La Situation économique et financière de la Russie

La Situation économique et financière de la Russie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 30-50).
LA SITUATION ÉCONOMIQUE ET FINANCIÈRE
DE LA RUSSIE

De tous les pays européens, la Russie est celui qui, économiquement, souffre le moins de la guerre. Il y a à cela plusieurs motifs : l’immensité de son territoire fait que, même en cas de revers, elle ne peut être profondément atteinte par l’invasion ; la rigueur de son climat rend, pendant une bonne partie de l’année, les mouvemens des armées difficiles, pour ne pas dire impossibles ; le chiffre et la rapidité d’accroissement de sa population sont tels que les pertes du champ de bataille sont plus aisément réparées chez elle que partout ailleurs ; cette même raison numérique fait que, même après avoir mobilisé des millions de soldats, la Russie conserve, pour ses besoins agricoles et industriels, une masse d’hommes assez grande pour que la vie nationale ne soit pas interrompue : les travaux des champs, ceux des mines et des usines se poursuivent. Si, dans certains cas, les effectifs sont réduits, les ouvriers qui restent sont assez nombreux pour assurer une marche sinon normale, du moins suffisante, des entreprises : c’est ainsi que les charbonnages du Donetz ont produit, au mois d’août, les trois cinquièmes environ de leur extraction moyenne avant la guerre ; au mois de septembre, ils ont dépassé la production normale, encouragés d’ailleurs, comme il était naturel, par le Gouvernement, qui leur a laissé des ouvriers et fourni des wagons pour les expéditions.

Lorsqu’en 1901, on s’étonnait de voir combien peu l’existence du pays paraissait modifiée par la guerre japonaise, on attribuait le calme de Petrograd et de Moscou à l’éloignement du théâtre des hostilités. Et cependant la campagne d’alors était antipathique à la population, tandis que celle d’aujourd’hui a soulevé son enthousiasme : c’est d’un élan unanime que les habitans de l’Empire marchent contre la tyrannie germanique. Quelles que puissent être les difficultés de la lutte, le pays continuera à montrer la même décision que celle dont il a fait preuve dès le premier jour ; rien de semblable aux mouvemens révolutionnaires qui ont accompagné et suivi la lutte contre le Japon n’est à redouter. On est en droit d’en conclure que l’effort, bien qu’incomparablement plus considérable qu’en 1904, ne dépassera pas ce que la Russie est capable de supporter.

Nous examinerons successivement la situation du budget, du Trésor, de la Banque, de l’agriculture, de l’industrie, des chemins de fer et du commerce. De ce tableau se dégageront les perspectives économiques de la guerre et la possibilité de mesurer la force de résistance de l’Empire à l’épreuve qui lui est imposée. Un premier gage de succès est l’énergie morale. Cette Russie, que les Allemands ne se font pas faute de qualifier aujourd’hui de barbare, donne le spectacle d’une résolution et d’un calme qui ne le cèdent en rien à ceux de ses alliés et qui sont le meilleur gage de la victoire définitive. Nos ennemis oublient combien, à d’autres époques, la Prusse et l’Autriche furent heureuses d’avoir l’appui des armes moscovites. Ainsi que le remarque le professeur Paul Vinogradoff dans une lettre adressée par lui au Times, jamais un Russe n’aurait écrit un livre comme celui du général allemand Bernhardi, érigeant en dogme militaire le vandalisme contre les choses et contre les personnes. La crise par laquelle la Russie a passé, au lendemain de l’octroi par le tsar d’une constitution, est terminée, et l’unité fondamentale de l’empire apparaît. Les partis ont oublié leurs divisions. Un Moscovite libéral écrit : « Voici une grande, inoubliable époque ; nous sommes heureux de sentir que tons nous ne faisons qu’un. » Des révolutionnaires exilés adressent à leurs amis de pressans appels pour les engager à combattre dans les rangs de l’armée nationale. Plusieurs d’entre eux ont donné l’exemple, et sont sous les drapeaux.

Une nation qui est représentée en littérature par-Pouchkine, Tourguenief, Tolstoï, Dostoïevsky, en art par Kramskay, Vereschaguine, Repin, Glinka, Moussorgsky, Tchaikofsky, dans la science par Mendeleieff, Metchnikoff, Pavloff, en histoire par Kluchevsky et Solovieff, n’a aucune comparaison à redouter. Les Autrichiens feront bien de méditer les souvenirs que leur règne a laissés en Italie, et les Prussiens de contempler les résultats obtenus par eux en Alsace-Lorraine après quarante-trois ans et en Pologne après plus d’un siècle de domination, avant d’accuser la Russie d’être moins civilisée que ses deux adversaires.


I

Le budget russe est depuis longtemps dans une situation satisfaisante. Les recettes ordinaires des dernières années ont régulièrement dépassé les dépenses : cet excédent a servi à couvrir en partie les besoins du budget extraordinaire. Voici les chiffres prévus pour 1914, tels qu’ils résultaient du vote de la Douma et du Conseil de l’Empire. On sait que le contrôle parlementaire ne s’étend pas à la totalité des crédits. Il en est qui sont intangibles, comme la liste civile ; d’autres, qui n’ont plus besoin d’être renouvelés, une fois que la loi de laquelle ils dépendent a été promulguée : par exemple ceux qui s’appliquent à l’intérêt et à l’amortissement de la dette publique ; seules, les dépenses d’administration courante sont annuellement discutées par les corps législatifs.

Budget ordinaire de 1914 (millions de roubles.)


Recette « Dépenses «
Impôts directs 264 Ministère de la maison de l’Empereur 18
Impôts indirect 708 Grands Corps de l’Etat 9
Droits et taxes 232 Saint-Synode 53
Droits régulier 1 069 Ministère de l’Intérieur 207
Domaines de l’Etat et aliénation de propriétés domaniales 1 114 Ministre des Finances 494
Annuités de rachat et recouvrement de débours effectués par le Trésor 118 Ministère de la Justice 105
Recettes diverses 15 Ministère des Affaires étrangères 7
3 521 Ministère de l’Instruction publique 162
Ministère des voies de communication 739
Ministère du Commerce et de l’Industrie 72
Direction des domaines et de l’agriculture, des haras 162
Ministère de la Guerre 599
Ministère de la Marine 251
Contrôle de l’Empire 13
Dette publique 403
Imprévu 10
3 302
Budget extraordinaire de 1914


Recettes « Dépenses «
Dépôts perpétuels a la Banque de Russie 2 Ministère de la Guerre 126
Recouvrement d’avances de l’Etat au fonds des subsistances distribuées aux populations nécessiteuses 12 Ministère des voies de communication 109
14 Versemens à des Compagnies de chemin de fe 2
Déficit à prélever sur l’encaisse du Trésor 23 Construction et réfection de ports 18
Total général 3 358 Contrôle de l’Empire 1
256
Total général 3 358

Le budget ordinaire présente un excédent de 219 millions, qui, à 23 millions près, couvre le déficit du budget extraordinaire.

Le total de 3 558 millions de roubles, c’est-à-dire, au change de 2 fr. 66, 9 465 millions de francs, paraît au premier abord élevé : mais, pour une population de 170 millions d’âmes, cela représente une charge d’environ 55 francs par tête, tandis que notre budget de 5 milliards, pour moins de 40 millions d’individus, en représente une de 125 francs, plus que le double, par habitant. De plus il convient d’analyser le budget russe et de remarquer que l’impôt ne fournit que le tiers environ de ses recettes, 1 196 millions sur 3 535. Le reste provient des domaines de l’État, dont le principal est le réseau des chemins de fer, qui donne un revenu inscrit aux prévisions pour 858 millions, et des droits régaliens, parmi lesquels le monopole de vente de l’alcool[1] tient la première place avec ses 935 millions de recette brute. Le contribuable russe n’est donc pas chargé, puisque 1 196 millions de roubles représentent environ 20 francs par tête. Seules, les sociétés par actions industrielles et financières paient des taxes très lourdes sur leurs bénéfices. Mais la contribution foncière est légère, celle des propriétés bâties est encore à des taux modiques ; les différens droits de timbre n’approchent pas de ceux qu’acquittent les Français. Il y a, de ces divers côtés, des ressources latentes qui sont à la portée du Gouvernement et auxquelles il va faire appel, tout en élevant le taux d’un certain nombre d’impôts.

Il le fera d’autant plus que, par une initiative très heureuse, il vient de décréter la fermeture des débits d’eau-de-vie. Cette question de l’alcool a joué un rôle considérable dans la politique financière, on peut même dire dans la politique russe, depuis une vingtaine d’années. Lorsque le comte Witte proposa l’institution du monopole, il appuya son projet par des considérations d’hygiène. Il affirmait que c’était le moyen de combattre l’ivrognerie ; il édicta un certain nombre de mesures qui paraissaient de nature à restreindre la consommation. En réalité, celle-ci ne fit que croître, au grand dommage de la santé publique, mais au profit du budget : le Trésor, en 1913, encaissait de ce chef une somme nette de 613 millions de roubles, provenant de la différence entre une recette brute de 837 millions et des dépenses d’exploitation portées pour 224 millions au chapitre du ministère des Finances. Au commencement de 1914, l’empereur Nicolas II se plaignit que le ministre des Finances Kokovtzoff eût considéré trop exclusivement le côté fiscal du problème ; il le remplaça par M. Bark, qui a répondu aux désirs de son souverain en prenant la mesure radicale de la clôture des débits. Une moins-value considérable va, de ce chef, se produire dans le chapitre des recettes. Mais elle sera amplement compensée, non seulement par la meilleure santé d’un très grand nombre de paysans, qui ne se griseront plus avec la vodka (eau-de-vie), mais par l’augmentation des forces contributives de la nation. Des travailleurs sobres produisent plus que ceux qui s’enivrent ; ils feront rendre davantage à leurs champs : dès lors, il sera facile d’exiger d’eux des impôts plus élevés.

La presse russe ne s’y est pas trompée. Elle a salué avec joie cette réforme, qu’elle qualifie de Victoire sur un fléau aussi dangereux que les Allemands. En même temps qu’il renonçait aux formidables rentrées que l’alcool assurait au Trésor, M. Bark énumérait les taxes qu’il se propose de relever : droits sur les immeubles urbains, les loyers ; impôt dit industriel ; droits sur les spiritueux, sur le papier à cigarettes, sur les assurances contre l’incendie, sur les transports des voyageurs et marchandises, sur les spectacles et divertissemens ; timbres de diverse nature, correspondance postale et télégraphique.

Voici le détail des modifications proposées : l’impôt sur le revenu des immeubles urbains serait porté de 6 à 8 pour 100 ; l’impôt par tente sur les tribus nomades, de 4 à 6 roubles. L’impôt dit industriel, qui frappe les opérations commerciales, les exportateurs, les courtiers et notaires de bourse, serait augmenté de 50 pour 100 ; les certificats de première guilde (classe de marchands) seraient portés de 75 à 100 roubles, et ceux de seconde guilde de 30 à 40 roubles. L’impôt sur les capitaux et l’impôt sur les bénéfices des entreprises qui publient des bilans serait augmenté de moitié, sans toutefois jamais dépasser 30 pour cent. Les entreprises non obligées à la publicité paieraient 7 pour 100 de leurs profits. Les droits sur les assurances seraient majorés de 50 pour 100 ; le prix du papier timbré augmenté, ainsi que le tarif des timbres proportionnels. L’accise sur les fabriques de bière serait de 6 roubles, au lieu de 3, par pond (environ 16 kilogrammes) de malt ; sur les allumettes elle serait doublée. Une surtaxe sur les billets de voyageurs serait établie en faveur de la Croix-Rouge, à raison de 20 copecks (centième de rouble) par billet de lre classe d’une valeur d’au moins 2 roubles ; de 15 copecks par billet de 2e classe d’une valeur de 2 roubles ; de 10 copecks par billet de 3e classe d’une valeur de 3 roubles.

Après avoir proposé ces augmentations, le ministre demande que les patrimoines de ceux qui seront morts au service de la Russie, dans la présente guerre contre l’Allemagne et l’Autriche, soient transmis à leurs héritiers libres de tout droit de succession.

Il suggère d’autre part l’établissement d’une taxe militaire, à réclamer de ceux qui sont libérés du service, ou versés directement dans la réserve ou la territoriale sans passer par l’armée active. Il demande le vote du projet d’impôt sur le revenu déposé à la Douma en 1913 et duquel il attend un rendement de 150 millions. Les augmentations seront temporaires et devront disparaître après la guerre : elles ne sont proposées que pour l’exercice 1915. Grâce à ces ressources, le budget ordinaire sera équilibré ; quant aux dépenses extraordinaires, elles seront prélevées tout d’abord sur l’encaisse du Trésor, qui sera reconstituée plus tard à l’aide d’emprunts. Dès maintenant, l’État a émis 300 millions de roubles de Bons du Trésor 5 pour 100, qui ont été entièrement souscrits par la seule place de Moscou.


II

L’un des traits particuliers de la politique financière russe a été le souci constant d’accumuler des disponibilités considérables. Sous le régime de l’autocratie, on estimait que le tsar devait toujours avoir à sa portée une sorte de trésor de guerre[2], qui lui permît de prendre plus librement ses résolutions en face de certaines éventualités. L’avènement du régime parlementaire n’a pas modifié la tradition. Les Russes sont d’avis qu’il vaut mieux contracter, en temps de paix, les emprunts destinés à garnir leurs caisses, que d’attendre les temps troublés, qui rendent les opérations de crédit plus difficiles. Non seulement le ministre des finances a constamment des centaines de millions à son crédit à la Banque de Russie, mais il a des dépôts à l’étranger, qui s’élèvent à des chiffres considérables. Au 1-14 août 1914, son avoir à la Banque était encore de 517 millions ; au 1-14 septembre, il était tombé à 231 millions, ce qui s’explique aisément par les dépenses de la mobilisation.

Au sujet des sommes dont le ministre pouvait disposer à l’extérieur, le discours qu’il a prononcé le 26 juillet-8 août à la Douma nous fournit les renseignemens les plus intéressans. Le 11-24 juillet, c’est-à-dire le jour où l’Autriche remit à la Serbie la note, désormais historique, qui mit le feu à l’Europe, M. Bark fit partir à l’instant même, pour Berlin, des fonctionnaires, chargés de retirer les titres que le gouvernement y avait laissés, et dont la valeur était d’une vingtaine de millions de roubles ; en même temps, il télégraphiait aux banquiers allemands, correspondans du Trésor, de remettre immédiatement l’avoir du Gouvernement, en partie à ses correspondans de Paris et de Londres, en partie à Saint-Pétersbourg, nous voulons dire Petrograd. Nous savons ainsi que, sur la seule place de Berlin, l’avoir russe atteignait 100 millions ; il devait être beaucoup plus élevé en France et en Angleterre. Au 1er janvier 1914, il s’élevait à un total d’un demi-milliard.

Cette situation de créancier donne au ministre russe une force singulière vis-à-vis des marchés monétaires. Il est bien vrai qu’une fraction des dépôts est régulièrement absorbée par le service de la Dette, dont la majeure partie est aux mains de porteurs étrangers ; mais, en règle générale, les vides creusés par le paiement des intérêts et de l’amortissement sont rapidement comblés, et le total des sommes disponibles est maintenu à un niveau élevé. C’est avec une vue prophétique de l’avenir que le ministre des finances attirait l’attention de la Douma et du Conseil de l’Empire, en leur présentant le budget de 1914, sur l’importance qu’il y a pour le Trésor à avoir des réserves disponibles, en quantités telles qu’il puisse faire face à de fortes dépenses imprévues : celles-ci, qui n’ont pu être envisagées lors de l’établissement du budget, doivent être néanmoins effectuées d’urgence dans l’intérêt de l’État. « La possession des disponibilités, » ajoutait M. Kokovtzoff, « qui consolide la situation financière de la Russie et écarte la nécessité de procéder à des emprunts à des époques parfois peu favorables à des opérations de crédit, est spécialement opportune, vu la situation actuelle des intérêts politiques des divers États. » Ces phrases auraient dû être prononcées et méditées au Palais-Bourbon au mois de décembre 1913, lorsque la Chambre rejeta le projet d’emprunt présenté par le ministère Barthou, dont le successeur déclarait, au mois de janvier suivant, qu’il n’avait pas besoin d’argent et que la Trésorerie était amplement garnie. Le contraste entre les deux politiques n’a pas besoin d’être souligné 1


III

La Banque de Russie est une Banque d’État. Son capital, de 55 millions de roubles, appartient tout entier au Trésor. Son gouverneur, ses directeurs, sont nommés par le ministre des finances, qui a rédigé les statuts, veille à leur exécution, et est en réalité le chef tout-puissant de l’institution. Il faut reconnaître, à la louange du comte Witte et de ses successeurs, que, non seulement ils n’abusèrent pas de leur autorité pour mettre la Banque au service du budget, mais que, après lui avoir donné une charte qui enfermait son droit d’émission dans des bornes très étroites, ils se sont tenus bien en-deçà de cette limite. Pendant de longues années, la circulation de la Banque de Russie a été inférieure à son encaisse, c’est-à-dire que le total des billets qu’elle avait mis en circulation n’atteignait pas celui de l’or qu’elle possédait, et dont la majeure partie repose dans ses caisses ; elle a continué d’en conserver une fraction à l’étranger, chez ses correspondans. Sauf pendant la guerre japonaise, la Banque n’avait pas, jusqu’à ce jour, fait usage du droit qu’elle a d’émettre du papier pour un montant dépassant de 300 millions son encaisse métallique. Au mois d’août 1914, elle a été autorisée à créer 1 500 millions de billets de plus. Le 14 septembre, elle n’avait encore mis en circulation que 2 553 millions ; elle possédait, à la même date, 1 844 millions de numéraire, qui correspondent à près des trois quarts, exactement 72,35 p. 100 des billets. C’est une proportion que plus d’une banque d’émission lui envierait.

La Banque de Russie aborde donc la guerre dans d’excellentes conditions : ayant, en temps de paix, suivi une politique des plus sages, et contenu sa circulation dans des bornes plus étroites encore que la Banque d’Angleterre, elle peut, sans crainte, faire un effort considérable à l’heure où celui-ci devient nécessaire. Elle rendra d’autant plus de services au Gouvernement qu’il ne lui en avait pas demandé jusqu’ici.

Le rouble ne doit pas être déprécié par rapport à l’or ; si quelque incertitude s’est manifestée à cet égard, au début du mois d’août, cela provint du fait que le marché des changes s’est trouvé brusquement désorganisé, on pourrait dire fermé, sur toutes les grandes places du monde. Aussitôt qu’il sera rétabli, — et nous pensons que cela ne tardera pas, — le rouble reprendra son cours, c’est-à-dire qu’il sera côté à la parité de l’or, comme il l’a été pendant la guerre japonaise. Le ministre des Finances a déclaré à la Douma que c’était à cause des moratoires institués sur les diverses places étrangères, qu’il avait cessé de délivrer des traites sur ces places, où le sort en eût été incertain. Dès qu’il reprendra ce service, ce sera une raison de plus de nous attendre avoir les fluctuations actuelles disparaître.

La Banque de Russie étant banque d’État, la totalité de ses bénéfices va au Trésor, pour lequel ils constituent un appoint qui n’est pas à dédaigner : le budget de 1914 ne l’évaluait pas à moins de 40 millions de roubles. Il prévoyait 5 millions et demi du chef des intérêts que le Trésor reçoit de ses correspondans étrangers, chez qui il a des dépôts ; un million et demi pour intérêts des titres appartenant à l’État ; une somme égale pour le bénéfice de la Section étrangère de la Chancellerie des opérations de crédit.

En dehors de la Banque de Russie, d’autres institutions gouvernementales méritent d’être signalées. Les deux plus importantes sont la Banque de la Noblesse et la Banque des Paysans, qui distribuent l’une et l’autre le crédit hypothécaire. Au 1er janvier 1913, la première avait émis pour 824 et la seconde pour 1 241 millions d’obligations. Les banques foncières privées par actions et les associations d’emprunteurs avaient, de leur côté, 2 956 millions d’obligations en circulation. Depuis l’année dernière, fonctionne une Caisse d’État de crédit communal et provincial, dont le titre indique l’objet. Elle remplit l’office dont se charge en France le Crédit foncier lorsqu’il fait des avances aux communes et émet des obligations communales.

Les banques par actions ont pris un très rapide essor en Russie, depuis le commencement du siècle. La plupart d’entre elles ont, avec le concours de la France, augmenté leur capital actions. Elles ont aujourd’hui plus de 600 succursales. Au 1er janvier 1913, ces établissemens, que la classification officielle désigne du nom de Banques de commerce, les sociétés de crédit mutuel et les banques municipales avaient escompté des effets pour 326 millions ; elles avaient, d’autre part, reçu des dépôts pour un total de 3 046 millions de roubles, plus de 8 milliards de francs.

Les opérations des Caisses d’épargne sont en grand progrès : au 1er octobre 1913, les dépôts s’élevaient à 1 625 millions. Elles emploient une partie de leurs ressources à faire des assurances sur la vie et des prêts aux institutions de crédit populaires. Celles-ci, qui comprennent des associations de crédit, de prêts et d’épargne, des caisses communales et des caisses de zemstvos (arrondissemens), se développent rapidement. De 1911 à 1913, leur chiffre d’affaires a plus que doublé, passant de 328 à 754 millions de roubles.


IV

La Russie est un pays agricole ; plus des quatre cinquièmes de sa population s’adonnent aux travaux des champs. Beaucoup des ouvriers de l’industrie sont même restés attachés au sol ; au moment de la moisson, les usines et les charbonnages perdent une partie de leur personnel, qui retourne au village pendant la période où un plus grand nombre de bras y est nécessaire. Le sort de la classe paysanne a été l’un des facteurs essentiels de l’évolution de la Russie depuis un demi-siècle. En 1861, l’empereur Alexandre II, aidé par Miloutine, entreprit la grande œuvre de l’affranchissement des serfs, à qui il distribua une partie des terres de l’Etat et aussi de la noblesse, qui fut d’ailleurs largement indemnisée. L’effet de cette réforme avait été de constituer presque partout une propriété collective, dont les parcelles n’étaient pas attribuées à titre définitif aux familles qui les cultivaient, mais donnaient lieu, à de certains intervalles, à de nouveaux partages. Il n’est pas nécessaire d’insister sur les inconvéniens d’une semblable organisation, dont le résultat inévitable était de décourager les efforts que les anciens serfs n’auraient pas manqué de faire s’ils fussent devenus propriétaires à titre définitif. Cette seconde partie de la réforme a été réalisée par le tsar Nicolas II. Une série de mesures ont été prises à cet effet. Non seulement les chefs de famille peuvent demander la transformation du mir, c’est-à-dire de la primitive commune dont le sol est indivis et dont les habitans sont solidairement responsables de l’impôt ; mais des facilités leur sont fournies par la Banque des Paysans, chargée à la fois d’acheter de nouvelles terres, de les leur revendre et de leur consentir des avances hypothécaires.

Depuis le 9-22 novembre 1906, date de la mise en vigueur de l’oukase impérial qui a transformé le régime de la propriété, jusqu’au 1er mai 1913, deux millions et demi de chefs de famille ont demandé à devenir propriétaires à titre individuel. Parallèlement s’est poursuivi un travail d’organisation agraire, qui avait pour but de réunir en un seul tenant les propriétés de communes, souvent dispersées sur des étendues considérables. Cette réunion se fait sans préjuger le mode ultérieur de jouissance des terres qui, suivant les cas, fermeront une propriété collective ou seront distribuées, à titre de propriété individuelle, entre les habitans. De 1907 à 1912, il a été vendu aux paysans 340 000 déciatines (371 000 hectares) de terres de l’État. De 1906 à la fin du premier semestre de 1913, la Banque foncière des Paysans a vendu ou cédé :


A des particuliers 2 436 000 déciatines.
A des associations et communes. 668 000
Sous forme d’échange ou de dons 137 000 —
Au total 3 241 000 déciatines.

En tenant compte des transactions faites, mais non encore parachevées, la totalité des terres distribuées par la flanque des Paysans approche de 4 millions de déciatines, c’est-à-dire les deux tiers de celles dont elle dispose. Ses opérations, en 1912, se sont soldées par un bénéfice de 8 millions de roubles, qui a été porté au fonds de réserve. Elle a puissamment aidé à l’exécution de la réforme.

L’influence de la législation nouvelle n’a pas tardé à se faire sentir. Dans leurs rapports annuels, les ministres des Finances ne cessent de se féliciter des résultats obtenus. Si la bienfaisante fermeture des débits d’alcool est maintenue, il est certain que, sous la double action de cette prohibition et de la transformation de la propriété collective en propriété individuelle, le rendement de la terre augmentera. Malgré la fertilité d’une partie de son sol, la Russie ne récolte encore à l’hectare qu’une quantité de grains bien inférieure à celle qui s’obtient dans le centre et l’ouest de l’Europe. Elle trouvera sans peine, dans une culture plus intense, le moyen de subvenir aux besoins d’une population rapidement croissante, sans cesser d’avoir tous les ans un excédent disponible pour l’exportation.

La Russie est parmi les grandes puissances celle qui présente la plus forte proportion de naissances, 46 pour 1 000 ; et, bien qu’elle ait aussi la mortalité la plus considérable, 29 pour 1 000, elle est celle dont la population s’accroît le plus rapidement, comme le démontre le tableau suivant :


Naissances Décès Excédent de naissances.
pour 1 000 habitans «
Russie 46 29 17
Allemagne 34 19 15
Royaume-Uni. 29 16 13
France 19 19 0

Au point de vue géographique, c’est en Sibérie et dans l’Asie centrale que le progrès a été le plus rapide : de 4 millions d’habitans en 1838, ces deux régions ont passé à 19 millions en 1912.

La récolte totale des céréales a été, en 1912, de 4 850 millions de pouds (environ 800 millions de quintaux), en augmentation de plus d’un sixième sur la moyenne des cinq années précédentes. L’exportation, qui s’est élevée à 547 millions de pouds, représente 11 pour 100 de la production.

Grâce au chiffre de sa population, la Russie trouve chez elle toutes les forces dont elle a besoin pour cultiver son sol. Elle exporte même chaque année un certain nombre de travailleurs, qui allaient notamment louer leurs services dans les provinces orientales de la Prusse, où la main-d’œuvre est insuffisante. Les Allemands reconnaissent que leur récolte de betteraves et de pommes de terre, les deux denrées dont la production est plus forte chez eux qu’en aucun autre pays, ne peuvent se maintenir au niveau actuel que s’ils sont assurés du concours d’ouvriers étrangers. Ceux-ci viennent en partie des territoires autrichiens de la Galicie et de la Bukowine, mais surtout de la Russie, qui en fournit à peu près un demi-million annuellement. Déjà avant la guerre, le gouvernement russe avait manifesté l’intention de s’opposer à cette émigration, ou tout au moins de la rendre plus difficile. Il considère, en effet, qu’il a besoin de garder le plus possible les travailleurs à l’intérieur de ses frontières, maintenant surtout que la transformation de la propriété va rendre la culture plus intensive et permettra de nourrir un plus grand nombre d’individus sur la même superficie de terrain. Les Allemands, de leur côté, voyaient dans les mesures que leurs voisins se proposaient de prendre une manœuvre destinée à influencer les négociations qui devaient s’ouvrir à propos du traité de commerce entre les deux Empires expirant le 31 décembre 1917. Ils prétendaient que la Russie voulait, de cette façon, obtenir un abaissement du droit d’entrée sur les céréales, en échange duquel elle aurait renoncé à mettre des barrières à la sortie des travailleurs.

En tout cas, il est intéressant d’enregistrer leur aveu que, sans cette coopération étrangère, ils ne sauraient continuer sur la même échelle les deux cultures qui couvrent une partie de leur territoire oriental. A la méthode intensive qui est maintenant appliquée dans ces provinces, et cela aussi bien par les petits propriétaires que par les grandes exploitations, il faudrait substituer le travail extensif : il en résulterait une baisse de la valeur du sol et un appauvrissement du pays.


V

L’industrie russe est de fondation récente. En dehors de la Pologne, qui était plus avancée sous ce rapport, il existait des lavages d’or en Sibérie, certaines usines sidérurgiques dans l’Oural, où l’on faisait du fer au bois, quelques fabriques à Petrograd, dans les ports de la Baltique et dans le Donetz. Mais le chiffre de la production du charbon et de l’acier, qui constitue la base de l’industrie moderne, était des plus modestes. Ce n’est que dans le dernier tiers du XIXe siècle qu’un changement notable s’est produit. Le signal a été donné par la découverte de gisemens pétrolifères d’une très grande richesse, particulièrement au bord de la mer Caspienne, dans la région de Bakou, et aussi dans celle de Grossny. On sait le rôle pris dans la vie moderne par cette substance précieuse, qui fournit la chaleur, la lumière et la force. L’empire russe est aujourd’hui au second rang parmi les producteurs ; avec les 560 millions de pouds (un peu moins de 10 millions de tonnes) que la statistique officielle accuse pour 1913, il vient après les Etats-Unis, qui en fournissent 32 millions, avant le Mexique, qui produit 5 millions, et la Roumanie, qui n’arrive pas à 2 millions de tonnes.

Des charbonnages existent dans la Pologne russe : ils sont le prolongement de ceux de la Silésie allemande et vendent le combustible aux fabriques qui occupent une partie de la population nombreuse et active de ce royaume. Des gisemens houillers importans ont été reconnus dans le sud de la Russie, particulièrement dans la région du Donetz. La production annuelle du charbon y est en progrès ininterrompu. Elle ne suffit pas encore à la consommation de l’Empire, qui importe tous les ans une certaine quantité de charbon anglais ; mais elle a provoqué la création, dans la région, d’usines fondées en grande partie par des capitaux français et belges. Toute cette province tend à s’industrialiser. Le tonnage de la houille extraite en Russie a été, en 1912, de 1887 millions de pouds, soit environ 31 millions de tonnes ; la production de la fonte, de 256 millions de pouds (plus de 4 millions de tonnes).

L’extraction et l’affinage du cuivre ont fait des progrès. Les centres principaux de cette industrie sont dans le Caucase et en Sibérie. La Société métallurgique du Caucase et celle de Spassky sont parmi les plus connues. La production a augmenté de moitié en deux ans : pour 1912, elle s’est élevée à plus de 2 millions de pouds, près de 38 000 tonnes.

Le total des usines et fabriques atteignait, en 1912, 17 356 établissemens, occupant plus de 2 millions d’ouvriers, qui recevaient un salaire moyen de 255 roubles par an. La valeur de la production était, d’après le ministère du Commerce et de l’Industrie, de 5 134 millions de roubles. Parmi les industries qui se développent, on peut citer celle du coton, qui emploie une proportion croissante de matière indigène, 57 pour 100 en 1912. Le Turkestan et le Transcaucase approvisionnent de plus en plus largement les filatures moscovites, qui importent de moins en moins de coton américain et égyptien. Le nombre de broches qui travaillent en Russie représente environ 7 pour 100 du chiffre mondial. La production du sucre a passagèrement diminué en 1912-13, 110 millions de pouds au lieu de 140 l’année précédente : il en est résulté une forte réduction des exportations.

La production d’or de la Russie, pour 1912, s’est élevée à 160 millions de francs. Celle du platine, dont elle a presque le monopole, à 337 pouds, d’une valeur d’environ 13 millions de roubles.

Quelque rapide qu’ait été la croissance de l’industrie depuis une vingtaine d’années, les chiffres de sa production sont encore peu de chose si on les compare à celle des Etats-Unis et de l’Angleterre, et si on les rapproche de l’immensité de son territoire et de sa population. Il y a là matière à un développement ultérieur qui devra être considérable. Parmi les centres houillers et métallurgiques, la Pologne seule parait s’être approchée de sa capacité de production normale. Le Donetz est encore susceptible de grands progrès. Les richesses de l’Oural et de la Sibérie ne seront mises en pleine valeur qu’au fur et à mesure de la construction des voies ferrées indispensables. Quand on songe que les Etats-Unis en ont près de 400 000 kilomètres et que la Russie n’a pas le cinquième de ce chiffre, on voit quelle marge est laissée à l’activité de nos alliés. La seule construction des voies nouvelles donnera aux usines existantes des commandes de rails et de matériel pour de longues années. Une fois achevées, ces lignes porteront la vie et la richesse dans une foule de régions encore presque inconnues.

L’industrie russe s’est développée à la faveur de tarifs protecteurs. Le gouvernement a cherché à favoriser la création, à l’intérieur de l’Empire, de fabriques et d’usines capables de servir les demandes indigènes. Le comte Witte, qui a travaillé activement dans cette direction, a exposé cette politique dans l’ouvrage qu’il vient de publier et qui reproduit les leçons données par l’ex-ministre des finances, de 1900 à 1902, à feu le grand-duc Michel Alexandrovitch, frère du tsar Nicolas II. Il s’est efforcé de mettre à la disposition des industriels un réseau de chemins de fer bien conçu, et d’établir des tarifs aussi modérés que possible, particulièrement adaptés à un pays où les distances sont énormes et où la règle de la proportionnalité des frais de transport au trajet parcouru doit recevoir de nombreuses exceptions. Il avait été si loin dans cette voie que les revenus du réseau de l’Etat en avaient souffert et qu’il a fallu, dans les derniers temps, relever certains tarifs, de façon que l’exploitation des chemins de fer donne un revenu raisonnable au budget.


VI

Le régime des chemins de fer russes a passé par des phases diverses. Beaucoup de lignes furent d’abord concédées à des sociétés privées, puis rachetées par l’Etat qui, à un moment donné, avait conçu le projet de se rendre maître de la totalité du réseau. Depuis le commencement du XXe siècle, il a reconnu que, devant l’immensité de la tâche restant à accomplir, il valait mieux ne pas refuser le concours des particuliers.

Dans son rapport sur le budget de 1914, le ministre des Finances, M. Kokovtsoff, déclarait que, comme il est impossible actuellement à l’Etat de construire à ses propres frais des voies ferrées dans les proportions que réclament les intérêts économiques de la Russie, il est désirable et nécessaire de faire participer à ces entreprises l’initiative et les capitaux privés. Aussi, dans le courant de 1912 et du premier semestre de 1913, le gouvernement a-t-il autorisé la création de treize nouvelles compagnies, à qui ont été concédées 4 764 verstes (environ 5 000 kilomètres). Pendant la même période, d’anciennes compagnies s’étaient vu attribuer 3 761 verstes (environ 4 000 kilomètres). Aux unes comme aux autres, le Trésor garantit le service de leur capital obligations. D’autres concessions, sans garantie, ont été accordées. L’Etat, de son côté, a entrepris la construction d’un grand nombre de lignes. En additionnant ces dernières, celles du réseau concédé, dont la construction a été autorisée pendant les dix-huit mois écoulés du 1er janvier 1912 au 30 juin 1913, celles en faveur desquelles la commission des nouveaux chemins de fer s’est prononcée pendant la même période, et les projets plus récens, on arrive à un total de 30 000 verstes (environ 32 000 kilomètres), dont le réseau s’augmentera d’ici à quelques années.

La longueur des lignes exploitées, en 1914, par le ministère des voies et communications, est de 43 720 verstes, dont 33 406 dans la Russie d’Europe et 10 314 dans la Russie d’Asie. Les recettes prévues étaient de 858 millions de roubles, soit 9 pour 100 de plus qu’en 1913 ; les dépenses d’exploitation, de 553 millions ; les travaux neufs et l’augmentation du matériel roulant de 124, au total 677, laissant un produit net de 181 millions.

Le réseau des compagnies particulières est d’environ 20 000 verstes. Beaucoup d’entre elles doivent à l’État une partie de leurs bénéfices nets, après que le service des obligations et, s’il y a lieu, des actions a été assuré aux termes des actes de concession. Grâce au développement du trafic, les sommes qui rentrent de ce chef au budget sont en progression rapide. Elles étaient presque nulles en 1908 ; elles sont portées pour 34 millions au budget de 1914. Une autre somme de 20 millions est prévue du chef des annuités que certaines Compagnies versent au Trésor, à titre de remboursement de capitaux avancés par lui, ou de garanties d’intérêt antérieurement payées.


VII

Le commerce extérieur de la Russie se solde régulièrement par un excédent d’exportations. La part principale de celles-ci est formée par les céréales : c’est donc de la récolte que dépend l’importance de cette balance, qui varie en effet selon les quantités de blé produites. ; Si nous remontons à une quinzaine d’années en arrière, nous voyons que le progrès, sous ce rapport, a été régulier de 1898 à 1902, 1e chiffre moyen dont les exportations dépassaient les importations était de 152 millions ; de 1903 à 1907, 369 millions ; de 1908 à 1912, 415 millions de roubles ; il a triplé en 15 ans. C’est avec son froment et d’autres denrées alimentaires que la Russie paie le coupon de ses rentes. Voici, pour 1912, la liste des principales exportations ; la valeur de chaque catégorie est indiquée en millions de roubles :


Millions de roubles Millions de roubles
Reports 559
Céréales 546 Beure 559
Viande fraîche 4 Œufs 84
Viande salée, fumée, séchée 4 Alcool 8
Volaille et gibier 5 Sucre 38
559 755

Viennent ensuite les exportations de produits bruts et demi-ouvrés, dont voici les plus importantes pour 1912 :


Millions de roubles Millions de roubles
Reports 433
Bois 152 Soie 5
Graines 47 Laine 11
Tourteaux 38 Naphte 38
Lin 108 Minerai de fer 4
Chanvre 17 Manganèse 12
Fourrures 22 Platine 16
Peaux 49
433 Total 517

Les exportations d’objets fabriqués et d’animaux, qui complètent les deux tableaux ci-dessus, ne portent que sur des quantités insignifiantes : la valeur n’en dépasse pas 4 pour 100 du total général pour la frontière d’Europe.

Les importations par la même voie se classent, par ordre de grandeur, en produits bruts et demi-ouvrés, objets fabriqués, produits alimentaires. La première catégorie comprend les laines brutes, la soie, le jute, les filés de coton, les engrais, le caoutchouc, les matières tannantes, les produits chimiques, la houille, la fonte, les matériaux de construction. La seconde consiste en machines, instrumens, automobiles, tissus de coton, objets en laine, soie, lin, chanvre, cuir, papier.

Les produits alimentaires comprenaient une assez grande variété de chapitres, parmi lesquels le thé tenait la première place : il figurait, en 1912, pour une trentaine de millions.

Le commerce asiatique se fait surtout, en ce qui concerne les exportations, par la frontière de terre entre le Caucase et la Perse, la mer Caspienne et la frontière qui sépare la Russie de la Chine orientale. Les importations arrivent en majorité par le rivage de l’Océan pacifique, la frontière russo-chinoise et la mer Caspienne. La valeur des exportations, en 1912, a été de 91 millions, et celle des importations de 135 millions de roubles. Ces dernières sont donc en excédent, à l’inverse de ce qui se passe sur la frontière européenne, où les premières, en 1911, l’ont emporté de 391 millions sur les secondes.


VIII

L’impression qui se dégage de cet examen de la situation économique russe est des plus réconfortantes. On peut la comparer à celle que donne l’allure de ses armées, nombreuses, calmes, inébranlables. La vie économique de l’immense Empire n’a pas été arrêtée. Sur tous les domaines, elle continue, ralentie dans certains cas, stimulée au contraire dans d’autres. Ni les récoltes ni les semailles n’ont souffert ni ne souffriront. L’industrie, conserve un personnel suffisant et travaille en moyenne aux quatre cinquièmes de sa capacité normale.

Le grand effort fait depuis vingt ans afin de créer des usines métallurgiques trouve sa récompense : la Russie produit dès maintenant la fonte dont elle a besoin. Deux faits importans viennent encore contribuer à ce bon état économique : la prohibition de la vente de l’alcool, qui empêche le paysan de dépenser ses roubles à acheter de la vodka et qui lui laisse de l’argent pour les dépenses utiles ; le haut prix des grains, que l’administration militaire contribue à maintenir par ses achats répétés et qui amène une véritable aisance dans les campagnes. D’autre part, les importations allemandes, qui s’élevaient en dernier lieu à 665 millions de roubles par an, étant arrêtées, les industriels russes ont le champ libre : ils ont peine à suffire aux commandes et obtiennent des prix rémunérateurs. Un de mes amis, qui est un des principaux manufacturiers de Moscou, m’écrivait, il y a peu de semaines : « Nous avons réussi à créer une industrie nationale, qui transforme les matières premières locales : cela nous permet aujourd’hui de continuer le travail dans les fabriques avec une diminution de 20 pour 100 seulement, correspondant au nombre d’ouvriers appelés sous les drapeaux. La Russie produit en temps normal 50 pour 100 du coton qu’elle file. Cette année, la récolte de cette plante en Asie centrale et en Caucase est supérieure de plus d’un cinquième à la moyenne. Nous n’importons plus d’Angleterre, pour les besoins des villes du littoral de la Baltique, qu’un appoint de 15 pour 100 de la quantité totale du charbon que nous consommons. »

Du côté des finances publiques, le tableau n’est pas moins rassurant. Le Trésor et la Banque d’Etat ont abordé la guerre avec des réserves telles que tous les débours de l’entrée en campagne se sont effectués avec la plus grande aisance ; on peut être assuré qu’il continuera à en être de même. Le stock d’or est égal à celui de la Banque de France : la solidité du billet russe est comparable à celle du billet français. La marche des banques particulières n’a pas été suspendue. Nous pouvons envisager l’avenir financier, sur les bords de la Neva, avec autant de sérénité que l’avenir militaire. L’armement économique de nos alliés ne le cède en rien à celui de leurs troupes. M. Bark et son prédécesseur, M. Kokovtzoff, ont aussi bien travaillé que leur collègue de la guerre, le général Soukhomlinow. La réforme capitale de la propriété paysanne a eu, sur l’ensemble de la population, un effet des plus heureux. Peu à peu les terres se divisent ; les grands propriétaires cèdent une partie des leurs ; l’administration des apanages, c’est-à-dire des biens de la couronne, et l’Etat, font des ventes considérables. Des millions de déciatines passent aux mains de chefs de famille qui, stimulés désormais par le sentiment de l’intérêt personnel, cultivent mieux, ne craignent pas de confier des engrais au sol qui ne sortira plus de leurs mains, et obtiennent des rendemens très supérieurs à ceux d’autrefois. La mise en valeur de la Sibérie aide beaucoup à ce développement de la propriété individuelle. Il se produit un fort mouvement d’émigration de l’Ouest à l’Est. Des agences officielles existent en Russie d’Europe. Les paysans, désireux de changer de résidence, s’adressent à elles, afin d’obtenir la permission d’envoyer des délégués examiner les territoires que le gouvernement leur désigne. Ils font, après avoir reçu le rapport de leurs mandataires, une demande, à la suite de laquelle il est accordé à chacun environ 120 hectares, qu’il n’a le droit ni de vendre, ni d’hypothéquer. Le domaine reste sa propriété aussi longtemps qu’il le cultive. Pour l’élevage des chevaux et du bétail, l’Etat accorde des concessions plus étendues et fournit des étalons.

Telle fut l’œuvre accomplie sous le ministère de M. Kokovtzoff. Son successeur, M. Bark, a eu le singulier courage, en pleine crise, de se priver d’une des recettes principales de son budget, parce qu’un intérêt supérieur lui commandait de prendre cette mesure hardie. Le budget de 1915, qui est en préparation, ne prévoit, pour les recettes de l’alcool, qu’un chiffre inférieur à 200 millions, c’est-à-dire le cinquième des estimations de l’année dernière. La différence serait demandée en partie à des monopoles nouveaux : allumettes, naphte, sel, tabac. Le ministre donne ainsi la meilleure preuve que la réforme est irrévocablement décidée et qu’elle sera exécutée. Il sera récompensé par les plus-values que lui apporteront les autres chapitres. Il pourra, sans craindre de surcharger les contribuables, leur imposer des taxes nouvelles, qui représenteront en partie ce qu’ils dépensaient en alcool. Une fois de plus le gouvernement russe aura su prendre, à l’heure décisive, l’initiative d’une mesure de salut public. S’il la maintient après la guerre, les conséquences bienfaisantes s’en étendront au-delà de la génération actuelle et hâteront le développement d’un empire, dont la puissance apparaît maintenant aux yeux du monde entier.


RAPHAËL-GEORGES LEVY.

  1. Ainsi que nous ne tarderons pas à le voir, une modification profonde va être introduite dans le budget par suite de la fermeture des débits d’alcool.
  2. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1913, notre étude sur Les États banquiers.