La Situation économique de l’Alsace

Revue des Deux Mondes tome 54, 1882
Jules Clavé

La situation économique de l’Alsace


LA
SITUATION ÉCONOMIQUE
DE L’ALSACE

Études statistiques sur l’industrie de l’Alsace, par Ch. Grad, député au Reichstag, 2 vol. in-8o ; 1879-1880.

L’Alsace ! qui donc y songe encore en France ? Qui donc y songe, sinon, les Alsaciens eux-mêmes, qui portent toujours dans leur cœur le deuil de leur patrie, qui ne peuvent entendre prononcer son nom sans sentir leurs paupières s’humecter ? Les sentimens qu’ils éprouvent pour ceux que la fortune des armes a faits leurs maîtres n’ont pas changé et ne sont un mystère pour personne ; ils sont aujourd’hui ce qu’ils étaient au lendemain de la conquête, alors que M. Teutsch a lancé du haut de la tribune du Reichstag, au nom de ses compatriotes, la véhémente protestation qui a posé devant l’Europe la question alsacienne et qui, quoi qu’on fasse, est devenue un document dont la diplomatie ne peut faire abstraction. Ils sont ce qu’ils étaient quand M. le pasteur Lichtenberger, dans la chaire de Saint-Nicolas, à Strasbourg, s’en est fait l’interprète en face de l’état-major prussien venu pour l’entendre, dans des termes qu’il faut reproduire : « Violemment arrachés à notre patrie, s’écriait-il, à la suite d’événemens que nul n’a pu prévoie, placés soudain sous un régime si nouveau avec un horizon et des perspectives si inattendues, il nous semble vraiment être dans l’exil… Nous ne cesserons dans nos consciences de protester en faveur du droit contre l’injustice, ne fût-ce que pour en rendre le retour plus difficile ; nous ne cesserons du fond de nos cœurs d’être fidèles à notre patrie véritable avec le regret douloureux d’en être séparés, et nous le ferons doublement, comme hommes et comme chrétiens, car il est temps enfin de montrer que l’évangile ne se fait pas complice de la violence et qu’il ne prêche pas, en face des triomphes de la force, une soumission qui ne serait que de la complaisance ou de la lâcheté… »

Les Allemands ont conquis le pays, ils n’ont pas conquis les âmes. Les Alsaciens le prouvent par leurs actes plus encore que par leurs paroles. Les uns, pour rester Français, ont quitté le sol qui les avait vus naître et sont devenus des étrangers dans leur propre pays. Industriels, avocats, professeurs, médecins, ils ont rompu avec leurs habitudes, brisé leurs liens de famille, abandonné leurs affaires et recommencé une nouvelle carrière plutôt que de paraître accepter une domination qui leur est odieuse. Les autres, plus méritans peut-être, sont restés sur place ; ils ont consenti à subir le contact des vainqueurs, à se laisser arracher jusqu’à leur langue pour conserver en Alsace l’élément français que l’invasion germanique menace d’étouffer, pour défendre les intérêts de la province et pour porter jusque dans les conseils de l’Empire leur protestation contre la violence et l’arbitraire. Quoi encore de plus simplement héroïque que la conduite de ceux qui, retenus sur le sol natal par la nécessité de pourvoir aux besoins de leur famille, lorsque l’heure arrive pour leurs fils d’entrer au service, les envoient au-delà de la frontière pour ne pas les voir incorporer dans l’armée allemande ? Ils savent qu’en agissant ainsi ils seront condamnés à une forte amende, qu’ils se séparent de leurs enfans pendant de longues années, qu’ils mourront peut-être sans que ceux-ci viennent leur fermer les yeux. Ils n’hésitent pas cependant parce qu’ils veulent donner à leur ancienne patrie ce gage suprême de leur attachement. Pour ne pas faire retentir le monde de leurs lamentations, les Alsaciens sont-ils moins dignes d’intérêt que les peuples pour lesquels la France a gaspillé son or et son sang ? S’il reste à celle-ci des témoignages de sympathie à donner après ceux qu’elle a prodigués aux opprimés des deux mondes, qu’elle les garde pour ses anciens sujets, qui, eux du moins, lui en auront quelque reconnaissance.

Lorsqu’on parle de l’Alsace, c’est toujours au point de vue français qu’on se place ; mais peu de personnes connaissent la situation que la conquête a faite à cette malheureuse province ; et nous ne voulons pas parler ici de la question de sentiment, mais de la situation matérielle qui, pour le grand nombre, est de beaucoup la plus importante. Si l’on veut s’en rendre compte, il faut lire l’ouvrage que M. Grad vient de publier sous le titre : Études statistiques sur l’industrie de l’Alsace, dans lequel il nous montre ce que celle-ci était sous le régime français et ce qu’elle est sur le point de devenir sous le régime allemand. M. Grad est, parmi les députés de l’Alsace au Reichstag, un de ceux qui ont pris leur mission le plus à cœur. Toujours sur la brèche quand l’intérêt de son pays est en cause, il ne cesse de protester contre l’arbitraire auquel il est soumis et de réclamer les mesures qui peuvent améliorer sa situation. C’est avec cette pensée patriotique, et sur la demande même des autorités allemandes, qu’il a écrit son livre. Il n’y a apporté aucun parti-pris et s’est abstenu avec soin de toute récrimination ; il s’est borné à une description de l’Alsace et des industries qui en faisaient la richesse en s’appuyant sur des chiffres officiels, dont l’éloquence ne laisse rien à désirer, et si, dans plus d’une page, il laisse percer le regret des jours passés, il l’exprime avec une profonde tristesse, mais sans aucune acrimonie. Ce livre fait non-seulement connaître ce que la France a perdu avec cette province, mais aussi ce qu’a perdu celle-ci en cessant d’être française. Nous pensons qu’il n’est pas sans intérêt d’en donner une idée aux lecteurs de la Revue.


I

Si d’un des points culminans du versant oriental de la chaîne des Vosges et tournant le dos à l’arête principale, vous promenez vos regards autour de vous, vous apercevez d’abord à vos pieds les cimes boisées des montagnes qui se succèdent comme les values de la mer qu’une forte brise fait moutonner ; un peu plus loin, vers l’est, apparaissent des coteaux plantés de vignes, au milieu desquelles pointe parfois le clocher de quelque bourg caché dans un repli de terrain ; puis au-delà, une plaine unie comme un lac, couverte, suivant les cultures, de taches vertes ou jaunes, parsemée de villages et bordée par le Rhin qui déroule son ruban d’argent sur notre ancienne frontière. Au-delà du fleuve, les montagnes de la Forêt-Noire estompent sur le ciel leurs contours indécis ; à gauche, dans la brume, la cathédrale de Strasbourg projette son aiguille élancée, tandis que bien loin, sur la droite, les cimes neigeuses de l’Oberland bernois et du Mont-Blanc profilent leur silhouette sur l’horizon. C’est l’Alsace que vous avez devant vous ! Elle forme un rectangle de 200 kilomètres de long sur 40 de large, qui comprend la plaine située entre le Rhin et les Vosges, depuis Belfort jusqu’à Wissembourg, ainsi que les rameaux qui se détachent de la chaîne principale. Ces rameaux courent perpendiculairement au fleuve en formant des vallées qui s’évasent à mesure que les montagnes elles-mêmes diminuent de hauteur.

La plaine qui est absolument unie, et de quelques mètres seulement au-dessus du niveau du Rhin, est arrosée dans presque toute sa longueur par la rivière de l’Ill, qui, prenant sa source dans le Jura, coule parallèlement au fleuve, dans lequel elle se jette près de Strasbourg, après avoir reçu dans sa course les eaux des rivières qui débouchent des vallées latérales. Le sol de la plaine est formé de limon, de sable ou de graviers déposés, soit par le Rhin lorsqu’il coulait à pleins bords entre les deux chaînes des Vosges et de la Forêt-Noire, soit par ses affluens, alors qu’alimentés par les glaciers ils roulaient dans leurs eaux les matières arrachées des montagnes. Lorsque le gravier domine, le sol est aride et couvert de bois, mais partout où il est composé de limon ou lehm rhénan, il est très ferrite et produit des céréales, du maïs, des choux, du tabac, toutes pentes qui dénotent une végétation vigoureuse et une culture perfectionnée.

Entre la plaine et la montagne s’étend une zone de collines d’une largeur variable qui les relie l’une à l’autre. Ces collines, dont la hauteur varie de 300 à 400 mètres, sont formées de dépôts tertiaires alternant parfois avec les couches de grès, de calcaire jurassique ou de trias. Elles sont le plus souvent couvertes de vignobles cultivés avec soin et dont les produits peuvent rivaliser avec ceux de la rive droite au Rhin.

La zone montagneuse comprend la partie orientale de la chaîne des Vosges et de ses ramifications ; elle est de formation granitique dans la partie centrale, où se trouve le point culminant, le Ballon de Guebwiller, qui atteint l’altitude de 1,400 mètres, et passe au grès vers le Nord, où les montagnes s’abaissent avant de se relier à celles du Hundsruck et du Palatinat. Les vallées, évasées vers la plaine, se rétrécissent à mesure qu’on les remonte ; les pentes deviennent plus abruptes, les champs cultivés font place d’abord aux prairies, puis aux forêts de hêtres et de sapins qui tapissent les flancs des montagnes, dont les sommets arrondis, souvent dénudés, sont parfois couronnés par les ruines de quelque vieux château féodal.

Plaine, coteaux et montagnes, voilà l’Alsace, dont la population varie avec chacune de ces zones. Dense et accumulée en nombreux centres dans la plaine et à l’orifice des vallées, elle se groupe en villages épars au milieu des vignobles et s’égrène en fermes isolées dans les montagnes. Sans vouloir remonter aux origines, nous nous bornerons à dire, que l’Alsace, habitée alors par des tribus celtiques ou germaines, fut conquise par les Romains et incorporée aux provinces gauloises soumises à leur domination ; qu’envahie par les Francs, puis par les Huns, elle fit partie de l’empire de Charlemagne ; qu’après la mort de celui-ci, placée sur les confins des deux royaumes, elle a été le théâtre des luttes de ses successeurs et subit des fortunes diverses ; qu’elle a été ensuite divisée et morcelée en un grand nombre de principautés à peu près indépendantes et qu’à proprement parler, ce n’est que depuis sa réunion à la France que ses élémens se sont groupés et qu’elle est née à la vie politique[1]. À partir du jour où la proclamation des droits de l’homme a jeté les bases de la société moderne, l’Alsace se sent indissolublement liée à ce pays, elle prend part à toutes ses luttes ; le sang de ses fils coule à flots sur les champs de bataille, et les généraux qu’elle a enfantés entrent en vainqueurs dans toutes les villes de l’Allemagne dans laquelle ils ne reconnaissent pas leur patrie. Ce n’est pas dans la poussière des parchemins qu’il faut chercher pour un peuple les titres de son existence, ce n’est pas par des argumens de procureur qu’on prouve sa nationalité, c’est en voyant quelles sont ses aspirations et ses sympathies. Pour l’Alsace, la réponse n’a jamais été douteuse, et à toutes les époques de son histoire, elle a montré son aversion pour la domination allemande.

Le dernier recensement fait sous le régime français) celui de 1866, portait à 1,119,254 habitas la population des deux départemens du Haut et du Bas-Rhin, soit 129 par kilomètre carré, dont 833,000 catholiques, 250,000 protestans de divers cultes, et 36,000 israélites. Au point de vue économique, on comptait 498,000 agriculteurs, 450,000 individus vivant, à des titres divers, de l’industrie, le surplus appartenant au commerce, à l’armée, ou aux professions libérales. Depuis l’annexion, les circonscriptions ont été modifiées. 159,740 Alsaciens-Lorrains ont opté pour la nationalité française et ont dû quitter leurs foyers, où ils ont été remplacés en partie par des Allemands. C’est le nombre des hommes de 20 à 25 ans qui a surtout diminué parce que l’émigration en est continue. Sur 111,152 jeunes gens qui, de 1871 à 1874, avaient été appelés ; 27,000 seulement se sont présentés et 10,000 ont été jugés aptes au service, les autres avaient émigré ou étaient atteints d’infirmités ; aussi le nombre des mariages, comparé à ce qu’il était jadis, a-t-il été sensiblement réduit.

Cette population, par suite des invasions auxquelles le pays a été exposé, est très mélangée ; mais, prise dans son ensemble :, la race germanique paraît prédominer dans la plaine, la race celte dans la montagne. Les habitans de la plaine, dont le type d’ailleurs est loin d’être uniforme, ont la tête plus courte et plus large, les pommettes plus avancées que ceux de la montagne ; ceux du Bas-Rhin sont plus grands, plus pacifiques que ceux du Haut-Rhin, dont le langage devient plus dur, les mœurs plus rudes et le caractère plus énergique à mesure qu’on se rapproche de la Suisse ; ils diffèrent beaucoup les uns et les autres des Allemands du duché de Bade, qui sont blonds avec des yeux bleus. Plus remuans, plus actifs que ces derniers, les Alsaciens descendent des Francs qui se vantaient déjà de mieux aimer la liberté que les autres tribus germaniques. Dans les villes comme Strasbourg et Mulhouse, le mélange de sang étranger a sensiblement altéré le type primitif ; mais ce qui fait le caractère d’un peuple, ce n’est pas seulement la race, c’est aussi le milieu ; aussi ce caractère est-il à peu près partout le même. Doué d’un grand esprit d’indépendance, ne se considérant comme l’inférieur de personne, l’Alsacien a l’amour de la justice et de l’égalité ; il respecte la loi en tant qu’elle consacre le droit, et l’autorité en tant qu’elle ne couvre pas l’arbitraire. Froid et réservé, il ne parle que quand il a quelque chose à dire, et n’agit que quand il a quelque chose à faire. Un peu terre à terre, il ne se laisse pas emporter par son imagination, et son bon sens légèrement narquois fait rapidement justice aussi bien des rodomontades méridionales que des quintessences philosophiques d’outre-Rhin. Les ouvriers eux-mêmes n’ont pas l’esprit révolutionnaire, ils ne lâchent pas facilement la proie pour l’ombre et ne se soucient pas de jouer le rôle de marionnettes entre les mains invisibles qui tirent les ficelles.

C’est à cet esprit d’indépendance et d’examen qu’il faut attribuer en partie le succès de la réforme en Alsace ; mais ce succès n’a pas été comme dans d’autres provinces une cause de persécutions. Les catholiques et les protestons vivent côte à côte dans les meilleurs termes, mais par les mêmes intérêts, souvent par des liens de famille, et partagent parfois le même temple pour rendre au Dieu de lumière, chacun à sa manière, les hommages qui lui sont dus. Moins intime est l’union avec les juifs, bien que ceux-ci aussi soient mêlés à la vie commune, où, sauf d’honorables exceptions, ils jouent le rôle d’actifs et souvent peu scrupuleux intermédiaires. À l’affût de toutes les affaires, au courant de tous les besoins, ils s’interposent dans toutes les transactions en y prélevant leur profit. Ils avancent des fonds au paysan qui veut s’arrondir, et quand, après deux ou trois renouvellemens onéreux, celui-ci est dans l’impossibilité de les rembourser, ils le font exproprier, rachètent la terre à vil prix et la revendent ensuite le plus cher qu’ils peuvent. C’est à cette manière de comprendre le crédit agricole que bien des fortunes doivent leur naissance. La nature de leur commerce, qui spécule sur les malheurs privés, les fait tenir en suspicion, et les expose, dans les momens d’effervescence, à des violences dont du reste ils ne gardent pas rancune. Ils laissent passer la bourrasque, secouent les oreilles et recommencent bientôt leur œuvre ténébreuse.

Laborieuse et énergique, la population de l’Alsace a réussi à faire de ce pays l’un des plus prospères du monde. Sauf dans la montagne, il n’y existe pas de fermes isolées ; les habitans, forcés de se défendre contre les dévastations des gens de guerre, se sont de bonne heure groupés en hameaux et en villages, dont beaucoup conservent encore les vieilles murailles qui les protégeaient autrefois. Cette distribution, nuisible aux opérations agricoles, n’empêche pas cependant que la culture, surtout dans le Bas-Rhin, n’y soit très avancée. La propriété y est extrêmement morcelée, puisque ce département ne compte pas moins de deux millions de parcelles, dont beaucoup n’ont que quelques ares d’étendue ; mais aucune d’elles n’est laissée inculte. Les landes et les pâtis, si nombreux sur d’autres points de la France, ont complètement disparu ; et le sol, grâce au labeur des habitans, est porté à son maximum de production ; aussi le prix des terres, comme celui des locations, y est-il fort élevé. Outre les céréales, la plaine d’Alsace produit des plantes industrielles, la garance, le pavot, le colza, le lin, le chanvre, le tabac, le houblon ; toutes cultures qui sont très productives. Le colza et le pavot rendent en moyenne de 500 à 600 francs par hectare, le chanvre et le lin environ 1,600 francs, le houblon et le tabac[2] plus de 2,000 francs. Les produits animaux ne répondent pas à ceux de la terre. Le bétail est insuffisant et peu perfectionné ; la race bovine, qui compte 300,000 têtes, est petite et mal conformée ; la race chevaline représentée par 78,000 sujets, est sans aucune distinction ; quant à la race ovine, elle ne dépasse pas 96,000 têtes, l’extrême division de la propriété faisant obstacle à son développement.

L’enquête agricole, faite en 1866 par MM. Lefebure et Tisserand, porte à 195,000,000 de francs le total de la production agricole de l’Alsace, dont 148,000,000 de francs pour les produits végétaux et 47,000,000 de francs pour les produits animaux. Ces chiffres représentent un rendement brut de 223 francs par hectare, c’est-à-dire supérieur au rendement moyen de l’Angleterre elle-même, qui n’est que de 147 francs. Bien que le revenu net y soit moindre que dans ce dernier pays, à cause de la main-d’œuvre qu’entraîne le morcellement de la propriété et que réclame la culture industrielle, la situation prise dans son ensemble est préférable en Alsace, parce qu’un plus grand nombre de personnes y vivent du produit de la terre.

Quiconque, dit M. Grad, dans l’ouvrage auquel j’ai emprunté la plupart des chiffres qui précèdent, voudrait avoir une idée juste de l’exploitation agricole de la plaine, devrait visiter le Kochersberg. C’est un canton situé au nord-ouest de Strasbourg, que sa fertilité fait appeler le grenier de l’Alsace et dont la population dépasse le chiffre de deux cents habitans par kilomètre carré. Les villages sont spacieux, rapprochés les uns des autres, réunis par des routes bordées d’arbres à fruits. Les maisons, avec leurs toits aigus ou avancés, avec leurs balcons en bois découpé et sous lesquels se déroulent des guirlandes d’épis de maïs ou de feuilles de tabac, avec leurs fraîches peintures et leur aspect de propreté, avec leurs habitans aux mœurs un peu rudes, mais d’une constitution vigoureuse, montrent tous les indices de la prospérité, de l’aisance et du bonheur domestiques. Granges et étables s’élèvent avec le rucher, le poulailler, le pigeonnier au fond d’une vaste cour ombragée de noyers. Derrière la maison s’étend le verger plein d’arbres à fruits et le jardin, où croissent, à côté des légumes ordinaires, la chrysanthème rouge ou jaune, le tournesol, la rose trémière, le thym, le romarin, où la vigne couvre de ses pampres les murs exposés au soleil. Dans les rues vaguent des troupeaux d’oies destinées à la fabrication de ces pâtés dont Strasbourg avait jadis le monopole, et dont l’invention est due au cuisinier du maréchal de Contades.

Autant les villages du Kochersberg, ajoute M. Grad, sont spacieux, autant les bourgs du pays vignoble sont étroits et resserrés. Kaysersberg, Turckheim, Obernai, ces anciennes villes impériales, sont étreintes par de hautes murailles aujourd’hui croulantes ; leurs rues étroites et tortueuses sont bordées par des maisons sombres, à pignons pointus et avançant sur la voie publique. Elles sont habitées par des familles qui jouissent presque toutes d’une honnête aisance due à la culture de la vigne. La zone du pays vignoble occupe la lisière de coteaux qui s’étend de Thann à Mutzig, le long du versant oriental de la chaîne des Vosges ; elle s’élève quelquefois dans la montagne, où elle empiète sur la région des forêts et descend dans la plaine, où elle dispute le terrain aux céréales. Sur toute cette étendue, pas un coin de terre, pas une anfractuosité apte à porter un cep n’échappe à cette culture, qui réclame des travaux incessant. Sur les 515,000 hectares qui, les forêts exceptées, sont en Alsace livrés à l’agriculture, 25,000 hectares environ sont occupés par la vigne, et nulle part celle-ci n’est plus belle ni mieux soignée. Dans certaines parties, elle donne jusqu’à 100 hectolitres par hectare et un revenu brut de 1,000 à 1,500 francs ; elle fait vivre le quart de toute la population agricole. Quelques-uns des crus, surtout dans le Haut-Rhin, ont une réputation méritée et peuvent soutenir la comparaison avec le tokay et les meilleurs vins du Rhin. C’est à conserver et à améliorer la qualité de leurs produits que les vignerons alsaciens devraient s’appliquer plutôt qu’à en augmenter la quantité, comme ils ont depuis quelque temps tendance à le faire. Ils y avaient été amenés par l’espoir de soutenir la concurrence que leur faisaient, avant l’annexion, les vins du Midi. Impuissans aujourd’hui à lutter contre celle des eaux-de-vie frelatées de l’Allemagne du Nord, ils doivent chercher à se tirer d’affaire par des produits de qualité supérieure.

Dans la zone montagneuse, le fond des vallées est le plus souvent à l’état de prairies, dont 25,000 hectares seulement sont irrigués. C’est à peine la sixième partie de ce qui pourrait l’être, si, comme M. Herzog l’a fait au lac Blanc et au lac Noir, on établissait des barrages pour emmagasiner les eaux surabondantes de l’hiver, afin de les utiliser pendant l’été aux irrigations. Les pentes des montagnes sont en général couvertes de forêts dont l’étendue totale est de 295,250 hectares. Un tiers de celles-ci occupe dans la plaine les parties sablonneuses ou caillouteuses impropres à toute culture ; telles sont les forêts de Haguenau et de la Harth ; les deux autres tiers sont en coteaux ou en montagne. Sur les premiers, elles se montrent sous la forme de taillis de chênes et de châtaigniers ; mais, à mesure qu’on s’élève, apparaissent les hêtres, les épicéas et les sapins qui grimpent jusqu’au point où, la végétation arborescente venant à disparaître, il ne reste plus que des bruyères et des graminées sur les sommets arrondis. Vue à vol d’oiseau, la chaîne des Vosges, sur ses deux versons, offrirait aux regards un massif de forêts de 500,000 hectares formant une mer de verdure au milieu de laquelle se détachent en îlots d’un vert moins sombre les pâturages des hautes cimes. Ces pâturages, appelés chaumes, dont l’herbe est exceptionnellement savoureuse, sont fréquentés pendant l’été par les vaches des fermas voisines qui produisent ces fromages odorans connus sous les noms de munster et de génomé. Au prix de 160 francs les 100 kilogrammes que se vendent ceux-ci, chaque vache peut donner année moyenne un revenu de 250 francs à 300 francs.

Les forêts, autrefois inaccessibles faute de routes, ont acquis depuis quelques années une valeur considérable, et il n’est pas rare de rencontrer des massifs de sapins et d’épicéas qui valent jusqu’à 50,000 francs par hectare. Un grand nombre de ces forêts sont communales et contribuent par leurs produits à l’aisance des habitans. Malheureusement la grande densité de la population a eu pour effet de pousser aux défrichemens et de faire mettre en culture certaines parties élevées qu’il eût mieux valu laisser à la végétation arborescente. On regrette de voir des fermes et même des hameaux disséminés sur les hauteurs et de maigres champs de seigle ou de pommes de terre mordre la lisière inférieure des forêts à une altitude où celles-ci seraient mieux à leur place.

Si riche que soit l’agriculture de l’Alsace, elle serait impuissante à nourrir la population qui l’habile, si celle-ci ne trouvait dans l’industrie des élémens de subsistance qui s’ajoutent à ceux que la terre peut lui procurer.


II

Ce n’est pas sans surprise que le voyageur, en parcourant l’Alsace, rencontre d’importans centres industriels dans les vallées étroites et retirées, éloignées des canaux et des chemins de fer, où le charbon ne peut pénétrer et d’où les produits fabriqués ne peuvent sortir qu’au prix de transports onéreux. C’est là cependant que l’industrie alsacienne, pendant longtemps si prospère et si renommée, a pris naissance ; c’est là que se sont développées les manufactures de Wesserling, de Massevaux, de Guebwiller, de Munster, d’Orbey, de Sainte-Marie-aux-Mines, de Schirmeck, attirées par le bas prix de la main d’œuvre et par la possibilité d’utiliser la force motrice des cours d’eau. Plus tard, lorsque les machines remplacèrent le travail de l’homme et que, j pour les faire mouvoir il fallut de grandes quantités de charbon, ces avantages disparurent ; la facilité des transports devint alors la question capitale, et ce fut dans la plaine que furent créés les nouveaux établissemens où ils se groupèrent dans des centres comme Mulhouse, Colmar, Cernay, Bischwiller. Ces localités, il est vrai, sont elles-mêmes éloignées des ports de mer qui leur expédient les matières premières, des charbonnages qui leur fournissent le combustible, des marchés où se consomment leurs produits ; si cependant elles ont prospéré, cela tient donc bien plutôt aux aptitudes industrielles de la population, maîtres et ouvriers, qu’aux avantages naturels dentelles jouissaient.

Des diverses industries alsaciennes, l’industrie cotonnière est de beaucoup la plus importante, car elle embrasse toutes les opérations par lesquelles le coton brut, tel qu’il est expédié des pays producteurs, est transformé eu cette multitude de tissus si variés qui, soit à l’état pur, soit mélangés de soie ou de laine, sont destinés à satisfaire à nos besoins les plus vulgaires comme aux exigences du luxe le plus raffiné. Elle comprend la filature, le tissage, la teinture, l’impression et les multiples applications de chacune de ces opérations.

L’industrie du coton en France ne date que de la seconde moitié du XVIIe siècle. En 1668, il y fut importé du Levant par la voie de Marseille 220,277 kilogr. de coton en laine et 709,783 kilog. de coton filé ; en 1750, l’importation du coton en laine s’élevait à 1,875,000 kilogr. et celle du coton filé à 986,343 kilogr. ; en 1869, avant nos malheurs, on a importé pour 331,200,000 francs de coton en laine et pour 12,800,000 francs de coton filé ; et exporté pour 70,100,000 francs de tissus de coton. L’Alsace, où cette industrie ne s’implanta que vers le milieu du siècle dernier, a été pour beaucoup dans ce prodigieux développement, car elle occupait à elle seule, à cette dernière date, 80,000 ouvriers avec un matériel de 1,700,000 broches à filer, 40,000 métiers à tisser, 124 machines pour l’impression des toiles et une force motrice de 18,000 chevaux.

La première opération à faire subir au coton en laine, après le nettoyage et le cardage, est celle de la filature ; elle a pour objet d’étirer les fibres, comme le laminoir étire le métal en fusion, en leur donnant par la torsion une grosseur uniforme et la force de résistance nécessaire. Autrefois le coton, comme tous les autres textiles, était filé à la main ; mais l’invention de la Mule-Jenny par Arkwright en permettant l’emploi de la machine, donna à cette industrie une impulsion énorme que développèrent les perfectionnemens qui y furent successivement apportés, et que les industriels alsaciens s’empressèrent d’appliquer aussitôt leur apparition. L’introduction de cette machine en France ne fut pas cependant une petite affaire, car le gouvernement anglais avait prohibé l’exportation de ses métiers de filature ; ce ne fut que peu à peu et par pièces détachées qu’on parvint à se les procurer, et c’est à partir de 1836 seulement que les constructeurs français purent rivaliser avec les constructeurs anglais.

Pour se rendre compte des progrès réalisés, il faut avoir vu fonctionner ces métiers automatiques qu’un seul enfant suffit à conduire et dont chaque broche représente le travail de 100 fileuses au fuseau. À ce compte, les 72,000,000 broches existant dans le monde font le travail de 7,200,000,000 ouvrières, tandis qu’il n’y en a pas plus de 800,000 employées aujourd’hui à cette besogne. Ce n’est pas seulement par l’accroissement de la production que le progrès s’est manifesté, c’est aussi par la qualité des produits, puisqu’on est arrivé à obtenir des fils d’une régularité parfaite et d’une ténuité qu’on ne pouvait obtenir autrefois et qui servent à la fabrication de ces mousselines dont nos ancêtres n’avaient pas idée. « Merveilleux effets des machines, dit avec raison M. Grad, qui deviennent ainsi des instrumens de richesse en même temps que d’émancipation. » Quand les femmes et les enfans de nos vallées des Vosges filaient le coton à la main, ils recevaient un salaire de 18 sous par livre de filé : soit 30 ou 40 centimes par jour. Aujourd’hui, l’ouvrier fileur gagne de 3 fr. 50 à 4 fr. 50, les femmes de 1 fr. 50 à 2 fr. et les enfans 1 fr. ; et ils jouissent en outre d’un bien-être que ne connaissaient pas leurs pères.

Les ateliers bien tenus, comme ceux de Logelbach appartenant à M. A. Herzog, remplissent en effet toutes les conditions de salubrité désirables. Ils sont bâtis en rez-de-chaussée, spacieux, éclairés par en haut, ventilés et arrosés de façon qu’il y règne une température uniforme. Ils sont d’une extrême propreté, pourvus de vestiaires et de fontaines où les ouvriers peuvent changer de vêtemens et faire leurs ablutions. À la plupart d’entre eux sont annexés des écoles, des hospices et des institutions de prévoyance, qui prouvent la sollicitude des patrons pour les besoins moraux de leurs ouvriers aussi bien que pour leurs besoins matériels. La plus ancienne filature d’Alsace est celle de Wesserling, qui fut fondée en 1803 ; mais elle n’est pas la plus ancienne de France, car il en existait à Amiens depuis 1773. Après celle de Wesserling s’élevèrent successivement celle de Bollwiller en 1804 à M. Lischy-Dollfus ; en 1805, celle de Willer à M. Isaac Kœchlin ; en 1807, celle de Massevaux à M. Nicolas Kœchlin : en 1817, celle de Guebwiller à M. Nicolas Schlumberger et Cie, en 1818, celle de Logelbach à M. Herzog ; puis vinrent celles de Mulhouse, de Schirmeck, etc. Toutes ces filatures sont à la hauteur des derniers progrès réalisés et peuvent lutter avec celles de l’Angleterre pour la perfection des produits et la finesse des filés. Quelques-unes même ont des spécialités où elles sont sans rivales ; c’est ainsi que celle de Dornach, près de Mulhouse, appartenant a la maison Dollfus-Mieg, fabrique des fils à coudre connus du monde entier sous le nom de fils d’Alsace.

Ainsi que nous l’avons dit, l’ensemble des filatures alsaciennes comprenait, au moment de la guerre, 1,700,000 broches, soit plus du cinquième des 7,400,000 que possédait la France entière ; et plus de la moitié des 3 millions que possédait l’Allemagne. Ces simples chiffres suffisent à faire comprendre la perturbation que le déplacement de la ligne de douanes, transportée du Rhin aux Vosges, a dû causer à la situation industrielle des deux pays en rejetant sur l’Allemagne les produits qui, jusqu’alors, trouvaient en France leur écoulement naturel.

Le tissage est la seconde transformation que doit subir le coton pour être approprié à nos usages. Il consiste, on le sait, à faire passer un fil appelé trame à travers les fils tendus de la chaîne, qui s’entre-croisent en se soulevant alternativement par un mécanisme de pédales. Les couleurs variées des fils de la trame, le nombre et la disposition de ceux de la chaîne constituent le dessin. La variété de produits ainsi obtenus est extrême. Sans parler encore des tissus mélangés de coton, de laine et de soie, les étoffes de coton pur varient à l’infini depuis les fines mousselines pour rideaux jusqu’au linge de table, depuis le simple calicot jusqu’aux magnifiques toiles peintes à dix ou douze couleurs qui ont porté dans le monde entier la réputation de Mulhouse.

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les tissus de coton employés en Europe étaient expédiés de l’Inde soit blancs, soit imprimés, et cette importation parut si menaçante aux fabricans d’étoffes de laine et de soie anglais, qu’ils obtinrent du parlement le vote de plusieurs lois destinées à l’empêcher. Cette interdiction eut un effet contraire à celui qu’on en attendait, car elle stimula le génie inventif des Anglais, qui fabriquèrent bientôt eux-mêmes les étoffes qu’ils ne pouvaient tirer du dehors. On sait à quelle prodigieuse production ils sont arrivés aujourd’hui. C’est en 1762 que Mathias Risler fonda à Mulhouse le premier atelier de tissage, avec un certain nombre de métiers. Le coton employé, originaire du Levant, était filé à la main dans la campagne, et, bien que les tissus obtenus avec ces filés grossiers et inégaux fussent très imparfaits, ils restèrent au-dessous des besoins de la consommation. Aussi le nombre des tissages ne tarda-t-il pas à se multiplier, surtout sous l’influence du régime prohibitif établi sous le premier empire, et qui eut pour effet d’attirer en Alsace des ouvriers suisses. Par l’introduction des filatures mécaniques, les produits s’améliorèrent et bientôt, à côté des tissus communs, on arriva à en fabriquer de qualité supérieure. Aux métiers à la main se substituèrent les métiers mécaniques, qui sont aujourd’hui au nombre de 28,875, occupant 20,000 ouvriers et qui, grâce au procédé Jacquard, fabriquent les étoffes les plus variées et reproduisent les dessins les plus compliqués. Ils ont abaissé les prix dans des proportions considérables ; c’est ainsi que, depuis 1828, le mètre de calicot est tombé de 3 fr. 75 à 40 cent, et qu’il en a été de même de tous les autres tissus. La nature de ceux-ci varie non-seulement par la finesse du fil, mais aussi par l’apprêt qu’on leur fait subir et par le mode de tissage employé.

De ces diverses fabrications la plus importante est celle des toiles peintes, qui a fait la fortune de la ville de Mulhouse. Ces toiles, qu’on tirait autrefois de l’Inde et de la Perse, étaient recouvertes de couleurs appliquées au pinceau et connues sous le nom d’indiennes et de toiles de Perse. Les Hollandais en importèrent la fabrication en Europe au XVIIe siècle, mais ce ne fut qu’en 1746 que la première maison fut fondée à Mulhouse sous la raison sociale Kœchlin, Schmaltzer et Cie. D’autres établissemens s’élevèrent bientôt à côté de celui-là, et cette industrie prospéra à un tel point, qu’en 1870 il y avait dans le Haut-Rhin 18 fabriques d’impressions, produisant pour 50,000,000 francs de marchandises, employant 8,611 ouvriers, 124 machines à imprimer au rouleau, 9 perrotines et 14,827 mètres de tables pour l’impression à la main. Mulhouse n’eut pas d’ailleurs le monopole de cette industrie ; d’autres établissemens d’impressions furent créés sur divers points de la France, notamment à Jouy, près de Versailles, où Oberkampf en fonda un au siècle dernier qui eut une grande réputation. Il en existe également dans d’autres pays de l’Europe ; mais, de l’aveu de tous les jurys d’expositions, c’est l’Alsace qui tient le premier rang pour la beauté des dessins et la perfection de la fabrication.

L’art de la teinture et de l’impression consiste à fixer les matières colorantes sur les étoffes au moyen de l’attraction moléculaire exercée par celles-ci sur les premières ; et cette affinité variant suivant la nature des unes et des autres, on est obligé d’employer des substances spéciales appelées mordans pour la déterminer et pour amener la fixation des couleurs. Dans le début, le nombre en était très restreint ; depuis l’invention des couleurs artificielles qu’on tire de la houille, la gamme des nuances s’est singulièrement augmentée et permet de varier les dessins à l’infini ; on est arrivé à en imprimer soit au moule, soit au rouleau, qui portent jusqu’à douze couleurs différentes et qui sont d’une exécution remarquable. Cette industrie de l’impression des tissus, autrefois très prospère, est une de celles qui ont eu le plus à souffrir de l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne. En 1878, le nombre des machines à imprimer était réduit à 100 et celui des ouvriers employés à 6,575.

Une autre industrie, qui a été plus éprouvée encore, est celle des tissus mélangés de coton, de laine et de soie, dont le centre principal est Sainte-Marie-aux-Mines. Cette petite ville, située au fond d’une des vallées les plus pittoresques de la chaîne des Vosges, avait acquis déjà au siècle dernier, par l’exploitation, aujourd’hui abandonnée, de ses mines de plomb argentifère, par ses fabriques de bas de fil pour l’armée et par ses métiers à faire le drap, une certaine importance ; en 1755, Jean-George Reber y fonda le premier établissement pour la fabrication des étoffes de coton. Le fil était filé au fuseau, puis teint, surtout en rouge, par des teinturiers qui étaient venus se fixer sur ce point, et enfin tissé dans la montagne par des ouvriers isolés qui partageaient leur temps entre leur métier et les travaux des champs. Pendant longtemps le rouge domina dans les tissus de Sainte-Marie-aux-Mines, auxquels on donna le nom de siamoises. Peu à peu cette brandie d’industrie se répandit dans le voisinage ; les métiers à tisser se multiplièrent, surtout lorsque l’introduction de la filature mécanique permit de se procurer des filés de toute qualité. Au coton et au lin précédemment employés vinrent s’ajouter la laine, la soie, le poil de chèvre, dont les divers mélanges fournirent les tissus les plus variés ; aux anciennes siamoises succédèrent les guingamps, les madras, les mérinos, les satins de Chine, les écossais, les damas, etc., qui, pendant de longues années, ont fait de Sainte-Marie-aux-Mines un centre industriel des plus actifs. C’était aussi un de ceux où la population laborieuse était le moins exposée aux souffrances des chômages, par suite de l’habitude qui s’était conservée de faire travailler les ouvriers à domicile.

La plupart des habitans de la montagne possèdent chez eux un eu plusieurs métiers à tisser sur lesquels les divers membres de la famille trouvent à s’occuper pendant l’hiver et dans les momens où les travaux de la campagne leur laissent quelque répit. Le coton est livré en chaîne par le fabricant, auquel le tisserand le rapporte en pièces. Ouvriers et fabricans ont longtemps trouvé leur avantage à cette organisation ; les premiers, parce que le tissage n’était pour eux qu’un accessoire et un moyen d’utiliser leurs momens perdus, les autres parce qu’ils économisaient le capital engagé dans les ateliers et n’avaient pas à se préoccuper des chômages qui pouvaient survenir. Mais, à mesure que les communications se multiplièrent et qu’on prit l’habitude de travailler sur commande à délais fixes, il fallut apporter plus de régularité dans la fabrication. On dut se résoudre à créer des ateliers, mais on évita de les concentrer dans la ville et on leur conserva un certain caractère rural en les éparpillant dans les vallées, de façon à permettre aux ouvriers d’y venir travailler sans s’éloigner de leurs habitations et sans abandonner tout à fait leurs occupations agricoles. La plupart de ces ateliers sont encore pourvus de métiers à bras, ce qui leur constitue une infériorité à l’égard de ceux qui ont des métiers mécaniques. C’est une des causes de la souffrance de ce centre industriel, mais ce n’est pas la seule : la principale est dans le changement qui s’est produit dans les conditions économiques par le fait de l’annexion, qui lui a fermé le marché en vue duquel ses produits étaient fabriqués sans lui en ouvrir un autre où il pût les écouler. Des 15,000 ouvriers qui, avant 1870, étaient occupés à leurs métiers à bras, il en reste aujourd’hui à peine 10,000 ; encore parmi ces derniers, ceux qui travaillent à domicile chôment-ils pendant la plus grande partie de l’année. Quant aux métiers mécaniques, plus de 1,200 ont déjà cessé de battre, en attendant que le silence se fasse dans toute la région.

L’industrie du tissage et de la filature de laine, disséminée un peu partout, à Guebwiller, à Mulhouse, à Bischwiller, etc., est dans le même état précaire. Au moment de l’annexion, plus de 7,000 ouvriers y étaient employés et produisaient pour 40,000,000 fr. de tissus ; aujourd’hui les laines filées, comme les laines cardées, ne représentent pas plus de la moitié de ce chiffre. Bischwiller, qui était le centre de la fabrication drapière, autrefois si gaie et si animée, est maintenant morne et silencieuse. Partout, dit M. Grad, des maisons vides, des volets fermés, des cheminées éteintes, partout le travail ralenti ou arrêté. La population décroît, et la propriété est tombée à vil prix. Un tiers des habitans a quitté la localité ; de 11,500 en 1870, il en restait 7,100 en 1874 ; le chiffre des naissances est descendu de 469 à 287 et celui des mariages de 86 à 54. Le nombre des chefs d’établissement est réduit de 96 à 21, celui des ouvriers de 5,000 à 1,800 et le chiffre des affaires de 20 millions à 4 millions de francs.

Autour de l’industrie des tissus se sont groupées comme annexes toutes celles qui en dépendent, ou dont elle dépend elle-même plus ou moins, telles que la fabrication des produits chimiques et la construction des machines. La plus ancienne fabrique de produits chimiques de l’Alsace, en même temps que la plus importante, est celle de Thann, fondée en 1807 par Charles Kestner, et dont le chef actuel est M. Scheurer-Kestner, membre du sénat français. Grâce à l’habileté de la direction et à la bonne installation des appareils employés, ses produits jouissent d’une excellente réputation et sont appréciés pour leur pureté et la constance de leur titre. C’est l’acide sulfurique qui en forme l’article principal, puis viennent l’acide chlorhydrique, l’acide acétique, les sels de soude, de plomb, de cuivre et de fer, le chlorure de cuivre et le chlorate d’ammoniaque. Année moyenne, la fabrique de Thann emploie 400 ouvriers et livre au commerce 10,000 tonnes de produits chimiques d’une valeur de 3 millions de francs. Une partie de ces produits trouve encore à s’écouler vers le marché français.

À Bouxwiller, dans le Bas-Rhin, il existe un établissement produisant du vitriol et de l’alun ammoniacal pour environ 2 millions de francs par an ; à Lobsann et à Pechelbronn sont des mines de pétrole ; enfin, à Mulhouse, plusieurs maisons s’occupent de la fabrication des couleurs pour les manufactures d’impressions. L’amidon, la glucose, les gommes artificielles, constituent une autre classe des industries chimiques dont l’importance qui, avant 1870, était de 13 millions de kilogrammes, se trouve aujourd’hui réduite à 7,500,000 kilogrammes. La métallurgie et la fabrication des machines se sont développées en Alsace parallèlement aux industries textiles. Depuis les ressorts délicats de nos montres, dit M. Grad, jusqu’aux machines à vapeur les plus puissantes et au matériel des chemins de for, il n’y a point de mécanisme ni d’instrument que les constructeurs du pays ne soient en état de livrer. Nous trouvons sur notre sol le fer et le cuivre, le plomb et l’argent, l’or même que le Rhin roule dans ses flots mélangé avec le sable. Mais de tous ces métaux, le plus précieux est le fer, dont la fabrication se trouve localisée à Niederbronn, dans l’établissement de MM. de Dietrich et Cie. Cet établissement, fondé en 1685, comprend six usines disséminées dans diverses communes et embrassant toutes les branches de la métallurgie du fer, depuis l’exploitation des mines jusqu’à la construction des machines. Il fabrique annuellement 6,000 tonnes de fontes moulées de toute espèce, 7.200 tonnes de fer et 2,500 tonnes d’aciers corroyés, d’acier Ressemer et d’acier fondu au creuset. L’atelier de construction fabrique surtout des wagons de chemins de fer et des roues de locomotives.

Un autre établissement de constructions est celui de Grafenstaden, près de Strasbourg. Fondé en 1838, il s’adonna d’abord à la fabrication des bascules et des crics ; plus tard, il entreprit celle des machines-outils, puis celle des wagons de chemins de fer et des locomotives. À la suite de l’annexion, cet établissement s’est fusionné avec la maison André Kœchlin et Cie, de Mulhouse, pour former avec elle, au capital de 12,000,000 francs, la Société alsacienne des constructions mécaniques, pour le matériel des chemins de fer et les machines des industries textiles. Le chiffre d’affaires de cette société s’élève à 13,400,000 francs par an. Les ouvriers de ces ateliers, surtout ceux de Grafenstaden, sont réputés pour leur moralité et l’excellence de leurs rapports avec les patrons. Propriétaires pour la plupart d’un petit terrain, ils n’ont jamais fait de grève et se montrent reconnaissans de tout ce qu’on a fait pour améliorer leur sort. Pendant la guerre, alors que l’armée allemande, investissant Strasbourg, donnait à cette ville des preuves de son amour en bombardant la cathédrale, en détruisant des quartiers entiers, en brûlant sa bibliothèque, l’usine ne pouvant payer ses ouvriers, ceux-ci offrirent au directeur leurs propres économies pour le tirer d’embarras. Cette usine est en outre une école d’apprentissage où de nombreux jeunes gens viennent se mettre au courant du métier de mécanicien et trouvent ensuite de l’occupation soit en Alsace, soit au dehors.

Une autre branche d’industrie qui a pris en Alsace une place très honorable est celle de la fabrication du papier. Ce sont les Arabes qui imaginèrent de faire du papier avec des chiffons. Dès le XIVe siècle, il y en eut des fabriques à Essonne et à Troyes. En Alsace, la première fut fondée en 1700, à Roppentzwiller, près de Ferrette ; plus tard, il s’en établit une autre à Turckheim. Il y a aujourd’hui cinq établissemens fabriquant le papier à la machine et quelques autres à la main, produisant ensemble annuellement environ 5 millions de kilogrammes. Le plus important est celui de M Zuber Rieder et Cie à l’île Napoléon, sur le canal du Rhône au Rhin, à 4 kilomètres de Mulhouse. Il emploie 320 ouvriers, produit 1,800,000 kilogrammes de papiers pour tous les usages : papier à lettre, papier à écrire, papier pour registres, papiers à imprimer, papiers peints, etc. Ces derniers comprennent toutes les qualités depuis 40 cent, jusqu’à 25 francs le rouleau. Les qualités supérieures sont imprimées à la planche, les autres à la machine. Il s’en vend pour 1 million par an. Les matières employées à la fabrication du papier, outre les chiffons, sont la paille et le bois, qu’on défibre au moyen de machines et dont on fait une pâte qu’on mélange avec celle du chiffon. La pâte à papier comprimée est elle-même employée dans une foule d’industries, où elle remplace le bois ; on en fait entre autres des membres artificiels, des objets vernis, des jouets, des panneaux, etc.

L’industrie du cuir est également très importante, puisqu’elle fabriquait, en 1870, pour 12,000,000 francs de marchandises diverses. La plus forte tannerie est celle du Wacken, près de Strasbourg, qui occupe 200 ouvriers, travaille 44,000 peaux et produit 680,000 kilogrammes de cuir valant 2,850,000 francs. Les peaux, qu’elles proviennent des animaux indigènes ou qu’elles soient expédiées sèches de l’Amérique et de l’Inde, sont d’abord trempées, puis épilées par l’immersion dans de l’eau de chaux et de soude. Elles sont ensuite placées dans des fosses et séparées les unes des autres par des couches de tan, dont l’acide, se combinant avec les substances animales, forme un composé imputrescible qui constitue le cuir. Il faut six mois pour tanner une peau de veau et dix-huit pour une peau de bœuf, malgré les divers procédés qu’on a cherché à employer sans succès pour abréger ces délais. Les cuirs sont ensuite séchés et martelés, puis lustrés ou vernis avant d’être livrés au commerce ou aux industries qui les transforment suivant les besoins auxquels ils doivent satisfaire.

Il n’existe, en Alsace, qu’une seule verrerie peu importante, à Wildenstein, et quelques fabriques de poteries, de grès et de poêles de faïence. Enfin, pour ne rien omettre, nous devons mentionner une production alimentaire qui a un véritable caractère industriel, celle de la bière, dont l’importance annuelle est évaluée à 800, 000 hectolitres d’une valeur de 20,000,000 francs et dont il s’exporte 250,000 hectolitres. La production de la bière varie d’ailleurs en raison inverse de la récolte du vin. Elle diminue quand cette dernière est abondante et réciproquement.

L’Alsace compte 2,661 moteurs à vapeur d’une force nominale de 26,930 chevaux et brûlant, non compris la consommation des chemins de fer, 400,000 tonnes de houille. Il faut y ajouter les moteurs hydrauliques, qui représentent une force de 22,340 chevaux. À ce propos, il convient de mentionner les travaux, dont nous avons déjà dit un mot, que M. A. Herzog, l’un des industriels les plus entreprenans de l’Alsace, a fait exécuter pour l’emmagasinement, au moyen de barrages, des eaux dans le lac Blanc et le lac Noir, au haut de la vallée d’Orbey. Ces lacs peuvent ainsi fournir une réserve, en sus de leur volume normal, de 3,000,000 mètres cubes d’eau susceptibles d’être utilisés à irriguer les prairies de la vallée et de produire une force motrice permanente de 8,000 chevaux. M. Herzog a demandé à M. Grad lui-même d’étudier un système complet de retenues d’eau dans les diverses vallées des Vosges, afin de tirer parti de la force aujourd’hui perdue des torrens qui s’écoulent des montagnes[3].

Tel est, esquissé à grands traits, le tableau des industries de l’Alsace. Il n’est pas de contrée qui, sur un territoire aussi restreint, en renferme d’aussi variées et présentant à toutes les activités plus de moyens de se développer. Il n’en est pas surtout où l’initiative des individus ait montré plus de puissance, où patrons et ouvriers aient vécu côte à côte dans de meilleurs termes, collaborant les uns et les autres à la même œuvre, celle de l’accroissement de la richesse publique et du bien-être de tous. C’est ce qui va ressortir avec plus d’évidence encore des pages suivantes.


III

Parmi les diverses causes qui ont contribué à la prospérité de l’industrie alsacienne, il en est une qui prime toutes les autres, c’est celle de l’institution de la Société industrielle de Mulhouse. Cette société, comme nous l’apprend M. Grad, fut fondée en 1825 par les fabricans de cette ville, qui sentirent de bonne heure l’utilité de la science pour faire progresser l’industrie et qui comprirent la nécessité de se grouper pour discuter en commun les moyens de développer leurs entreprises. Les débuts en furent modestes, car les membres, la plupart dépourvus d’instruction classique, ne cherchaient qu’à s’instruire réciproquement en se faisant part de leurs travaux et de leurs essais. Peu à peu cependant la société s’attacha des savans, créa une bibliothèque, multiplia les expériences, réunit des collections, publia un bulletin, encouragea les inventions, s’occupa d’améliorer le sort des ouvriers et acquit rapidement une grande autorité. Chaque sociétaire paie 50 francs par an. À ces cotisations s’ajoutent des souscriptions fréquentes, des dons et des legs s’élevant à plusieurs centaines de mille francs. La société comptait, en 1876,498 membres ordinaires et 126 correspondans ; ses recettes courantes étaient de 38,600 francs et ses dépenses de 29,258 francs. L’esprit le plus large anime tous les membres qui, malgré des divergences d’opinion, malgré les désastres de la patrie, ont toujours fait passer l’intérêt de la science et de l’institution avant leurs préférences personnelles. Énumérer les principales questions que cette société a mises à l’étude, c’est passer en revue l’industrie tout entière ; c’est ainsi qu’elle s’est occupée des matières colorantes pour l’impression des étoffes ; des moyens de diminuer le prix de la force motrice, de perfectionner les machines à vapeur et de prévenir les accidens ; de la combustion des houilles, des découvertes de M. Hirn sur l’équivalent mécanique de la chaleur, des peigneuses pour la filature du coton et de la laine, de l’invention d’une locomotive de montagne, de la création d’écoles spéciales pour la filature et le tissage, pour la chimie et le dessin ; du perfectionnement de l’industrie du papier, de la législation des brevets d’invention, de la protection des marques de fabrique, de la limitation du travail des enfans dans les manufactures, de la réforme des logemens d’ouvriers, des institutions de secours et de prévoyance, de la statistique générale du Haut-Rhin, etc.

Une des plus graves préoccupations de la Société industrielle a été la fondation d’écoles techniques de dessin, de filature, de tissage, de chimie et de commerce, d’une école professionnelle et d’une école supérieure des sciences appliquées. Toutes ces institutions sont destinées à former des sujets connaissant non-seulement leur métier, mais aussi les notions théoriques sur lesquelles reposent les opérations qu’ils seront appelés à exécuter. Précisément parce qu’ils sont très pratiques, les fabricans de Mulhouse pensent que, pour savoir ce qu’on dit quand on parle et ce qu’on fait quand on agit, la théorie est indispensable. L’école de dessin a été fondée en 1828, elle compte environ 300 élèves, dont beaucoup deviendront de véritables artistes, et a puissamment contribué à développer le bon goût et la perfection des dessins qui caractérisent la fabrication de Mulhouse. Un musée industriel y est annexé ; il renferme la collection des échantillons et des modèles de tous les articles exécutés par les fabriques d’impression, et dans lequel les dessinateurs peuvent aller puiser des inspirations pour leurs compositions nouvelles. Au moyen de souscriptions, le comité des beaux-arts achète aux diverses expositions des œuvres dont il enrichit le musée de Mulhouse, qui devient ainsi un centre artistique où le goût s’épure et se perfectionne.

L’école de chimie ne rend pas moins de services ; d’abord simple laboratoire de l’école professionnelle, elle est devenue en 1867 un établissement indépendant dont l’installation et le matériel ne laissent rien à désirer. Les élèves n’y sont admis qu’à dix-huit ans, après un examen constatant qu’ils ont déjà des notions de chimie assez étendues ; après deux ans d’études dans lesquels on leur enseigne l’application de la chimie aux arts industriels, ils deviennent aptes à diriger les opérations de l’impression des étoffes, de la fabrication des produits chimiques, du papier, de la verrerie, etc., Les écoles de tissage et de filature, fondées en 1861 et 1865, rendent des services du même genre en mettant les jeunes gens au courant de tous les procédés de la fabrication des tissus.

Peu de temps après l’ouverture de ces établissemens, en 1866, deux membres de la Société industrielle, MM. Siegfried frères, consacrèrent une somme de 100,000 francs à la fondation d’une école de commerce, la seule qui manquât encore à l’ensemble de l’enseignement technique de Mulhouse. Cette école était en pleine prospérité quand éclata la guerre néfaste dont l’annexion de l’Alsace à l’Allemagne fut la douloureuse conséquence. Les professeurs, expulsés par les Prussiens, furent appelés à Lyon, où un groupe de négocians venait de fonder une école sur le modèle de celle de Mulhouse, pendant que les fondateurs de celle-ci, MM. Siegfried, renouvelaient au Havre, où ils avaient émigré, le don généreux qui permit à cette ville d’avoir aussi une institution du même genre.

Par leur simple initiative, sans faire appel ni à l’autorité ni à la caisse du gouvernement, les fabricans de Mulhouse ont donc réussi à créer un foyer d’instruction professionnelle qui a répandu ses rayons bienfaisans sur l’Alsace entière et assuré, dans la mesure du possible, la prospérité de ce beau territoire. Cette initiative, inspirée par l’amour du bien, s’est manifestée avec une puissance et des résultats plus remarquables encore dans l’étude des questions qui touchent au bien-être de la classe laborieuse.

La population ouvrière de l’Alsace, d’après un recensement fait en 1875, se monte, en dehors de l’agriculture, à 177,320 individus des deux sexes, dont 90,683 fréquentent des ateliers occupant plus de 5 personnes à la fois. Cette population comprend deux élémens, l’élément sédentaire et l’élément nomade, ce dernier domine surtout dans les grands centres comme Mulhouse, où la perspective de salaires élevés attire les déclassés de tous les pays. Cet afflux d’étrangers, quoique favorable au travail, exerce cependant un fâcheux effet sur la moralité générale, ainsi que le prouve l’accroissement des naissances illégitimes sur les points où il se manifeste. Les grands centres de population et les ateliers où les sexes sont mélangés offrent pour les femmes plus d’occasion de chute que les groupes épars et les ateliers de famille. Au point de vue sanitaire cependant, le séjour de l’atelier est moins nuisible qu’on ne se l’imagine. Les perfectionnemens qu’on a introduits dans l’outillage et l’installation des usines eu ont écarté aujourd’hui presque toutes les causes d’insalubrité, et l’on ne constate pas que la mortalité y soit plus grande qu’ailleurs.

Moins flottante que dans les villes, la population des vallées se distingue par des mœurs plus fermes. Beaucoup d’ouvriers, déjà propriétaires d’une maison ou d’un champ, s’efforcent d’accroître leur capital par leurs économies, s’attachent à l’établissement dans lequel ils travaillent et se montrent peu accessibles aux excitations du dehors. Honnêtes, laborieux et paisibles, ils ont des aptitudes industrielles et des qualités morales qu’on rencontre rarement au même degré dans d’autres régions.

En Alsace, comme ailleurs, la prospérité industrielle a été accompagnée d’un développement du paupérisme, mais, ainsi que le fait remarquer avec juste raison M. Grad, ce n’est pas l’industrie qui est la cause première de la misère ; elle ne fait que la mettre en lumière. Dès qu’une fabrique s’ouvre, tous les malheureux disséminés dans les campagnes s’y précipitent, espérant y trouver l’aubaine d’un plus fort salaire. Le mal inaperçu jusqu’alors saute aux yeux, bien que la fabrique en soit elle-même innocente. Mais précisément parce qu’on le voit, il devient plus facile à guérir. La plupart des institutions créées pour le combattre sont dues au patronage des chefs d’industrie et non à l’initiative des ouvriers. Ceux-ci, comme les enfans, sont peu disposés a la prévoyance, ils ne voient d’amélioration possible à leur sort que dans l’augmentation des salaires, et ce n’est jamais en vue de l’épargne qu’ils la demandent. Ils n’ont pas l’esprit assez cultivé pour songer au lendemain, pour se mettre en mesure de parer aux besoins de là vieillesse, pour se précautionner contre les chômages de la maladie et pour comprendre la puissance des petites économies accumulées jour par jour. Ces diverses institutions comprennent d’abord les salles d’asile et les écoles où les enfans pauvres sont admis gratuitement ; puis les cours d’adultes, les cercles et les bibliothèques qu’un grand nombre d’industriels ont annexés à leurs usines, qui permettent à ceux qui n’ont qu’une instruction insuffisante de la compléter et qui font au cabaret une concurrence souvent heureuse ; enfin les sociétés de secours mutuels et les caisses de retraite.

L’idée de l’association pour l’assistance mutuelle en cas de maladie s’est présentée de bonne heure ; elle a donné naissance à des sociétés organisées soit par établissement, soit par corps de métier, dont l’objet est d’assurer au participant les soins du médecin, les remèdes et un secours en argent en cas de maladie ; elles pourvoient aux frais d’inhumation, viennent en aide aux femmes en couches et parfois assurent aux membres des pensions de retraite. Elles ont leurs règlemens spéciaux, leurs conseils d’administration, leurs cotisations variables. Les unes sont facultatives, les autres sont obligatoires pour tous les ouvriers d’une même fabrique, surtout quand les patrons y contribuent, ce qui est le cas le plus ordinaire, car, abandonnés à leurs propres ressources, les ouvriers réussissent rarement à faire œuvre durable.

On se rappelle le bruit qui s’est fait, il y a tantôt vingt ans, autour de la question des banques populaires imaginées par Schultze-Delitsch et des sociétés coopératives au moyen desquelles on voulait transformer l’ouvrier en patron. L’Alsace n’a pas échappé à la contagion de ces rêves humanitaires ; mais ces tentatives n’y ont pas eu plus de succès qu’ailleurs. Presque partout elles ont pitoyablement échoué, parce que la conception repose sur une erreur économique, la suppression des intermédiaires dans le commerce et des entrepreneurs dans la production. Or, intermédiaires et entrepreneurs ont leur raison d’être et ne sont pas des parasites, comme on se plaît à le dire. Ils rendent des services qu’il faut bien leur payer, si onéreux qu’ils paraissent, parce qu’on ne peut pas s’en passer. Certaines sociétés de consommation, quand elles ont eu à leur tête des hommes honnêtes et intelligens, ont pu prospérer, mais c’est l’exception ; comme c’est l’exception aussi d’avoir vu réussir les sociétés de production parce que l’industrie manufacturière exige un outillage compliqué et des capacités supérieures à celles des simples ouvriers. La coopération n’a de chances de succès que pour des professions exigeant peu de capitaux et pour des groupes d’hommes peu nombreux se connaissant entre eux, ayant les mêmes aptitudes et les mêmes intérêts. Dans tout autre cas, elle ne peut donner que des déceptions.

Une autre panacée dont il est souvent question pour résoudre le problème de la misère est la participation des ouvriers aux bénéfices. En y regardant de près, on voit que c’est tout simplement un mode de rémunération du travail moins favorable que le salaire, parce que l’ouvrier doit ainsi subir les oscillations des bonnes et des mauvaises années et que, par conséquent, il ne peut être payé quand l’établissement est en perte. Cette participation présente cependant certains avantages parce qu’elle attache l’ouvrier à l’établissement et l’encourage à donner la plus grande somme de travail possible, en vue des bénéfices qu’il espère en retirer ; mais dans aucun cas elle n’a pour effet d’augmenter la somme des salaires. Pour un chiffre de production donné, il y a un chiffre déterminé afférent au paiement de la main-d’œuvre. Que cette somme soit distribuée d’une façon ou d’une autre, le résultat final est le même et la population ouvrière prise dans son ensemble n’en est pas mieux partagée. La meilleure manière de faire participer l’ouvrier aux bénéfices des industries où il est employé, c’est de lui apprendre la puissance de l’épargne et de l’engager à devenir actionnaire des établissemens qui sont organisés en sociétés. Il n’y a en effet que le travail et l’économie qui puissent améliorer son sort ; Franklin l’a dit depuis longtemps et depuis lors on n’a encore rien trouvé de mieux. Les institutions créées pour cet objet en Alsace sont une éclatante confirmation de cette vérité.

Ce qu’étaient autrefois les logemens d’ouvriers, le rapport de M. Villermé, présenté en 1833 à l’Institut, peut en donner une idée. Il dépeint ces bouges infects où plusieurs familles couchent dans la même chambre sur de la paille, et sous des lambeaux de couvertures ; il nous montre ces enfans déguenillés, demi-nus, se rendant à l’atelier pour y travailler tout le jour, sans que personne s’occupe de leur éducation morale ; les femmes marchant pieds nus dans la boue et dans la neige, sous la pluie, venant les jours de paie attendre leurs maris pour arracher au gouffre du cabaret une partie de leur salaire. Les choses en étaient là quand la Société industrielle de Mulhouse, persuadée que les patrons avaient en quelque sorte charge d’âmes, mit à l’étude en 1850 un projet d’association pour la construction de maisons destinées à être vendues aux ouvriers dans les meilleures conditions possibles. Cette société fut constituée par M. Jean Dollfus, — dont le nom vénéré est attaché à toutes les mesures humanitaires, à toutes les œuvres charitables de l’Alsace, — au capital de 300,000 francs, auquel le gouvernement d’alors ajouta une somme équivalente. Elle acheta des terrains sur lesquels elle bâtit, d’après des plans arrêtés à l’avance, des maisons de différens types dans lesquelles chaque ménage est isolé et jouit d’un petit jardin, et vendit ces maisons aux ouvriers contre le paiement d’un certain nombre d’annuités dont le chiffre ne s’élève pas au-dessus du prix payé pour la location d’un logement beaucoup moins commode. Cette annuité comprend non-seulement l’intérêt des capitaux déboursés, mais encore l’amortissement, en sorte qu’avec le même fonds de souscription, la Société a pu, au moyen d’emprunts, bâtir jusqu’ici 948 maisons, dont 943 étaient vendues au prix total de 4,074,841 francs et presque complètement payées[4]. Annexés à ces cités sont des écoles, des lavoirs, des boulangeries, des restaurans fournissant les denrées au prix de revient. Les ouvriers obligés de s’acquitter pour devenir propriétaires avaient pris l’habitude de l’épargne ; ils avaient déserté les cabarets, acquis l’amour du confort et de la propreté et senti se développer en eux des sentimens jusqu’alors inconnus. Le succès de ces cités ouvrières de Mulhouse en provoqua la création de nouvelles sur d’autres points de l’Alsace, et il en existe aujourd’hui dans tous les principaux centres. C’est en transformant les travailleurs en propriétaires, en leur facilitant l’accès du capital au lieu de les laisser s’insurger contre sa prétendue tyrannie, que les industriels alsaciens ont cherché à résoudre la question sociale, et que, sans bruit ni déclamations, ils ont amélioré la situation de leurs ouvriers. Beaucoup d’entre eux l’ayant été eux-mêmes avant d’être chefs de maison, ils sont mus par cet esprit de charité qui faisait dire à M. Daniel Kœchlin à son lit de mort : « Je n’ai jamais pu trouver le bonheur complet, parce que je n’ai jamais pu me consoler des misères irrémédiables que j’ai vues autour de moi. »

Les succès obtenus à ce point de vue sont tels que M. Bœtticher, ministre d’état et vice-chancelier de l’empire, a avoué à M. Grad lui-même que, si les institutions de prévoyance étaient répandues en Allemagne, sous l’influence de l’initiative privée, comme elles le sont en Alsace, le gouvernement allemand pourrait se dispenser d’intervenir pour sauvegarder la paix sociale[5]. Peut-être pourrait-on on dire autant de la France, où malheureusement on parle toujours beaucoup plus qu’on n’agit, où la question ouvrière n’est trop souvent qu’un prétexte aux agitations, un thème aux déclamations de vulgaires ambitieux.


IV

Nous venons d’esquisser, d’après M. Grad, les traits principaux de la situation industrielle de l’Alsace avant la guerre. Il nous reste à nous demander quelles ont été jusqu’ici et quelles seront dans l’avenir pour elle les conséquences économiques de l’annexion. M. Grad n’a pu traiter cette question que d’une manière indirecte, mais son livre fournit à cet égard les élémens suffisans pour qu’on puisse se faire une opinion propre.

Au moment de la guerre de 1870, l’Alsace était en pleine prospérité agricole et industrielle. Sous le rapport douanier, elle était soumise au même régime que la France et avait organisé ses moyens de production en conséquence. Elle avait eu un moment d’hésitation en 1860, lors de la conclusion des traités de commerce, mais elle s’était bientôt remise et, grâce à l’intelligente activité de ses fabricans, elle avait repris son assiette, amélioré ses procédés de fabrication, et s’était mise en état de soutenir la concurrence étrangère. Ses débouchés prirent depuis lors, surtout pour les articles de luxe, une grande extension, et le chiffre de ses affaires s’éleva, pour les industries textiles seulement, à la somme énorme de 300,000,000 fr. La situation a bien changé. Du jour au lendemain, — ou plutôt d’une année à l’autre, puisqu’il y eut une année de tolérance pour l’écoulement des marchandises en magasin, — l’Alsace devint pour la France un pays étranger dont les produits durent être taxés à la frontière, et perdit par ce fait son marché principal. Avoir l’empressement que certains hommes d’état français mirent à exclure ses produits, on est exposé à se méprendre sur les sentimens qui devaient les animer en présence du fatal traité qui mutilait la patrie, et à se demander si la douleur qu’ils en éprouvaient n’était pas mitigée par la satisfaction de voir disparaître du marché intérieur une concurrence qui les gênait.

Quoiqu’il en soit, l’industrie alsacienne fut cruellement éprouvée ; organisée en vue de la production des articles de luxe, ou tout au moins de bonne qualité, elle dut se retourner vers l’Allemagne, dont les besoins sont tout autres et qui, ne voulant que des articles à bas prix, se contente de seconds choix. Elle ne put pas, par conséquent, y écouler les marchandises qu’elle fabriquait jusqu’alors, et lorsqu’elle tenta d’en fabriquer d’autres, elle trouva le marché déjà encombré par les marchandises allemandes et anglaises qui pourvoyaient à toutes les exigences de la consommation. La législation douanière, à laquelle elle fut soumise, lui lut également très préjudiciable. Suffisamment protégée par les tarifs français, dont les droits étaient proportionnels à la valeur des produits, elle ne fut plus en état de lutter quand elle se trouva en présence des tarifs allemands, dont les droits sont spécifiques et plus favorables par conséquent aux produits communs qu’à ceux de qualité supérieure dont elle avait la spécialité. La filature se trouva dans l’impossibilité absolue de souteuir la concurrence anglaise pour la production des fils fins, et les étoffes de luxe durent battre en retraite devant les tissus communs de Crefeld et d’Elberfeld. En présence des conditions qui leur étaient faites, un certain nombre d’établissemens se transformèrent pour répondre aux exigences de leurs nouveaux consommateurs ; d’autres émigrèrent au-delà de la frontière pour conserver leur ancienne clientèle, d’autres enfin, comme ceux de Bischwiller et de Sainte-Marie-aux-Mines, ne trouvant à écouler leurs produits ni en Allemagne, où ils ne sont pas demandés, ni en France, où l’entrée leur est fermée par des droits trop élevés, périclitent de jour en jour et sont à la veille de disparaître.

Les industriels qui ont cherché un débouché vers l’Allemagne se trouvent eux-mêmes, en raison des habitudes commerciales de ce pays, dans une situation beaucoup moins favorable qu’autrefois. Tandis qu’en France les marchés, une fois conclus, sont définitifs et réglés à quatre-vingt-dix jours, en Allemagne ils ne sont jamais fermes. Jusqu’au dernier moment, l’acheteur peut chercher à les rompre et soulever, lors de la livraison, des difficultés qui se terminent le plus souvent par une réduction du prix de la marchandise ; de plus, les délais de crédit sont de six mois à un an et les rentrées fort difficiles. Les transactions n’ont donc qu’une sécurité relative et présentent des chances de pertes qui étaient anciennement inconnues.

Ce n’est pas tout. Les conditions de la fabrication se sont, à d’autres égards encore, modifiées défavorablement. Jadis les établissemens se transmettaient de père en fils et l’on peut en citer plusieurs qui, depuis plus d’un siècle, sont restés dans la même famille et portent encore le nom de leur fondateur. Aujourd’hui, les jeunes gens qui ont émigré pour se soustraire au service militaire allemand ne succèdent plus à leurs pères ; ils mettent leurs établissemens en actions, placent à leur tête des directeurs qui restent dans le pays et cherchent au dehors un abri contre les tracasseries auxquelles ils seraient personnellement exposés. La même cause éloigne aussi un grand nombre de fils d’ouvriers qui emportent avec eux le tour de main et l’habileté traditionnelle. Ils sont remplacés par des Allemands, qui non-seulement sont moins intelligens, mais qui ont, en outre, des habitudes déplorables. Sous l’influence de ceux-ci, l’esprit de la population ouvrière s’est modifié ; les grèves, jusqu’alors inconnues, ont fait leur apparition, et l’alcoolisme a pris un énorme développement. La consommation de l’eau-de-vie a plus que décuplé depuis dix ans ; à Mulhouse, elle a passé de 250 hectolitres à 3,000 ; les débits se sont multipliés à l’excès et sollicitent sans cesse l’ouvrier, qui va y engloutir ses économies en s’y abrutissant. Ce n’est pas qu’il fût autrefois à l’abri de l’ivresse, mais c’était à l’ivresse, beaucoup moins nuisible à la santé, du vin et de la bière qu’il se laissait aller. L’eau-de-vie, alors grevée de droits élevés, coûtait trop cher pour être abordable, tandis qu’aujourd’hui les propriétaires de l’Allemagne du Nord, pour trouver en Alsace un débouché pour leurs alcools frelatés, en ont fait supprimer les taxes et la livrent à raison de 40 centimes le litre. Il y a donc là un symptôme inquiétant, qui, si l’on n’y met ordre, amènerait la dégradation morale et physique d’une partie de la population et ajouterait de nouvelles ruines à celles que la conquête allemande a déjà accumulées sur ce malheureux pays.

Y a-t-il pour l’Alsace quelque chance d’un avenir meilleur et le compte ouvert à la fatalité par son annexion est-il sur le point de se fermer ? Au point de vue économique, il est certain que la situation se modifiera, comme elle n’a d’ailleurs cessé de se modifier depuis deux siècles. L’industrie cotonnière, de beaucoup la plus importante, s’est implantée sur ce point à l’abri de la protection,, et bien qu’éloignée de sa matière première et du combustible, elle a, grâce à l’aptitude de ses habitans, réussi à se faire une place dans le monde. Elle a dû cependant se déplacer plusieurs fois à mesure que les progrès des machines et l’ouverture de nouvelles voies de communications modifiaient les conditions économiques du milieu où elle se trouvait. Il en sera de même dans l’avenir lorsque le libre échange sera devenu un fait accompli.

Le principe de la liberté commerciale n’est pas un principe absolu et immuable, et cette liberté est, comme toutes les autres, comme toutes les institutions de ce monde, contingente aux circonstances extérieures. À l’époque où les communications, non-seulement entre les peuples, mais même entre les provinces voisines, étaient presque impossibles, où l’état de guerre était permanent, où la sécurité était nulle, où les institutions de crédit faisaient défaut, il fallait bien que chaque pays fabriquât chez lui les objets nécessaires à ses besoins, et, une fois les industries établies sur un point, il fallait bien les protéger pour les empêcher de disparaître. Personne ne réclamait la liberté des échanges, puisque, l’eût-on obtenue, elle eût été à peu près illusoire. Mais il n’en est plus de même depuis que, par les chemins de fer, les télégraphes, les établissement de crédit, les relations internationales sont devenues journalières. La liberté commerciale s’impose malgré tout ce qu’on peut faire pour s’y opposer, parce que les lois économiques sont plus fortes que la volonté des hommes et que les intérêts finissent toujours par dominer la politique. Si nous cherchons à vaincre les obstacles matériels que la nature a semés sous nos pas, ce n’est pas pour nous en créer à nous-mêmes d’artificiels ; si nous jetons des ponts pour franchir les vallées, si nous creusons des tunnels pour traverser les montagnes, si nous perçons des isthmes pour réunir des mers, ce n’est pas pour nous laisser arrêter par la barrière factice d’un tarif protecteur. Que l’Alsace en prenne son parti, elle sera, dans un avenir plus ou moins prochain, comme la Fiance, comme l’Angleterre, comme l’Allemagne, sous le régime du libre échange, et comme ces nations, elle en sentira le contre-coup et les bienfaits. Or nous avons vu que la décadence de son industrie était due beaucoup moins à la concurrence étrangère qu’elle rencontre en Allemagne qu’à la perte du marché français. Si ce marché pouvait lui être rendu par la suppression des tarifs qui l’en éloignent, elle ne tarderait pas à reprendre son ancienne prospérité, et, quoi qu’on en dise, elle n’aurait rien à redouter ni de l’Angleterre ni de l’Amérique. En abaissant ses droits d’entrée, la France reconquerrait en partie son ancienne province.

Il résulte de tout ce qui précède que l’annexion a été un malheur pour l’Alsace ; elle en a souffert et elle en souffre encore, dans ses intérêts matériels comme dans ses sentimens moraux ; elle subit malgré elle la domination de l’étranger comme autrefois l’Italie subissait celle de l’Autriche, la Grèce celle de la Turquie. À les entendre cependant, les Allemands sont pour elle pleins de mansuétude et ils ne s’expliquent pas son obstination à ne pas se réjouir de son retour à l’ancienne patrie. Cette explication est bien simple : si les Alsaciens se sentent opprimés, c’est parce qu’ils sont administrés, non dans leur propre intérêt, mais dans celui de l’Allemagne. Ainsi que l’a dit M. Frary, dans son livre si patriotique[6] : « une population à qui les hasards de la guerre enlèvent sa nationalité est vouée à une persécution continue, systématique, moins grossière et cent fois plus douloureuse qu’au temps où l’administration était moins perfectionnée. On contraint tout un peuple à retourner à l’école pour désapprendre tout ce qu’il savait et apprendre tout ce qu’il ignorait. Ses souffrances se mesurent à ses vertus et à ses lumières ; chaque homme est incessamment atteint dans ses sentimens les plus généreux, dans ses idées les plus hautes. La religion de la patrie, comme toute autre religion, coûte d’autant plus à abjurer qu’on en comprenait mieux la beauté, qu’on en goûtait mieux les douceurs, et c’est aux plus nobles âmes que la persécution inflige les plus cruelles tortures. »


J. CLAVE.


  1. Bien avant, sa réunion définitive à la France, l’Alsace avait avec celle-ci des rapports continus, comme le témoigne l’ouvrage que viennent de publier MM. de Bouteiller et Hepp : Correspondance politique adressée au magistrat de Strasbourg par ses agens à Metz (1394-1683). Paris, Berger-Levrault, 1882. — Voyez aussi Strasbourg pendant la révolution, par E. Seinguerlet. 1 vol. Berger-Levrauît, 1881.
  2. En 1866, la culture du tabac s’étendait sur 3,629 hectares ; elle produisait 8,185,000 kilogrammes de feuilles valant 5,095,000 francs. Par suite de l’annexion à l’Allemagne et de la suppression du monopole, la culture est réduite aujourd’hui à 2,400 hectares.
  3. La partie de la Lorraine qui a subi le même sort que l’Alsace est, au point de vue industriel, à peu près dans la même situation que celle-ci. Elle renferme d’importans établissemens métallurgiques, des fabriques de faïences, des salines, etc. Nous n’en parlons pas, pour ne pas sortir du cadre que nous nous sommes tracé.
  4. Au 1er janvier 1880, il y avait 1,200 maisons construites, dont 1,000 payées.
  5. Dans une communication récente faite à la Société industrielle de Mulhouse, M. Engel-Dollfus, chef de l’importante maison Dollfus-Wieg de Dornach, exprime la crainte que les nouvelles lois en élaboration au parlement allemand ne portent un coup morte ! aux institutions philanthropiques dont l’Alsace s’honore et qui doivent leur prospérité actuelle à la sollicitude des patrons pour leurs ouvriers.
  6. Le Péril national, par M. Raoul Frary, 1 vol. in-32 ; Didier.