M. Metaxas se trouva donc en dissentiment avec MM. Coletti et Maurocordato, avec une portion de ses collègues, avec la majorité de l’assemblée. Une telle situation n’était pas tenable, et M. Metaxas dut, comme M. Rhiga-Palamidis, donner sa démission. Ce changement, dans la situation, dans les opinions de M. Metaxas, résultait-il de quelque grief inconnu, ou bien cédait-il sans s’en apercevoir à l’influence de la légation russe et de ses anciens amis ? il est difficile de le dire. Quelle qu’en fût la cause, sa retraite, en brisant le faisceau qui jusqu’alors avait uni dans une pensée, dans une action commune les hommes les plus éminens des trois partis, était un événement considérable et un échec sérieux. On sait que la plupart des collègues de M. Metaxas, notamment M. Loudos, restèrent au pouvoir, et que le vieux et illustre Kanaris consentit à se laisser investir provisoirement de la présidence du conseil. Il se retira, avec tout le ministère, le jour où la constitution, acceptée par le roi, put être définitivement proclamée.

Voici quelle était à cette époque la position des partis. Le parti russe, reconstitué et dirigé par M. Zographos, continuait à exploiter habilement les sentimens religieux et politiques qui ont fait la dernière révolution, et ce parti exerçait ainsi sur le pays une assez grande influence. En même temps l’opposition démocratique, recrutée surtout parmi les Péloponésiens, s’agitait de plus en plus, et troublait l’ordre sur plusieurs points du pays. Dans cette situation, la solution la plus raisonnable, la plus naturelle, était sans contredit celle par laquelle MM. Coletti et Maurocordato devenaient ensemble membres d’un nouveau cabinet Tout, à vrai dire, semblait rendre cette solution désirable et facile : le besoin d’opposer au parti russe et au parti démocratique coalisés toutes les forces réunies du parti constitutionnel modéré, l’entente cordiale qui, pendant toute la durée du congrès, n’avait cessé de régner entre les deux hommes d’état dont il s’agit, la nécessité enfin de représenter au pouvoir, dans ce qu’ils ont de plus tranché, les divers élémens dont se compose en Grèce la majorité nationale. En France, que nous appartenions à la gauche, au centre gauche ou au centre, nous avons tous même origine, mêmes habitudes, mêmes intérêts généraux. Ce sont seulement nos opinions qui diffèrent, et quand, dans la formation d’un cabinet, satisfaction est donnée aux opinions de la majorité, cela suffit parfaitement. En Grèce, il en est autrement, et l’on ne peut faire un pas sans s’en apercevoir. On ne peut faire un pas en effet sans rencontrer côte à côte deux espèces d’hommes qui semblent n’avoir entre elles rien de commun, l’une qui ressemble de tout point aux habitans de l’Europe occidentale, l’autre chez laquelle le caractère oriental est encore profondément empreint. Au congrès, dans les maisons particulières, dans les rues, partout ce contraste vous poursuit ; mais nulle part peut-être il n’est plus frappant que chez les deux chefs du parti national et constitutionnel. Allez voir le premier, et dans un modeste cabinet de travail vous trouvez assis à son bureau un homme d’une figure fine et spirituelle, mais que sa redingote noire et ses lunettes feraient prendre volontiers pour un membre de la chambre des députés ou de la chambre des communes. Entrez chez le second, et après avoir traversé une haie de palikares, les uns assis, les autres couchés le long de l’escalier, vous ouvrez la porte d’un salon ou le maître de la maison, assis sur un sopha, dans le riche costume albanais, donne audience à une vingtaine de vieux soldats rouméliotes, armés de pied en cap, et dont l’attitude grave et respectueuse indique assez la confiance qu’ils mettent dans leur chef.

Je demande pardon à MM. Maurocordato et Coletti de les saisir en déshabillé ; mais, à mon sens, il s’agit ici de toute autre chose que d’un contraste pittoresque. Il s’agit d’une différence dont une saine politique doit nécessairement tenir compte. Il y a en Grèce des Hellènes et des Albanais, il y a des autochtones et dès hétérochtones, il y a des Péloponésiens, des Rouméliotes, des insulaires, il y a des Russes, des Anglais, des Français ; mais, en outre de tous ces partis, il y a celui des habits noirs et celui des fustanelles. À mesure que le temps s’écoule, que la civilisation moderne se répand, que le gouvernement se régularise, le parti des fustanelles tend sans doute à diminuer, et l’on peut prévoir l’époque où il aura presque entièrement disparu. En attendant, il existe et se compose des hommes qui ont le plus énergiquement, le plus efficacement concouru à la délivrance de la Grèce. Il y aurait à vouloir les tenir en dehors du gouvernement autant d’imprudence que d’ingratitude.

Représentans dans le congrès des deux fractions les plus importantes de l’opinion constitutionnelle, MM. Maurocordato et Coletti avaient constamment combattu pour les mêmes principes, défendu les mêmes mesures. En s’unissant, ils confondaient en un seul deux des trois partis qui divisent la Grèce, et se trouvaient ainsi parfaitement en mesure de résister au troisième ; enfin à tous égards, ils se complétaient l’un par l’autre. Rien donc ne semblait s’opposer à ce qu’ils devinssent collègues ; tous deux affirment qu’ils le désiraient ; cependant, après de longues et vaines tentatives, la combinaison échoua. Il serait inutile aujourd’hui de rechercher à qui la faute en doit être attribuée. Peut-être à l’un et à l’autre, peut-être aussi à aucun des deux. Ce n’est pas la première fois, on le sait, que de pareilles choses se passent dans le monde, et qu’une coalition meurt au sein de la victoire. C’est que dans leurs antécédens, dans leurs engagemens personnels, les hommes politiques trouvent souvent des chaînes qu’ils n’osent ou ne peuvent briser ; c’est qu’il est quelquefois plus facile d’accorder les opinions que les situations, de faire marcher ensemble les généraux que les officiers. Quoi qu’il en soit, MM. Maurocordato et Coletti ne s’entendirent pas, et M. Maurocordato, avec M. Tricoupi, son ami, composa un cabinet d’une seule nuance, un cabinet d’où l’élément palikare était entièrement exclu. Seulement, M. Loudos de Patras et M. Rhodius, qui passaient pour avoir appartenu à l’ancien parti russe, trouvèrent place dans ce cabinet.

Naturellement la légation russe devait être ennemie de ce cabinet ; la légation anglaise devait le soutenir. La situation de la légation française était plus difficile. Pendant toute la durée du congrès, de même que MM. Coletti et Maurocordato, le ministre de France et le ministre d’Angleterre avaient marché parfaitement d’accord. Il est même vrai de dire que par son dévouement connu à la cause de l’indépendance, par ses relations personnelles avec beaucoup des anciens combattans, M. Piscatory avait pu et dû exercer une influence toute particulière ; néanmoins le ministère ne comprenait pas un seul membre de l’ancien parti français. S’il appuyait un tel ministère, M. Piscatory ne serait-il pas accusé en France et en Grèce d’abandonner son drapeau et de se mettre à la remorque de l’Angleterre ? Le danger était réel, presque inévitable ; mais M. Piscatory, par de fortes raisons, se détermina à le braver. M. Piscatory est de ceux qui pensent qu’il est temps de sortir du cadre étroit des anciennes classifications et de réunir tous ceux qui veulent que la Grèce soit indépendante et libre ; il est de ceux qui pensent que l’ancien parti anglais et l’ancien parti russe comptent dans leurs rangs d’excellens citoyens tout prêts à se rallier au parti national ; il est de ceux qui pensent qu’une telle fusion est désirable pour la France comme pour la Grèce, et qu’on ne doit pas s’en laisser détourner par de petites jalousies et par de vaines susceptibilités. Or, en arrivant au ministère, M. Maurocordato et ses collègues protestaient fortement que tel était leur programme, et que telle serait leur conduite. Tout en regrettant l’exclusion ou l’abstention de M. Coletti, M. Piscatory promit donc à M. Maurocordato son appui sincère et persévérant. M. Coletti, de son côté, annonça qu’il voterait pour M. Maurocordato, et qu’il engagerait ses amis à faire comme lui.

C’est à ce moment (à la fin d’avril) que j’arrivais à Athènes. Bien qu’établi sur une base trop étroite, le ministère paraissait alors solide, et tout le monde, amis comme ennemis, lui promettait une assez longue durée. Un mois après, quand je suis parti, il n’est personne qui ne prévît sa chute prochaine. Deux mois plus tard enfin, il est tombé devant la réprobation générale, et c’est tout au plus si sa retraite le sauvera d’un acte d’accusation. D’où vient un changement si complet et si prompt ?

Il est juste de reconnaître que le premier ministère constitutionnel, quel qu’il fût, devait rencontrer d’assez grandes difficultés. L’administration, les finances, l’armée, tout en Grèce est à refaire. La propriété elle-même dans ce pays n’a rien de certain, et l’agriculture n’est guère plus avancée que l’industrie. Il résulte de là, chez la plupart des Grecs, un amour démesuré des fonctions publiques, bien que ces fonctions soient peu rétribuées. À peine installés, les ministres nouveaux devaient être assaillis de prétentions auxquelles ils ne pouvaient donner satisfaction. J’ai vu, par exemple, entre les mains d’un ministre, une liste numérotée de quarante places qu’un seul individu sollicitait presque à titre de droit pour ses amis, pour ses parens, pour lui-même. Il était certes difficile de contenter cet individu et de l’empêcher d’aller grossir les rangs de l’opposition.

Les élections d’ailleurs étaient à la veille de se faire en vertu d’une loi qui établit en quelque sorte le suffrage universel. Il fallait s’attendre que les partis vaincus dans le congrès, le parti russe notamment et le parti démocratique, chercheraient à prendre là une éclatante revanche. Il fallait s’attendre aussi que, dans certaines provinces plus turbulentes que les autres, au milieu d’une population toujours armée, cette grande crise ne se passerait pas sans quelques désordres fâcheux. Enfin, le nombre des députés, qui était de deux cent trente-cinq au congrès, se trouvant réduit à cent vingt-cinq, il n’était pas aisé de choisir entre les candidats, surtout quand les uns et les autres appartenaient à l’ancienne majorité, sans être positivement de la même nuance.

Que ces difficultés et d’autres encore fussent sérieuses, cela est vrai ; ce qui est vrai aussi, c’est que l’opinion publique en tenait compte au cabinet ; ce qui est vrai, c’est que la crainte des nappistes et des démocrates tendaient à effacer de plus en plus toutes distinctions arbitraires et factices ; ce qui est vrai, c’est qu’il ne paraissait pas impossible de rapprocher définitivement MM. Coletti et Maurocordato, et de former ainsi sur les ruines des anciens partis un vaste parti constitutionnel : mais pour atteindre ce résultat, il était indispensable que le cabinet fût ferme et prévoyant dans ses actes, large et équitable dans ses choix ; il était indispensable surtout que dans la lutte électorale qui s’ouvrait, il ne se montrât ni exclusif ni violent or le cabinet fit précisément tout le contraire.

En France, on s’est surtout préoccupé de quelques désordres qui ont eu lieu en Messénie, en Laconie, ailleurs encore, au moment des élections. Je le répète, dans un pays si long-temps en proie à la guerre civile, au milieu d’une population armée et toujours prête à vider ses différends le fusil à la main, ces désordres étaient inévitables et ne prouvent absolument rien. Ce qui est bien plus fâcheux, bien plus funeste, c’est la corruption effrénée dont le ministère lui-même a donné le honteux signal. Il y a en Grèce une décoration destinée à récompenser les hommes de la lutte, et qui, avant les dernières élections, avait encore une certaine valeur. Je connais tel candidat ministériel à qui cinq à six cents brevets de cette décoration ont été donnés en blanc, afin qu’il les distribuât aux électeurs qui voteraient pour lui. Une fois qu’on s’est engagé dans telle voie, il est d’ailleurs presque impossible de s’arrêter. Le ministère commença donc par la corruption ; puis, comme il vit que ce moyen ne suffisait pas, il ne tarda pas à joindre l’illégalité flagrante et l’intimidation. Dans plusieurs villages, la gendarmerie fut appelée au secours des électeurs fidèles, et reçut l’ordre d’agir énergiquement contre les électeurs récalcitrans ; dans d’autres, les urnes du scrutin furent enlevées pendant la nuit, ouvertes et faussées. Le cabinet enfin se vit forcé de destituer un de ses membres, M. Loudos de Patras, ministre de la justice, pour empêcher la publication d’une lettre où il recommandait nettement aux fonctionnaires civils et militaires d’assurer au besoin son élection « à l’aide du sabre et du bâton. »

À qui faut-il attribuer de tels actes ? J’ai peine à croire, quant moi, que ce soit à M. Maurocordato, vrai patriote, homme d’esprit et d’honneur. Quoi qu’il en soit, ces actes paraissent malheureusement aussi certains qu’ils sont blâmables. Voici maintenant à quoi ils ont abouti. De toutes parts, il s’est élevé en Grèce un cri d’indignation, un cri de colère contre les auteurs, contre les conseillers de tant d’intrigues et de violences. Plusieurs des ministres députés, M. Rhodius, M. Loudos, ont échoué, et à Missolonghi, siége principal de l’ancien parti anglais, M. Maurocordato n’a pu se faire réélire. À Athènes enfin, Kalergi lui-même, Kalergi, naguère si populaire, a succombé sous l’appui ministériel. Pour qu’à la première épreuve les institutions libres de la Grèce résistent à une telle attaque et en sortent victorieuses, il faut certes qu’elles aient en elles-mêmes une rare vitalité.

Que faisaient pendant ce temps les légations de France et d’Angleterre ? La légation de France était loin d’approuver la conduite du cabinet ; mais, selon elle, à la majorité parlementaire seule il appartenait de le juger et de le condamner, s’il y avait lieu. La légation de France ne voulait pas d’ailleurs manquer à l’engagement qu’elle avait pris, et elle se tenait dans une complète réserve. Dans une occasion grave pourtant, elle prouva qu’elle n’était point disposée à suivre le ministère et ses conseillers partout où il leur plairait de la conduire. Un des chefs palikares les plus célèbres et les plus violens, le général Grivas avait levé l’étendard de l’insurrection dans l’Acarnanie. Comme cette affaire traînait en longueur et inquiétait le gouvernement, un des aides-de-camp du roi, le général Tzavellas, fut envoyé d’Athènes sur le bateau à vapeur français le Papin, pour obtenir la soumission de Grivas. Il y réussit, et Grivas, après avoir congédié ses palikares, s’embarqua à bord du Papin, sous la protection de notre pavillon. Délivrés de tout souci, les ministres imaginèrent alors de demander qu’il leur fût livré ; est-il nécessaire de dire que cette demande fut accueillie par la légation française comme elle méritait de l’être ?

Quant à la légation anglaise, il faut bien l’avouer, c’est elle que l’opinion publique en Grèce rend responsable de toutes les fautes, de toutes les illégalités, de toutes les violences, que le dernier ministère a commises. Aussi exclusive qu’intolérante, la légation anglaise, à ce qu’on assure, ne veut souffrir ni qu’une influence quelconque rivalise avec la sienne, ni que le ministère qu’elle protège ait une pensée, une conduite qui lui soit propre. De plus, quand elle sent que le pouvoir va lui échapper, elle ne recule, pour le retenir, devant aucun moyen. Que de tout temps et dans tout pays telle ait été la politique habituelle de l’Angleterre, il est impossible de le nier ; ce dont on ne peut douter ici, c’est que le ministère n’appartînt exclusivement à l’ancien parti anglais, c’est que du commencement à la fin la légation anglaise n’ait protégé ce ministère ouvertement et chaudement, c’est enfin qu’elle n’ait témoigné de sa chute un extrême mécontentement. A-t-elle fait plus, et, comme l’opinion l’en accuse, est-ce elle en effet qui a conseillé au ministère les actes illégaux et violens qui l’ont perdu ? j’aurais besoin d’en être certain pour le dire.

Il est un fait pour le moins aussi grave et qui peut jeter sur les projets et sur les menées de l’Angleterre en Grèce une assez vive lumière. Au mois de mai, la légation anglaise à Athènes n’avait qu’un mot d’ordre et qu’un cri : se méfier de la Russie et la combattre partout. C’est dans ce but que l’entente cordiale de la France et de l’Angleterre lui paraissait si salutaire, si utile, si indispensable. C’est dans ce but qu’il fallait oublier les vieilles jalousies, les rancunes surannées, les petites susceptibilités. C’est dans ce but qu’elle était prête, quant à elle, à appuyer un ministère Coletti, de même que la légation de France appuyait le ministère Maurocordato. Qu’est-il arrivé pourtant ? Que le jour où le ministère Maurocordato lui a paru ébranlé, ce n’est point vers M. Coletti et le parti français qu’on s’est tourné, mais vers le parti russe et M. Metaxas ; qu’ainsi sollicités, le parti russe et M. Metaxas sont naturellement redevenus les arbitres de la situation, les maîtres de porter le pouvoir là où il leur plaisait ; qu’on a ainsi restauré de ses propres mains l’influence qu’on prétendait annuler, la force qu’on prétendait détruire. C’était bien la peine de prêcher contre cette influence et contre cette force une croisade universelle.

Ce ne serait pas, au surplus, la première fois qu’une tentative pareille aurait eu lieu, et peu de jours après la révolution de septembre, quand on craignait que M. Coletti ne devînt trop fort, il paraît certain qu’entre la légation anglaise et le parti russe quelques douces paroles s’étaient déjà échangées. Par malheur, au mois d’août 1844, plus encore qu’au mois de novembre 1843, le rapprochement offrait de grandes difficultés. La Russie venait en effet de retirer l’interdit qu’elle avait d’abord lancé contre le nouveau gouvernement, et ceux qui ont l’habitude de tourner les yeux vers elle se montraient peu disposés à étayer un édifice à demi ruiné. Dans les élections, M. Metaxas et ses amis avaient en outre été le point de mire principal du ministère, et il fallait une abnégation rare pour qu’ils se fissent soudainement ses associés. Si une transaction devenait possible, il leur convenait beaucoup mieux qu’elle eût lieu d’un autre côté.

Au milieu de toutes ces agitations, de toutes ces intrigues, M. Coletti, de l’aveu général, restait l’homme essentiel. M. Coletti s’était d’abord montré plus favorable qu’hostile au ministère, ce dont le ministère l’avait récompensé en faisant partout une guerre ostensible ou secrète à ses amis ; mais bientôt, à la vue de tant d’actes illégaux, violens, corrupteurs, M. Coletti était rentré sous sa tente, attendant pour reparaître dans la lice de meilleures circonstances. Je crois être certain que son désir était de garder cette attitude jusqu’à la réunion des chambres. Le ministère ne voulut pas l’y laisser, et lors de la révolte de l’Acarnanie, ses affidés allèrent répétant partout que M. Coletti était complice de Grivas. Enfin quelques clameurs anti-ministérielles s’étant fait entendre à Athènes sous les fenêtres du roi, le ministère, non content de les réprimer avec une violence inouie, accusa hautement M. Coletti d’en avoir été l’instigateur. C’était dépasser toute mesure : aussi M. Coletti, prenant son parti, déclara-t-il enfin qu’il se plaçait à la tête de l’opposition.

On sait comment la crise s’est terminée. Le scrutin était ouvert à Athènes, et le peuple veillait jour et nuit sur les urnes, craignant qu’elles ne fussent encore dérobées et faussées. On savait d’ailleurs que le résultat était tout-à-fait favorable à l’opposition. C’est alors qu’un des candidats ministériels, le général Kalergi jugea convenable d’entrer dans la salle du collége électoral à la tête de ses gendarmes. Il en résulta une rixe où Kalergi ne fut pas vainqueur et qui aurait pu avoir les plus graves conséquences. Grace à l’heureuse intervention du roi, le désordre extérieur se borna aux cris mille fois répétés de « à bas le ministère ! à bas les Anglais ! vive la France ! » Tout se calma d’ailleurs dès qu’on apprit que la démission du ministère, plusieurs fois offerte, avait été acceptée la veille par le roi, et que M. Coletti était chargé de former un nouveau cabinet.

Pour compléter ce récit abrégé, mais exact, il est indispensable de dire quelle fut la part du roi dans ces divers événemens. Arrivé fort jeune en Grèce et entouré de conseillers bavarois, le roi, lorsque la révolution éclata, n’était rien moins que populaire. L’opinion commença à se rapprocher de lui, quand on le vit, au lieu de combler les vœux du parti russe par une abdication précipitée, accepter avec douleur, mais non sans dignité, la situation nouvelle qui lui était faite. À dater de ce moment, la Grèce sentit que, si débile qu’elle pût être, la royauté créée par le traité de 1832 était pour elle un gage précieux, un gage unique d’indépendance et de sécurité. La Grèce sentit en un mot que, si cette royauté disparaissait, il y avait chance pour que le nouvel état grec disparût avec elle. La probité scrupuleuse du roi était d’ailleurs connue de tous, et personne ne doutait qu’il ne respectât strictement la constitution après l’avoir jurée. Il est juste de reconnaître que, malgré quelques fautes partielles, le roi constitutionnel de la Grèce n’a rien fait depuis un an pour démentir cette bonne opinion. Peut-être en mai 1843 eût-il préféré M. Coletti à M. Maurocordato ; mais M. Maurocordato était le premier des vice-présidens de l’assemblée nationale, et ce fut lui qu’il appela. Pendant toute la durée du dernier ministère, il n’usa d’ailleurs de son action personnelle, il ne se servit de son veto que pour assurer la liberté des élections, et pour empêcher, autant qu’il était en lui, toute violence et toute illégalité. Son intention positive était enfin de ne pas changer le ministère avant la réunion du congrès, et d’investir de sa confiance ceux qui lui seraient désignés par la majorité. Ce sont là d’heureuses dispositions, c’est une conduite qui mérite l’estime et l’affection de la Grèce. Est-il permis d’ajouter que cette estime et cette affection paraissent également dues à la reine, princesse d’un caractère ferme, d’un esprit distingué, de sentimens élevés ? La reine, dit-on, a ressenti vivement, amèrement, les événemens de 1843 ; mais ces événemens accomplis, elle a compris que, pour le roi comme pour elle, il n’y a qu’une conduite honorable et sûre, celle qui donne au parti national et constitutionnel pleine satisfaction.

M. Maurocordato hors de combat, une question grave restait à résoudre. M. Coletti devait-il former un ministère homogène en s’entourant seulement de ses amis ? devait-il, tout en conservant l’influence principale, choisir quelques collègues dans les rangs opposés ? devait-il faire un pas de plus et accepter l’alliance que M. Metaxas lui proposait ? Le premier parti avait le grave inconvénient de donner à l’élément guerrier et rouméliote une influence exclusive, et de rejeter dans l’opposition des hommes dont le concours est nécessaire ; le second était meilleur, mais d’une exécution difficile ; le troisième, si l’on pouvait réellement compter sur M. Metaxas, réunissait plusieurs avantages, celui notamment d’en finir avec les vieilles classifications, et d’assurer au cabinet nouveau une forte majorité dans les chambres. Encore une fois, peu importe qu’on ait appartenu jadis au parti anglais, au parti russe, au parti français, pourvu qu’on appartienne aujourd’hui au parti grec, à celui qui veut sincèrement, fortement l’indépendance et la liberté du pays, pourvu qu’on soit décidé à n’accepter dans aucun cas, à aucune condition la suprématie occulte ou patente d’une puissance étrangère. M. Metaxas a-t-il décidément pris cette bonne résolution ? On avait pu le croire, lors de la révolution de septembre, quand d’accord avec Kalergi, il arrêta le mouvement au point juste où il cessait d’être national pour devenir russe. On avait pu en douter, lorsque dans le congrès il se sépara de MM. Coletti et Maurocordato pour reprendre ses anciennes allures. En se rapprochant aujourd’hui de M. Coletti, M. Metaxas paraissait se replacer sur le terrain de septembre, et dès-lors il n’y avait aucune raison de repousser un homme considérable, distingué, et dont l’accession apporte au gouvernement une force incontestable. C’est à ces considérations, je le suppose, qu’a cédé M. Coletti. Quoi qu’il en soit, le 18 août un nouveau cabinet a été constitué, dont voici la composition :

M. Coletti, président du conseil et ministre de l’intérieur, chargé provisoirement des ministères de la maison royale, des affaires étrangères, de l’instruction publique et des affaires ecclésiastiques ;

M. André Metaxas, ministre des finances, chargé provisoirement du ministère de la marine ;

M. le général Kitsos Tzavellas, ministre de la guerre ;

M. Balbi, ministre de la justice.

MM. Coletti et Metaxas sont suffisamment connus. M. le général Tzavellas est un des braves Souliotes qui se sont couverts de gloire dans la guerre de l’indépendance. Il passe pour appartenir au parti napiste. M. Balbi, qui n’est classé dans aucun parti, exerçait naguère à la place de M. Maurocordato.

Jusqu’ici, je me suis borné à raconter le passé. Il faut maintenant prévoir l’avenir, ce qui partout, mais surtout en Grèce, est hasardeux et difficile. La première question qui se présente est naturellement celle-ci : l’union de MM. Coletti et Metaxas peut-elle durer ?

Sur ce point, je dois l’avouer, il y a, même parmi les hommes qui connaissent le mieux la Grèce, des opinions fort diverses. Selon les uns, pour réunir MM. Coletti et Metaxas, il n’a fallu rien moins que la conduite absurde, violente, inconcevable du dernier cabinet. À mesure que le souvenir en sera moins vif et moins amer, le lien du cabinet nouveau se relâchera et finira par se rompre tout-à-fait. Selon les autres, l’expérience a appris à M. Metaxas, comme à M. Coletti, la nécessité de l’union, et cette union est aujourd’hui sinon inébranlable, du moins assez solide pour qu’on puisse y compter. On comprend qu’entre des avis si divers il soit impossible de choisir, surtout quand on n’est pas sur les lieux. Au moment même où cet écrit paraîtra, la question d’ailleurs sera peut-être vidée. Il y a quatre portefeuilles vacans, et d’un commun accord on en a ajourné la distribution après la constitution de la chambre. Or, si la scission doit promptement éclater, ce sera probablement sur ce terrain. S’il était vrai, par exemple, que M. Metaxas, non content de demander le ministère de la marine pour l’illustre Canaris, demandait également le ministère des affaires étrangères pour M. Zographos ; s’il était vrai qu’il voulût ainsi s’entourer des membres les plus actifs du vieux parti russe, tout en isolant M. Coletti, alors on pourrait, presque à coup sûr, prédire une nouvelle crise. Or, les dernières nouvelles ne laissent pas les amis de la Grèce sans quelque inquiétude sur ce point.

Ce n’est pas tout, et il va se présenter dès le début de la session une difficulté d’une autre nature. Il existe malheureusement en Grèce une rivalité déplorable entre les autochtones et les hétérochtones, c’est-à-dire entre ceux qui sont nés sur le territoire actuel de la Grèce et ceux qui sont nés au dehors. Or, les Péloponésiens, qui sont à la tête du parti autochtone, se plaignent vivement, dit-on, que dans le ministère nouveau, sur quatre ministres, il n’y ait qu’un indigène, M. Balbi. M. Coletti est Épirote, M. Metaxas, Céphalonien, M. Tzavellas, Souliote. Les Péloponésiens demandent donc avec vivacité, avec menace, que les portefeuilles vacans soient distribués parmi eux, et il sera difficile de résister à leurs réclamations.

Enfin, en supposant que le ministère nouveau surmonte heureusement cette double difficulté, en supposant qu’il se complète sans rompre l’union de MM. Métaxas et Coletti, sans perdre l’appui des Péloponésiens, encore faudra-t-il, s’il veut vivre, qu’il résiste avec énergie, avec constance aux projets réacteurs de ses propres amis. Il y a trois mois, le parti napiste paraissait écrasé en Grèce ; les fautes du dernier cabinet, l’union de M. Metaxas et Coletti, ont relevé ce parti, et c’est avec une joie presque désespérée qu’il est revenu au pouvoir. Tous ses efforts tendent donc à provoquer contre le dernier ministère une réaction violente ; à l’entendre, tout ami du dernier ministère doit être écarté de toute fonction publique ; à l’entendre encore, M. Maurocordato et ses collègues ne sont pas assez punis par leur chute, et la chambre ne peut manquer de les mettre en accusation. Ce sont là de funestes projets, et qui, s’ils étaient écoutés, produiraient en Grèce et en Europe le plus fâcheux effet. M. Maurocordato a fait des fautes et toléré des actes déplorables, rien n’est plus certain ; mais quel patriote en Grèce peut oublier ce que le pays lui doit ? Pour ma part, je n’hésite pas à le dire, la mise en accusation d’un homme tel que M. Maurocordato serait le coup le plus fatal que pût recevoir en Grèce le régime constitutionnel. À la vue d’un acte pareil, il n’est pas un philhellène dans le monde qui ne détournât les yeux avec douleur et dégoût.

Il ne paraît d’ailleurs pas douteux que, soit dans le sénat nommé par M. Maurocordato et qui se compose, quant à présent, de vingt-sept membres seulement, soit dans la chambre des députés récemment élue, le ministère Coletti-Metaxas n’ait la majorité. Satisfaite de voir M. Metaxas au pouvoir, la portion saine du parti russe doit, selon toute apparence, lui prêter appui. D’un autre côté, il y a lieu d’espérer que, par ses relations antérieures, M. Coletti parviendra à rallier quelques chefs palikares dissidens et une fraction du parti démocratique. Dans le parti russe, comme dans le parti démocratique, il restera pourtant un noyau qui, dans des vues diverses, cherchera à troubler le pays, et ce noyau sera à peu près sûr de trouver à la légation russe, soutenue, comme d’habitude, par les légations autrichienne et prussienne, un appui ferme et constant. Quant au parti anglais, après sa mésaventure, il ne lui reste qu’une ressource, celle d’abjurer de funestes conseils, et de reprendre place dans le parti national, mais on peut craindre que d’une part le ressentiment d’une défaite récente, de l’autre l’influence exclusive à laquelle il s’est soumis, ne lui en laissent pas la faculté. Il est naturel que la légation anglaise, surtout si elle a joué le rôle qu’on lui prête, ne soit pas satisfaite de ce qui s’est passé. Reste à savoir si l’expérience sera suffisante, et si les hommes honorables consentiront à la suivre jusqu’au bout.

Quoi qu’il en soit, on ne saurait trop le répéter, il n’y a eu, dans toute cette affaire, ni complot, ni trahison ; ce que la légation française avait promis de faire, elle l’a fait avec une parfaite loyauté, et malgré les reproches qu’elle encourait. Ce n’est donc pas plus le parti français que le parti russe, c’est le parti grec qui, par ses propres ressources, vient de triompher glorieusement. Il faut à présent qu’il use de la victoire avec sagesse, avec prudence, avec modération.

Maintenant je mets de côté toutes les difficultés, tous les embarras, toutes les intrigues politiques, je ne tiens compte ni des partis anciens ou nouveaux, ni des légations étrangères, et j’examine en elles-mêmes les deux questions que voici : La Grèce, telle que l’a faite le traité de 1832, est-elle née viable ? en d’autres termes, y a-t-il dans son territoire, dans sa population, dans ses ressources actuelles ou futures, tous les élémens d’un état indépendant et libre ? Quel est, dans tous les cas, l’avenir de cet état nouveau, et quelle doit être à son égard la politique de la France ? Ces deux questions, on le voit, sont vastes et complexes. Il faudrait un volume pour les présenter sous toutes leurs faces ; mais, sans les approfondir, on peut en toucher les points principaux.

Pendant long-temps, les souvenirs classiques avaient fait de la Grèce un pays enchanteur où, sous le plus beau ciel du monde, tous les produits de la terre croissaient presque spontanément. Aujourd’hui, au contraire, c’est un lieu commun que de représenter le sol de la Grèce comme le plus aride, le plus pauvre qu’il y ait. Si l’on veut parler de l’Attique, des îles et de certaines contrées montagneuses, du Magne, par exemple, ce dernier portrait, bien que peu flatté, ne laisse pas que d’être assez ressemblant ; mais toute la Grèce n’est pas dans l’Attique, dans les îles, dans le Magne, ni dans l’enceinte de montagnes nues et décharnées qui l’enveloppe de toutes parts : elle est aussi dans ses plaines et dans ses vallées. Or, les unes et les autres sont en général d’une grande fertilité naturelle ; je puis citer, pour les avoir parcourues, les plaines de Thèbes, d’Argos et de Corinthe, les vallées de la Laconie et de la Messénie. L’Élide, l’Arcadie, l’Atolie, la Phocide, l’Achaïe, l’Acarnanie, l’Eubée, renferment aussi, dit-on, d’excellentes terres, et qui, pour devenir très productives, n’attendent que la main de l’homme. L’administration grecque est d’ailleurs trop imparfaite pour pouvoir fournir encore des documens statistiques bien exacts. Si l’on en croit des recherches faites avec soin, soit par le gouvernement, soit par des voyageurs, voici pourtant quelques résultats assez curieux : la Grèce actuelle, d’après ces recherches, contiendrait en tout à peu près 48 millions de stremmes[1] (7,680,000 hectares) dont 21 millions et demi dans la Morée, 19 millions et demi sur le continent, 7 millions dans les îles. Or, sur ces 48 millions, il y aurait en terres labourables, vignes et jardins, 12 millions et demi dans la Morée, 8 millions et demi sur le continent, 750,000 dans les îles, en tout près de 22 millions, c’est-à-dire un peu moins de la moitié. Il y aurait en outre, en forêts, 3 millions de stremmes dans la Morée, et 4 millions sur le continent. Le reste se partagerait en montagnes et rochers, lacs et rivières, villes et villages, sans compter quelques terrains qui trouvent difficilement place dans aucune des catégories.

Quant à la population, qui est à peu près de 850,000 habitans, dont 400,000 pour la Morée, 300,000 pour la Grèce continentale, et 150,000 pour les îles, en y comprenant Hydra, Spezia et Poros, on ne saurait dire qu’elle soit vraiment misérable. La preuve, c’est qu’en peu d’années, de 1830 à 1834, elle a pu, par ses propres ressources, réparer les désastres de la guerre, et rebâtir sur toute la surface du pays 60 à 80,000 maisons. La preuve encore, c’est que, malgré l’incapacité profonde de l’administration, le progrès naturel de la richesse a fait, de 1830 à 1843, remonter le revenu public de 3 millions à 15 millions de francs. En parcourant la Grèce, on est d’ailleurs frappé de rencontrer presque partout des habitations bien construites et bien couvertes, des hommes et des femmes d’une apparence saine et robuste. Il n’y a rien là qui, comme en Irlande, comme en Sicile, afflige et serre les cœurs. Si dans certaines parties de la Grèce, dans la Béotie, par exemple, on éprouve le regret de rencontrer d’excellentes terres sans culture et sans habitans, ailleurs, là où le sol est moins bon, il semble au contraire qu’on s’en dispute la moindre parcelle, et qu’on déploie, pour en tirer parti, tout ce que l’industrie humaine a de ressources. On peut en conclure, ce me semble, que si quelquefois les hommes manquent à la terre, ce n’est pas leur faute, et qu’ils cèdent à des causes indépendantes de leur volonté.

Ainsi, beaucoup de terres cultivables et non cultivées, puis, à côté de ces terres, une population robuste, active, point misérable, voilà la Grèce telle qu’elle m’est apparue. Comment se fait-il dès-lors que ses progrès soient si lents, et que sa population reste à peu près stationnaire ?

Il y a, je l’ai dit, peu de pauvres en Grèce ; mais il y a encore moins de riches. Il est facile de s’en convaincre, quand on voit tant de candidats se disputer avec acharnement des emplois dont le mieux rétribué, celui de gouverneur, donne un revenu de 3,000 francs. Avant la guerre de l’indépendance, le commerce avait créé, surtout dans les îles, quelques belles fortunes ; mais elles ont disparu presque toutes. Il est d’ailleurs connu que les parties les plus riches, les plus industrieuses de la Grèce, sont précisément celles qu’on a laissées à la Turquie : l’Épire, la Thessalie, la Macédoine. Quant aux primats du Péloponèse ou de la Roumélie, c’est en général en aidant les Turcs à piller leurs compatriotes qu’ils se procuraient une existence commode, et cette ressource leur est aujourd’hui enlevée. Il est bon d’ajouter que l’état du pays n’est pas encore assez paisible, assez fixé pour que les capitaux étrangers soient fort tentés de venir remplacer les capitaux indigènes. Or, on le sait, quand des terres ont été long-temps abandonnées, il faut, quelle que soit leur fertilité naturelle, plus que des bras pour les remettre en valeur. Ici, un défrichement pénible à opérer, là un cours d’eau à rétablir ; plus loin, des terrains à niveler, tout cela suppose une mise de fonds assez considérable et des avances assez fortes pour que l’on puisse attendre. Rien de tout cela n’existe chez les Grecs, et comme le gouvernement de son côté est trop pauvre pour les aider, les choses restent telles quelles ou empirent. On cite, par exemple, le lac Copaïs dont les déversoirs sont encombrés, et qui, s’élevant tous les ans, menace d’inonder un beau jour la riche plaine de la Livadie.

Le manque absolu de capitaux, voilà donc le premier obstacle aux progrès de la Grèce ; mais cet obstacle n’est pas le seul, et il en est de plus graves encore qui consistent d’une part dans la mauvaise constitution de la propriété, de l’autre dans un détestable système d’impôts, et dans les exactions odieuses qui en sont les conséquences. Excepté dans les îles, dans le Magne et dans quelques autres contrées presque inaccessibles, les Turcs, au moment de la conquête, s’étaient emparés violemment de toute la propriété du sol, de celle du moins qui était à leur convenance. Ils étaient donc maîtres des plaines et des vallées, tandis que les indigènes conservaient en général la possession des terrains les plus montagneux, les plus arides, les plus improductifs. Vint la guerre de l’indépendance, et à peu d’exceptions près toutes les terres possédées par les Turcs tombèrent dans le domaine public. Or, voici comment le gouvernement en a disposé après les avoir affectées comme hypothèque au remboursement de l’emprunt. Quelques portions en ont été données aux vieux soldats de la lutte ; d’autres, en beaucoup plus grande quantité, ont été affermées à des cultivateurs qui paient, outre la dîme, 15 pour 100 du produit brut, en tout 25 pour 100. Les deux tiers enfin, faute de donataires, de fermiers ou d’acheteurs, restent à l’état inculte.

Ainsi les meilleures terres de la Grèce (8 ou 10 millions de stremmes) sont encore aujourd’hui une propriété publique, c’est-à-dire une propriété dont personne à peu près ne s’occupe et ne tire profit. De ces terres, un partie est cultivée, mais à des conditions onéreuses, et par des hommes à qui les améliorations, s’ils en faisaient, ne profiteraient peut-être pas. Est-il surprenant dès-lors que ces améliorations ne se réalisent pas, et que, par exemple, au lieu de planter, on brise souvent les arbres pour en recueillir le fruit ? Est-il surprenant que dans certaines contrées montagneuses la culture s’empare du plus petit coin de terre végétale, tandis qu’ailleurs elle néglige un sol excellent ? Là, le cultivateur est propriétaire ; ici, il ne l’est pas. Cette seule différence suffit pour tout expliquer. Sur 12 millions 1/2 de stremmes cultivables, il n’y en a en Morée que 5 millions qui soient cultivés ; sur 8 millions 1/2, il n’y en a dans la Grèce continentale que 3 millions à peu près. Dans les îles, au contraire, où la propriété est depuis long-temps régulièrement établie, sur 75 millions de stremmes cultivables, 700,000 à peu près sont en parfaite culture. L’Attique et l’Eubée se trouvent aussi à cet égard dans une situation particulière ; comme elles ont été cédées par capitulation, les Turcs ont eu le droit d’y vendre leurs terres, et il s’y est formé un corps nouveau de propriétaires. Aussi l’Attique et l’Eubée sont-elles relativement plus en progrès que des pays où le sol est meilleur.

On ne peut dire que le gouvernement ignore tout ce que cette situation a d’imparfait et de fâcheux : plusieurs plans ont été conçus pour y remédier, plusieurs décrets même ont été rendus ; mais tout cela est resté sans effet, et presque sans commencement d’exécution. Il y avait du moins à faire une opération fort simple et fort utile, celle de greffer les oliviers sauvages qui appartiennent à l’état. Les oliviers, qui sont au nombre de plusieurs millions, coûteraient 5 dragmes (4 fr. 50 c.) par pied à greffer, et au bout de quatre ans donneraient un revenu bisannuel de 4 à 6 dragmes. C’est une mine véritable dont le produit serait presque suffisant pour libérer la Grèce de ses dettes. Eh bien ! Pendant l’autocratie bavaroise, plusieurs projets de loi ont été présentés sur cette importante matière, et pas un n’a pu sortir des cartons de la camarilla.

Si le ministère nouveau veut acquérir des droits réels à la reconnaissance du pays, il faut, d’une part, que par des mesures un peu hardies il améliore, il assainisse, il mette en valeur les propriétés nationales ; de l’autre, que par voie de vente, de bail à très long terme ou même de partage, il fasse entrer dans le domaine de la propriété privée les terres dont il a hérité. Il faut surtout, s’il se fait payer une redevance, que cette redevance ne soit plus variable et en nature, mais fixe et en argent.

Voilà pour la propriété. Je viens maintenant à l’impôt. Le principal est la dîme. Quand on est fermier de l’état, on paie 45 pour 100 du produit brut à titre de redevance, plus 10 pour 100 pour la dîme. Quand on est propriétaire, on paie 10 pour 100 seulement. Il est inutile, je pense, d’énumérer ici tous les inconvéniens, tous les maux inhérens à cette sorte d’impôt. Même en Angleterre, où il avait pour lui la tradition légale et religieuse, on l’a supprimé et remplacé par une contribution fixe. Dans un pays où l’économie politique est tant soit peu comprise, personne n’a plus l’idée de le défendre. Cependant en Grèce, les mérites naturels de la dîme sont encore rehaussés par un mode de perception aussi ingénieux qu’équitable. Voici comment les choses se passent, soit pour la dîme elle-même, soit pour la redevance qui vient s’y ajouter, quand il s’agit d’une propriété de l’état. Avant la récolte, les agens de l’état estiment village par village ce qu’elle pourra produire ; puis l’impôt est mis aux enchères et affermé à celui qui en offre le plus. Voilà donc le fermier adjudicataire chargé du soin de faire faire la récolte sous ses yeux et de prendre à son profit singulier la part qui revient à l’état. On peut comprendre à quels abus, à quelles exactions un tel système donne lieu. Comme l’adjudicataire craint, avec raison, qu’on ne soit tenté de le voler, il fixe pour chaque contribuable le moment où il doit couper, transporter, enlever son blé. Ainsi la récolte se fait trop tôt ou trop tard ; ici elle pourrit sur pied, là elle attend deux ou trois mois autour des aires qu’il soit permis d’en tirer parti. Aussi arrive-t-il souvent que, pour échapper à cette tyrannie, le cultivateur capitule avec l’adjudicataire, et lui paie, pour être libre, 3 ou 4 pour 100 en sus.

On croit que c’est tout. Pas le moins du monde, et le système, en ce qui concerne les jardins et les légumes, est encore bien plus heureusement inventé. Ici les 25 ou les 10 pour 100 doivent être payés non sur le produit brut réel, mais sur le produit brut tel qu’il est évalué. Or, pour juger de ce que peuvent être ces évaluations, il faut savoir qu’un olivier qui produit tous les deux ans trois à quatre dragmes à Athènes, en produit quatre-vingts à Calamata et plus encore à Salona. Il faut savoir qu’un pied d’arbre se vend depuis seize dragmes jusqu’à mille. Quelle marge, quelle latitude pour les évaluateurs ! La conséquence, c’est que dans beaucoup de localités les propriétaires ont coupé leurs arbres fruitiers plutôt que de payer la dîme. Par la même raison, la culture des légumineux, des pommes de terre entre autres, est devenue à peu près impossible.

Pour le bois, la dîme existe également, et voici dans quelques localités l’effet qu’elle a produit : les bois autrichiens paient à l’entrée 6 pour 100 ; les bois grecs, quand on les coupe, sont imposés à 10 pour 100 non de leur valeur réelle, mais de la valeur supposée des bois autrichiens. D’un autre côté, les routes manquent en Grèce, tandis qu’entre Athènes et Trieste, la mer fournit un moyen facile et peu coûteux de communication. La conséquence, c’est qu’il y a souvent plus d’avantage à employer les bois autrichiens que les bois grecs. Quand on parcourt l’Attique, on est surpris de voir le feu ravager les bois et faire ainsi de maigres pâturages aux dépens d’une richesse plus grande. C’est qu’à vrai dire cette richesse est morte, et que, grace au fisc, on ne saurait en tirer aucun parti[2].

Au milieu de tant d’entraves, les unes qui tiennent à la situation même du pays, les autres dont le gouvernement peut être justement accusé, on pourrait croire que la Grèce, depuis dix ans, n’a pas fait un pas, ou bien qu’elle a reculé. Il n’en est pourtant rien. J’ai déjà dit que la Grèce, depuis la fin de la guerre, avait déjà rebâti soixante à quatre-vingt mille maisons qui lui manquaient, et que le revenu public avait triplé. En même temps, tout compensé, le nombre des stremmes mises en culture a augmenté, et malgré la dîme, on a planté plus d’arbres fruitiers encore qu’on en a coupé. M. Piscatory, avec qui j’ai visité l’Argolide, la Corinthie, la Laconie et la Messénie, avait en 1841 parcouru les mêmes contrées ; presque partout, il a été frappé des progrès qu’avait faits, dans ce court intervalle, la richesse générale. Il est évident que, si l’assiette d’impôt était modifiée, la propriété constituée sur une base solide, l’argent un peu moins rare, ces progrès seraient bien plus marqués encore, et qu’en Grèce comme en Amérique la population pourrait doubler en vingt ans. Il est évident qu’ainsi ne tarderaient pas à se perdre les habitudes d’oisiveté qui aujourd’hui paralysent en partie les grandes facultés du pays. On reproche aux restes de l’aristocratie grecque de s’entourer, comme jadis les seigneurs féodaux, d’une foule de serviteurs armés qui épuisent les ressources du pays, sans contribuer à les reproduire ; on reproche à la classe moyenne de se précipiter avidement sur les fonctions publiques, et de chercher dans les caisses de l’état plus que dans le travail le moyen d’améliorer son sort ; on reproche aux vieux palikares de conserver leurs habitudes d’indiscipline et de vie errante. Tout cela peut être vrai ; mais comment en serait-il autrement quand le capital manque, quand la propriété existe à peine, quand l’impôt est arbitraire et oppressif. Palikares, classe moyenne, paysans, tous ne demandent qu’à travailler, pourvu que ce soit pour eux-mêmes et pour leur famille.

On ne doit point oublier, au reste, que les Grecs n’ont tous ni même origine, ni même caractère, ni même penchant. Les Péloponésiens sont avant tout agriculteurs. Ailleurs, notamment dans les îles, l’esprit commerçant est l’esprit dominant. Il convient donc de donner aussi à cet esprit quelques encouragemens. Or, il faut le dire, la révolution grecque jusqu’ici n’a point été favorable à l’esprit commerçant. Une ville, celle de Syra, est bien montée de six mille habitans à seize mille, et sa prospérité est considérable aujourd’hui ; mais en revanche que sont devenues les maisons jadis si riches et si puissantes de Spezia et d’Hydra ? Qu’est devenue la population si active, si industrieuse, de ces îles héroïques ? On sait la grande place qu’Hydra et Spezia ont tenue dans la guerre de l’indépendance. C’est de là que s’élançaient les braves marins qui tenaient en échec les flottes du sultan et du pacha d’Égypte ; c’est de là que le trésor grec obéré tirait habituellement des secours ; c’est de là, enfin, que sortaient quelques-uns des hommes qui ont figuré avec le plus d’éclat à la tête des affaires, les Conduriottis par exemple. Il y avait alors un parti hydriote comme un parti rouméliote, comme un parti péloponésien, et ce parti n’a presque jamais cessé de se ranger du côté de ceux qui voulaient réellement l’indépendance et la liberté de la Grèce. Aujourd’hui, Hydra et Spezia sont pauvres et presque dépeuplées : c’est un douloureux changement.

Il faut d’ailleurs le reconnaître : ce changement est un de ceux auxquels il est peut-être bien difficile de remédier. Avant la révolution, les Grecs étaient en possession de tout le commerce de la Turquie, et ce commerce, une fois la Grèce affranchie, devait leur échapper en partie. De plus, la main d’œuvre est aujourd’hui en Grèce beaucoup plus chère qu’elle ne l’était alors. Ce n’est certes point un malheur pour la Grèce ; c’en est un pour sa marine, qui se recrute plus difficilement, et ne peut plus naviguer à si bon marché. Il est clair pourtant qu’avec ses côtes et ses îles, toutes sillonnées de golfes profonds, la Grèce doit, un jour ou l’autre, reprendre sa supériorité maritime. Il appartient à un bon gouvernement de hâter ce moment par de sages mesures, par des mesures qui favorisent autant que possible le commerce extérieur et la navigation nationale. Cela vaudrait mieux que de s’amuser, par une imitation puérile et surannée, à créer, à grands frais, aux Thermopyles, une fabrique de sucre de betterave.

Encore une fois, comme nation agricole, comme nation commerçante, la Grèce a de grandes ressources naturelles. Ce dont elle a besoin pour que ces ressources se développent, c’est d’un gouvernement qui, d’une part, ne recule pas plus long-temps devant d’indispensables réformes, qui, de l’autre, ne néglige rien pour appeler dans le pays les capitaux étrangers. Or, il y a lieu de penser que, des provinces grecques soumises encore à la domination turque, les capitaux viendraient en abondance, si, sur le sol de la Grèce libre, ils pouvaient espérer sécurité et profit.

Quant au trésor public, pendant quelques années encore, il offrira peu de ressources. Au moment où les trois puissances garantirent l’emprunt de 60 millions, il était bien entendu qu’une portion de cet emprunt servirait à des améliorations productives. Au lieu de cela, des 60 millions, 4 à peu près ont été dépensés en frais de courtage, 12 pour racheter l’Acarnanie, tout le reste pour combler le déficit des budgets annuels. Aujourd’hui, sans en avoir profité le moins du monde, la Grèce se trouve donc chargée d’une dette de 60 millions, sans compter les 75 millions qu’elle a empruntés pendant la guerre, et les 50 millions qu’elle doit à ses propres sujets. Cependant les recettes ne peuvent guère dépasser 15 millions, et les dépenses, rigoureusement calculées, montent au moins à 12 millions, il reste donc, pour l’intérêt et l’amortissement de la dette, la somme très insuffisante de 3 millions. Si les trois puissances voulaient vraiment faire quelque chose pour la Grèce, peut-être consentiraient-elles à ajourner à des temps plus favorables le remboursement de leur créance ; mais dans ce pays, où il y a tant à faire, qu’est-ce qu’un surplus annuel de 2 à 3 millions ? En le supposant aussi bien employé que possible, ce surplus ne rendrait pas moins nécessaires les efforts individuels.

Un pays admirablement situé pour le commerce maritime, et dont le sol pourrait, sans effort, nourrir au moins 2 millions d’habitans ; une population intelligente, énergique, active : certes, ce sont là les élémens d’une vitalité réelle et puissante. Maintenant, est-il vrai, comme on se plaît à le dire, que les Grecs soient incapables de supporter des institutions libres ? Est-il vrai qu’ils veuillent être conduits par une main vigoureuse, et qu’ils n’aient chance de salut que dans ce que l’on appelle « un despotisme éclairé ? » À cette assertion, il y a une première réponse, réponse péremptoire, ce me semble, c’est que la main vigoureuse est absente, et que le despotisme éclairé ne se trouve pas en Grèce plus qu’ailleurs. Assurément, de 1837 à 1843, ce despotisme a eu ses coudées franches. Épuisée par de longs combats, fatiguée des dissensions civiles, effrayée de l’anarchie, la Grèce, sans s’inquiéter de la main qui donnait, était prête à recevoir avec joie, avec reconnaissance, toute amélioration, tout progrès, quelque faible qu’il fût. Or, pas une amélioration n’a été tentée, pas un progrès n’est venu, et il a bien fallu que la Grèce enfin reprît à son propre compte l’administration de ses affaires. De ce côté, l’épreuve est complète et ne laisse rien à désirer.

Quand, d’ailleurs, on affirme que les Grecs ne sauraient supporter des institutions libres, ce n’est sans doute point des institutions municipales que l’on veut parler. Ces institutions, en effet, existaient sous les Turcs, aussi réelles, plus réelles peut-être qu’aujourd’hui ; et depuis longues années le pays en a contracté l’habitude. Il s’agit donc uniquement de savoir si le principe électif, qui s’applique sans contestation à la commune, à la province même, peut remonter à l’état sans inconvénient. Il s’agit de savoir en un mot si une assemblée nationale saura mieux qu’un despote, mieux qu’une camarilla, comprendre et faire prévaloir les véritables intérêts du pays.

Il ne faut rien exagérer. Les gouvernemens représentatifs sont loin d’être une panacée qui puisse convenir indifféremment à tous les peuples, et à tous les pays. Pour fonctionner utilement, ces gouvernemens supposent deux choses, l’une que l’élection est réelle, l’autre que la minorité se soumet momentanément au jugement de la majorité. Si l’élection était généralement livrée aux chances de la violence et de la corruption, si la minorité prenait l’habitude de protester par la révolte contre la majorité, alors les gouvernemens représentatifs ne serviraient plus guère qu’à favoriser, aux dépens de la tranquillité et de la moralité publique, quelques intérêts particuliers. Or, de fâcheux, de récens exemples, peuvent faire craindre que ces deux dispositions ne soient fort communes en Grèce. J’ajoute qu’elles se fortifient et se justifient en quelque sorte l’une par l’autre. Comment demander à la minorité de s’incliner devant le jugement de la majorité, si ce jugement n’est ni libre ni pur ? Comment d’un autre côté obtenir de la majorité qu’elle respecte la liberté de la minorité, si cette liberté doit aboutir à des actes insurrectionnels ? C’est un cercle vicieux où trop souvent s’épuise et s’éteint toute la sincérité, toute la vie, toute la puissance des gouvernemens représentatifs.

On ne saurait d’ailleurs le nier ; avec ses trois pouvoirs qui se heurtent sans se renverser, qui se contiennent et se modèrent sans se paralyser mutuellement, la monarchie constitutionnelle a dans son mécanisme intérieur quelque chose de délicat et de compliqué. Si prompt, si vif que soit leur esprit, on ne peut espérer que, dans leurs montagnes ou sur leurs caïques, les Grecs de la lutte en aient étudié et compris toutes les conditions. Pendant la guerre de l’indépendance, il y a eu des assemblées nationales, mais qui se réunissaient sous la tente, le fusil sur l’épaule, et entre les mains desquelles la force des choses concentrait nécessairement tous les pouvoirs. Encore ces assemblées se partageaient-elles quelquefois en deux fractions ennemies, qui, au sortir de la séance, en venaient aux mains, et dont l’une défaisait violemment ce que l’autre avait fait. Il n’y avait rien là qui préparait les Grecs au jeu régulier de la monarchie constitutionnelle.

De tout cela on peut conclure avec raison que le gouvernement représentatif ne s’établira pas en Grèce sans des difficultés graves, sans de fâcheux tiraillemens, peut-être sans quelques crises. Est-il juste d’aller au-delà ? Que, pour en juger, on voie ce qui se passe depuis un an. Au moment où la révolution se fit, il ne manquait certes pas de prophètes pour prédire tous les malheurs imaginables. Entre l’assemblée nationale et la royauté, entre les diverses fractions de l’assemblée elle-même, il devait, disait-on, s’établir une lutte sanglante dont l’anarchie était l’infaillible conséquence. Dans la délibération, les opinions les plus violentes, les plus excentriques, devaient nécessairement triompher. Au lieu de cela, malgré d’inévitables divergences, la royauté et l’assemblée nationale ont fini par se mettre d’accord, et de cet accord est née une constitution modérée, raisonnable, qui fait à chacun sa part naturelle et légitime. Voilà la première épreuve. Voici maintenant la seconde. Par suite de circonstances regrettables, au lieu d’offrir aux diverses nuances du parti constitutionnel un centre de ralliement, le ministère s’était constitué sur le terrain le plus étroit, dans les vues les plus exclusives. Pour résister à l’opposition formidable qui se formait contre lui, ce ministère n’a épargné dans les élections ni la corruption, ni la fraude, ni l’intimidation. Il paraissait naturel de supposer qu’à de tels moyens si généralement employés, il devrait au moins une majorité temporaire et un succès passager. Eh bien ! c’est le contraire qui est arrivé, et le ministère a péri précisément par où il espérait se sauver. Ainsi, dans l’espace d’une année, le gouvernement représentatif en Grèce a su se préserver d’abord de l’anarchie, puis de la corruption. Pourquoi ne pas croire qu’il résistera de même aux nouveaux dangers qui l’attendent ?

Il ne faut pas oublier que la Grèce, pendant dix ans, a été gouvernée par des assemblées nationales et des conseils représentatifs. Il ne faut pas oublier qu’en 1832, ce n’est pas le principe héréditaire qui a cédé quelque chose, mais le principe électif. Il ne faut pas oublier que, si ce principe a long-temps sommeillé, c’est par une violation manifeste de tous les traités, et que jamais l’opinion publique ne s’en est détachée. La Grèce, en 1843, n’a fait que reprendre ses traditions et revendiquer ses droits. Elle pourrait, si la monarchie constitutionnelle ne s’y acclimatait pas, devenir une république ou une province russe : elle ne redeviendrait pas une monarchie de bon plaisir.

Il y a d’ailleurs en Grèce, tout le monde en convient, un désir général de s’instruire qui ne peut manquer d’être très-favorable au développement graduel et régulier des institutions représentatives. Je ne parle pas seulement de l’université, des gymnases, des écoles helléniques qui donnent aux classes moyennes l’instruction supérieure ou secondaire, je parle surtout des écoles primaires dont chaque commune est pourvue, et où tous les enfans sont admis[3]. Pour ceux qui savent, par expérience, combien en France il est difficile de déterminer les parens à se priver, quelques heures par jour, des services de leurs enfans, c’est assurément un merveilleux spectacle que de voir, dans les petits villages de la Grèce, une école très passable et bien garnie. On dit quelquefois qu’en Grèce il n’y a pas de peuple, et que toutes les classes de la société y sont à peu près au même niveau. On dit que, par conséquent, le vote universel dans ce pays est la reconnaissance et la consécration de l’état social existant. Si cela est exact, comme je suis disposé à le croire, on comprend que dans un tel pays des écoles gratuites et obligatoires soient une institution politique du premier ordre. Or, cette institution existe ; il ne reste plus qu’à la fortifier et à lui faire porter tous ses fruits.

En résumé, je ne crois point que la Grèce, telle que l’a constituée le traité de 1832, soit hors d’état de se suffire à elle-même. Je ne crois point que les Grecs soient impropres aux institutions représentatives. Matériellement, moralement, politiquement, la Grèce me paraît donc parfaitement viable, à la seule condition que ses amis ne désespèrent pas d’elle, et ne la livrent pas comme une proie à la convoitise de ses ennemis déclarés ou secrets. Cependant, je ne puis le nier, il n’est pas un Grec, du plus pauvre au plus riche, du plus petit au plus élevé, qui ne se sente à l’étroit dans les frontières actuelles. Tandis que les plus aventureux ne parlent de rien moins que de conquérir Constantinople et de refaire l’ancien empire grec, les plus modestes font remarquer avec douleur que l’on a laissé sous la domination turque les provinces les plus peuplées et les plus riches, l’Épire, la Thessalie, la Macédoine, les îles les plus fertiles et les plus belles, Candie, Chio, Mytilène, Samos. « Nous avons là, disent-ils, deux à trois millions de frères qui ne demandent qu’à se joindre à nous, et dont l’accession donnerait à la Grèce indépendante une tout autre consistance, une tout autre position dans le monde. Si les puissances européennes veulent vraiment que la Grèce existe, pourquoi nous forceraient-elles à les repousser ? Pourquoi ne nous aideraient-elles pas au contraire à les faire entrer pacifiquement dans notre communauté ? Les puissances ont pu, en 1840, arrêter le mouvement qui se préparait, en proclamant solennellement la nécessité de maintenir l’intégrité de l’empire ottoman ; mais elles sont trop éclairées, trop prévoyantes pour ne pas voir que l’empire ottoman tombe en ruines. Qu’au lieu de s’en disputer les débris, elles en fassent la Grèce héritière. C’est le moyen, l’unique peut-être, d’éviter entre elles un conflit sanglant, prolongé ; et dont l’issue est incertaine pour tous. »

Ici, on le voit, la question grecque s’étend et se complique. Ce n’est plus de la Grèce seule qu’il s’agit, mais de l’empire ottoman et de la politique européenne tout entière. Il faut donc jeter un coup d’œil rapide sur cet empire et sur cette politique.

Quand on cherche à prévoir quelle est la destinée prochaine de l’empire ottoman, on doit se défendre d’une double exagération. Si l’on en croit les uns l’empire ottoman est depuis dix ans à l’agonie, et il faut s’attendre à ce que chaque paquebot apporte la nouvelle de sa mort. Si l’on en croit les autres, il a surmonté la crise qui menaçait son existence, et partout s’y manifestent les symptômes d’une vie nouvelle et d’un long avenir. J’ajoute que depuis quelques années beaucoup de voyageurs sont partis pour Constantinople avec la première de ces opinions, et qu’ils en sont revenus avec la seconde.

Est-ce une raison de donner gain de cause à celle-ci ? Je ne le pense pas. Quand on part pour Constantinople, on se figure quelquefois, sur la foi d’anciens livres, que l’on va tomber au milieu d’un peuple brutal, barbare, insociable. Au lieu de cela, on trouve un peuple qui plaît et qui impose par sa simplicité, par sa gravité, par sa dignité naturelle. Loin de subir aucune insulte, aucun mauvais traitement, on est accueilli avec bienveillance, avec urbanité.

De toutes parts d’ailleurs, par tous ceux qui habitent le pays, on entend vanter la probité des Turcs et leur droiture. Chez les rayahs au contraire, on découvre promptement, facilement quelques-uns des vices dont les populations esclaves n’ont jamais été exemptes. Il arrive alors que, par une réaction naturelle, on passe d’un extrême à l’extrême opposé. Il arrive que tout doucement, par degrés, on se laisse entraîner à croire et à dire qu’après tout la race turque est et doit rester la race commandante. Il arrive que l’on s’imagine avoir découvert une Turquie toute nouvelle, une Turquie qui ne ressemble en rien à celle que les vieux écrivains ont décrite et que rêve l’opinion commune.

Cependant que, sans préjugé, sans parti pris, sans amour du paradoxe, on aille au fond des choses. Assurément la nation turque a joué un grand rôle dans le monde ; la preuve, c’est que l’Europe a tremblé devant elle, et que depuis quatre cents ans les plus beaux pays du monde sont en sa possession. Mais ces pays, qu’en a-t-elle fait ? Sans doute ni l’Asie mineure, ni la Turquie européenne n’étaient avant la domination turque ce qu’elles avaient été jadis, et il est difficile de rappeler la civilisation aux lieux qu’elle a quittés. Qui oserait dire pourtant que, sous cette domination, le mal n’ait pas augmenté ? Comment veut-on d’ailleurs que l’humanité, que la morale absolvent un gouvernement où le despotisme n’a jamais été contenu et limité que par la révolte et l’assassinat, une société où n’existent en réalité ni propriété ni famille, une religion qui consacre l’oppression du faible par le fort, qui sanctifie les plaisirs des sens, qui érige en loi suprême l’imprévoyance et la paresse ? Ajoutez que cette religion qui se mêle à tout, qui domine tout, est un obstacle insurmontable au seul moyen par lequel en ce monde les conquêtes se légitiment et les empires se fondent, à la fusion, à l’égalisation de la race victorieuse et de la race vaincue. On peut, à force de prières ou de menaces, arracher au divan, malgré les oulémas, quelques concessions en faveur des rayahs. Peut-on obtenir qu’il les mette au niveau des musulmans, et qu’il y ait une seule loi pour tous ? Ces rayahs cependant croissent chaque jour en force et en richesse. Dans les environs de Constantinople, on cite des villages où depuis vingt ans leur nombre a doublé, tandis que celui des Turcs diminuait de moitié. On en cite d’autres d’où les musulmans ont à peu près disparu. À Constantinople même, la ville sainte, le dernier recensement, à la grande surprise, à la grande consternation des fidèles, a donné 200,000 rayahs contre 250,000 musulmans. À Constantinople, il est vrai, les rayahs se partagent entre plusieurs fractions qui se détestent mutuellement plus qu’elles ne détestent les Turcs ; mais il n’est pas de même par tout l’empire, et il faudrait désespérer de l’humanité si les plus nombreux, les plus éclairés, les plus riches, les plus forts, devaient se résigner toujours à l’obéissance et à l’humiliation.

À la vérité, depuis vingt ans, de grandes réformes ont eu lieu en Turquie, et parmi ces réformes il en est de salutaires et d’heureuses. Aussi d’un bout à l’autre de l’empire les ordres du sultan commencent à être obéis avec promptitude et régularité. Les pachas, jadis plus puissans que le divan lui-même, n’osent plus guère opposer leur volonté à la sienne et régner pour leur propre compte. Certaines aristocraties locales, pires encore que les pachas, ont été abattues et soumises ; aux milices fanatiques et turbulentes que Mahmoud a écrasées succède une armée bien disciplinée, bien tenue, bien traitée. La suprématie des oulémas elle-même a notablement baissé ; et des habitudes féroces ont cessé. Enfin, grace à l’intervention de la France et de l’Angleterre, grace aussi, il est juste de le reconnaître, aux bons sentimens du sultan actuel, la condition des chrétiens devient chaque jour plus tolérable. Malgré tout cela, le vice fondamental subsiste toujours, et ce vice, encore une fois, il est impossible de le détruire.

Aux yeux de ceux qui aiment l’empire ottoman pour lui-même, il reste d’ailleurs à décider si les réformes qu’il a subies lui ont été, en définitive, favorables ou nuisibles. Il reste à décider si, toutes bonnes qu’elles sont absolument, ces réformes n’ont pas anéanti la seule force qui le soutint. Hormis, dans quelques provinces reculées, et peut-être dans quelques quartiers de Constantinople, le fanatisme religieux n’existe plus en Turquie. Il faut s’en réjouir dans l’intérêt de l’humanité et de la civilisation. Doit-on s’en réjouir également dans l’intérêt de la Turquie ? C’est par le fanatisme religieux que les Turcs ont vécu et grandi. Quand on leur ôte ce puissant mobile, sans leur en donner un autre, n’est-il pas à craindre que toute énergie, que toute foi ne s’éteignent en eux ? S’il en était ainsi, les réformes dont il s’agit auraient été tout juste propres à mécontenter les Turcs sans satisfaire les rayahs, énerver la race victorieuse, sans lui donner le concours de la race vaincue. En d’autres termes, le principe religieux en Turquie resterait assez fort pour mettre obstacle à la régénération de l’empire ; il ne le serait plus assez pour inspirer aux populations ces résolutions hardies qui triomphent de toutes les difficultés : juste milieu misérable qui pourrait se traîner ainsi quelques années encore, mais que la force des choses condamnerait irrévocablement à périr.

Le bon sens d’ailleurs suffit pour apprendre que toutes les réformes se tiennent et s’enchaînent l’une à l’autre. Quand à des pachas et à des spahis qui pillent le peuple on veut substituer une armée, une police, une administration régulières, il faut payer cette administration, cette armée, cette police. Or, dans l’état actuel, les dépenses publiques en Turquie montent à 180,000,000 fr., et les recettes à 150,000,000 fr. seulement. Aux vieux impôts de la dîme et de la capitation, le gouvernement turc a pourtant joint déjà quelques impôts indirects, dont l’assiette et la perception soulèvent de violentes réclamations. Cela n’empêche pas qu’il n’ait dès aujourd’hui un déficit de 30 millions, déficit qui sera plus fort l’an prochain, si, comme c’est le projet du divan, l’armée est augmentée. Sans une réforme radicale dans les finances, les nouvelles institutions sont donc menacées de périr d’inanition. Or, cette réforme radicale, où en est l’idée, où en sont les élémens ?

Je n’ai, je le déclare, aucun mauvais vouloir systématique contre la Turquie. Je conviens même que, si elle pouvait se reconstituer, se régénérer, en émancipant les rayahs, une grande question politique en serait singulièrement simplifiée ; mais, tant que le Koran sera la loi des lois, je doute que cette reconstitution, que cette régénération soient praticables. Plus j’y regarde, et plus je me trouve conduit à cette triste conclusion, que le progrès et le statu quo sont également impossibles en Turquie. C’est un empire, puissant jadis, et où se conservent encore de remarquables qualités, mais qui ne peut plus, sans danger, ni avancer, ni reculer, ni rester en place. Quand un empire en est là, il est clair que ses jours sont comptés.

Maintenant je vais plus loin, et je suppose que je sois complètement dans l’erreur. Je suppose que la Turquie porte en elle-même le germe inconnu d’une régénération véritable. Je suppose, en outre, que les gouvernemens européens aient tous la pensée bien sincère, bien ferme, de faire durer l’empire et de le consolider ; tout cela admis, il reste contre la durée, contre la consolidation de l’empire, une chance terrible et presque inévitable, celle d’une insurrection sérieuse dans quelques-unes des provinces chrétiennes. Quelle que soit la pensée des gouvernemens européens, je les défie, si la Bulgarie, la Macédoine, l’Épire, se soulevaient sérieusement, de prendre parti pour la domination musulmane. Je les défie, si la lutte se prolongeait, de ne pas intervenir en aidant, comme on l’a fait il y a vingt ans, les provinces insurgées. La politique, dans ses froids calculs, peut trouver bon qu’en Europe même une poignée de musulmans tienne sous le joug des populations chrétiennes sept à huit fois plus nombreuses ; mais derrière les calculs de la politique il y a le sentiment universel, derrière les gouvernemens il y a les peuples dont la voix, quand elle est haute et ferme, finit toujours par se faire écouter. C’est cette voix qui a affranchi la Grèce en 1827 ; c’est elle qui dans les mêmes circonstances affranchirait la Bulgarie, la Macédoine ou l’Épire.

Ne voit on pas d’ailleurs que déjà ce mouvement de l’opinion publique domine les cabinets et les force chaque jour à démentir la politique qu’ils proclament ? C’est au nom de l’indépendance et de l’intégrité de l’empire ottoman qu’en 1840 quatre puissances se sont coalisées contre la France. C’est au nom de cette même indépendance et de cette même intégrité que la France a bien voulu oublier en 1841 ses justes griefs, et rentrer par une porte assez petite dans le concert européen. Indépendance et intégrité de l’empire, voilà donc la grande pensée européenne, voilà l’intérêt supérieur auquel tant d’autres intérêts ont dû être sacrifiés. Est-ce pourtant maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire que de venir, du matin au soir, se mêler ouvertement non de ses rapports avec les Européens étrangers, mais de ses rapports avec ses propres sujets ? Est-ce maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire que d’intervenir à tout propos dans son administration intérieure, que de lui désigner comment et par quels délégués il doit gouverner telle ou telle province ? Est-ce maintenir l’indépendance et l’intégrité de l’empire que de lui signifier rudement, comme le faisait l’Angleterre dans l’affaire des renégats, « qu’il ne vit que par la bonté, que par la charité des grandes puissances et que s’il ne consent pas à modifier sa loi pénale et sa loi religieuse, la main qui le soutient se retirera de lui. » C’est vraiment un triste spectacle que celui de ce divan, jadis si redoutable, aujourd’hui ballotté entre trois ou quatre ambassadeurs, et qui ne parvient de temps en temps à faire sa volonté qu’à la faveur de leurs divisions et de leurs rivalités. Sans doute, presque toujours du moins, les ambassadeurs font bien d’insister, et le divan de céder. Il n’en est pas moins vrai que tant d’exigence d’une part, tant de condescendance de l’autre, affaiblissent et décréditent le gouvernement ottoman dans l’esprit des populations musulmanes comme des populations chrétiennes. Il n’en est pas moins vrai qu’il en résulte nécessairement chez les unes un découragement profond, chez les autres une confiance qui croît chaque jour. Il n’en est pas moins vrai qu’ainsi atteinte dans sa puissance, dans sa considération, la Porte n’a plus qu’une existence précaire, factice et dépouillée de toute espèce de prestige.

De tout cela je ne veux pas conclure avec M. le maréchal Sébastiani, avec M. de Lamartine, que l’empire ottoman ne soit plus qu’un cadavre ; et qu’il convienne de le traiter comme tel. Je veux moins conclure encore qu’il soit juste, qu’il soit politique de hâter sa mort et d’y mettre la main. Le droit des gens et le respect des traités existent pour la Porte comme pour les autres puissances. Quand on est en paix avec elle, on ne doit ni pousser ses sujets à la révolte ni miner sourdement ses moyens de défense et d’action. J’ajoute qu’il n’est pas d’esprit ou de cœur assez ferme pour aborder sans émotion l’idée d’une crise qui bouleversera peut-être l’Europe entière ; mais entre provoquer cette crise et la prévoir, entre travailler à la chute de l’empire et s’y préparer, la différence est immense. Examinons donc quelle paraît être à cet égard la politique des diverses puissances. Nous verrons ensuite quelle est celle de la France, et si elle suffit à toutes les éventualités.

Le gouvernement russe, on le sait suffisamment, n’est ni libéral ni philanthrope. De plus il n’y a pas derrière lui comme dans d’autres pays, une opinion publique qui le pousse. La Russie se mêle donc fort peu de la petite croisade humanitaire à la tête de laquelle se sont mises à Constantinople la France et l’Angleterre. Peu importe à la Russie que les sujets chrétiens soient plus ou moins bien traités ; peu lui importe que les renégats aient ou non la tête coupée. Si la Russie avait une préférence, ce serait même pour les mesures les plus acerbes, les plus iniques, pour celles qui porteraient le plus vite et le plus sûrement l’esprit de révolte au sein des populations. Mais parce que la Russie paraît en ce moment se tenir à l’écart, on aurait grand tort d’en conclure qu’elle agit peu. Pendant que la France et l’Angleterre obtiennent péniblement quelques adoucissemens aux rigueurs de la loi musulmane et quelques concessions, la Russie s’établit plus fortement que jamais à Sébastopol et à Odessa. Elle étend en outre ses relations dans les provinces, fait appel à l’esprit slave et à l’esprit chrétien, organise des hétairies dont elle tient les fils en sa main, s’efforce enfin, par tous les moyens, d’apparaître aux yeux des populations sujettes comme la puissance choisie par Dieu même pour mettre un terme à leur oppression. La Russie, en un mot, fait plus que de croire à la chute prochaine de l’empire ottoman, plus que de s’y préparer ; elle y pousse de toutes ses forces, ostensiblement et secrètement. Jusqu’à ce que Constantinople lui appartienne, la Russie regardera la mer Noire comme une prison. Or, quand on est en prison, on a hâte d’en sortir. Telle est la politique incontestable de la Russie, politique fort simple, fort intelligible, et qu’elle suit depuis Catherine II avec autant d’habileté que de persévérance.

Les projets de l’Angleterre sont moins clairs, moins faciles à saisir. L’Angleterre est, à vrai dire, partagée entre deux craintes : d’une part, la crainte que la Russie ne s’établisse à Constantinople ; de l’autre, celle qu’il ne se forme sur les bords de la mer de Marmara et de la Méditerranée une ou plusieurs puissances jeunes, robustes, qui apportent un obstacle quelconque à sa supériorité commerciale et maritime. À tout prendre, la décrépitude de l’empire ottoman convient assez à l’Angleterre, et, si elle pouvait la maintenir, elle y serait disposée ; mais l’Angleterre ne croit plus à l’empire ottoman, et l’Angleterre est une puissance trop prévoyante pour vivre au jour le jour. On ne peut donc guère douter que ses idées ne soient arrêtées, que son plan ne soit fait. Ce plan ressemble-t-il à celui dont quelques journaux nous entretenaient récemment, et l’Angleterre consentirait-elle à livrer la Turquie d’Europe à la Russie moyennant quelques compensations en Égypte et en Syrie ? Il y a beaucoup de raisons d’en douter. Ce qui est évident, c’est que, tout en préférant le statu quo, l’Angleterre n’y croit pas ; ceux qui prennent intérêt à sa grandeur n’ont d’ailleurs aucune inquiétude à concevoir et peuvent pleinement s’en rapporter à elle.

Parmi les puissances européennes, l’Autriche est après la Russie celle dont la part paraît le plus facile à faire dans un démembrement de l’empire ottoman. Par la Bosnie, la Croatie, l’Herzégovine, la Turquie pénètre en effet comme un coin dans les états autrichiens, ne leur laissant, sur une longueur de près de 100 lieues, qu’une étroite langue de terre le long du littoral. Mais l’Autriche s’inquiète à la fois de l’extension qu’un tel évènement donnerait à la puissance russe, de l’effet qu’il produirait sur ses propres populations. Quand nous songeons aux dangers qui menacent la monarchie autrichienne, c’est toujours l’Italie que nous avons devant les yeux. Je crois que c’est une erreur. En Italie les dangers de la monarchie autrichienne sont plus apparens, plus bruyans qu’ailleurs ; ailleurs cependant ils pourraient bien être plus réels et plus profonds. La monarchie autrichienne, il ne faut pas l’oublier, est une pure mosaïque où l’élément allemand entre pour une quantité très faible (4 ou 5 sur 35) ; l’élément slave au contraire y est très considérable et très puissant (plus de 18 sur 35). Or, depuis quelques années, l’élément slave réagit fortement contre l’élément allemand et tend à s’en séparer. En même temps, on le sait, en Allemagne l’idée de la nationalité allemande gagne chaque jour du terrain, et ce n’est pas l’Autriche qui se trouve à la tête de cette nationalité. Entre le mouvement slave d’une part et le mouvement allemand de l’autre, la monarchie autrichienne se demande donc, avec quelque anxiété, quelle serait sa destinée, si jamais ces deux mouvemens éclataient à la fois, et si le mouvement italien venait les seconder. De là son horreur instinctive pour toute espèce de changement, pour toute espèce d’action. On comprend peu que l’Autriche ait vu, sans s’émouvoir, la Russie s’emparer des bouches du Danube, ou que, cette faute commise, elle n’ait pas cherché à la réparer en favorisant de tout son pouvoir un projet de canal dont l’exécution est, dit-on, assez facile. On comprend peu qu’en 1840 l’Autriche ait laissé, sans résistance, se former une coalition entre l’Angleterre et la Russie, et que cette coalition, si menaçante pour elle, ait même obtenu son concours. On comprend peu qu’en 1843, elle se soit abstenue de toute intervention, de toute opinion dans l’affaire de Servie, laissant ainsi la Russie prendre pied à ses portes mêmes. Si vieux pourtant que soit le ministre qui préside encore aux destinées de l’Autriche, on ne peut supposer, sans quelque motif secret, tant d’insouciance et d’inertie. Ce motif, c’est que l’édifice craque de toutes parts, et que la moindre secousse suffirait pour le renverser. À Constantinople comme à Athènes, comme partout, l’Autriche n’a donc en ce moment qu’une politique, éviter toute collision, toute agitation, tout dérangement, et surtout ne pas se brouiller avec la Russie. Quant à ses vues ultérieures, on peut affirmer qu’elles sont à la merci des événemens.

La Russie qui travaille à la chute de l’empire, l’Angleterre qui l’attend et s’y prépare, l’Autriche qui la craint et qui ferme les yeux, voilà les trois politiques. Faut-il maintenant que, comme l’Autriche, la France s’enferme dans la contemplation béate d’un statu quo impossible ? Faut-il qu’elle borne ses efforts à exercer par l’amour sur le divan l’influence que d’autres exercent par la crainte ? Faut-il qu’elle croie avoir assez fait quand elle a obtenu quelques légères réformes ? Faut-il enfin qu’elle se conduise de manière à être prise au dépourvu le jour où la crise éclatera ? Encore une fois, qu’on fasse vivre, si on le peut, l’empire ottoman en le dépouillant successivement de tout ce qui jadis a fait sa grandeur et sa force ; qu’on lui impose la civilisation moderne avec ses idées d’humanité, de liberté, de régularité ; qu’à défaut de l’égalité de droit, on introduise, même entre les races, une certaine égalité de fait : tout cela est bien ; mais qu’on ait l’esprit assez libre pour prévoir que tout cela peut avorter, et que la France alors aura un tout autre rôle à jouer. Ce rôle, quel sera-t-il ? Voilà ce qu’il faut bien savoir d’avance, sous peine d’échouer misérablement.

Il y a, ce me semble, pour la France, si l’empire ottoman tombe, trois politiques possibles : prendre sa part des dépouilles, souffrir que d’autres partagent l’empire et s’assurer une compensation sur le Rhin, remplacer l’empire par un ou plusieurs états indépendans et libres. De ces trois politiques, la première, tout le monde le comprend, serait une politique de dupe. La seconde est tentante et populaire, mais elle a l’inconvénient grave d’armer contre nous non-seulement les gouvernemens, mais certains peuples dont l’amitié nous importe. Reste la troisième, qui est à la fois honnête, libérale, avouable ; c’est celle que la France, à mon sens, devrait adopter dès aujourd’hui ; c’est celle dont la Grèce espère son agrandissement.

Mais ici se présente un problème fort difficile, celui de savoir quels sont entre des populations qui diffèrent par l’origine, par les souvenirs, par la langue, les rapprochemens possibles. Pour chercher la solution de ce problème, il convient d’abord de séparer la Turquie d’Europe de la Turquie d’Asie. Par suite d’événemens qu’il est inutile de rappeler, c’est surtout la Turquie d’Asie qui a occupé l’Europe depuis quelques années. Aujourd’hui encore l’Égypte d’une part, la Syrie de l’autre, voilà ce qui fixe surtout notre attention. C’est tout au plus si nous savons que derrière Constantinople, de la mer Noire à l’Adriatique, il y a des contrées vastes et fertiles où les populations chrétiennes sont sept à huit fois plus nombreuses que la population musulmane. C’est à peine si nous nous intéressons au sort de ces populations, qui pourtant valent bien les Druses et les Maronites. L’an dernier, la question de Servie nous a, pour quelques jours, obligés à porter les yeux vers ces contrées ; mais nous avons pensé presque tous que c’était en définitive une petite question. C’était une très grande question au contraire, une question qui pouvait, qui devait avoir sur l’avenir de la Turquie d’Europe une énorme influence. On commence à s’en douter aujourd’hui. Il faut espérer que bientôt on s’étonnera de ne l’avoir pas su plus tôt.

Laissons donc la Turquie d’Asie, et ne parlons que des provinces européennes sur lesquelles la Turquie conserve sa souveraineté nominale ou réelle. Ces provinces sont, on le sait, la Thrace (Roumélie), la Bulgarie, la Macédoine, la Thessalie, l’Épire et l’Albanie, la Bosnie, l’Hertzégovine, la Croatie, enfin la Servie, la Valachie et la Moldavie, dont, par les traités de Bucharest, d’Ackerman et d’Andrinople, la Russie s’est constituée protectrice. Sur 15 à 16,000,000 d’habitans que contiennent ces provinces, il y a seulement 1,000,000 de Turcs, auxquels il faut ajouter à peu près 1,500,000 Bulgares, Albanais et Bosniaques, qui jadis ont abjuré le christianisme. Il est bon d’ajouter que les Turcs sont pour la plupart rassemblés dans la Roumélie, autour de Constantinople.

Ainsi, d’un côté, 2,500,000 mahométans tout au plus, dont 1,500,000 viennent des races vaincues ; de l’autre, 13 à 14,000,000 de chrétiens qui appartiennent pour la plupart à l’église grecque ; les premiers maîtres, les seconds sujets ou rayahs : voilà la Turquie européenne. Maintenant, si les 13 ou 14 millions de sujets qui habitent ces provinces étaient tous de la même race, comme ils sont tous de la même religion, s’il n’y avait parmi eux qu’une pensée, qu’un vœu, qu’un intérêt, il paraîtrait juste et naturel de les réunir en une seule nation, et de refaire ainsi ce grand empire grec, auquel on pense à Athènes ; mais il n’en est pas ainsi, et les chrétiens de la Turquie d’Europe se trouvent malheureusement séparés entre eux par des diversités assez profondes. On compte à peu près 4,500,000 Bulgares, 3,500,000 Serbes, 4,000,000 Moldo-Valaques, 2,000,000 Hellènes, 1,000,000 Albanais ; en tout 15,000,000, dont il faut déduire 1,000,000 à 1,500,000 mahométans, presque tous Albanais et Bosniaques. De ces cinq catégories, les trois premières ont une tige commune, la tige slave. Ce sont donc, toute simplification faite, 12,000,000 de Slaves, 2,000,000 d’Hellènes, 1,000,000 d’Albanais. Il y a d’ailleurs des provinces où l’une ou l’autre de ces races domine. Il y en a d’autres, la Macédoine, la Thrace, l’Albanie, par exemple, où elles coexistent[4].

En présence d’élémens si variés, on comprend quelle est la difficulté. On ne peut demander à l’un de ces élémens de se laisser absorber par l’autre, aux Slaves de se faire Grecs, ni aux Grecs de se faire Slaves. Il faudrait donc, pour constituer un empire unique, trouver une combinaison fédérative qui conciliât tous les intérêts, qui ménageât toutes les opinions. Cette combinaison est-elle possible ? Oui, en ce qui concerne les Bulgares, qui, doux et paisibles en général, seraient disposés, dit-on, à se rattacher soit à la Servie, soit à la Grèce, soit à Belgrade, soit à Athènes ; mais entre Athènes, centre du mouvement hellénique, et Belgrade, centre du mouvement slave, l’accord ne serait pas si facile. À Belgrade, on rêve l’empire serbe, comme à Athènes l’empire grec, et d’aucun des deux côtés on ne paraît disposé à faire bon marché de la prépondérance. À entendre des personnes bien informées, il y a même dans cette rivalité plus qu’une question de puissance ; il y a une question de nationalité très ancienne, très vivace, et dont il faut tenir grand compte, sous peine de repousser les Slaves vers la Russie, qui leur tend les bras.

Que dans leur désir d’agrandir leur pays les Grecs s’inquiètent peu de ces circonstances, cela est naturel ; mais une politique sage et prévoyante, une politique qui n’est ni grecque ni slave, doit s’en préoccuper sérieusement. La première chose à faire serait donc d’étudier avec soin, avec impartialité, l’état de chacune des provinces de la Turquie européenne, et de savoir positivement quelle est sa tendance et quel est son vœu. Ce que l’on peut dire d’avance, c’est qu’il n’est pas une de ces provinces où l’idée de l’indépendance n’ait jeté de profondes racines. En Valachie, en Moldavie même, on trouve que la Russie fait payer cher sa protection, et que, s’il vaut mieux être Russe que Turc, il vaudrait mieux encore faire partie d’un état indépendant. Cependant, je le répète, c’est en Servie surtout que le mouvement national est plein d’énergie et d’avenir. Misérablement abandonnée l’an dernier par l’Autriche et par l’Angleterre, faiblement soutenue par la France, la Servie n’en a pas moins su résister courageusement aux injonctions russes et éviter le sort des principautés. Sous la suzeraineté nominale de la Porte, c’est aujourd’hui un état de 800,000 ames, presque indépendant, et dont la force d’attraction ne peut manquer d’agir tôt ou tard sur les provinces qui l’entourent. De toute la Turquie européenne, il n’est pas un point qui soit plus digne de l’appui de la France et de son intérêt.

Il est bon de le dire d’ailleurs, parmi les populations slaves comme parmi les populations grecques, il suffit à la France de se montrer pour que les esprits et les cœurs viennent à elle. La France a beau abjurer ses instincts généreux, répudier son histoire, abaisser sa politique : les peuples savent séparer le pays de ceux qui le dirigent, distinguer entre ce qui est accidentel et ce qui est permanent. Sur le Rhin, la France peut exciter des méfiances, inspirer des inquiétudes. Parmi les populations slaves comme parmi les populations grecques, il n’est personne qui ne sente, qui ne comprenne qu’elle n’a d’autre intérêt que leur intérêt, d’autre pensée que leur pensée. Les populations slave et grecque sont attirées vers la Russie par la communauté du culte, par le souvenir de services rendus, par un certain prestige religieux et guerrier qui environne la tête du tzar. Elles sont repoussées de la Russie par la vue des provinces russes et par la crainte de l’asservissement. D’un autre côté, l’Angleterre leur apparaît comme une ennemie secrète, comme une ennemie qui, tout en les caressant, voudrait les priver de toute vigueur et de toute vitalité. À défaut de l’Autriche, qui dort, la France reste donc seule, et c’est son nom qu’on invoque. Pendant long-temps, j’ai blâmé comme ridicule la protestation que la France fait tous les ans en faveur de la Pologne ; j’avais tort. Cette protestation, tout impuissante qu’elle paraît être, retentit au cœur des populations asservies, et leur prouve qu’au jour de son réveil la France sera encore leur plus fidèle appui. Encore une fois, à Jassy comme à Belgrade, à Bucharest comme à Salonique, un mot, un geste de la France réveillent toutes les espérances. C’est une force dont elle aurait bien tort de ne pas se servir, surtout quand il s’agit pour elle, non de s’agrandir, mais de s’opposer à ce que d’autres s’agrandissent, non d’asservir les populations confiantes, mais de les affranchir.

Il est d’ailleurs inutile de démontrer que si, dans le démembrement de l’empire ottoman, chaque petite nationalité voulait s’ériger en état indépendant, l’asservissement successif ou simultané de toutes les nationalités en serait la conséquence inévitable. C’est ce que ne doivent oublier, dans aucun cas, les trois ou quatre branches du tronc slave qui occupent la plus grande partie de la Turquie européenne. Quant aux provinces helléniques, à l’Épire, à la Thessalie, à la Macédoine presque entière, il est certain que généralement on y désire entrer dans la communauté grecque ; il est certain que, dans ce but, des hétairies nombreuses y sont organisées, et que pour éclater ces hétairies n’attendent qu’un moment favorable. Par les motifs que j’ai dits, la Russie pousse activement à ce mouvement, comme elle a poussé au mouvement de septembre, comme elle pousse à tout ce qui peut précipiter la crise. L’espoir des Grecs amis de leur pays, c’est que cette fois encore la Russie aura travaillé pour d’autres que pour elle. Il n’y en a pas moins là un danger qui leur impose beaucoup de réserve et de patience.

Ce danger n’est pas le seul, et il en est un autre auquel doivent songer sérieusement les patriotes grecs, c’est celui d’une irruption nouvelle de l’Albanie mahométane. On sait que les Albanais mahométans, les Arnautes comme les appellent les Turcs, les Shypetars, comme ils s’appellent eux-mêmes, sont un des peuples les plus belliqueux, les plus turbulens, les plus féroces qu’il y ait au monde On sait aussi que, quand ils ne sont pas en insurrection, les Turcs se servent d’eux volontiers pour réduire, pour châtier les populations chrétiennes qui se soulèvent. Si l’Épire, si la Macédoine, si la Thessalie levaient aujourd’hui l’étendard de la révolte, nul doute que le divan ne s’empressât de livrer ces riches provinces aux Arnautes. Nul doute que ceux-ci ne s’y précipitassent avec fureur, et que, même vaincus, ils n’y laissassent d’horribles traces de leur passage.

Les patriotes grecs, au reste, ne désespèrent pas de réunir un jour dans un effort commun les Albanais de toute religion, chrétiens ou mahométans. Quand, après la conquête turque, la moitié de l’Albanie se fit mahométane, ce ne fut point par amour de l’islamisme, mais pour conserver ses propriétés. Il en résulta parmi les nouveaux convertis une grande indifférence religieuse, indifférence qui dure encore aujourd’hui. Ainsi, beaucoup de mariages ont lieu entre mahométans et chrétiens. À vrai dire, l’esprit militaire et l’amour du pillage, voilà la seule religion des Arnautes. Ils conservent au contraire un vif sentiment de leur nationalité, et une aversion profonde pour quiconque veut la supprimer. Aussi l’Albanie a-t-elle été vaincue par les Turcs, jamais soumise. La langue turque n’y est même pas comprise, et les Turcs y sont considérés par leurs frères en Mahomet comme des étrangers. On sait tout ce qu’ont fait tantôt les pachas, tantôt le gouvernement turc, pour dompter l’indocilité albanaise, et l’on n’a oublié ni les massacres d’Ali-Pacha, ni ceux du visir Reschid en 1830. Malgré cela, les beys albanais avec les spahis bosniaques restent les moins obéissans de tous les sujets du divan. Pour résister aux Turcs, on les a vus plusieurs fois, notamment en 1833 et 1840 se coaliser avec les chrétiens, et déjà dans les districts de l’Albanie méridionale, à Janina, par exemple, beaucoup d’entre eux disent hautement que, si le nouvel état grec leur assurait leurs propriétés, ils ne demanderaient pas mieux que de passer à son service. Dans ce cas on assure même que quelques-uns n’hésiteraient pas à redevenir chrétiens. Il y a là une disposition précieuse, et que les patriotes grecs auraient grand tort de négliger.

Ainsi sur le continent deux mouvemens, l’un slave, dont la Servie est le foyer ; l’autre hellénique, qui part d’Athènes et s’étend dans les provinces voisines. Reste à savoir si ces deux mouvemens peuvent s’unir, ou s’ils resteront à jamais séparés. Parmi les îles enfin, il en est une, l’île de Candie, qui évidemment n’attend que le moment de fraterniser avec la Grèce. Un jour, en 1841, elle put croire que ce moment était venu ; mais l’indépendance et l’intégrité de l’empire venaient alors d’être trop récemment, trop solennellement proclamées pour que l’Europe permît qu’on fît brèche. Les pauvres Candiotes furent donc sacrifiés au désir de montrer au monde combien, en signant le traité du 15 juillet, les puissances avaient été sérieuses, sincères, conséquentes. Il est inutile d’ajouter qu’heureuse de sa rentrée dans le concert européen, la France se garda bien de jeter un mot discordant au milieu de ce concert.

Je n’ai rien dit d’autres îles que la géographie et l’histoire semblent unir nécessairement à la Grèce, mais que la politique en a distraites. Ces îles sont les îles Ioniennes, dont l’aspect suffit pour apprendre à tous les peuples comment l’Angleterre comprend le mot de protectorat. Quand, dans un voyage en Orient, on va par Malte, et qu’on revient par Corfou ; quand on voit ainsi la clé de la Méditerranée et celle de l’Adriatique placés entre les mains d’une puissance qui ne possédait ni l’une ni l’autre, il y a quarante ans ; quand on examine les ouvrages à l’aide desquels cette puissance a rendu plus formidables encore des positions déjà si fortes, on ne peut s’empêcher, si l’on n’est pas Anglais, de faire sur soi-même un retour douloureux. Quoi qu’il en soit, Corfou, comme Malte, appartient à l’Angleterre, qui ne s’en dessaisira pas, mais peut-être est-il moins impossible que, dans sa facile générosité, elle consente quelque jour à rendre à la Grèce Cérigo, Zante, Sainte-Maure, Ithaque, Céphalonie, possessions sans utilité pour elle, et qui compléteraient heureusement le territoire grec. La Grèce surtout, si l’Épire s’y trouvait comprise, n’en resterait pas moins sous le feu des batteries de Corfou.

La Grèce se développant librement et pacifiquement dans ses limites actuelles, la Grèce s’assimilant les provinces helléniques qui sont restées sous la domination musulmane, la Grèce devenant le noyau d’un grand empire gréco-slave, dont le siége serait à Constantinople : telles sont les trois solutions qui se présentent à l’esprit, et qui se débattent à Athènes.

Eh bien ? de ces trois solutions, la première, en définitive, n’exclut pas la seconde, ni la seconde la troisième. Plus la Grèce actuelle saura se faire heureuse et libre, plus les provinces qui l’entourent se sentiront attirées vers elle. Cette seconde phase accomplie, la troisième enfin, en supposant qu’elle soit possible, ne s’en accomplira elle-même que plus facilement. La conséquence, c’est que, sans renoncer à cette confiance dans leur avenir, à cette foi en eux-mêmes qui leur donne sur les Turcs une supériorité si marquée, les Grecs doivent surtout s’occuper de la Grèce actuelle et en tirer parti. Il est commode, pour excuser ses fautes, pour pallier ses échecs, de s’en prendre aux limites qu’on a reçues, et de dire qu’on ne peut vivre sans l’Épire, sans la Thessalie, sans la Macédoine ; mais cela n’est pas vrai, et, de plus, cela n’est pas politique. Pour ma part, je fais des vœux sincères pour la grandeur de la Grèce, et je souhaite que les provinces dont il s’agit lui appartiennent un jour ; c’est là même, selon moi, la pierre de touche véritable de l’intérêt que portent à la Grèce les trois puissances protectrices ; c’est ce qui fait que l’influence française en Grèce est plus légitime que les autres, parce qu’elle est plus libérale et plus désintéressée. Il ne m’en semble pas moins que la Grèce manquerait à sa mission, à son devoir, si elle négligeait ses progrès intérieurs pour se jeter tête baissée dans d’aventureuses entreprises. On compromet quelquefois un avenir certain pour vouloir le hâter ; on manque le but pour y viser trop vite. La Grèce a un sol à cultiver, des finances à refaire, une marine à recréer. Qu’elle s’y dévoue sérieusement, avec constance, avec fruit ; sa voix sera bien plus forte alors, quand elle parlera soit à ses frères de Turquie, soit aux puissances européennes.

Mais ce que dès aujourd’hui elle peut faire dans la pensée de son avenir, c’est de supprimer, c’est d’abolir toutes les absurdes distinctions qu’elle vient de créer elle-même entre les Grecs du dedans et les Grecs du dehors. Pourquoi, comme le voulait la constitution d’Épidaure, tout Grec du dehors qui viendrait se fixer en Grèce ne pourrait-il pas, par une simple déclaration, acquérir la nationalité ?… Que la Grèce y pense : il y a une étrange contradiction à rêver l’assimilation de la Grèce extérieure et à lui fermer, quand elle se présente, les portes de la cité. Et si cette contradiction n’avait pour tout motif que le désir si bas, si misérable, d’accaparer les fonctions publiques rétribuées, en diminuant le nombre des concurrens ; si l’on sacrifiait ainsi les grands intérêts du pays, ceux que l’on proclame soi-même, au plus sordide des calculs, que voudrait-on que l’Europe pensât de la Grèce, et comment pourrait-on appeler à soi la sympathie des ames élevées ? Je le dis sans hésiter, le fameux décret des hétérochtones est de tous les actes de l’assemblée nationale le seul qui ne soit pas digne d’elle. Heureusement ce n’est qu’un décret contre lequel des voix généreuses ont protesté ; il appartient à son adversaire le plus éloquent, à M. Coletti, d’en obtenir le rappel.

Au moment où je termine (2 octobre), je reçois deux journaux athéniens (l’Observateur et le Courrier d’Orient), tous deux rédigés dans un excellent esprit, et qui m’apprennent que, le 15 septembre, l’anniversaire de la révolution a été célébré au milieu d’un enthousiasme unanime, et que le 19 la session parlementaire s’est ouverte sous les plus favorables auspices. Il paraît qu’au lieu de se briser, l’union de MM. Coletti et Metaxas s’est resserrée, et qu’ils sont bien déterminés à surmonter ensemble les difficultés qui les attendent. Il paraît aussi que les conseils de la modération sont écoutés, et que le cabinet, comme la majorité de la chambre, se défendront de toute réaction. Si ces bonnes dispositions se maintiennent, un grand pas sera fait pour l’affermissement des institutions représentatives. Par malheur, chez les descendans des anciens Hellènes, l’eau coule vite et change souvent de lit. Espérons qu’il n’en sera pas ainsi cette fois, et qu’un peu de repos, un peu de stabilité succédera enfin à tant d’agitation et de mobilité.

Dans cet examen des affaires grecques, j’ai cherché à éviter tout esprit de parti. Il m’est pourtant impossible de ne pas faire remarquer en finissant que, deux fois en un an, la politique ministérielle a reçu en Grèce un éclatant démenti. En 1843, M. Guizot était parvenu à réunir la France et l’Angleterre dans une pensée commune, celle qu’une constitution ne valait rien en Grèce, et qu’on devait s’y contenter de quelques institutions administratives. C’est précisément alors qu’éclata le mouvement de septembre, et que la Grèce, se soulevant tout entière, demanda et obtint une constitution. M. Guizot accepta de bonne grace le fait accompli ; puis il proclama à la face de la France et de l’Europe que le bon accord des légations anglaise et française n’était point un fait accidentel et passager, mais un fait permanent et nécessaire, un fait qui devait diriger et dominer toute la situation. Au bout de six mois, le bon accord des deux légations avait cessé, et chacune aujourd’hui suit sa voie. C’est pourtant une chose grave que de se tromper si souvent, et quand on marche ainsi à l’aveugle, il est difficile que l’on arrive au but. Heureusement, je l’ai dit et je le répète, l’influence française n’a pas été vaincue en Grèce avec la politique ministérielle. Il faut en savoir gré au ministre de France, qui, en septembre 1843 comme en août 1844, n’a consulté que l’intérêt des deux pays, et s’est jeté bravement sur la brèche sans craindre de compromettre sa responsabilité. Il faut en savoir gré surtout à l’admirable instinct dont les Grecs sont doués. Les différentes opinions en France ont pu, à diverses époques, juger diversement la situation de la Grèce, et se reprocher mutuellement quelques fautes. La Grèce n’en sait pas moins que, si nous différons sur la conduite à tenir, nous n’avons tous en définitive qu’une pensée et qu’un but.

Ministère et opposition, membres du centre ou de la gauche, partisans même ou adversaires du gouvernement établi, nous voulons tous une Grèce indépendante et libre, une Grèce qui échappe au protectorat continental de la Russie comme au protectorat maritime de l’Angleterre, une Grèce qui vive de sa propre vie et qui tienne une bonne place dans le monde. Sur ce terrain, tous les partis se donnent rendez-vous, toutes les opinions tendent à se confondre. Qu’averti par son double échec, le ministère français ne place donc plus toutes ses espérances sur une base étroite et fragile ; qu’il ne répudie aucun concours, mais qu’il n’aliène au profit d’aucun la liberté de son action ; qu’il n’aille pas jusqu’à dire, comme M. Guizot après la formation du ministère Maurocordato, « que la France soutiendra tout ministère qui aura la majorité dans les chambres, » car une majorité corrompue pourrait enfanter un ministère anti-national ; mais qu’il dise que tous les vrais amis de la Grèce sont les nôtres, et que le parti national, quels que soient ses chefs, aura toujours le droit de compter sur les sympathies de la France et sur son appui. Une telle conduite, un tel langage, seront appréciés en Grèce comme en France, et porteront leurs fruits.

Mais, je le répète une dernière fois, si le présent ne doit pas être sacrifié à l’avenir, il ne faut pas non plus que l’avenir soit oublié, méconnu, négligé. Il ne faut pas que la France, quand l’Angleterre et la Russie veillent, laisse endormir sa prudence et attende passivement, sans but et sans plan, les événemens qui se préparent. Il ne faut pas que, dans son amour du statu quo, elle ne voie rien au-delà. Il ne faut pas surtout qu’incertaine et vacillante, elle ait une politique à Athènes, une autre politique à Constantinople, sans qu’elle se mette en peine de les rattacher l’une à l’autre. Avant 1840 aussi, la France a eu en Orient deux pensées, deux tendances, deux langages, l’un à Constantinople, l’autre à Alexandrie, et l’on sait ce qui en est advenu. C’est assez d’une fois. « L’une et l’autre conduite peut se tenir » est, j’en conviens, une maxime commode et, depuis quatre ans surtout, fort en crédit. Cette maxime pourtant a ses inconvéniens, celui entre autres de se laisser toujours surprendre partout, et de n’être jamais en mesure de lutter contre rien. Grace à Dieu et à la fortune de la France, les faiblesses, les échecs des dernières années n’ont pu parvenir à nous enlever toute force morale et toute influence en Orient. Le levier existe donc, l’instrument est créé. Il reste à savoir ce que l’on veut en faire et à oser s’en servir.


P. Duvergier de Hauranne.
  1. La stremme est de 16 ares.
  2. J’emprunte une partie de ces détails au Blackwood Magazine, qui paraît très bien informé des affaires de la Grèce. Les autres m’ont été fournis sur les lieux mêmes par des personnes parfaitement compétentes.
  3. Je donnerais sur l’état de l’instruction en Grèce des détails plus étendus, si un homme plus compétent que moi, M. Ampère, ne l’avait fait dans cette Revue même (voir le numéro du 1er avril 1843.)
  4. Un des collaborateurs de la Revue, M. Cyprien Robert, a publié sur le Monde gréco-slave un travail développé et très intéressant. Il est fort à désirer que l’attention des voyageurs et des publicistes se dirige vers une partie du monde si peu connue jusqu’ici, et qui paraît appelée à jouer un grand rôle dans la prochaine crise européenne.

    (À ce suffrage si compétent de M. Duvergier de Hauranne, si honorable pour l’homme qui le reçoit, la direction de la Revue ajoutera que, depuis la publication de ses derniers travaux dans ce recueil, M. Cyprien Robert est retourné sur les lieux pour compléter ses études sur le monde gréco-slave. Nos lecteurs auront incessamment les résultats de ce nouveau voyage.)