La Sicile et l’éruption de l’Etna en 1865/03

Cratère du Monte Frumento. — Dessin de Camille Saglio d’après une photographie de M. Paul Berthier.



LA SICILE ET L’ÉRUPTION DE L’ETNA EN 1865.

RÉCIT DE VOYAGE PAR M. ÉLISÉE RECLUS[1].


TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




ACI-REALE.


Aci-Reale et ses académies. — Falaises de la Scalazza. — Grotte des Colombes. — Îles des Cyclopes. — Le géant Polyphème.

Aci-Reale, que l’on traverse au sud de Giarre, est, après Catane, la ville la plus importante du pourtour de l’Etna, et, par le nombre de ses habitants, se place au quatrième rang dans la Sicile. Elle jouit aussi d’une grande prospérité commerciale, à cause de la fertilité des campagnes environnantes et du groupe de villages très-peuplés qui l’entoure ; aussi, par une conséquence toute naturelle, une forte proportion de ses résidents bourgeois vivent de leurs revenus et passent leur vie à converser devant les cafés. D’ailleurs, les citoyens d’Aci-Reale sont relativement très-policés et se vantent d’être supérieurs en instruction aux Siciliens de Messine et de Palerme. Dans tout le district, les mystères de l’alphabet sont, il est vrai, restés un grimoire pour quatorze personnes sur quinze ; néanmoins, il semble positif que, toute proportion gardée, la ville elle-même est bien la plus intelligente, la plus instruite, la plus riche en littérateurs, en artistes, en hommes de goût. Sans compter les cercles et les associations où vont bavarder et plus rarement discuter les fumeurs, Aci-Reale est le siége de deux académies, peu connues hors de la province, mais n’en publiant pas moins de sérieux travaux. Dès le soir de mon arrivée, un des principaux membres de ces académies, M. Mariano Grassi, me fit, avec la plus gracieuse hospitalité, les honneurs de sa ville et m’entretint avec enthousiasme de notre grand ami commun, le géant Etna. Nul mieux que M. Grassi n’a suivi les progrès de la récente éruption, dont il a, du reste, raconté l’histoire de la manière la plus complète dans une brochure publiée à la Catane : Eruzione del l’Etna del 1865.

La ville est très-riche en palais, en grands édifices municipaux, en églises et couvents ; mais ces monuments sont en général d’assez mauvais goût et ne méritent guère d’être visités. La gloire d’Aci-Reale, c’est l’incomparable vue dont elle jouit sur la mer et sur l’Etna. Le plateau qui porte les maisons de la ville se compose de sept coulées de lave vomies successivement par le volcan à des époques inconnues, et se terminant, du côté de la mer, par une falaise de plus de cent mètres d’élévation, où l’on voit distinctement les assises superposées des anciens courants de pierre fondue. La face extérieure du promontoire est tellement escarpée qu’il faut se pencher en dehors de la terrasse, si bien nommée du Belvédère, ou par dessus la voie ferrée construite au bord du précipice, si l’on veut apercevoir, à travers les tiges entremêlées des figuiers de Barbarie, les toits rouges des maisonnettes de pêcheurs et la ligue écumeuse des brisants.

Le chemin de descente ou la Grande Échelle (Scalazza) atteint le fond de l’abîme en tournant diverses fois sur lui-même et en s’enracinant aux flancs du rocher par des murs de soutènement. De cet escalier suspendu au-dessus du gouffre on peut étudier à loisir les différentes couches de lave. Chaque coulée offre, dans presque toute son épaisseur, une masse compacte où les plantes peuvent à peine insérer leurs racines ; mais leur partie supérieure est uniformément changée en une couche de tuf ou même de terre végétale due à l’action de l’atmosphère pendant une série de siècles plus ou moins longue. Après être sorti des flancs de l’Etna, chacun des courants qui constituent aujourd’hui le promontoire eut le temps de se refroidir, de se recouvrir de sol végétal et de porter une végétation arborescente que devait, plus tard, recouvrir un autre fleuve de pierre. On a également constaté un autre phénomène remarquable. Tandis que la falaise croissait par en haut, grâce à l’épanchement de nouvelles assises, elle croissait aussi par en bas, à cause du soulèvement graduel de la masse. À différents niveaux, on distingue sur la paroi, bien au-dessus de la surface actuelle de la Méditerranée, les lignes d’érosion tracées antérieurement par la mer ; on voit aussi plusieurs de ces « marmites de géants » que les vagues ont creusées en y faisant tournoyer des blocs de pierre.

Au nord du hameau de pêcheurs, les hardis piétons qui ne craignent pas de cheminer péniblement à travers les roches pointues et d’escalader les énormes débris écroulés du haut de la falaise, arrivent bientôt en face d’une belle grotte qui s’ouvre comme un porche à la base d’une muraille presque perpendiculaire. Cette caverne, dans laquelle s’engouffrent les vagues et d’où l’on entend sortir incessamment des râles et des sanglots produits par le refoulement de l’air emprisonné, ressemble, au moins pour la formation, à la fameuse grotte basaltique de Fingal, dans l’île de Staffa. De chaque côté de l’ouverture, les masses de lave sont disposées en colonnes irrégulières de quatre à cinq mètres de hauteur, les unes complétement verticales, les autres ployées vers le milieu sous le poids des roches surincombantes. Au-dessus de cette colonnade inférieure pèse une deuxième rangée de prismes, dont les pendentifs, pareils à ceux d’une voûte gothique, constituent le toit de la caverne. Plus haut encore, les roches, beaucoup plus compactes, affectent vaguement la forme de gigantesques piliers ; il est évident que la pression des énormes assises de laves qui se trouvent plus haut n’a pas suffi pour donner à toute la masse une structure columnaire.

D’autres groupes de colonnes basaltiques s’élèvent dans le voisinage d’Aci-Reale. Ce sont les célèbres îles des Cyclopes, que Polyphème jeta, dit-on, sur Ulysse et ses compagnons de voyage. Ces îles, appelées aussi Faraglioni, sont situées à quelques centaines de mètres du rivage que longe en cet endroit la route de Catane. Le plus remarquable de ces îlots noirâtres est une espèce de pyramide, haute de soixante mètres et toute hérissée de clochetons formés par des faisceaux de prismes entourant une colonne centrale : on dirait l’énorme couronnement d’une pagode indoue. À côté se dresse un autre obélisque de même apparence, mais de plus petite dimension. Le paysage que les îles des Cyclopes forment avec le promontoire et la vieille tour d’Aci-Castello est un des sites de la Sicile que la gravure a le mieux fait connaître ; mais ce n’est point l’un des plus beaux. Les arbres manquent complétement sur cette partie du littoral, les maisons des villages riverains ont un aspect sordide, un nuage de poussière s’élève presque incessamment au-dessus de la route, et les hauts escarpements rocheux du pourtour de la baie empêchent le regard de monter vers les campagnes verdoyantes qui ceignent la base de l’Etna.

Pourtant c’est bien là, si l’on en croit la légende, ce qui fut jadis le vallon le plus charmant de la Sicile. Au bas de la route, on voit jaillir, sous un entassement de roches, une petite fontaine, dont les eaux vont se perdre en partie dans un pré marécageux, tandis que le reste emplit un immonde abreuvoir dans la cour d’une étable : c’est le fleuve Acis, qu’adoraient autrefois les nymphes. De grands arbres baignaient leurs racines dans l’onde pure, les troupeaux épars dans les prairies broutaient les herbes savoureuses, et le géant Polyphème, assis sur un rocher, promenait lentement sur ses brebis et sur les flots le regard de son large front. Pour les Hellènes qui venaient aborder aux côtes de la Sicile quel était donc ce grand cyclope qu’Homère nous a dépeint ? N’était-ce pas le gigantesque Etna lui-même, dont le cratère brille pendant les éruptions comme un œil immense ouvert au sommet de la montagne ? Quand le monstre « aux voix nombreuses » rejette les laves de ses flancs, il engloutit les ruisseaux sous des amas de pierres, comme il le fit autrefois pour Acis ; quand il agite sa masse énorme, il fait tomber du haut des falaises des pans de roches qui deviennent des îlots et des écueils, comme les Faraglioni ; dans ses accès de colère, il écrase et dévore par milliers les hôtes étrangers qui sont venus lui demander l’hospitalité et qui se nourrissent de la chair de ses troupeaux. Il est formidable à voir, et néanmoins le sage Ulysse va le braver jusque dans son autre ; pendant le sommeil du cyclope, le héros, type de l'impassible laboureur, ne craint pas de lui ravir ses richesses, puis, quand le monstre s’éveille, la proie qu’il cherche sait échapper à sa fureur aveugle.


LE MONT-ETNA


D'Aci-Reale à Nicolosi. - Les Monti-Rossi et l'éruption de 1669. — L'ascension de l’Etna. - Le Val del Bove. - Le panorama de la Sicile et la vue du cratère. - Descente vers Adernò. - Le pont et les cascades du Simeto. - Bronte et l'auberge du Loup. - Un paysage du centre de l'Europe. - Le plateau de Donnevita. - L'éruption du Monte-Frumento. - Les grands châtaigniers de l’Etna. - L’éruption de 1852. - De Zaffarana à Catane.

Au lieu de faire un grand détour par Catane, il m’était facile d’aborder directement l’Etna en partant d’Aci-Reale. La route, qui de cette dernière ville monte vers Nicolosi, est plus riche en beaux points de vue que le chemin d’ascension suivi par tous les voyageurs étrangers. À l’ouest d’Aci-Reale, quand on s’élève de contre-fort en contre-fort comme par une succession de degrés, on ne cesse d’avoir sous les yeux l’immense jardin qui ceint la base de la montagne et l’étendue bleue de la mer Ionienne, que le feuillage touffu des arbres de la plaine semble découper en golfes aux contours indécis. Des villages, beaucoup plus riches que ne le sont la plupart des villes dans les autres districts de la Sicile, se montrent sur la cime de chaque hauteur, dans le creux de chaque vallon ; des maisons de plaisance, des églises à coupoles apparaissent au milieu de la verdure ; de toutes parts, on voit les signes de la grande richesse territoriale du pays.

Laissant à l’auberge d’Aci-Reale tout mon bagage inutile, je bouclai le havresac sur mon dos et, joyeux comme un étudiant d’Allemagne, je commençai mon voyage pédestre sans m’infliger l’ennui d’un guide, triste compagnon qui partage rarement les impressions de celui qu’il conduit. Il est vrai qu’en voyageant ainsi comme un homme libre je m’exposais en même temps à un excès de curiosité de la part des gendarmes. Dans ce pays, comme dans tous ceux dont la population était encore récemment asservie, les voyages pédestres ne sont point en honneur. De plus, j’étais seul, et les Siciliens, peuple éminemment sociable, ne pouvaient comprendre qu’un homme eût la bizarrerie d’aller se promener sans compagnon à cinq cents lieues de ses pénates. Aussi me fallut-il plus d’une fois « exhiber » mes papiers et « justifier de mon identité. »

Au-dessus du beau village de Via-Grande se dresse le cône d’éruption le plus rapproché de la mer et l’un des plus éloignés du cratère central de l’Etna ; c’est à la base de ce monticule, aux flancs rouges et noirs plantés de vignes, que commence la véritable ascension de la montagne, dont la cime se montre au nord-ouest, à dix-huit kilomètres de distance linéaire. Au delà d’une ancienne coulée de lave revêtue d’oliviers, l’aspect des campagnes change brusquement. On ne voit plus autour de soi une mer de verdure, mais seulement des rangées basses de ceps de vigne et des champs de céréales dominés par des murs de scories rougeâtres : on se trouve déjà dans la région du feu.

Après avoir escaladé successivement plusieurs cheires de lave, on aperçoit, à côté de la route, quelques maisons basses qu’on dirait avoir été construites en scories de fer et qui, de loin, se confondent par leur aspect avec les terrains environnants. Ces masures sont un quartier du grand village de Nicolosi qui s’étend, sur un espace de plus d’un kilomètre, entre deux grands courants de lave, au centre d’une espèce de cirque dominé à l’ouest et au nord par des cônes d’éruption, le Monpilieri, les Monti-Rossi, la Serra-Pizzuta. À voir ces maisons noirâtres entourées de pierres on croirait se trouver dans un misérable hameau et non dans un grand village de trois mille habitants, honoré par le fisc d’une ceinture


Grotte des Colombes. - Dessin de Camille Saglio d’après Sartorius de Waltershausen.


d’octroi. Nicolosi n’a pas moins de six églises, sans compter divers oratoires et le couvent considérable de San-Nicolò d’Arena, devenu la maison de plaisance des Bénédictins de Catane. Pendant une partie du siècle dernier, des brigands s’étaient installés, dit-on, dans les salles du monastère. Les rares visiteurs de l’Etna ne pouvaient alors aborder la montagne sans entrer en composition avec les bandits.

De nos jours les étrangers ne risquent d’être exploités à Nicolosi que par les mendiants, les guides et les aubergistes ; mais on ne saurait s’en plaindre, car ce fait même prouve que cette partie si curieuse des régions etnéennes est assez fréquemment un but de pèlerinage scientifique pour les Européens du Nord. Le village a deux auberges qui diffèrent singulièrement de celles du reste de la Sicile par leur propreté relative et par le comfort dont on y jouit. Une de ces auberges possède même une carte des éruptions de l’Etna, par Gemellaro, et quelques bons livres de vulcanologie et de géographie locale, qui sont mis librement à la disposition des voyageurs. Quant au registre où sont inscrits côte à côte les noms des savants les plus illustres et ceux du commun des touristes, l’hôte s’empresse de l’apporter d’un air de triomphe, ignorant sans doute que ce livre ne renferme pas seulement des éloges à l’adresse de sa personne et de sa cuisine, mais aussi des plaintes fondées sur sa rapacité. Quoi qu’il en soit, l’examen de ce recueil, considéré au point de vue statistique, démontre ce fait intéressant, que plus de la moitié des visiteurs de Nicolosi sont des Anglais. Les voyageurs allemands et les Français sont en nombre à peu près égal, puis viennent les Russes et les Hollandais ; enfin, les Italiens du continent sont rares, et c’est à peine si deux ou trois Siciliens sont amenés chaque année par l’amour de la science et des voyages à gravir les pentes inférieures de leur volcan.

La plupart des étrangers se bornent à gravir l’une des deux montagnes jumelles qui s’élèvent au nord-ouest du village et que l’on désigne par le nom de Monti-Rossi, à cause de l’apparence rougeâtre de leurs scories. Ces amas de cendres, hauts de plus de 200 mètres au-dessus du sol environnant, ont jailli des flancs de l’Etna lors de la célèbre éruption de 1669, et de leur base s’écoula vers Catane ce terrible fleuve de lave qui détruisit quatorze villes et villages habités par plus de vingt-cinq mille personnes. À l’issue de l’énorme source, le courant s’étala largement sur un espace de plusieurs kilomètres, et descendit avec une majestueuse lenteur en noyant les campagnes et les maisons sous des vagues de feu. Le cône boisé du Monpilieri, qui s’élève au sud des Monti-Rossi, fut lui-même entouré comme une île par cette mer incandescente ; et ses roches, en partie fondues, en partie écrasées sous le poids des laves accumulées, durent livrer un passage à la masse liquide. Après avoir transpercé cette colline, le courant se divisa en trois branches principales, dont l’une, se recourbant au sud-est, marcha sur Catane, rasa une partie de la ville, et jeta dans la mer un promontoire de près d’un kilomètre, à la place de l’ancien port. En moins de deux mois, une masse d’un milliard de mètres cubes de laves était sortie du sein de la montagne pour s’étendre en horrible désert


Base des cratères du Frumento. - Dessin de Camille Saglio d’après une photographie de M. Paul Berthier.


sur des champs d’une admirable fertilité. De nos jours encore, on peut, en gravissant l’un des deux Monti-Rossi, suivre du regard, sur presque tout son parcours, le fleuve de pierre fondue qui s’épancha dans la plaine : seulement, le vert des cultures empiète çà et là, sur les bords de la grande coulée. Quant au cratère qui s’ouvre entre les deux monticules, et qui vomit pendant l’éruption un prodigieux amas de cendres sur toute la contrée, il est transformé aujourd’hui en un vallon, dont les pentes, gracieusement recourbées, enferment un petitbosquet de genêts.

Immédiatement avant le terrible cataclysme, le flanc de l’Etna s’était fendu sur une longueur de près de 20 kilomètres, depuis le plateau supérieur de la montagne jusqu’au-dessous de Nicolosi. Cette fissure est comblée dans presque toute son étendue ; cependant on voit encore une quinzaine de trous, plus ou moins profonds, disposés en ligne sur la pente du volcan et qui sont évidemment des restes de la grande crevasse de 1669. La plus importante, appelée fossa della Palomba, n’est pas très-éloignée de la base septentrionale des Monti-Rossi. C’est un entonnoir d’une vingtaine de mètres de profondeur, communiquant par un étroit couloir avec une espèce de puits, au fond duquel s’ouvre une galerie qui se prolonge de corridor en corridor jusqu’à plusieurs centaines de mètres de distance. Accompagné d’un gamin de Nicolosi, je descendis dans le premier puits, mais là, je ne me sentis nullement tenté de prolonger mon voyage d’exploration dans les entrailles du volcan. Échappant à la froide humidité qui suintait à travers les parois de lave, je remontai avec joie vers la lumière du soleil.

Pendant la nuit suivante je devais commencer mon ascension de l’Etna ; mais l’individu qui s’était proposé tout d’abord à me servir de guide ne me plaisait nullement, et, d’un autre côté, le poids de mon bagage et des provisions indispensables m’empêchaient de tenter seul l’aventure. Nous étions alors au commencement du printemps, saison pendant laquelle les gens de Nicolosi ne se soucient guère d’escalader la montagne, à cause du froid qui règne dans les régions supérieures, et surtout à cause des longues pentes de neige qu’ils sont alors obligés de gravir à pied. Presque toutes les ascensions de la montagne se font en été, alors que voyageurs et guides peuvent aller à dos de cheval jusqu’à la base même du grand cône célébrer un joyeux banquet dans la « maison des Anglais, » débarrassée de neiges, puis après avoir grassement dormi, se donner le luxe d’admirer le lever du soleil des bords du cratère. Toutefois, les vrais amants de la nature doivent trouver la montagne d’autant plus belle qu’ils ont à la conquérir par une plus longue marche sur ces neiges, avec lesquelles la magnifique verdure de la plaine forme un si éblouissant contraste.

Dans mon embarras, je m’adressai à M. Giuseppe Gemellaro, frère du célèbre géologue de Catane et lui-même savant minéralogiste. Depuis quarante années, il n’a cessé d’étudier avec passion sa chère montagne, et sans doute on l’eût révéré, il y a deux mille ans, comme un des génies de l’Etna. M. Gemellaro me remercia avec effusion d’être venu lui demander un service, puis après m’avoir fait les honneurs de son remarquable musée de laves et autres produits volcaniques, il envoya chercher le guide le plus intelligent et le plus sûr de Nicolosi. C’est un homme dont les cheveux grisonnent déjà, et qui traîne, en boitant, la jambe droite ; mais il n’en est pas moins un solide marcheur, ainsi que j’eus mainte occasion de m’en convaincre le lendemain.

Il était nuit noire lorsque nous partîmes de Nicolosi ; à peine voyais-je mon compagnon, et je me laissais guider surtout par le bruit des scories qui résonnaient sous ses pas. Bientôt nous entrâmes dans la région que, par habitude, on appelle encore région boisée, mais où l’on aperçoit, seulement à de grandes distances les uns des autres, quelques chênes aux énormes troncs presque entièrement ébranchés. Sur ce versant de l’Etna, il n’y a plus de forêt, et les déserts de la région supérieure succèdent immédiatement aux cultures du pourtour de la montagne. Là on ne voit plus, en été, que talus de scories et de cendres ; en hiver et au printemps, que nappes interminables de neige entourant çà et là des îlots noirâtres de laves escarpées. Du reste, la pente est très-facile à gravir. Nul doute que si l’Etna se trouvait en Suisse, on n’eût construit depuis longtemps une route carrossable pour monter à la cime du volcan.

Le soleil venait de se lever lorsque nous arrivâmes sur le plateau doucement incliné qu’on appelle Piano del Lago en souvenir d’une lagune de neige fondue, comblée par les laves au commencement du dix-septième siècle. Les rayons glissaient obliquement sur la nappe blanche en y faisant briller d’innombrables diamants. Directement en face, nous voyions se dresser le grand dôme, rayé çà et là d’avalanches grisâtres où les cendres se mêlaient à la neige. De sa bouche énorme, une colonne de vapeurs, entourée à la base d’une guirlande de fumées transparentes, se tordait en larges volutes aux contours dorés, et montait en tournoyant vers les nuages. Le volcan était silencieux, mais ce calme lui-même rendait l’immense tourbillonnement des vapeurs d’autant plus majestueux. Je m’avançais avec émotion, à la fois heureux et tremblant, comme un profane auquel se dévoile un mystère. C’était donc là ce géant de la Sicile, vers lequel, depuis mon enfance, s’était si souvent porté mon imagination ! Je la contemplais enfin cette montagne, dont les anciens, pénétrés d’admiration, avaient fait jadis le « clou de la terre » et le « pilier du ciel ! »

À l’extrémité orientale du Piano del Lago, une longue arête indique le rebord du précipice appelé Val del Bove. Pour me faire voir ce gouffre, l’une des merveilles de l’Etna, mon guide me fit obliquer à droite et contourner au nord la base de la Montagnuola, grand cône d’éruption, que de Catane on prendrait pour une des cimes de volcan. J’approchais avec une espèce d’horreur de l’effroyable abîme. Bientôt je vis la vaste plaine de laves s’étaler à plus de mille mètres de profondeur, semblable à un fragment d’une autre planète. Autour de nous, c’était la zone polaire avec ses neiges et ses glaces ; dans la partie inférieure du cirque, au-dessous des talus d’avalanches qui s’étaient écroulés du plateau, c’était la région du feu avec ses cratères de cendres, ses courants de matières fondues, ses amas de scories. Du haut des escarpements, on plonge le regard jusque dans les entrailles mêmes de la montagne, et l’on peut facilement étudier l’architecture du volcan tout entier en suivant des yeux, sur les parois de l’amphithéâtre, les couches superposées des laves et les murs de trachyte ou de basalte injectés dans les fentes. Jadis une partie de cet abîme, le Trifoglietto, fut une des bouches de l’Etna, et communiquait directement avec la mer souterraine des matières fondues, mais à une époque immémoriale, la cheminée d’éruption l’obstrua, puis le cratère égueulé fut graduellement raviné par les eaux de neige, et finit par devenir, pendant le cours des siècles, l’énorme cirque irrégulier du Val del Bove.

Les yeux sans cesse tournés vers l’abîme qui s’ouvrait à côté de moi, je continuai mon ascension vers le cône terminal de l’Etna. Je dépassai, sans les voir, quelques restes d’une construction romaine, qu’on appelle la Tour du Philosophe, puis je laissai à gauche le ressaut de terrain qui porte la « maison des Anglais. » Le toit seul de cet édifice hospitalier se montrait au-dessus de la neige. Pendant les mois d’hiver, ce bâtiment reste enseveli ; cependant on pourrait facilement, avec quelques précautions empruntées aux Esquimaux, l’habiter durant toute l’année. M. Gemellaro, de Nicolosi, propose d’en faire un observatoire météorologique, destiné à la double étude des volcans et des courants aériens. Ce serait une admirable station, pour les savants, que cette maison située au centre même du bassin de la Méditerranée, à près de 3 000 mètres d’élévation et bien au-dessus de la région des nuages inférieurs, à ces hauteurs aériennes où se heurtent et se croisent les courants atmosphériques venant sans obstacle du pôle et de la zone équatoriale. Il est vrai que des tremblements du sol ou des grêles de pierres pourraient interrompre parfois les recherches et gêner les observateurs. En 1863, des blocs lancés par le grand cratère défoncèrent ainsi la maison, et M. Gemellaro a dû la faire reconstruire entièrement.

Le cône central a près de 300 mètres de hauteur, et ses flancs, composés de débris glissant par leur propre poids, sont beaucoup plus pénibles à gravir que le reste de la montagne, sans être pourtant aussi difficiles à escalader qu’on le raconte d’ordinaire. Lors de mon ascension, ils n’étaient percés, sur leur versant méridional, que d’un petit nombre de fumerolles, mais la température des gaz contenus dans l’intérieur du cratère avait suffi pour fondre la couche de neige sur le pourtour presque entier du cône. Une odeur faiblement sulfureuse se mêlait à l’atmosphère. Une singulière somnolence s’était emparée de moi. Malgré l’émotion que j’éprouvais en approchant de la cime, j’étais tenté à chaque pas de m’étendre sur un lit de scories, pour y jouir du sommeil. Soit que la nuit précédente, consacrée à la marche, eût fatigué mes yeux, soit aussi que la diminution considérable de la pression atmosphérique eût produit sur mes organes un effet particulier, il est certain que je dus énergiquement lutter contre moi-même pour ne pas m’endormir en gravissant la pente.

Enfin, j’atteignis le bord du cratère, et tout nuage de sommeil disparut aussitôt de mes yeux[2]. « Les voyageurs célèbrent à l’envi dans leurs récits l’incomparable panorama sur lequel se promène le regard du haut de cet observatoire de 3 300 mètres. Il serait en effet bien difficile de rêver un spectacle supérieur en beauté à celui qu’offrent les trois mers d’Ionie, d’Afrique et de Sardaigne, entourant de leurs eaux plus bleues que le ciel le grand massif triangulaire des montagnes de la Sicile, tout hérissé de villes et de forteresses, les hautes péninsules de la Calabre et les volcans épars de l’Éolie, fils de l’Etna, que les forces à l’œuvre dans le sein de la terre ont fait lentement surgir du fond de la Méditerranée. La puissante masse du volcan, dont le diamètre n’a pas moins de quinze lieues, s’étale largement au-dessous du cratère terminal avec ses zones concentriques de neiges, de scories, de verdure, de villages et de cités. Tous les détails de l’immense architecture se révèlent à la fois ; on distingue les contre-forts et les abîmes, les courants de lave et les monticules d’éruption, pareils à de grandes fourmilières. Suivant les diverses heures du jour, on voit l’ombre gigantesque de l’Etna, accompagnée, comme par une armée, des ombres de toutes les montagnes qui lui font cortége, diminuer lentement ou bien s’allonger peu à peu et se projeter au loin sur les plaines et sur la mer. Les nuages qui flottent dans l’étendue au-dessus de la cime du volcan modifient incessamment l’aspect de l’immense tableau : les uns s’effrangent aux cimes inférieures et se déroulent en écharpes transparentes, les autres s’amassent en lourdes assises et voilent, tantôt un groupe de montagnes, tantôt une région de la mer ; parfois aussi, ils remontent les pentes de l’Etna sous forme de brouillard, puis, après avoir limité le champ de la vue à un horizon de quelques centaines de mètres, se déchirent pour laisser voir de nouveau l’espace illimité. D’ailleurs, rien de plus facile, même lorsque le temps est parfaitement clair, que d’être le témoin de cette transition soudaine. En se plaçant au milieu des épaisses fumerolles qui jaillissent le plus souvent de l’une des pointes du cône, on reste pendant quelques instants comme perdu dans la fumée d’une fournaise ; puis, qu’une bouffée de vent emporte les vapeurs, et l’on revoit comme par magie les flancs de l’Etna, les côtes si gracieusement dessinées de la Sicile, et la mer, tellement rapprochée en apparence qu’on est tenté de faire un saut pour s’y plonger. »

Quelle que fût la magnificence de cette vue d’ensemble, embrassant un espace de plus de deux cents kilomètres de rayon, néanmoins, mon regard était toujours ramené vers le trou noir que je voyais fumer à une quarantaine de mètres plus bas, dans le fond du cratère. Ce puits a tout au plus une dizaine de mètres en largeur, mais il me suffisait de savoir que ses parois perpendiculaires descendent jusqu’à des profondeurs inconnues, jusqu’à l’abîme souterrain des laves, pour que je le contemplasse avec une admiration mêlée de frayeur. Presque transparents à leur issue du gouffre, à cause de la température élevée qui les pénétrait, les jets de vapeur se condensaient très-rapidement dans l’air froid et, se déroulant dans le cratère en épais tourbillons, prenaient aussitôt les proportion d’un nuage considérable. Celui-ci montait en colonne dans l’atmosphère tranquille jusqu’à une hauteur que d’en bas j’avais évaluée à 2 000 mètres, puis, arrivant dans une zone de l’atmosphère où passait un courant dirigé vers le sud, se recourbait gracieusement et se déployait en écharpe sur toute la rondeur du ciel pour aller se confondre avec les brumes qui pesaient au loin sur la mer d’Afrique. Et cette immense nuée qui se développait dans l’espace comme une arcade entre deux continents, je la voyais presque sous mes pieds s’élancer de la terre, j’en entendais le souffle caverneux, comparable à la respiration d’un monstre ; j’y distinguais parfois une lueur rougeâtre provenant de la réverbération des laves bouillonnant dans les profondeurs !

J’employai plus d’une heure et demie à faire le tour du cratère, qui pourtant n’a guère qu’un kilomètre de circonférence, et qui le cède de beaucoup en grandeur à celui de l’île éolienne de Volcano ; mais je ne pouvais me lasser de la vue du gouffre et de l’étonnant contraste que présentaient les abruptes parois du cratère, rayées de rouge et de jaune d’or, et les plaines verdoyantes déployées autour de la montagne. Du reste, aucun danger dans cette exploration. Le pas le plus difficile à franchir était la corne septentrionale, où de nombreuses fumerolles d’une haute température avaient fracturé le sol et réduit les scories en une sorte de bouillie chaude et gluante.

Les progrès du soleil nous avertissaient qu’il fallait songer à une prompte retraite. Suivi de mon compagnon boiteux, je descendis en courant la butte suprême du volcan ; mais, à la base de ce cône, notre marche se ralentit bientôt, car nos pieds s’enfonçaient dans la neige ramollie par les rayons solaires. Au-dessus de la maison des Anglais, le brouillard nous


Cratère du Frumento. Dessin de Camille Saglio d’après une photographie de M. Paul Berthier.


surprit, et je dus modestement me ranger derrière le guide, auquel j’avais recommandé de me conduire dans l’une des villes qui se trouvent au pied de la montagne, du côté de l’occident. Lorsque nous sortîmes enfin du nuage qui rampait sur les pentes, nous avions déjà dépassé les champs de neige et nous traversions obliquement des bancs de scories et des lits de sable noir ou se perdaient goutte à goutte les filets d’eau descendus des névés supérieurs. La vallée du Simeto, que j'avais contemplée du haut de l’Etna, m’apparaissait d’une manière beaucoup plus complète, et j’en distinguais nettement toutes les villes, tous les hameaux, toutes les maisons isolées. La rivière, parfaitement immobile en apparence, déroulait ses anneaux bleuâtres autour des péninsules de la plaine. À gauche, je voyais se profiler ces beaux cônes d’éruption, en partie boisés, le Minardo, le Peluso, qui se dressent à mi-hauteur sur les flancs de l’Etna, et rompent si vigoureusement par leurs lignes hardies l’uniforme déclivité de la montagne. Malheureusement, les bûcherons sont à l’œuvre sur ce versant du mont, et dans quelques années les pentes qui regardent l’occident seront aussi nues que le sont aujourd’hui les déclivités méridionales.

J’aurais désiré prendre le sentier qui descend directement à la ville d’Aderno ; mais le guide avait peut-être ses raisons pour me faire suivre une autre route, et c’est à cinq ou six kilomètres trop au sud qu’il me fit atteindre le grand chemin. N’ayant désormais plus aucun besoin de mon compagnon, je le congédiai, et tandis qu’il allait se reposer dans quelque grange, je continuai ma route vers la ville importante d’Adernò.

L’une des premières maisons était bien le gîte que je cherchais ; mais à peine étais-je installé que la Renommée aux cent voix annonçait déjà, dans tous les carrefours, l’arrivée d’un « continental, » ayant un livre sous le bras, et sur le dos un havresac. Bientôt ma chambre est envahie par les carabiniers, on me somme d’exhiber mes papiers, on me fait subir divers interrogatoires, puis, comme je me révolte contre la trop grande indiscrétion de ces messieurs, on me constitue prisonnier sous la garde de deux estafiers, et les grands personnages d’Adernò se réunissent pour décider de mon sort. Enfin, quand on eût compté le nombre de ducats que j’avais dans mon portefeuille et soigneusement examiné le grimoire de mes cartes, il fut dûment établi que j’étais un honnête homme, et je reçus l’autorisation de manger et de dormir comme les autres mortels. Malheureusement je ne pus guère profiter de cette gracieuse permission, car mon sommeil fut bien des fois troublé par les puces et autres bestioles. Je me demandai souvent si ma nuit ne se serait pas écoulée d’une manière plus confortable dans la vieille tour de la prison,


Crevasse du Frumento. - Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul Berthier.


pittoresque édifice normand que j’avais aperçu la veille aux rayons de la lune.

Le lendemain, je continuai mon voyage autour de l’Etna, mais au lieu de suivre la grande route qui se développe sur les pentes de la montagne à plusieurs centaines de mètres de hauteur au-dessus du Simeto, je descendis dans la vallée, afin de voir les défilés que la rivière s’est creusé à travers les courants de laves modernes. Suivant un charmant petit sentier qui remonte la vallée, je me trouvai bientôt devant l’un des plus grands monuments de la Sicile. C’est un pont-aqueduc qui mériterait à plus juste titre que la prétentieuse construction de San Leonardo d’être appelée il ponte par excellence. Il y a plus d’un siècle, l’aqueduc franchissait toute la vallée, porté sur de gigantesques arcades d’une hauteur uniforme, mais il ne put résister aux intempéries et aux tremblements de terre. Le prince qui possédait toutes les plaines avoisinantes le fit alors reconstruire en forme de syphon. L’eau recueillie à la base de l’Etna descend de l’escarpement oriental de la vallée par une pente très-rapide, puis coule au-dessus de la rivière sur un aqueduc horizontal d’une trentaine d’arcades et remonte par sa propre impulsion sur le versant opposé. À cette grande construction est accolé un pont de forme pyramidale, comme tous les anciens ponts de la Sicile.

En amont de cet aqueduc, appelé ponte di Carcacci ou d’Aragona, les bancs de lave qui forment les deux versants de la vallée se rapprochent graduellement et les eaux du Simeto se resserrent de plus en plus dans l’étroit passage qu’elles se sont elles-mêmes creusé. Toutefois elles n’ont point encore terminé leur œuvre d’érosion, puisqu’en deux endroits elles forment des cascades, spectacle bien rare en Sicile. À sa chute inférieure, la rivière se divise en plusieurs filets d’eau plongeant d’une assez grande hauteur, mais tellement étroits qu’une puce pourrait, dit-on, les franchir d’un bond : de là le nom de Salto del Pulicello ou Saut de la Puce. Plus haut, en amont d’un vieux pont très-pittoresque, le torrent, arrêté en 1610 par une coulée de lave, descendue de l’Etna, s’y est creusé une entaille au fond de laquelle on voit l’eau s’abattre de cascade en cascade. C’est là le Salto del Pecoraro ou Saut du Pâtre, ainsi nommé, suivant la tradition, d’un berger qui pour voir plus tôt son amoureuse, aurait eu l’habitude de bondir d’une rive à l’autre. Du reste, cet exploit ne me sembla pas des plus remarquables et j’eusse peut-être essayé de franchir le torrent de la même manière si je n’avais craint de glisser sur les rochers polis.

Du Salto del Pecoraro à la ville de Bronte, il faut traverser un désert de laves, les unes anciennes, les autres modernes, mais presque toutes rebelles à la culture : on ne voit guère, même sur les courants dont la surface est déjà délitée par les intempéries, que des lichens jaunâtres, quelques touffes d'herbes et des cactus. L’aspect général du paysage n’est pas moins désolé que ne l’est, de l’autre côté de l’Etna, celui du Val del Bove ; mais il est loin d’être aussi grandiose, car on ne voit pas se dresser, autour de la mer figée des scories, les murailles d’un immense amphithéâtre, et même la cime fumante du volcan est presque partout dérobée à la vue par des contre-forts, de grands talus de cendres ou des chaos de débris entassés, Tous ces courants de lave noire ou rougeâtre qui se succèdent sur les versants de la montagne, comme autant de remparts parallèles, donnent à la nature environnante une formidable apparence de tristesse et de solennité.

Bronte, où l’on arrive enfin après une marche des plus fatigantes à travers les scories, porte encore à juste titre le nom d’un Cyclope, fils des Titans, qui forgeait le tonnerre. Des escarpements de lave sont de toutes parts suspendus au-dessus des maisons, de nombreux cônes d’éruption se dressent dans le voisinage, et sur le versant de l’Etna s’ouvre une longue dépression qui semble un lit tout préparé d’avance pour l’inondation de matières fondues qui se déversera sur Bronte. En dépit de la menace que le volcan fait peser incessamment sur la ville, celle-ci n’en est pas moins une importante cité ; elle a un grand collége, des églises à coupoles, des entrepôts où l’on emmagasine d’excellents vins livrés ensuite au commerce anglais sous le nom de Marsala. Toutefois, est-il besoin de le dire, Bronte n’a que de bien tristes gîtes à offrir aux voyageurs. Hésitant entre deux auberges’également sales, je finis par entrer dans la « locande du Loup, » attiré par ce distique peint sur l’enseigne :

« Ospite, non temer di lupo il tetto ;
Trovi senza periglio agio e ricetto[3]. »

Malheureusement je m’aperçus trop tard que ces vers étaient une ironie atroce ; je fus bel et bien traité comme une brebis.

La plaine qui s’étend au-dessous de Bronte constitue avec les vallées avoisinantes un grand fief que Ferdinand de Naples avait conféré à Nelson, en reconnaissance de ce que celni-ci|celui-ci l’avait aidé à massacrer son peuple. La route qui contourne l’Etna s’élève par une pente rapide au-dessus de ces cultures et gagne bientôt les régions alpestres où l’on ne voit plus ni les oliviers, ni les vignes, mais seulement les champs de blé et les arbres de la végétation forestière. Le col par lequel on contourne l’angle nord-ouest de l’Etna n’a pas moins de mille mètres de hauteur. C’est de là que la grande montagne ressemble le plus à certaines cimes de l’Europe centrale. Si je n’avais aperçu au sommet du cône terminal la colonne ondoyante de vapeur, j’aurais pu croire que ces gracieux vallons ombragés de chênes et de châtaigniers, ces contre-forts arrondis où la blancheur des neiges se marie à la verdure des pins étaient ceux de quelque mont des Alpes ou des Pyrénées. La cité de Randazzo, dont les hautes murailles et les forts gardaient au moyen âge ce revers de l’Etna, semble également avoir été transportée de quelque contrée du nord sur le sol de la Sicile. L’aspect en est sombre et sévère, comme au temps des rois normands.

Ma dernière étape sur la grande route qui contourne l’Etna de Catane à Taormine fut la ville de Linguagrossa. Le cœur me battait en y entrant, non que cette localité eût des trésors d’art à me montrer ou que je dusse y rencontrer un ami, mais c’est là qu’il me fallait gravir les pentes du volcan pour aller contempler le fleuve de lave et les nuages de cendres qui s’échappaient encore du sein de la montagne. Déjà de Taormine j’avais pu distinguer la rouge lueur de l’éruption ; maintenant j’allais l’étudier de près, j’allais, pour la première fois de ma vie, suivre les bords d’un courant de lave encore en mouvement, voir la matière incandescente gonfler sa croûte de scories et s’épancher au dehors, assister à la tempête des vapeurs et des cendres qui jaillissent en sifflant des gouffres souterrains !

Les premières pentes de la montagne, du côté de Linguagrossa, n’offrent que des courants de laves anciennes et des champs de céréales ; mais quand on a dépassé les plus hautes maisons de ferme on atteint le charmant plateau de Donnevita où le sentier serpente, tantôt dans les prairies herbeuses, tantôt sous les grands pins et les chênes. Malheureusement, on rencontre de distance en distance les cabanes en planches de charbonniers et de bûcherons, qui sont maintenant à l’œuvre pour détruire la forêt et stériliser ainsi le versant septentrional de l’Etna. Bientôt, quand les arbres seront abattus, les herbes elles-mêmes seront emportées par les pluies, de profonds ravins se creuseront sur les pentes et la contrée prendra l’aspect d’un désert. Lorsque je passai, les spéculateurs qui s’étaient donné pour tâche de dépouiller l’Etna de ses forêts séculaires venaient à peine de commencer leur œuvre impie, les arbres au large branchage étaient toujours debout et les oiseaux, non dépossédés encore par la hache, chantaient joyeusement dans les rameaux. Dès que les premières lueurs de l’aube, pénétrant comme des flèches à travers le lacis des innombrables branches, eurent éveillé tout le monde ailé des oiseaux, l’allégresse fut grande, et comme si la forêt n’avait pas été condamnée à disparaître bientôt, un concert de gazouillements salua le jour.

De fréquentes détonations m’annonçaient déjà que j’approchais du théâtre de l’éruption. Soudain, à un détour du sentier, je vis une coulée de laves noires et fumantes encore, qui bornait la forêt comme la ruine d’un rempart énorme. C’était un bras du fleuve de matières fondues qu’avait vomies l’Etna. Les énormes scories, tordues et disloquées par la poussée intérieure des laves, se dressaient les unes au-dessus des autres en moraines de dix et quinze mètres de hauteur ; des troncs d’arbre,


Vue d’une coulée de lave. — Dessin de Camille Saglio d’après une photographie de M. Paul Berthier.


les uns à demi carbonisés, les autres encore parés de leur branchage, étaient épars à la surface du courant qui les avait entraînés. Sur les bords de la coulée, des pins, qui semblaient n’avoir pas souffert de la proximité des matières en fusion, s’élevaient isolés ou par groupes et balançaient encore leur feuillage au-dessus des amas de pierres fumantes ; quelques arbres, entourés pour ainsi dire d’un fourreau de laves, gardaient encore une apparence de vie, bien qu’un fleuve de feu se fût épanché autour de leurs racines. Une petite colline, portant un bosquet de pins sur ses pentes, dominait comme une île cette mer qui l’avait entourée de ses flots incandescents. La lave était encore chaude à la surface, mais je n’eus cependant aucune difficulté à gagner la colline insulaire en passant sur les scories solidifiées comme sur les glaçons d’un fleuve.

En remontant lentement le bord de la coulée j’arrivai au pied d’un escarpement de laves où la poussée des matières en fusion se produisait encore avec intensité. La croûte figée se soulevait çà et là, puis se brisait avec un cliquetis métallique, tandis que la masse éblouissante de l’intérieur s’échappait au dehors comme le fer sortant de la fournaise. Non loin de là j’apercevais un ancien cône d’éruption boisé où, suivant mon guide, deux lordi inglesi s’étaient installés quelques semaines auparavant, afin de prendre des vues photographiques de l’éruption. Ces lordi inglesi étaient probablement M. Fouqué, le savant chimiste français, et son compagnon M. Berthier, auquel nous devons les belles photographies du phénomène grandiose reproduites ici par la gravure.

Arrivé au pied des anciens cratères appelés Due Monti, je vis enfin les monticules tonnants qui s’étaient graduellement élevés à près de cent mètres de hauteur au-dessus de la crevasse du volcan. J’ai déjà décrit ailleurs l’ensemble des phénomènes tels qu’ils se présentèrent à moi : « Le cône d’éruption le plus élevé ne lance plus ni scories ni cendres ; la cheminée du cratère est comblée de débris, et l’activité intérieure ne se révèle plus que par les vapeurs sulfureuses ou chargées d’acide chlorhydrique qui s’élèvent en fumée des talus du monticule. Le deuxième cône, situé sur une partie plus basse de la crevasse, est encore en communication directe avec le foyer des laves ; mais il ne tonne pas constamment,


Arbres engloutis momentanément dans la lave. — Dessin de Camille Saglio d’après une photographe de M. Paul Berthier.


et se repose après chaque effort comme pour reprendre haleine. Un fracas semblable à celui de la foudre annonce l’explosion ; des nuages de vapeur aux énormes replis tout gris de cendres et rayés de pierres décrivant leur parabole, s’élancent hors de la bouche du volcan, noircissent un instant l’atmosphère, laissent tomber leurs projectiles dans un rayon de plusieurs centaines de mètres autour du monticule, puis déchargés de leur fardeau de débris, s’inclinent sous la pression du vent qui passe et vont au loin se confondre avec les nuées de l’horizon. Quant aux cônes inférieurs qui se dressent immédiatement au-dessus de la source de laves, ils ne cessent de mugir et de lancer des matières fondues en dehors de leurs gouffres. Les vapeurs qui jaillissent du puits bouillonnant se pressent et se tordent à l’orifice des cratères ; les unes sont rouges ou jaunâtres à cause du reflet des matières incandescentes, les autres sont diversement nuancées par les traînées de débris projetés, Châtziignier des Cent-Cavalièrs. Dessin de H. Clerget d’après une photographie de M. Paul*Berthier. mais on ne peut les suivre du regard, tant elles s’enfuient rapidement. Un tumulte incompréhensible de voix stridentes s’échappe du sol : ce sont comme des bruits de scies, de sifflets et d’innombrables marteaux retombant sur l’enclume ; on dirait le mugissement des vagues se brisant sur les rochers en un jour de tempête, si les explosions soudaines n’ajoutaient de temps en temps leur tonnerre à tout ce fracas des éléments. On se sent effrayé, comme devant un être vivant, et la vue de ce groupe de collines qui bruissent et qui fument, et dont les cônes grandissent incessamment des débris projetés de l’intérieur de la terre. » (Revue des Deux-Mondes.)

Me trouvant à la base occidentale des cônes de débris, il ne m’était pas difficile de gravir les plus élevés d’entre eux, car le vent soufflait avec assez de violence dans la direction du nord-est et reployait de ce côté les nuages de vapeurs et de cendres. Seulement il me fallait marcher vite, car le sol fumant avait encore une haute température. C’est donc en courant à grandes enjambées que je pus me rendre compte de l’aspect général des monticules. Leurs talus noirâtres étaient revêtus çà et là d’efflorescences d’un jaune d’or ou d’une blancheur de neige qui n’étaient autres que du soufre, du muriate d’ammoniaque et du sel marin déposés par les vapeurs. Autour des cônes d’éruption, le sol était couvert de cendres que le vent avait distribuées en forme de dunes. Les arbres les plus rapprochés avaient pris l’apparence de pieux plantés dans le sable, la partie inférieure de leur tronc était enfouie, leur tête était découronnée ou même complétement rompue, quelques-uns, déjà brûlés à la base, étaient diversement inclinés sur la plaine de cendres. Au sud, une dépression très-visible et de larges fissures du sol se montrant en plusieurs endroits sur la longue pente du Monte-Frumento, indiquaient la crevasse d’où pendant la nuit du 30 au 31 janvier 1865 s’était échappé le premier torrent de lave. Cette inondation de matière fondues, s’abattant soudainement sur la forêt, avait rasé des milliers d’arbres, cependant quelques troncs solides avaient résisté et portaient même en témoignage de leur victoire des morceaux de lave collés à leur écorce. Sur l’endroit où passa le fleuve de feu, M. Fouqué a découvert un pin dont le tronc avait pour gaîne, à une dizaine de mètres au-dessus du sol, une grosse scorie évidemment apportée par le courant issu du Frumento. Un gastronome comparerait cette pierre à un gigot embroché.

Je passai une grande partie de la journée au pied de ces monticules innommés, auxquels on devrait désormais en bonne justice donner les noms des savants qui les ont étudiés, Fouqué, Silvestri, Viotti, Grassi ; puis je descendis avec lenteur en longeant la rive orientale du courant de lave, jusqu’au bord du précipice de Cola Vecchia, du haut duquel une cataracte de pierres et de matières incandescentes avait plongé quelques jours après la rupture des flancs de la montagne. Non loin de là se trouve une maison de ferme où mon guide me fit recevoir en hôte. La seule perte que j’avais eu à subir pendant mon excursion était celle de mon chapeau, qu’avaient percé de petits débris encore brûlants, lancés par les cratères.

La route que j’avais à suivre le lendemain pour aller visiter la grande cheire de Zaffarana, sortie en 1852 du Val del Bove, passe à une faible distance du fameux châtaignier des Cent-Chevaux. Cet arbre gigantesque n’est plus ce qu’il était au dernier siècle, ce n’est pas même un arbre, , mais un groupe de trois fûts, dont les deux plus considérables sont déjà complétement rongés au cœur. Ayant encore dans les yeux les gravures qui représentent le colosse du monde végétal, tel qu’il fut autrefois, je le cherchais des yeux dans le lointain, lorsque déjà je me trouvais à l’endroit où s’élevait jadis la partie centrale de l’arbre. Là passe maintenant un chemin creux que les eaux d’orage approfondissent chaque année aux dépens des racines. De leur côté, les paysans travaillent de leur mieux à la destruction des troncs qui restent encore : ils en carbonisent la base en y allumant du feu, ils en évident l’intérieur à coups de hache pour ménager un plus vaste asile à leurs brebis. Deux autres débris du grand tronc qui existaient encore, il y a quinze ans, ont entièrement disparu, et l’on distingue avec peine l’emplacement où ils s’élevaient naguères. Au temps de sa gloire, le châtaignier de Cent-Chevaux n’avait pas moins de 60 mètres de tour. Le superbe châtaignier de la Nave, que l’on voit à une faible distance au nord, a seulement 18 mètres de circonférence ; mais il n’est pas encore rongé par la vieillesse, et ses rameaux énormes vont se projeter au loin pour s’entremêler au branchage d’un autre arbre, à peine moins gigantesque. D’ailleurs, ceux qui n’admirent pas uniquement les arbres à cause de leur énorme diamètre ou de leur grand âge trouveront sur ce même versant de l’Etna, des milliers de châtaigniers, de chênes et de trembles, qui sont vraiment superbes par la beauté de leur tronc, la pureté de leur écorce, la grâce ou la noblesse de leur port. Bien que les sources jaillissantes soient rares et pauvres, le terreau noir est tenu constamment humide par les infiltrations des neiges, et le bois des arbres peut se gonfler de séve.

Zaffarana, ma seconde étape sur le versant oriental de l’Etna, est un grand village situé à l’extrémité inférieure de la coulée de lave qui sortit en 1852 du Val del Bove, et qui, seule dans l’histoire contemporaine du volcan, peut être comparée a l’éruption du Monte Frumento. Aussi ne pouvais-je manquer d’explorer ce courant, d’autant plus que c’était pour moi une occasion de revoir ce gouffre du Val del Bove, que j’avais déjà contemplé des hauteurs neigeuses de la montagne. Je parvins même à faire partager mon zèle à un élégant citadin catanais qui se trouvait à Zaffarana pour je ne sais quelles affaires d’intérêt. Le brave homme était né à l’ombre de l’Etna, il en avait toujours vu la blanche fumée planer dans les airs, et cependant il n’avait jamais eu l’idée de le gravir, ou même de visiter un seul des petits cônes d’éruption parsemés sur les flancs du mont. Je lui fis honte de son indifférence, et le soir, lorsque nous nous souhaitâmes réciproquement une Ghåtaignier de la Nave. -› Dessin de H. Clerget d’après une photographie de MI Paul Berthier. bonne nuit, mon camarade était bien décidé à prendre des forces pour l’excursion du lendemain.

En effet, nous sommes prêts à l’heure convenue et nous nous mettons gravement en marche. Tout alla bien tant que nous n’eûmes point dépassé la zone des jardins de Zaffarana ; mais au delà d’un cirque pierreux, que dominent d’un côté des escarpements difficiles à gravir, et de l’autre le rempart de scories de la grande éruption, je m’aperçus que mon ami le Catanais commençait à douter de son courage. Il faisait chaud, pas un souffle d’air ne pénétrait dans l’espèce de puits où nous venions de pénétrer. Cependant l’apprenti touriste fit quelques tentatives infructueuses pour escalader un premier talus en s’accrochant aux broussailles ; mais cette première épreuve lui parut suffisante, il surmonta le sentiment de honte qui le retenait encore à mon côté, et me souhaitant bonne chance, il reprit le chemin de Zaffarana.

L’ascension du promontoire qui forme la paroi méridionale du Val del Bove est en effet très-pénible ; mais combien on se trouve récompensé de sa fatigue lorsqu’on arrive au sommet de l’escarpement ! Le cône terminal du volcan apparaît dans sa gloire, projetant comme deux grands bras les parois du Val del Bove, rayées alternativement de noir et de blanc par les murs de lave et par les avalanches de neige. On voit s’étendre au loin la vaste plaine de scories dont la superficie n’est pas moindre de 25 kilomètres carrés ; du sein de cette mer s’élèvent çà et là comme des îlots des roches isolées, et les cratères à la base desquels commença l’éruption de 1852. Ce grand courant, qui tranche parfaitement sur les laves plus anciennes par sa ressemblance avec


Pont d’Aragona. — Dessin de H. Clerget d’après un croquis de M. E. Reclus.


un fleuve de fer, s’étale d’abord largement dans le cirque, puis se divise en trois coulées partielles, dont les deux principales vont se rejoindre plus loin dans les campagnes de Milo et de Zaffarana. Le bras méridional plonge par une énorme cataracte dans le petit bassin fermé du Val de Calanna, où se montrent quelques lambeaux de pâturages. Il est, dans la région etnéenne, peu de spectacles plus surprenants que cette chute de laves noirâtres tombant d’une hauteur de 120 mètres, et dominée par un grand rocher dressé au milieu du courant comme le rocher du Niagara. La coulée de 1852, l’une des plus considérables qui soient issues des flancs de l’Etna dans les temps modernes, est aussi l’une de celles qui ont causé le plus de dommages, car toute sa partie inférieure recouvrit des campagnes qui comptaient parmi les mieux cultivées de la Sicile. En outre, des vergers et des vignobles situés au-dessous des laves les plus avancées de l’éruption, furent desséchés subitement, comme si le souffle d’un incendie eût brûlé leur feuillage. Pour expliquer ce curieux phénomène, il faut admettre que certains filets du grand fleuve de laves furent injectés à travers les fissures du sol, et remplirent quelque cavité de la montagne au-dessous des vergers détruits : les racines étant privées de l’humidité nécessaire, les arbres durent périr.

De retour à Zaffarana, je n’avais plus qu’à longer la base d’un beau cône d’éruption entouré de maisons de campagne pour atteindre le village de Via-Grande, ou j’avais commencé le tour de l’Etna. Bientôt après, je rentrais dans Aci-Reale, et le lendemain, j’arrivais à Catane après avoir revu avec joie les îles des Cyclopes et le château d’Aci-Castello.

Élisée Reclus.

(La fin à la prochaine livraison.)



  1. Suite. — Voy. pages 353 et 369.
  2. Qu’il me soit permis de reproduire ici une page empruntée à une étude scientifique sur le Mont-Etna, que j’ai publiée, il y a près d’un an, dans la Revue des Deux Mondes. Le tableau, tel que je l’ai vu, était assez beau pour que je ne tienne pas à me l’imaginer autrement.
  3. « Étranger, ne redoute pas le toit du loup, — tu y trouveras
    sans péril confort et bon accueil. »