La Sicile, le sol, la population, les produits

La Sicile, le sol, la population, les produits
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 611-653).
LA SICILE

LE SOL, LA POPULATION, LES PRODUITS.

La Sicile, dont la superficie est de 26,263 kilomètres carrés, a une forme triangulaire qui lui a valu chez les anciens le nom de Trinacria. Elle est le point culminant d’un énorme barrage sous-marin qui s’étend entre l’Italie et la Tunisie. Ce barrage a une profondeur moyenne de 100 mètres, mais parfois il remonte jusqu’à 17 mètres, pendant que les fonds voisins descendent jusqu’à 2,000 ou 3,000 mètres. C’est une espèce d’isthme caché par les flots qui réunit l’Afrique à l’Europe et divise la Méditerranée en bassins-séparés, la plus grande partie de l’île appartient à la région volcanique qui détend jusqu’aux environs de Naples. Cette région, exposée aux cataclysmes que provoquent les convulsions intérieures, est protégée par les volcans de l’Etna, du Stromboli, du Vésuve, de Volcano, qui fonctionnent comme autant de soupapes pour laisser échapper la matière incandescente cherchant une issue au dehors, Lorsque ces soupapes sont impuissantes ou obstruées, surviennent des tremblemens de terre et des catastrophes comme celles d’Ischia, qui détruisent les villes et anéantissent les populations.

M. Baldacci, savant ingénieur des mines, a fait de la constitution géologique-de la Sicile l’objet d’une étude approfondie. Je dois à son extrême obligeance la communication d’un mémoire inédit où je puise une partie des renseignemens qui vont suivre.

Les reliefs principaux du sol sont donnés d’abord par le grand cône de l’Etna, dont l’altitude est de 3,313 mètres ; ensuite, par une chaîne qui suit la côte septentrionale de l’île, depuis Messine jusqu’au cap San Vito, formant le prolongement des montagnes de la Calabre et qui prend successivement le nom de Péloritaine, des Caronies et des Madonies ; enfin par une chaîne presque parallèle à la première qui coupe l’île à peu près par le milieu. Les sommets les plus élevés de ces deux chaînes sont le mont Antenna (1,975 m.) dans les Madonies, le mont Sori (1,846 mètres), dans les Caronies et le Cammarata (1,578 mètres) dans la chaîne méridionale. Entre ces deux arêtes principales, dirigées de l’est à l’ouest, se trouve une série d’autres élévations obéissant toutes à la même direction, dont la hauteur moyenne ne dépasse pas 1,000 mètres. Elles constituent pour la Sicile un sol très accidenté et en compliquent singulièrement l’hydrographie. Toutes ces montagnes, beaucoup moins élevées que l’Etna, existaient depuis des âges quand la région occupée par le volcan était encore sous les eaux. Le long de la côte septentrionale, la chaîne du Pélore pousse ses ramifications jusque dans la mer et forme des caps séparés par des haies qui découpent la côte et donnent une grande beauté au paysage. La transparence de l’atmosphère, qui détache sur l’azur du ciel les crêtes rocheuses et laisse apercevoir à de très grandes distances les moindres reliefs du terrain, produit un tableau d’une incomparable splendeur. Vers le midi, les montagnes s’abaissent ; la côte sud-est est uniforme, sablonneuse et sans abri. Il n’y a, en Sicile, d’autres plaines que celle de Catane (ager Leontinus), celles beaucoup moins étendues de Terranova, de Licata et de Milazzo ; à la rigueur, on pourrait y ajouter la Conca d’Oro, qui entoure Palerme. Dans l’intérieur de l’Ile, le paysage a, au plus haut degré, le caractère antique et virgilien. Il n’a pas changé depuis des siècles. Le terrain est accidenté, dans les fonds, des oliviers au feuillage grisâtre, au tronc crevassé, cherchent à grimper sur les flancs des collines ; des haies d’aloès bordent des champs d’avoine et de seigle ; plus haut, des bouquets de chênes verts, de caroubiers, de myrtes tachent d’un vert plus sombre la prairie aux herbes courtes, qui tapisse la montagne, au sommet de laquelle un escarpement de rochers calcaires laisse apercevoir ses puissantes assises rougies par le soleil.

Les cours d’eau sont assez nombreux, mais ils ont presque tous le caractère torrentiel, coulant à pleins bords et divaguant au loin pendant la saison des pluies, à sec le reste de l’année. Ils portent leur tribut aux trois mers qui entourent la Sicile : la mer Tyrrhénienne, la mer d’Afrique et la mer Ionienne. Des sources jaillissent fréquemment du flanc des montagnes calcaires ; elles sont recueillies et canalisées avec soin ; car, sous ce ciel de feu, l’eau est un bienfait inappréciable et souvent une cause de luttes et de vengeances entre voisins. La fontaine Aréthuse, qui sourd claire et abondante dans l’île où est aujourd’hui bâtie Syracuse, est presque un phénomène géologique, car elle vient, par des canaux souterrains, des montagnes de l’intérieur en passant sous les marais qui entourent la ville. les anciens Syracusains, reportant sans cesse leurs regards vers la Grèce que leur rappelaient les rochers rougeâtres, les sinuosités des golfes, l’aspect du paysage, croyaient qu’Aréthuse elle-même en venait et qu’elle s’en était échappée poursuivie par Alphée pour se fondre en eau sur ce rocher.

Les trois quarts environ de la Sicile appartiennent aux terrains tertiaires. Les roches primitives sont concentrées dans la province de Messine, où elles forment des montagnes à parois escarpées coupées par des vallées profondes et sauvages. Elles se rattachaient au massif granitique de l’Aspromonte, qui fait partie de la chaîne de l’Apennin, et formaient avec lui une île au milieu de la mer. Ces montagnes étaient moins élevées qu’aujourd’hui, car leur base plongeait dans les eaux, et c’est dans ces conditions que, pendant de longs siècles, se sont déposés les terrains de sédiment qui forment comme une ceinture autour de ce massif. La convulsion qui fit surgir l’Apennin souleva ces montagnes, fit émerger les terrains stratifiés qui s’étaient déposés sur leurs pentes sous-marines et produisit une dislocation suivie d’un affaissement qui donna naissance au détroit de Messine.

Les terrains secondaires apparaissent aux environs de Taormina et dans la chaîne des Madonies, où se montrent les dolomies, les calcaires à rognons du trias, avec de nombreuses grottes, le lias inférieur et moyen et l’oolithe supérieur : telle est la constitution du Calogero, près de Termini, des monts Trébia, du mont Cane, des montagnes de Palerme et du cap San Vito. On retrouve également les terrains secondaires sur certains points de la chaîne méridionale ; ce sont eux qui forment les cimes les plus élevées après l’Etna.

Quant aux terrains tertiaires, ils ont également été soulevés à d’assez grandes hauteurs et se montrent tantôt à l’état de poudingues et de grès, tantôt à l’état d’argiles écailleuses, tantôt sous la forme de calcaires plus ou moins marneux. Ce sont ces derniers qui dominent dans le Syracusain, dont l’aspect, tout différent de celui du reste de la Sicile, ressemble à celui de l’île de Malte ; ils forment de longues collines à dos arrondis et à sommets plans, recoupées par des vallées abruptes et de nombreux ravins. L’étage pliocène est représenté par les trubi, ou marnes blanches, par le calcaire grossier et par les sables jaunes. Les trubi donnent une chaux hydraulique recherchée et le calcaire grossier, facile à tailler, est très employé dans les constructions. Ces terrains tertiaires sont en général fertiles et se prêtent à toutes les cultures ; ceux d’entre eux qui renferment une centaine proportion de sable sont friables et se délitent facilement ; ils sont entraînés par les pluies, qui les ravinent et produisent des éboule-mens assez fréquens pour que plusieurs sections des lignes de chemins de fer aient dû être abandonnées et reportées sur des points offrant plus de stabilité. C’est dans les terrains de l’étage miocène que se rencontrent les roches asphaltiques, les dépôts de sel gemme, de gypse et de soufre, qui donnent lieu à d’importantes exploitations dont nous aurons plus loin l’occasion de parler.

Les terrains quaternaires, qui ont été soulevés jusqu’à 415 mètres à Salanca Piana, sont constitués par des graviers et des sables peu cimentés dans la région du nord-est, et par des dépôts de calcaire grossier dans la concavité du golfe de Palerme, de Castellamare et sur la côte occidentale de l’île. Ces derniers sont très favorables à la culture des oliviers, des arbres fruitiers et de la vigne, qui s’y étend de plus en plus.

Les terrains provenant des alluvions fluviales ou marines sont des plus fertiles, mais l’étendue n’en est pas considérable ; ils forment les plaines de Catane, de Terranova et de Licata.

Le massif de l’Etna, dont deux illustres géologues français, Dolomieu, au siècle dernier, et Élie de Beaumont, au début de celui-ci, ont les premiers fait connaître la constitution au monde savant, s’élève sur la côte orientale, complètement isolé au milieu de l’ancien golfe qui couvrait la plaine de Catane ; c’est la formation la plus récente de la Sicile, puisque chaque jour encore il étend de nouvelles couches de laves et de cendres sur les couches déjà formées ; mais il n’est ni le seul ni le plus ancien volcan de l’île. Sa grande figure, dont la cime neigeuse contraste avec sa base verdoyante, reste éternellement dans les yeux qui ont pu la contempler. Elle s’élève à une si grande hauteur et domine tellement les montagnes qui l’entourent qu’elle semble former la Sicile à elle seule, tout le reste lui servant de base.

La Sicile est riche en eaux minérales et thermales dont les plus importantes sont celles de Castroreale, de Termini, de Calatafimi, de Sciacea, d’Aci-reale, etc., sans compter toutes les sources chargées d’acide sulfhydrique, qui sourdent de toutes parts dans la région soufrière, et dont on pourra quelque jour tirer parti.

Ce coup d’œil rapide jeté sur la géologie de la Sicile nous permet de dire un mot des exploitations diverses auxquelles la nature des terrains a donné lieu jusqu’ici.

L’une de ces exploitations est celle de l’asphalte. D’après l’opinion de M. Coquand, qui a publié, en 1868, dans le Bulletin de la Société géologique, une note sur ce sujet, l’asphalte serait du pétrole à l’état solide, qui provenant, à l’état de vapeurs, des abîmes souterrains, s’est imprégné dans les fissures de la roche calcaire. Il suffit, en effet, de distiller celle-ci pour l’en séparer. Les roches asphaltiques se rencontrent surtout dans le Syracusain près de Raguza, où se trouve un vaste plateau appelé Rinazza ou contracta a pece (contrée à poix), dont on exploite la pierre en la sciant pour en faire des chambranles de cheminées, des montans de portes, des marches d’escalier. Elle se sculpte et se taille très facilement, mais, quand elle renferme une trop grande proportion d’asphalte, elle empâte la scie ; il faut alors la faire suer, c’est-à-dire l’exposer au feu, pour la débarrasser de son excédent de matière bitumineuse. Appartenant à la formation miocène, ces roches se présentent en amas puissans, au milieu de la molasse, ce qui prouve que le pétrole s’y est déposé au moment même où ce terrain s’est formé. M. Coquand évalue à 1 milliard 91 millions de kilogrammes la quantité d’huile minérale qu’on pourrait tirer de cette région et dont l’exploitation a été complètement négligée jusqu’ici. Une autre source de pétrole a été récemment découverte à Lercara, près de Termini.

Les gisemens de gypse, de sel gemme et de soufre appartiennent également à l’étage miocène de la formation tertiaire. Si les deux premiers de ces produits sont encore à peu près inexploités, il n’en est pas de même du dernier, qui est la principale richesse minérale de la Sicile et qu’on n’a jusqu’ici rencontré à l’état natif dans aucun autre pays. Les gisemens de soufre forment des espèces de poches ou dépôts, aujourd’hui séparés les uns des autres, mais qui ont dû autrefois constituer des couches continues ; elles ont été recouvertes depuis, sur quelques points par les terrains quaternaires ou enlevées sur d’autres par quelque débâcle. Ces poches sont disséminées dans les terrains gypseux qui occupent, dans la partie centrale, autour de Caltanisetta, environ le quart de la superficie de l’île. On a beaucoup discuté sur l’origine de la production du soufre ; les uns l’ont attribuée à des émanations de vapeurs sulfureuses survenues dans, le miocène supérieur ; d’autres à la décomposition du sulfure de : chaux par la chaleur des laves bouillonnantes, au sein de la terre : quoi qu’il en soit, ces dépôts n’ont rien de commun avec les phénomènes volcaniques actuels, et, comme les gypses des environs de Paris, ne sont que des accidens dans les terrains tertiaires.

Le soufre existe parfois à l’état cristallin dans la masse gypseuse, mais le plus souvent on le trouve formant des couches plus ou moins épaisses, plus ou moins inclinées, au milieu des schistes marneux ou calcaires, entourées d’une gangue de même nature. M. Kuhlmann fils a fait des soufrières de la Sicile une étude dont il a publié les résultats, en 1868, dans le Bulletin de la Société industrielle de Lille. La plupart de ces mines appartiennent aux grands propriétaires territoriaux, qui s’en font un titre de gloire et ne les aliènent qu’à la dernière extrémité. Comme la propriété de la surface entraîne celle du dessous, chacun est maître chez lui et l’état n’a pas le droit d’accorder des concessions. Il est rare cependant que les propriétaires exploitent les soufrières pour leur compte ; le plus souvent ils les donnent en gabelle à des négocians ou à des sociétés étrangères et se font payer une redevance proportionnelle à la quantité de minerai extraite. Pour les mines dont l’exploitation n’est pas en activité et dont la mise en train exige une avance de capitaux, la durée des contrats varie de vingt à vingt-cinq ans et la redevance de 15 à 18 pour 100 du produit ; pour celles au contraire qui sont en pleine exploitation, la durée des contrats n’est que de huit ou dix ans et la redevance de 20 pu 30 pour 100.

La recherche des mines se fait d’une façon rudimentaire, au moyen de galeries inclinées à 45 degrés, dans lesquelles on taille des escaliers qui serviront plus tard à l’extraction du minerai et qu’on creuse, jusqu’à ce qu’on rencontre la couche soufrière, à une profondeur qui varie de 30 à 80 mètres ; ces galeries sont ouvertes sans aucune règle, ce qui donne fréquemment lieu, entre propriétaires voisins, à de graves difficultés. La roche est abattue au pic, l’emploi de la poudre étant considéré comme dangereux, et transportée dans des paniers par de jeunes garçons de six à seize ans, qui gravissent les escaliers des galeries sous des charges excessives. Ils sont absolument nus, car la température des mines est très élevée, faute de puits d’aérage qu’il serait facile d’établir. Depuis quelques années cependant, et non sans avoir éprouvé une vive résistance de la part des mineurs, des compagnies étrangères ont commencé à employer des machines pour les travaux d’extraction et pour l’épuisement des eaux. Quand par hasard le feu prend dans ces mines, l’incendie se propage avec une grande violence et dure très longtemps ; il y a à Sommatino une montagne en feu depuis cinquante ans ; dans celles où l’incendie est éteint, on rencontre le soufre à l’état pur par masses de 20,000 à 30,000 kilogrammes.

La purification du soufre se fait au moyen de calcarones. Ce sont des aires en maçonnerie, légèrement inclinées, entourées d’un mur de 1m,50 de hauteur, et sur lesquelles on dispose, sous forme de cône aplati, une quantité de minerai variant de 250 à 600 mètres cubes. On y met le feu, et le soufre en fusion s’écoule dans une petite maisonnette située à la partie la plus basse du plan incliné, où le reçoivent des auges en bois dans lesquelles il se solidifie. C’est donc le soufre lui-même qui sert de combustible pour sa propre fusion, et l'on estime à un tiers environ la quantité qui s'en perd de cette façon. Eu égard au minerai soumis à cette opération, le rendement est de 12 à 15 pour 100. Ce procédé primitif et quasi barbare était, en réalité, le plus économique à une époque où l'on ne pouvait arriver aux soufrières qu'à dos de mulet et où, par conséquent, il ne fallait pas songer à y amener du combustible du dehors. Mais aujourd'hui que les chemins de fer peuvent apporter la houille à peu de frais jusqu'au pied de la mine, il n'y a aucune raison de continuer un semblable gaspillage ; aussi commence-t-on à construire des fours spéciaux pour y mettre fin et pour tirer du minerai tout le soufre qu'il renferme. La production annuelle du soufre, en Sicile, est de 242,000 tonnes ; elle a quintuplé depuis cinquante ans et emploie aujourd'hui dix-huit mille ouvriers. La presque totalité de ce soufre (215,500 tonnes) est exportée au dehors moyennant un droit de sortie de 11 francs par tonne. Les principaux ports d'exportation sont Catane, Licata et Girgenti ; Messine et Palerme ne viennent qu'en seconde ligne.

L’administration des mines d’Italie, qui a publié en 1881 une notice statistique sur l’industrie soufrière, s’est préoccupée de la durée probable des mines actuellement connues, des moyens d’en augmenter la production et des causes qui, dans ces derniers temps, ont amené l’avilissement des prix. D’après M. l’ingénieur Mottura, la quantité de soufre qui se trouve dans les gisemens exploités s’élèverait à 50 millions de tonnes ; mais d’autres ingénieurs pensent qu’elle ne dépasse pas 20 millions. C’est, en maintenant la production au taux actuel et en tenant compte de la déperdition occasionnée par le procédé de fusion et évaluée à un tiers, de quoi faire face pendant soixante-dix ans aux besoins de la consommation. Il paraît impossible, quant à présent, d’élever le chiffre de la production, en raison de la difficulté qu’on éprouve à augmenter la profondeur des puits et de la constitution même de la propriété minière. Le plus clair des bénéfices de cette industrie entre, en effet, dans la poche des propriétaires, qui prélèvent de 20 à 25 pour 100 du produit brut, tandis que, d’autre part, la faible durée des concessions et la grande division de la propriété sont des entraves à l’introduction de procédés d’exploitation rationnels et économiques. Le progrès le plus urgent, en même temps que le plus facile à réaliser aujourd’hui, est la substitution des fours au charbon aux calcarones, qui, comme nous l’avons vu, brûlent inutilement un tiers de la matière pour obtenir le surplus.

Le prix du soufre a subi bien des variations. Il était autrefois de 200 francs la tonne, non compris le droit de sortie ; il est tombé, en 1878, à 94 francs, et s’est relevé depuis jusqu’à 110 francs. La cause de cette dépréciation est la concurrence que font les pyrites dans l’industrie des produits chimiques, pour lesquels la présence d’une petite quantité d’arsenic est sans inconvénient. C’est ainsi qu’on emploie, en Angleterre, pour la fabrication de l’acide sulfurique, des pyrites de cuivre ; et, qu’en traitant ensuite les résidus de la combustion, on en retire en outre le cuivre, l’or ou l’argent qu’ils contiennent et qui remboursent une partie des frais. Les mines de pyrites de l’Espagne, du Portugal, de la Norvège, de l’Islande, de l’Allemagne et du sud de la France envoient aux diverses fabriques de ces pays l’énorme quantité de 1,200,000 tonnes de minerai, correspondant à 500,000 tonnes de soufre.

En résumé, d’après le rapport dont nous venons d’indiquer les points principaux, l’industrie soufrière, en Sicile, éprouve bien en ce moment certaines difficultés ; mais elle peut se maintenir dans les conditions actuelles, avec la perspective d’une élévation de prix provoquée par les besoins croissans de l’industrie et de l’agriculture. Il n’y a donc, quant à présent, ni à demander aux chemins de fer une réduction du prix des transports, qu’ils ne pourraient accorder sans se mettre en perte, ni à provoquer une diminution du droit de sortie, qui serait sans influence sérieuse, ni à chercher à établir en Sicile même des fabriques de produits chimiques pour utiliser le soufre sur place, parce que le manque de combustible et l’absence de débouchés pour cette nature de produits n’offriraient AUX établissemens de ce genre aucune chance de prospérité.


II

Située sur le parcours des peuples qui, dans l’antiquité, se sont disputé l’empire du monde, la Sicile a été successivement occupée et conquise par tous ceux qui confinaient à la Méditerranée. Les plus anciens habitans, depuis les temps historiques, paraissent avoir été les Sicanes, peuplade ibérique, auxquels succédèrent les Sicules, originaires de Dalmatie ; vinrent ensuite les Phéniciens ; puis, après le siège de Troie, les Grecs, qui y fondèrent des colonies importantes. Les Carthaginois s’y établirent sur quelques points ; les Messéniens, venus du Péloponèse, s’emparèrent de Messine et y appelèrent les Romains, qui étendirent leur domination sur l’île entière. Vers le IVe siècle, le christianisme y fut introduit et acheva la destruction des monumens que les guerres continuelles avaient respectés. Dans le VIIe siècle, arrivèrent les Sarrasins, qui ravagèrent le pays de fond en comble et introduisirent l’architecture byzantine. Ils s’y maintinrent jusque l’arrivée des Normands au XIe siècle ; ceux-ci furent, après les vêpres siciliennes, en 1282, remplacés eux-mêmes par les Aragonais, auxquels succédèrent les Autrichiens, puis les Napolitains.

Sur le tuf sicane, qui forme l’assise fondamentale de la population sicilienne, tous ces peuples ont laissé leur empreinte plus ou moins profonde suivant qu’ils ont séjourné plus ou moins longtemps. Aussi, bien que la fusion des divers élémens soit aujourd’hui complète, on n’en remarque pas moins des différences notables dans le caractère des habitans des diverses parties de l’île. Ainsi, dans la province de Palerme, les mœurs se ressentent de la longue présence des Arabes et des Espagnols ; elles sont moins douces que dans celle de Catane, où domine l’élément grec. C’est à cet élément que la Sicile doit sans nul doute les nombreux grands hommes auxquels elle a donné le jour et parmi lesquels on peut citer Théocrite, Moschus, Diodore, Empédocle, Archimède, outre de nombreux peintres et sculpteurs. La Corse, au contraire, située sous le même ciel que la Sicile, montagneuse comme elle, peuplée comme elle par des populations d’origine ibérique, mais restée en dehors de L’influence hellénique, n’a produit ni poètes, ni philosophes, ni savans, ni artistes ; elle n’a enfanté qu’un seul grand homme, au génie sombre et fatal, Napoléon. C’est aux Grecs que l’on doit ces temples nombreux dont les ruines, dorées par le soleil, sont une des grandes beautés du paysage sicilien. Placés le plus souvent sur des collines éloignées de toute habitation, entourés de myrtes, de lentisques, de chênes verts, ces temples semblent faire corps avec ce qui les entoure, et, si parfaits qu’ils soient au point de vue architectural, ne tirent toute leur valeur que de la place qu’ils occupent et que les Grecs choisissaient avec un soin extrême. Ils firent de même pour leurs théâtres, qu’ils construisaient toujours sur les points d’où les contours de la côte apparaissent dans toute leur beauté, car ils tenaient à ce que le paysage charmât les yeux des spectateurs et servît de cadre splendide à l’action que les acteurs déroulaient, devant eux. Tel est notamment le théâtre de Taormina, situé sur une plate-forme dominée par des rochers escarpés, où vingt mille spectateurs pouvaient applaudir les vers d’Eschyle, tout en contemplant le colosse fumant de l’Etna ; les rivages découpés du détroit de Messine et les montagnes de la Calabre.

Après la question de race, c’est la question politique qui a eu le plus d’influence sur l’état moral de la population. En fait, la Sicile n’a jamais été libre ; elle a subi le joug des oppresseurs les plus divers, et, en dernier lieu, celui du clergé, qui n’a pas été le moins pesant. Ce n’est que depuis son annexion à l’Italie qu’elle se sent elle-même et qu’elle peut respirer à l’aise. Aussi la transformation qu’elle a subie depuis cette époque est-elle prodigieuse. Il y a vingt-cinq ans, il n’existait dans l’île pour ainsi dire aucune route ; on ne pouvait y voyager qu’à dos de mulet ou dans ces voitures de campagne ornées de peintures grotesques. Il fallait un passeport pour aller au chef-lieu de la province, une permission de la police pour habiter Palerme. La population, surveillée par des légions d’espions, à la merci des suisses et des gendarmes, était presque séparée du monde. Très peu de personnes avaient l’autorisation de voyager sur le continent et de se rendre même à Naples ; la correspondance était si nulle qu’une lettre de Rome ou de Milan était une curiosité ; on n’apprenait les nouvelles du dehors que par le Journal officiel, dont il était interdit de mettre en doute les assertions. La littérature faisait absolument défaut ; les habitans, désintéressés des affaires publiques, peu stimulés à s’occuper d’affaires privées, vivaient dans l’oisiveté, étendus au soleil pendant l’hiver, à l’ombre pendant l’été ; ils suivaient assidûment les exercices religieux pour vivre en paix avec les jésuites et la police. Les communautés religieuses pullulaient, la plupart vivant d’aumônes, ruinant les populations, leur donnant l’exemple de la paresse et de la mendicité. Le clergé, propriétaire d’une grande partie du territoire, se mêlait à tous les actes de la vie ; il avait multiplié les fêtes et les pratiques extérieures pour conserver son autorité. Il n’a jamais cherché à inspirer au peuple une foi éclairée, et son enseignement se bornait à lui prescrire de donner à tous les moines qui venaient le solliciter. Aussi celui-ci n’a-t-il de Dieu qu’une idée assez vague ; en revanche, il connaît tous les saints du paradis et sait ceux qu’il faut invoquer dans telle ou telle maladie. Chaque ville a son patron dont elle célèbre la fête avec pompe ; mais tout se passe en cérémonies, et de conviction raisonnée il n’en faut pas chercher.

Il est facile de comprendre pourquoi, dans l’état d’esprit où se trouvait la population soumise à un pareil régime, Garibaldi fut, dès son apparition en 1860, accueilli comme un libérateur. La révolution était accomplie dans les âmes avant de l’être dans les faits ; les troupes royales une fois vaincues, la Sicile était à elle. Ainsi que le fait remarquer M. Lenormant dans son livre si intéressant sur la Grande-Grèce[1], les événemens qui ont renversé le trône des Bourbons et fait entrer le royaume de Naples dans l’unité italienne n’ont, somme toute, fait couler que bien peu de sang, même dans les provinces aux passions ardentes, aux caractères violens. C’est que les choses étaient mûres pour un changement politique et social, et quand il se produisit, il n’était au pouvoir de personne de l’empêcher. La Sicile, jusque-là tenue dans une obscurité profonde et subitement inondée de lumière, fut prise alors d’une véritable fièvre ; emportée par le besoin de mouvement, elle voulut faire en un jour ce qui demandait des années et se dépouilla de ses anciennes institutions sans savoir encore comment elle les remplacerait : chemins de fer, routes, écoles, entreprises industrielles, elle toucha à tout à la fois, violenta des intérêts respectables et traversa une crise qui dura plusieurs années, mais qui est aujourd’hui à peu près calmée.

Après avoir brillé d’un si vif éclat dans l’antiquité, après être restée pendant si longtemps misérable, la Sicile est en train de redevenir ce qu’elle était autrefois, dans l’ordre matériel aussi bien que dans l’ordre moral. Elle a pour cela tout ce qu’il faut : un sol fertile, un ciel incomparable, une population laborieuse et intelligente. Mais ce n’est pas impunément que cette population est restée opprimée pendant des siècles, car elle a conservé, à côté des qualités naturelles dont elle est douée, les défauts des peuples asservis et dont la liberté seule pourra la corriger. Ne pouvant compter sur la justice du pouvoir dont les agens vénaux ne leur inspiraient aucun respect, les Siciliens ont pris l’habitude de cacher leurs sentimens jusqu’au jour où ils peuvent les manifester sans danger. Il est rare, lorsqu’un crime est commis, de trouver des témoins qui consentent à dénoncer les coupables, personne ne se souciant de s’exposer à une vengeance dont le pouvoir était jadis incapable de les garantir : « Les Siciliens, dit M. Renan[2], ont de grands défauts et de précieuses qualités. Les défauts peuvent être atténués et les qualités bien employées. Les défauts sont un amour-propre excessif, une certaine tendance à se contenter de généralités superficielles, un feu qui ne se gouverne point assez, trop peu d’horreur pour l’effusion du sang. Les qualités sont celles qui ne se remplacent pas : le cœur, l’enthousiasme, l’intelligence vive et prompte, l’instinct sûr, l’ardeur sans bornes. » Très impressionnables, ils ont des sentimens de délicatesse extrême qui dénotent, même de la part des personnes de condition inférieure, le désir de plaire ; ils tiennent à donner d’eux une bonne opinion aux étrangers ; ils savent gré aux voyageurs de venir les voir et aux savans de s’occuper d’eux.

La population de l’île n’est pas disséminée dans la campagne ; elle est au contraire agglomérée par centres populeux, dont la plupart occupent les hauteurs. Le défaut de sécurité intérieure interdisait les habitations isolées, et la crainte des incursions barbaresques ne leur permettait pas de se grouper dans les plaines. Trois villes sont très importantes : Palerme, qui compte 245,000 habitans, Catane, qui en a 85,000 et Messine 70,000 ; huit ou dix villes ont plus de 20,000 habitans, et cent vingt plus de 10,000. Au-dessous de ce chiffre, ce sont des villages. Palerme est une ville grecque, carthaginoise, arabe, normande, espagnole, et ses monumens témoignent de ses vicissitudes historiques. Dans les maisons particulières, c’est le caractère espagnol qui domine ; elles ont à toutes les fenêtres, des balcons cintrés, permettant aux femmes d’assister sans être vues aux spectacles du dehors ; car c’est une particularité de cette ville, vestige de la domination arabe, que les femmes se montrent peu en public. Quant aux hommes, ils encombrent les rues et passent leur vie en plein air ; ils y font leurs affaires et laissent toutes grandes ouvertes les portes et les fenêtres de leurs maisons, où les regards pénètrent sans obstacle. Palerme n’est pas seulement une des plus belles villes d’Europe, c’est une des plus cultivées ; elle possède, outre ses musées, une académie des sciences médicales, un institut agronomique, une société d’acclimatation, un observatoire, de nombreux cercles et sociétés savantes, un jardin botanique de toute beauté, dans lequel on cultive un grand nombre de plantes tropicales. La plupart de ces institutions sont dues à l’initiative privée ; c’est notamment le cas de l’hôpital des fous fondé par le baron Pisani et qui pourrait servir de modèle à la plupart de ceux d’Europe. De nombreux journaux politiques et scientifiques discutent les intérêts spéciaux de l’île, qu’ils ne confondent pas avec ceux de l’Italie.

La population sicilienne ne comprend guère que deux classes, le noble et le paysan. Le premier, d’une manière générale, n’a pas encore pris son parti de la révolution sociale qui s’est opérée. Il vit modestement du maigre revenu de ses terres, quoique ayant conservé un certain prestige sur le peuple, dont il a toujours défendu les droits. Quant au paysan, il est laborieux, mais misérable. Travaillant en plein soleil avec un simple mouchoir noué sur la tête, il a, par un singulier phénomène d’adaptation au milieu, l’arcade sourcilière très développée, et l’œil, ainsi enfoncé dans l’orbite, protégé contre la lumière. Cela donne à sa physionomie un caractère singulièrement énergique et sauvage ; mais ce n’est qu’une apparence, car au fond, quand il n’est pas surexcité par le désir de la vengeance, il est doux et se laisse facilement conduire par le curatolo qui le dirige. Vivant de rien, il ne s’insurge pas contre le sort et se borne à invoquer la protection de la madone. Evviva la Maria ! est le cri que poussent en chœur toutes les chiourmes quand, après leur repas, elles reprennent leur labeur. Ces contadini ne sont pas d’ailleurs, à proprement parler, des paysans, dans l’acception où ce mot est pris en France ; ce sont des ouvriers agricoles qui vivent au jour le jour, sans avoir la possibilité d’améliorer leur sort par l’épargne. Ils sont rarement propriétaires des demeures qu’ils occupent dans les bourgs où l’insécurité du pays les a confinés, et sont obligés à de longues courses pour se rendre à leur travail. Au moment de la moisson, ils campent en plein champ, mais le reste du temps la campagne est déserte ; on n’y aperçoit ni un homme ni une maison.

Cette misère, que M. Lenormant, dans son ouvrage sur la Grande-Grèce, attribue en grande partie aux abus de la grande propriété (latifundi) semble cependant commencer à peser au paysan sicilien. Depuis que les chemins de fer sillonnent son île, il est sorti de son village et a pu se rendre compte de ce qui se passe ailleurs. Des idées nouvelles ont germé dans son cerveau et fait luire à ses yeux quelques perspectives de bien-être. Aussi des symptômes d’émigration se manifestent-ils dans la population. La Calabre et la Basilicate fournissent déjà un fort contingent au courant qui se dirige vers l’Amérique méridionale ; il est probable que la Sicile suivra leur exemple, dans la mesure où l’exigeront les lois économiques ; c’est-à-dire jusqu’à ce que les salaires se soient élevés assez pour assurer l’existence des familles ouvrières.

Jusqu’ici la classe moyenne fait à peu près défaut, c’est d’elle Cependant que doit dépendre la prospérité de l’île, parce que c’est elle seule qui peut en mettre en œuvre les forces productives et tirer parti des immenses ressources qui s’y rencontrent. C’est de son développement aussi qu’il faut attendre la pacification des esprits. Comme tous les peuples du monde, la Sicile a ses classes dangereuses qui exercent le mieux qu’elles peuvent leur métier de vivre aux dépens d’autrui. À Paris, les voleurs vous attaquent le soir dans les rues désertes et vous détroussent ; en Sicile, ils s’emparent de votre personne et vous rançonnent. C’est tout un. Un honorable magistrat qui a publié récemment une brochure sur cette question[3] distingue plusieurs catégories de malfaiteurs. Les bandits proprement dits habitent la montagne et exercent leurs méfaits par la violence. Pendant les premières années qui suivirent la révolution, le nombre en avait singulièrement augmenté ; et plusieurs de ces bandes, en Sicile comme en Calabre, avaient pris un drapeau politique et se donnaient comme les défenseurs de l’ancien ordre de choses. Bien des bonnes âmes en France s’y sont laissé prendre et faisaient des vœux pour leur triomphe ; mais en fait, la politique était le moindre de leurs soucis, et pour eux, servir la bonne cause consistait à piller également tous les honnêtes gens sans distinction de parti et sans s’inquiéter de leurs opinions.

À côté des bandits de profession, il y a les malandrins et les maffiosi, qui, vivant mêlés à la population, font partie d’une association plus ou moins secrète connue sous le nom de maffia dont le but est, comme la camorra de Naples, de se créer des revenus, soit en prélevant un impôt sur les transactions, soit en employant la ruse ou même la menace pour extorquer de l’argent à leurs victimes. L’histoire de la maffia est encore un mystère et l’on prétend qu’elle existait déjà sous les rois normands ; mais ce n’est guère que depuis l’annexion à l’Italie que ce mot a été employé dans le sens où il l’est aujourd’hui. Jusqu’alors on appelait maffioso un homme d’un esprit subtil, hardi, audacieux, vêtu avec élégance, mais toujours prêt à jouer du couteau. Quoi qu’il en soit, qu’on les nomme comme on voudra, malandrins ou maffiosi, ceux qui font partie de cette association sont des hommes comme il faut, dont le casier judiciaire est le plus souvent parfaitement net, qui ne se mêlent jamais aux voleurs ordinaires pour escalader les murs de jardins et qui se gardent bien de se montrer dans les rixes ou les agressions armées. Ils ont leur politique à eux, leur diplomatie, leur police beaucoup mieux renseignée que celle du gouvernement. Ils observent tout, notent tout, les importations et les exportations, le cours du change, les noms des ministres, les changemens des préfets, les modifications de la législation et s’arrangent pour tirer parti de ces renseignemens. Ce sont des malfaiteurs en progrès qui se sont substitués aux voleurs de grands chemins dont la vapeur a ruiné le métier. La guerre qu’ils font à la société est d’autant plus dangereuse que les moyens qu’ils emploient sont plus parfaits, leur masque plus impénétrable, leur transformation plus complète. A tout prendre, ne voyons-nous pas aussi des associations de malfaiteurs chez les peuples les plus civilisés et peut-on faire un crime à la Sicile d’être sous ce rapport aussi bien partagée que Paris, Londres ou Berlin ?

Ce ne fut pas pour l’administration piémontaise une petite affaire que de rétablir l’ordre dans une société démoralisée par les abus du pouvoir absolu, après une révolution qui avait froissé bien des intérêts, surexcité les passions, dépossédé les moines, déchaîné tous les forçats et infesté la campagne de bandits. Aussi ne faut-il pas s’étonner que, faute de connaître le pays, elle ait, dans les premiers temps, commis bien des erreurs. Croyant que c’est par la vigueur qu’elle triompherait des difficultés, elle s’est préoccupée de frapper fort plus que de frapper juste. La Sicile fut remplie de soldats dont les patrouilles parcouraient la campagne dans tous les sens, arrêtant un peu au hasard bandits et honnêtes gens, répandant partout la terreur et décourageant ainsi la bonne volonté de ceux mêmes qui avaient appelé de leurs vœux le nouvel ordre de choses, mais auxquels ces mesures arbitraires faisaient craindre le retour à l’ancien régime.

Ce fut au service militaire que les Siciliens eurent surtout le plus de peine à se plier, et chaque année de nombreux réfractaires, cherchant à s’y soustraire, allaient rejoindre ceux qui avaient déjà réussi à s’échapper et augmentaient d’autant le nombre des bandits. Aujourd’hui le pli en est pris, et le régiment est au contraire devenu un moyen de civilisation. Il donne à ceux qui y passent des idées d’ordre et ouvre leur intelligence en leur montrant les progrès réalisés sur les autres points de l’Italie. D’un autre côté, le gouvernement, sans exercer une répression moins énergique, a renoncé aux mesures arbitraires et organisé un service de surveillance qui a donné d’excellens résultats. Outre la police (questura) et la gendarmerie (carabinieri)[4] qui existent dans toutes les provinces de l’Italie, on a créé un corps de sûreté publique à cheval composé exclusivement de Siciliens. L’expérience, en effet, a démontré que les Siciliens seuls peuvent rendre d’utiles services par la connaissance qu’ils ont de la topographie du pays, du dialecte, des coutumes, des manières et des signes conventionnels en usage entre les habitans. Des étrangers n’aboutiraient à rien, par l’impossibilité où ils seraient de rivaliser d’astuce avec les paysans. La police est dans chaque province sous les ordres du commissaire central (questore) ; les carabiniers, commandés par un colonel, sont sous la dépendance du préfet. Ces diverses fonctions sont aujourd’hui confiées à des hommes expérimentés et habiles, qui, usant de bons procédés, agissant par la persuasion plus que par la violence, ont à peu près réussi à extirper le brigandage et à gagner la confiance des habitans.

Les jurés qui, autrefois, se laissaient intimider par les menaces, font maintenant courageusement leur devoir et n’hésitent plus à rendre des verdicts qui entraînent la peine capitale ; mais ces condamnations ne sont jamais suivies d’effet par ce motif que la Toscane, où la peine de mort était abolie, ne s’est réunie à l’Italie que sous la condition formelle qu’elle ne serait pas rétablie. Or le gouvernement, se refusant à faire sous ce rapport une différence entre les provinces, a étendu à toutes les autres l’immunité dont jouit la Toscane. Quoi qu’il en soit, la Sicile est aujourd’hui pacifiée et la sécurité aussi complète que sur les autres points de l’Italie. Elle sera absolue, en Italie comme ailleurs, lorsque les conditions économiques se seront modifiées de telle façon que le travail sera plus rémunérateur que le vol, et qu’il sera plus profitable d’être un honnête homme qu’un bandit. Aucun pays au monde sous ce rapport n’est mieux partagé que la Sicile, dont les inépuisables ressources, encore peu exploitées, sont en état d’assurer la richesse et le bien-être à toute la population.


III

Le climat de la Sicile est maritime et a la même régularité que celui de Madère. L’année s’y divise en deux saisons principales, celle des pluies, de novembre à mars, et celle des sécheresses, de juin à août : les autres mois sont variables et orageux. La température ne descend que très rarement au-dessous de zéro, et pendant quelques jours seulement, avant le lever du soleil ; elle ne s’élève jamais très haut, grâce à la brise de mer, qui corrige les effets de la latitude ; elle est en moyenne de 11 degrés pendant l’hiver et de 26 degrés pendant l’été, et ne présente pas de brusques variations. Sur certains points du littoral, exposés à la malaria, les habitans sont obligés de se réfugier dans la montagne pour se mettre à l’abri des fièvres qui en sont la conséquence. La Sicile est apte à la culture des régions tempérées de l’Europe, aussi bien qu’à celles des régions chaudes. Toutes les plantes comprises entre les limites déterminées par le blé et par l’oranger y prospèrent également. D’où vient donc que, malgré des conditions aussi favorables, malgré un sol fertile et malgré le labeur de ses habitans, cette île soit encore, dans la plus grande partie de son étendue, inculte ou mal cultivée ? C’est parce que jusqu’ici les Siciliens ont toujours travaillé pour d’autres que pour eux-mêmes. Il en était déjà ainsi du temps des Romains, qui les pressuraient ; il en sera de même tant que les lois sur la constitution de la propriété n’auront pas produit tout leur effet.

Au moment de la conquête normande, toutes les terres furent confisquées par les vainqueurs et partagées entre le roi, les nobles et l’église ; mais, comme ni les uns ni les autres ne pouvaient les mettre en valeur, ils les cédèrent en grande partie aux paysans par baux emphytéotiques. L’emphytéose était, on le sait, un contrat féodal par lequel les propriétaires du sol abandonnaient aux cultivateurs le domaine utile en conservant pour eux-mêmes le domaine éminent, signe de leur puissance et de leur autorité, dont la constatation était représentée par un cens annuel. Les seigneurs préférèrent l’emphytéose perpétuelle à la location précaire, afin de peupler leurs domaines, et, comme les emphytéotes ne pouvaient ni racheter leur cens, ni céder leur droit sans leur consentement, ils rentraient en possession du fonds en cas de non-paiement de la redevance.

Les évêques et les établissemens religieux, qui se trouvaient à peu près dans les même conditions que les barons féodaux, agirent de même et cédèrent leurs biens moyennant un cens très faible (0 fr. 10 par hectare environ) souvent à des gens incapables de les faire valoir. Comme d’ailleurs ces biens étaient inaliénables et ne pouvaient tomber entre les mains des véritables agriculteurs, la plupart devinrent incultes et furent livrés à la vaine pâture.

Les inconvéniens de ce régime sautaient aux yeux, car un décret royal de 1838 avait déjà prescrit le recensement de tous les biens ecclésiastiques ; mais il resta lettre morte jusqu’en 1862. Aussi la réforme de la constitution de la propriété fut-elle une des premières mesures que les hommes éclairés demandèrent au nouveau gouvernement. M. Simone Corleo, notamment, fit de cette question l’objet de ses plus vives préoccupations ; il fut le principal promoteur des lois qui prescrivirent la vente des biens ecclésiastiques et publia, en 1871, dans le Journal des sciences naturelles et économiques de Palerme une histoire de ces biens, qui montre aux esprits les plus prévenus combien cette mesure était nécessaire. D’après lui, les biens ecclésiastiques ont été une des principales calamités de la Sicile ; ils s’élevaient à 230,000 hectares et comprenaient le dixième environ de la superficie totale de l’île, c’est-à-dire le quart peut-être des terres cultivables. Une partie provenait de la conquête, dont l’église eut sa part ; le surplus était entré en sa possession soit par voie de donations privées, soit par voie d’acquisitions directes. La répartition en était très irrégulière ; certains évêchés et couvens étaient surabondamment pourvus, tandis que d’autres n’avaient de revenus que les produits du culte et la dime. Ces biens étaient en général mal cultivés, car les religieux qui les détenaient momentanément, privés de famille, cette base de tout progrès agricole ou social, étaient incessamment tentés d’en tirer tout le profit possible, sans se préoccuper de les améliorer pour ceux qui viendraient après eux. Sur l’initiative de M. Corleo, le gouvernement italien présenta en 1862 au parlement, qui la vota, une loi en vertu de laquelle tous les biens, sauf les bois et les vignes, appartenant aux églises, couvens ou corporations, durent être donnés en emphytéoses rachetables. En exécution de cette loi, les fonds furent divisés par lots de 10 hectares et loués par voie d’adjudication au profit des propriétaires ; ces fonds pouvaient être acquis par les emphytéotes, moyennant l’inscription au grand livre de la dette italienne, au nom des premiers, d’une rente égale au cens à leur payer. Beaucoup de propriétaires, évêques ou couvens, cherchèrent à éluder l’application de ces mesures par des déclarations mensongères, mais ils furent frappés d’une forte amende et finalement se soumirent.

La loi de 1866, qui supprima les corporations religieuses, ne changea rien à cette situation, sinon que, celles-ci ayant perdu leur caractère d’être moral, leurs biens furent vendus ou loués au profit de ceux qui les composaient. Cette réforme, qui souleva les questions les plus délicates et qui donna lieu à de nombreux procès, ne dura que huit années, de 1863 à 1871 ; grâce au zèle et à l’esprit de justice de M. Simone Corleo et des commissions qui en furent chargées, elle s’opéra, non-seulement sans léser aucun intérêt, mais en améliorant la situation de ceux même qui, dans le principe, s’y étaient montrés le plus hostiles. Elle porta, déduction faite de 40,000 hectares de bois, vignes et mines, sur 6,175 fonds d’une contenance de 192,000 hectares, qui furent répartis en 20,300 lots et loués par adjudication au prix de 5,977,218 francs. Avant 1860, ces biens ne rapportaient que 4,224,159 francs. On obtint donc par là une augmentation de revenu de plus d’un tiers au profit des anciens propriétaires, tout en améliorant la situation, des cultivateurs, qui peuvent aujourd’hui disposer de ces terres à leur gré.

Il ne faudra pas s’en tenir là. Si l’on veut que l’agriculture sicilienne puisse prendre tout son épanouissement, il sera indispensable de supprimer les latifundi pour arriver au morcellement de la propriété. La grande propriété, vestige de la féodalité, est un obstacle à la formation d’une classe moyenne et, par conséquent, au progrès agricole ; elle maintient forcément un système de culture extensif, c’est-à-dire la vaine pâture et ses abus ; elle empêche l’ouvrier des campagnes de devenir propriétaire et de s’éclairer en se moralisant. Ces grandes étendues de 2,000 à 3,000 hectares, louées sans baux, dépourvues de routes, de maisons salubres, sont un obstacle à la colonisation et perpétuent le brigandage. C’est à les dépecer que doivent tendre les efforts du gouvernement, car s’il n’y a pas en Sicile de question sociale, puisque les ouvriers n’ont à redouter ni la faim, ni le manque de vêtemens : il y a une question agraire, comme il y en a une dans tous les pays où la terre n’appartient pas à ceux qui la cultivent.

Ces idées font, du reste, leur chemin et sont journellement discutées dans les diverses publications agricoles, notamment dans la Sicilia agricola, journal hebdomadaire à la tête duquel se trouve un agronome distingué, doublé d’un économiste de premier ordre, le baron Nicolo Turrisi-Colonna. D’autre part, un institut agronomique dont le directeur actuel est le savant professeur Inzenga, verse chaque année dans le pays un certain nombre déjeunes gens instruits qui le transforment peu à peu en appliquant sur le terrain les leçons qu’ils ont reçues. Fondé à Palerme, en 1819, par le prince Charles Cottone de Castelnuovo, cet établissement est indépendant du pouvoir ; il est administré par les représentons du fondateur, qui nomment ou révoquent les professeurs et modifient les règlemens à leur gré, en se conformant à la loi. L’état n’intervient que pour y envoyer un certain nombre de boursiers et pour faire vérifier les comptes par la députation provinciale. L’enseignement qu’on y reçoit est à la fois littéraire et technique ; de vastes terrains et de magnifiques collections annexées à l’établissement donnent sous ce rapport toutes les facilités possibles.

Grâce à ces efforts, qui tendent tous au même but, grâce aussi aux chemins de fer, qui aujourd’hui la sillonnent dans toutes les directions, la Sicile a fait, depuis 1860, des progrès prodigieux. Des terrains, qui jusqu’alors étaient à l’état de landes, sont aujourd’hui transformés en vignes ou en orangeries et loués sur le pied de 500 à 1,000 francs par hectare. Le commerce a suivi une marche analogue, et de toutes parts la prospérité se développe avec rapidité.


IV

Un relevé du cadastre fait en 1854 donnait pour les principales cultures de la Sicile les contenances suivantes :


Terres labourables 1,393,000 hectares.
Pâturages 594,000
Vignes 145,000
Bois 68,000
Orangeries et arbres divers 15,000
Sumacs 10,000
Terres improductives 66,000
Cultures diverses, jardins, chemins, rivières, maisons, etc………. 335,000
Total 2,626,000 hectares.


La proportion s’est sensiblement modifiée depuis lors ; les vignes et les orangeries ont dû prendre une plus grande extension, tandis que presque tous les bois ont été détruits et se sont transformés en pâturages et en terrains improductifs. S’ils ne sont plus absolument exacts, ces chiffres n’en donnent pas moins une idée assez générale de l’importance relative des diverses productions de l’île. Ce sont les terres labourables qui sont les plus étendues, et de fait, c’est la culture du blé et de ses annexes qui constitue encore aujourd’hui la base fondamentale de l’agriculture sicilienne. Ce n’est pas qu’elle y soit prospère, car le blé donne à peine cinq à six fois la semence, mais elle est dans les habitudes. La production du blé, en Sicile comme partout, dépend de la quantité d’engrais dont on peut disposer et, par conséquent, de la quantité de bétail qu’on élève. Celui-ci est assez nombreux, mais il est chétif, et, faute d’une nourriture suffisante et substantielle, il ne donne qu’une viande de mauvaise qualité ; il n’est qu’exceptionnellement tenu à l’étable et vit généralement en plein air, sur les pâturages, naturels qui occupent les sommets des montagnes et qui couvrent près du quart de la superficie de l’île. Il existe bien des prairies artificielles de trèfle ou de luzerne, mais leurs produits sont réservés pour l’alimentation estivale, eau, à l’inverse de ce qui se passe chez nous, la végétation herbacée commence avec les pluies d’automne, dure tout l’hiver et finit en mai ; elle est absolument arrêtée pendant les mois de sécheresse, et c’est alors qu’on a recours, non-seulement aux fourrages artificiels, mais encore aux arbustes, aux feuilles d’arbres, à tout ce que le bétail est susceptible d’absorber.

On sait que deux agronomes français, MM. Goffard et Rœderer, ont découvert presque simultanément le moyen de conserver dans des silos les fourrages verts, fauchés même en temps de pluie. C’est par la pression qu’ils arrivent à ce résultat, parce que celle-ci, tout en permettant à la fermentation alcoolique de se produire, empêche la fermentation acétique et la fermentation putride et conserve aux herbes leur valeur nutritive. Cette découverte, une des plus importantes qu’on ait faites en agriculture, parce qu’elle permet d’utiliser les fourrages qui autrefois étaient perdus, faute de pouvoir être rentrés, sera non moins utile à la Sicile qu’aux pays du Nord et lui permettra de modifier l’aménagement de ses pâturages, qui, dans les conditions actuelles, sont un obstacle au véritable progrès agricole. SI les cimes des montagnes étaient occupées par des bois au lieu d’être livrées au parcours, des pluies plus abondantes et plus régulières se produiraient, les eaux s’infiltreraient dans les couches inférieures, les sources seraient plus nombreuses, et les ruisseaux, aujourd’hui à sec pendant la plus grande partie de l’année, couleraient d’une manière permanente, donnant en quantité suffisante l’eau nécessaire aux irrigations. Les prairies pourraient rapporter alors quatre ou cinq récoltes, et, par conséquent, nourrir des bestiaux plus nombreux, qui eux-mêmes produiraient l’engrais nécessaire à la culture des céréales. Mais ce n’est pas tout ; le bétail, qui se compose aujourd’hui presque exclusivement de chèvres et de moutons, parce que ces animaux, plus rustiques que les bêtes à cornes, sont plus en état de supporter les disettes de fourrages, se transformerait peu à peu par la substitution de l’espèce bovine aux espèces ovine et caprine, moins productives que la première. En agriculture tout se tient ; on ne peut faire aucun progrès sur un point sans qu’il se fasse sentir aussitôt sur tous les autres, comme aussi toute erreur commise a des conséquences lointaines dont souffrent toutes les autres branches de la protection agricole.

C’est à1 la production du blé dur que la Sicile s’adonne spécialement. Ce blé, qui est employé à la fabrication des pâtes, a l’avantage de pouvoir, mieux que le blé tendre, résister aux longues sécheresses du printemps. Il contient 20 pour 100 de matières azotées, tandis que celui de Hongrie n’en contient que 13 pour 100, celui d’Odessa 14 pour 100, et celui d’Algérie 17 pour 100. C’est ce qui explique pourquoi les ouvriers agricoles n’ont besoin que de très peu de viande et se contentent de pâtes, de pain, de fromage et de légumes, dans lesquels ils trouvent tous les élémens d’une nourriture complète. Le pain de blé dur est préférable pour les estomacs débiles au pain de blé tendre, et la consommation en est générale en Sicile, où, par suite de l’imperfection des procédés de mouture, on est obligé, pour le fabriquer, de faire usage de farines importées de Gênes et de Marseille. L’introduction des meules à cylindre serait un grand progrès qui permettrait de fabriquer dans l’île même les farines qu’elle consomme au lieu de les faire venir du dehors après avoir exporté son blé.

La Sicile, l’ancien grenier de Rome, ne produit plus les céréales nécessaires à la consommation de ses 2,800,000 habitans. D’après les relevés faits à l’occasion de l’impôt sur la mouture, impôt qui est de 1 fr. 50 par quintal, la consommation en blé s’élève à 4,869,000 quintaux, ou 173 kilogrammes environ par habitant ; d’autre part, d’après les relevés de l’autorité militaire, les chevaux et les mules, dont le nombre s’élève à 173,644, consomment 1,163,000 quintaux d’orge et d’avoine, ce qui porte la consommation effective des céréales à 6,032,000 quintaux, ou à 7,073,000 quintaux, en y ajoutant la quantité nécessaire aux semences. Pour obtenir cette production, il faudrait, en comptant 10 quintaux par hectare, ce qui est exagéré, ensemencer annuellement 700,000 hectares ; en supposant qu’on obtienne deux récoltes en cinq ans, il faudrait donc consacrer 1,750,000 hectares à ce genre de culture. Or d’après les chiffres que nous avons donnés plus haut, il n’y en a en Sicile que 1,400,000 hectares qui y soient affectés. Sans doute, en perfectionnant les procédés, on pourrait produire davantage et arriver au chiffre de 12 à 15 quintaux par hectare ; mais c’est là une question de prix de revient ; car ce n’est pas tout de produire beaucoup, il faut surtout produire à bon marché.

Forcée de combler la différence entre la production et la consommation par des importations étrangères, la Sicile se trouve sous ce rapport dans les mêmes conditions que la plupart des autres pays de l’Europe qui font venir de la Russie, de l’Amérique, de l’Inde et de l’Australie, les blés dont ils ont besoin et qu’ils ne récoltent pas en quantité suffisante, parce qu’ils les produisent trop chèrement, L’élévation des impôts, le prix toujours croissant de la main-d’œuvre mettent ces pays, vis-à-vis de ceux qui n’ont pas ces charges à supporter, dans des conditions d’infériorité incontestable. Toutefois les avantages de ces derniers ont été beaucoup exagérés ; l’Inde, avec sa population très dense et ses terres entièrement occupées, ne peut exporter de blé que dans les bonnes années ; dans les mauvaises, elle est exposée elle-même à des famines, épouvantables. L’Amérique a, il est vrai, des terres vierges à mettre en culture ; mais, là aussi, la récolte dépend des saisons, et plus la population s’accroît, plus la consommation intérieure augmente et diminue la quantité disponible pour l’exportation. Ce qui le prouve, c’est qu’en somme le prix moyen du blé depuis vingt ans s’est élevé en Europe, tout en présentant des écarts moins accusés qu’autrefois. On aurait donc grand tort, en Sicile comme ailleurs, de chercher un remède à la crise agricole dans l’établissement de droits protecteurs, car la liberté commerciale a le grand avantage d’égaliser les prix sur le marché du monde, d’ouvrir des débouchés pour tous les produits et de permettre à chaque pays de s’adonner au genre de production auquel il est le plus apte en raison des conditions économiques ou naturelles dans lesquelles il se trouve.

Une plante qui, pour une grande partie de la population, remplace le blé, est le figuier d’Inde (cactus opuntia), dont les fruits nourrissent presque exclusivement les paysans siciliens pendant l’été. Du mois de juillet au mois de novembre, ils en mangent par jour vingt-cinq à trente qui ne leur coûtent pas un sou, ils en conservent pour l’hiver et y trouvent la même ressource alimentaire que les habitans des pays équinoxiaux dans le fruit de l’arbre à pain. Ce n’est guère que près des villes qu’on tire profit des cactus, dont l’hectare planté se loue jusqu’à 200 francs ; dans la campagne, cette plante pousse sans culture, même dans les rochers, et se propage avec une extrême facilité par la plantation en terre d’une simple raquette. Elle nourrit la cochenille, autrefois si recherchée dans la teinture et remplacée aujourd’hui par l’alizarine artificielle.

Parmi les substances textiles, la Sicile produit de la soie et du coton ; on y cultive aussi le lin, le chanvre, l’agave, l’aloès, dont le suc est employé en médecine, dont la feuille fournit des fibres très résistantes servant à faire des cordes, et dont la fleur s’épanouit sur une tige qui atteint de 7 à 8 mètres et peut être utilisée à faire des chevrons pour les maisons. Sur certains points du littoral, on pourrait cultiver la ramie, espèce d’ortie qui demande de la chaleur et de l’humidité et dont la fibre décortiquée a la plus grande ressemblance avec la soie.

Une industrie qui conviendrait aussi à la Sicile est celle des parfums, parce que les fleurs y acquièrent une odeur et un éclat incomparables. Dans les jardins des environs de Païenne, les roses, les fleurs d’oranger embaument l’atmosphère pendant que les bougainvillias tapissent les maisons de leurs feuilles purpurines. Si cette industrie s’y implantait, on pourrait cultiver comme aux environs de Grasse des champs entiers en rosiers, en violettes, en tubéreuses, en jasmins, et demander aux orangers leurs fleurs en excès, inutiles pour la fructification.

Avec une quantité d’eau suffisante, la culture maraîchère prendrait un grand développement et permettrait d’expédier en plein hiver sur tous les points de l’Europe des légumes frais, toujours si recherchés. Il en serait de même de la culture fruitière, qui, en présence des besoins toujours croissans de la consommation, doit devenir pour certains pays et notamment pour la France ; une source de richesse et un élément d’exportation. D’après un mémoire très intéressant, publié par M. Whitehead (the Progress of fruit farming), la consommation des fruits en Angleterre a fait des progrès prodigieux ; non-seulement dans le pays l’étendue plantée en arbres fruitiers s’est augmentée de 26,000 acres pendant la période décennale de 1871 à 1882, mais les importations ont suivi un accroissement correspondant et ont passé de 15 millions de francs à 43 millions ; dans ce chiffre la Belgique entre pour 16,700,000 francs et la France pour 8,300,000 flancs seulement. Quant à l’Italie, elle ne figure pas sur le tableau, bien qu’elle suit en situation de fournir son contingent, ne serait-ce qu’en expédiant des raisins en boîtes à une époque où aucun autre pays ne pourrait lui faire concurrence.

Mais la culture pour laquelle la Sicile défie toute rivalité est la culture arbustive des pays chauds. Ce sont les oliviers, les orangers, les amandiers, les sumacs et par-dessus tout la vigne, qui feront dans l’avenir sa prospérité agricole et qui méritent qu’on les étudie spécialement.


V

Partout où les Grecs ont établi des colonies, ils ont transporté avec eux l’olivier, leur arbre favori. Originaire lui-même de l’Inde, d’où il a été importé en Europe, cet arbre au feuillage glauque et poussiéreux, s’éloigne peu des côtes et ne s’élève pas à une grande hauteur. Il végète néanmoins sur les terrains les plus stériles et vit très longtemps. On en voit en Sicile qui ont fait partie des anciens bois sacrés des Grecs et qu’on appelle sarrazeni, sans doute parce qu’ils ont été greffés par les Arabes. Ils n’ont plus, il est vrai, que la moitié du tronc et ressemblent aux saules qu’on voit souvent dans nos champs et qui ne végètent plus que par un lambeau d’écorce ; ils n’en sont pas moins vivaces et poussent des branches, qui, chaque année, se couvrent de fruits. Les Arabes de Sicile, quoique moins avancés que les Maures d’Espagne, ont été des civilisateurs et ont ! laissé partout des monumens de leur présence. Pour l’agriculture notamment, ils étaient très habiles ; ils avaient poussé fort loin l’art des irrigations et suivaient dans les diverses opérations culturales des principes dont on ne s’écarte guère encore aujourd’hui, tant on en a reconnu la justesse. C’est ainsi qu’on trouve dans le Livre d’Ibn al-Awan[5] tous les préceptes relatifs à la culture de l’olivier. Cet lbn-al-Awan était un Arabe de Séville qui écrivit au XIIe siècle et qui puisa beaucoup dans les ouvrages antérieurs au sien, notamment dans celui d’Ibn-Wahschiah sur l’agriculture nabatéenne (ancienne Chaldée), écrit au Xe siècle : « D’après ce dernier, à qui Dieu fasse miséricorde, la terre qui convient à l’olivier est la terre légère, sèche et dénuée d’herbes, située en coteaux et en montagnes, car le vent lui est favorable et dans les régions qui confinent à la zone tempérée. L’irrigation ne lui est pas indispensable, mais elle augmente la production, ainsi que la fumure, qui doit être composée de crottin de chèvre, de brebis, d’âne ou de cheval. » — A ces règles, qui sont reproduites par tous les auteurs, Ibn-al-Awan en ajoute d’autres, qui, pour être excellentes en elles-mêmes, ne sont pas indispensables, croyons-nous, pour la culture qui nous occupe : — « On ne doit, dit-il, confier la plantation de l’olivier, la culture et les divers soins qu’il réclame qu’à un homme de bonnes mœurs, exempt de vices et d’une conduite régulière ; avec cela le produit sera plus abondant et les fruits mieux nourris. »

M. de Gasparin, dans son Cours d’agriculture, ne paraît pas attacher à ces considérations la même importance que l’auteur arabe et se borne à nous indiquer les procédés pratiques de la culture de l’olivier. On peut se procurer des plants d’olivier, soit par bouture, soit par semis ; dans ce dernier cas, il faut avoir soin de casser le noyau, autrement le germe mettrait deux ans à sortir de terre. On se sert également des rejets qui poussent au pied des arbres, qu’on met en pépinière et qu’on replante ensuite vers l’âge de quatorze ans après les avoir greffés. On les espace à 5 mètres les uns des autres, de façon à ce que la tête puisse prendre tout son développement, ce qui permet de cultiver entre les arbres des plantes annuelles comme l’avoine ou le seigle, et de faire profiter les oliviers des labours et des fumures nécessitées par ces cultures. La taille de l’olivier exige de grands soins ; il faut non-seulement lui enlever toutes les branches mortes et le bois pourri, mais le débarrasser de tous les rameaux en excès. Comme la fleur ne se montre que sur le bois de deux ans, et de préférence sur les tiges horizontales exposées à la lumière, il convient que la cime ne soit pas trop touffue.

Il ne faut pas attendre pour récolter l’olive que la maturité l’ait fait tomber sur le sol, car elle donne alors à l’huile un goût acre et peu agréable ; le fruit cueilli avant d’être tout à fait mûr produit au contraire une huile plus fine et plus savoureuse. En le pressant dans cet état, on détruit dans leur germe les œufs que la mouche de l’olive vient souvent déposer dans la pulpe et d’où sortent des vers qui s’en nourrissent et qui rendent l’huile absolument infecte. Cette mouche est une véritable calamité ; elle couvre les murs et les toits des maisons au moment de la fabrication de l’huile et détruit les récoltes trois années sur quatre. Sans ce fléau, qu’on pourrait peut-être combattre en favorisant la multiplication des oiseaux insectivores, l’olivier justifierait la préférence que lui donne Columelle, car il commence à produire à l’âge de quinze ans ; à ce moment, il rapporte 240 kilos d’huile par hectare représentant un revenu de 700 francs, ou de 350 francs par an, si, comme on le suppose, l’olivier ne produit une récolte complète que tous les deux ans ; mais la quantité augmente avec l’âge des arbres et peut s’élever jusqu’à 12,000 kilos. La production annuelle de la Sicile est évaluée à 372,385 hectolitres.

L’oranger est avec l’olivier un des arbres les plus précieux de la Sicile. Dans son savant ouvrage sur l’origine des plantes cultivées[6] de Candolle considère la famille des aurantiacées comme originaire de l’Asie centrale, où l’on en trouve encore à l’état sauvage de nombreuses variétés. L’une d’elles cependant, le pamplemousse, paraît avoir existé dans les îles du Pacifique. Le cédratier, qui se distingue en cédratier à fruits doux (pommes de l’Yemen) et cédratier à fruits acides (limons et citrons), vient de l’Inde et de là s’est répandu peu à peu dans l’Asie occidentale, en Grèce et en Italie, où il n’a été cultivé qu’aux IIIe et IVe siècles. Le bigaradier est la variété qui donne des fruits amers ; il paraît être le type primitif de la famille, car l’oranger ordinaire donne fréquemment des oranges amères, tandis que le bigaradier ne donne jamais d’oranges douces. Il était inconnu des Grecs et des Romains et n’a été importé en Italie et en Sicile que par les Arabes vers l’an 1000 et plus tard en Espagne. L’oranger à fruits doux, originaire de Chine et de Cochinchine, n’est venu que beaucoup plus tard ; il en est de même du mandarinier, qui n’a été cultivé en Europe qu’au commencement de ce siècle ; Les orangers étaient donc inconnus dans l’antiquité, bien que les oranges ne le fussent pas tout à fait, puisque les empereurs en faisaient venir de Perse. Il n’est pas impossible que les Grecs en eussent entendu parler et que ces fruits aient servi de base à la fable des pommes d’or du jardin des Hespérides. Quoi qu’il en soit, cet arbre est aujourd’hui cultivé sur tout le littoral et dans toutes les îles de la Méditerranée où, suivant les régions, il donne des fruits de qualité très variable. Ce n’est pas par ceux qui ornent nos jardins, emprisonnés dans des caisses, qu’on peut juger de ces végétaux. Il faut, pour cela, voir l’immense plaine de la Conca d’Oro, autour de Palerme, couverte de leurs frondaisons sombres et métalliques, piquées de points d’or et de taches blanches, qui embaument l’atmosphère ; pour connaître leurs fruits, il faut les cueillir soi-même en pleine maturité afin de ne rien perdre de leur jus sucré et savoureux ; ceux qu’on expédie au loin sont toujours plus ou moins acides parce que, pour les mettre à même de supporter le voyage, il faut les récolter avant qu’ils soient mors. Dans ces contrées privilégiées où la végétation ne s’arrête jamais, les orangers comme les citronniers ne cessent pour ainsi dire pas de produire et portent, pendant presque toute l’année, à la fois des fleurs et des fruits. Aussi en fait-on deux ou trois récoltes, dont la principale est celle du mois de novembre.

Les orangers, comme les autres espèces de la même famille, ne peuvent pas être cultivés en pleine terre au nord du 43e degré. Ils ne résistent pas à des froids de plus de 3 degrés au-dessous de zéro et périssent dès que le sol est gelé. Ils veulent de la chaleur et de l’eau. On leur donne cette dernière au moyen d’irrigations à raison de 200 mètres cubes par hectare, qu’on répète, suivant les pays et la nature du sol, soit toutes les semaines, soit tous les quinze jours. Il est nécessaire également de les fumer pour leur fournir les élémens qui constituent les fruits ; on évalue à 1 k. 19 la quantité d’azote correspondant à un millier d’oranges ; cette quantité est enlevée à chaque récolte et doit, par conséquent, être restituée au sol. Faute de cette restitution, les orangeries ne durent guère que vingt ou vingt-cinq ans. Les orangers se multiplient par semis ou par boutures ; ils sont élevés d’abord en pépinière, puis transplantés à 5 ou 6 mètres les uns des autres. On les greffe pour en hâter la fructification, autrement ils resteraient de douze à quinze ans sans fleurir. On greffe également les citronniers sur les orangers au lieu de les planter directement. Cette substitution est faite aujourd’hui par beaucoup de propriétaires, parce que le citron est plus facile à expédier au loin que l’orange et que le prix subit moins de variations. Ils exigent les uns et les autres beaucoup de soins, réclament l’ablation de toutes les branches mortes et, plusieurs fois par an, la culture du terrain qui les porte. Ils sont exposés à diverses maladies, dont les principales sont le pidocchio, le nero, ou mal noir, et la gomma ou gomme. Le pidocchio est une espèce de cochenille qui s’implante dans le zeste des agrumi (nom générique qui désigne à la fois les oranges et les citrons) et les déshonore sans pour cela rien leur enlever de leur qualité. Le mal noir est une espèce de poussière due à un cryptogame qui couvre les feuilles et les fruits et ralentit la végétation en entravant la respiration foliacée ; elle donne aux fruits un aspect peu agréable, qui oblige à les brosser avant de les livrer au commerce, au préjudice de leur conservation. Enfin, la gomme est un écoulement séveux qui finit par entraîner la mort de l’arbre. Elle est attribuée par les uns à un excès d’irrigation, par les autres au défaut de respiration des feuilles. La perte que causent ces diverses maladies est assez sérieuse pour que le gouvernement italien ait proposé des prix pour la découverte des remèdes à y apporter. Jusqu’ici, on n’a encore trouvé qu’un palliatif, qui consiste à planter des orangers sauvages, en remplacement des arbres malades, et à les greffer.

Outre ses fruits, l’oranger peut donner une récolte de fleurs sans nuire à la production des premiers ; un arbre de vingt-cinq à trente ans produit jusqu’à 30 kilogrammes de fleurs et de 2,000 à 5,000 fruits ; le citronnier va jusqu’à 8,000. Ces fruits, dont la cueillette se fait en deux ou même trois fois, sont généralement vendus sur pied à des négocians, qui les expédient enveloppés de papier et rangés dans des caisses sur les marchés de Londres et de New-York, principaux débouchés pour les agrumes de Sicile. Ce sont eux, surtout le dernier, qui en déterminent les prix dans l’Ile. Malgré les droits d’entrée excessifs dont ces fruits sont frappés, l’importation en Amérique est très considérable et s’élève à plus de 1 million et demi de caisses. A New-York, la vente est centralisée à Brooklyn dans un dock spécial pouvant contenir 400,000 caisses, communiquant au moyen de télégraphes et de téléphones avec les magasins de la ville et relié par des voies ferrées aux principales lignes de l’intérieur. Au moment de la récolte d’automne, qui est la principale, il se produit à l’égard des oranges de Sicile, entre les bâtimens américains, une espèce de course de vitesse analogue à celle qu’occasionne la récolte du thé, en Chine, entre les bâtimens anglais ; c’est à qui aura le premier complété son chargement et qui arrivera le premier au port de débarquement, parce qu’il s’assure ainsi, au moins pendant quelques jours, le monopole du marché.

Le prix des oranges est très variable ; à un certain moment, il s’est élevé jusqu’à 60 francs le mille et celui des citrons jusqu’à 30 francs ; mais, depuis plusieurs années, il s’est abaissé d’abord à 15 francs et a fini par tomber à 8 francs, chiffre auquel il ne rembourse pas les frais de culture ; aussi plusieurs propriétaires se sont-ils décidés à défricher leurs agrumes pour les remplacer par de la vigne. Nous ne pouvons croire qu’ils agissent prudemment, parce qu’avec le développement de plus en plus considérable des moyens de communication, le marché s’élargit tous les jours. Avec le monde entier pour débouché, la consommation ne peut jamais faire défaut, quelque abondant que soit un produit. A une époque normale, c’est-à-dire lorsque les agrumes se vendent de 15 à 20 francs le mille, le produit net par hectare s’élève à 2,500 francs pour les orangers et à 4,000 francs pour les citronniers. Ce sont des chiffres qu’aucune autre culture ne peut atteindre et qui constituent un véritable monopole pour les terrains irrigables.

La Sicile produit en assez grande abondance le sumac, substance riche en tannin, employée dans la teinture pour les impressions d’indiennes et dans la tannerie des peaux blanches. C’est une espèce d’allante qu’on cultive sur les hauteurs et qu’on coupe annuellement, sans jamais la laisser grandir. Pour l’utiliser, on en fait moudre, puis macérer la feuille dans l’eau, de façon à obtenir une décoction plus ou moins concentrée qu’on emploie directement. C’est à l’état de feuille en poudre que le sumac est livré au commerce. Bien que le prix en ait baissé dans ces derniers temps, la production de l’île en est assez considérable, puisqu’elle s’élève annuellement à 496,000 quintaux métriques.

Une autre production dont la Sicile a, avec la Calabre, à peu près le monopole, est la manne, substance pharmaceutique dont l’usage, autrefois fréquent, a aujourd’hui sensiblement diminué. On la récolte sur une espèce particulière de frêne qui croît spontanément dans les montagnes ou qu’on y plante en vue de cette exploitation. Pour l’obtenir, on commence par entourer de raquettes de figuier d’Inde le pied de l’arbre, sur lequel on vient ensuite faire des incisions circulaires, en commençant par le bas. Le suc qui transsude et se coagule sur le tronc, ou qui s’écoule jusqu’à terre, est la manne qu’on vient récolter le matin, après que la fraîcheur de la nuit lui a donné de la consistance. On fait chaque jour une nouvelle incision à partir du mois d’août jusqu’à la fin de septembre. Le frêne à manne commence à produire à l’âge de dix ans et continue jusqu’à trente ans ; on le recèpe alors et on recommence la même opération sur les rejets. Depuis 1875, on a remarqué que cet arbre est attaqué par une espèce de ver qui en mange la feuille au mois d’avril et le laisse parfois complètement dépouillé.

La culture arbustive offre en Sicile des ressources inépuisables et donne les produits les plus variés ; ainsi le chêne-liège, qui pousse sur les plus mauvais terrains, qui n’a pas besoin d’irrigation et qui n’est exposé à aucune maladie, peut produire jusqu’à 1,400 francs par hectare avec un écorçage régulier effectué tous les sept ans. On en trouve des bouquets sur le littoral et sur quelques points de l’intérieur, où il atteint l’altitude de 800 mètres. Le caroubier donne des fruits pouvant servir à l’alimentation de l’homme et des animaux, végète à l’état sauvage et ne paraît être l’objet d’aucun soin. Le pistachier, au contraire, est cultivé dans les provinces de Caltanisetta et de Catane ; c’est un arbre de 7 à 8 mètres de haut, de la famille des térébinthacées, dont le fruit est une drupe ovoïde, ridée, de la grandeur d’une olive. C’est l’amande contenue dans le noyau qui constitue la pistache, si recherchée par les confiseurs, et qui, d’après Ch. Estienne[7], « réconforte l’estomac et nourrit beaucoup ; c’est aussi pourquoi l’on en ordonne à ceux qui sont maigres, atténués de maladie, et qui désirent être alaigres et victorieux au jeu des dames rabattues. » C’est également dans la province de Caltanisetta qu’on cultive sur une grande échelle l’espèce de noisetier qui produit l’aveline, nom qui vient de la ville d’Avellano, où cet arbre est très répandu ; il est originaire de l’Asie-Mineure, mais il est cultivé en Sicile depuis la plus haute antiquité, car il en est question dans tous les poètes. On faisait brûler des écorces d’aveline devant les jeunes époux comme symbole de bonheur et, dès cette époque, on demandait à cet arbre les baguettes divinatoires pour trouver les sources et les trésors. L’aveline de Sicile est supérieure à celle de tout autre pays et la culture en est très profitable ; dès les premières années de plantation, elle rapporte de 200 à 250 francs par hectare et peut donner plus tard jusqu’à 1,000 ou 1,200 francs. Par les soins qu’elle exige, elle appelle la population dans les campagnes et transforme en contrées prospères les anciens biens ecclésiastiques, autrefois incultes et insalubres.


VI

La vigne paraît avoir été cultivée en Sicile dès la plus haute antiquité, car, d’après la légende mythologique, elle aurait été trouvée, sur le mont Etna, par un chien qui en arracha un rameau et le rapporta à son maître Deucalion ; celui-ci le replanta, le propagea et lui donna le nom de son chien, qui s’appelait Œnos. Cette version diffère de celle de la Bible, qui fait remonter l’origine de cette culture à Noé, et de celle beaucoup plus probable que donne M. de Candolle dans l’ouvrage que nous avons déjà cité. D’après ce savant, la vigne croît spontanément dans l’Asie occidentale tempérée, l’Europe méridionale, l’Algérie et le Maroc ; mais c’est surtout dans le Pont, en Arménie, au midi du Caucase et de la mer Caspienne, qu’elle présente l’aspect d’une liane sauvage qui s’élève sur les arbres en donnant des fruits sans taille ni culture. Elle a été disséminée de bonne beure par les oiseaux et les vents, car on trouve des graines dans des habitations lacustres de Castione, près de Parme, et dans une station préhistorique du lac de Varèse ; on a également découvert des feuilles dans les tufs des environs de Montpellier et dans ceux de Meyrargue, en Provence. L’idée de recueillir le jus du raisin et de le faire fermenter est très ancienne. Les Sémites et les Aryas ont connu l’usage du vin, et les Égyptiens ont, depuis plus de six mille ans, cultivé cet arbuste, qui a été ensuite propagé en Europe par les Grecs et par les Romains.

Quoi qu’il en soit de ses origines, la vigne trouve en Sicile une terre privilégiée ; elle y prospère et y donne un vin coloré et généreux dont les nombreuses variétés sont recherchées du monde entier. Elle y est, dans les crus renommés, l’objet de grands soins. Les ceps sont plantés dans des sillons dont les ados servent à ombrager le pied et à entretenir la fraîcheur ; le plus souvent ils traînent à terre, mais parfois ils sont maintenus par des échalas en roseaux, car le bois faisant absolument défaut, il serait trop onéreux d’en faire venir du continent. La vigne exige quatre cultures par an pour la débarrasser des herbes qui l’envahissent ; elles lui sont données par des brigades d’ouvriers, appelées chiourmes et dirigées chacune par des curatoli. Travaillant en plein soleil, sans autre abri qu’un mouchoir sur la tête, ces ouvriers vivent de rien ; ils gagnent 25 sous par jour, plus la nourriture, qui consiste en fèves de marais arrosés d’un peu de piquette.

La vendange se fait ordinairement en septembre, par les propriétaires eux-mêmes, quand ils fabriquent le vin pour leur propre compte, ou par des négocians en gros, quand ceux-ci achètent la récolte sur pied. Dans le premier cas, cette opération laisse beaucoup à désirer faute de l’outillage nécessaire pour une fabrication soignée ; il n’en est pas de même dans le second, parce que les grands négocians qui fabriquent les vins de Marsala et de Syracuse ont de véritables usines et font usage pour cette fabrication des engins les plus perfectionnés. Le suc, extrait du raisin par des pressoirs en acier, s’écoule dans d’immenses cuves, d’où il se rend dans des tonneaux pouvant contenir de 200 à 300 hectolitres, dans lesquels s’opère la fermentation tumultueuse. Quand celle-ci est achevée, le vin est soutiré dans des pipes de 400 litres et transporté dans de vastes chais construits au bord de la mer, dont l’air contribue à favoriser la transformation du sucre en alcool, transformation qui ne dure pas moins de quatre années. La fermentation alcoolique terminée, on procède à l’unification du vin, opération qui a pour objet d’obtenir un vin toujours semblable à lui-même et conforme au type connu du commerce, quelle que soit d’ailleurs la qualité de la récolte. Elle se fait, soit par l’addition d’alcool ou de sucre, soit par le mélange des produits de différentes années, et permet, suivant les proportions employées, d’obtenir des types variés comme le madère, le marsala, le porto.

Bien que les vins de Syracuse, qui sont généralement récoltés dans la plaine de Catane, soient connus depuis longtemps, c’est aujourd’hui Marsala qui est le centre principal de la production vinicole de la Sicile. Cette ville d’origine arabe (Mars-el-Allah, havre de Dieu) n’a pas moins de 43,000 habitans et tire toute son importance de la fabrication et du commerce des vins. Les principales maisons qui s’y livrent sont la maison Woodhouse, la maison Ingham Whitaker et Cie, et la maison Florio, dont la Settimana commerciale a récemment fait connaître l’origine et le développement.

Fils d’un négociant de Liverpool, John Woodhouse s’était rendu à Marsala en 1773 pour y acheter de la soude. Trouvant la campagne plantée en vignes et se rendant compte des qualités que le vin pourrait acquérir s’il était bien fabriqué, il s’y établit pour en faire le commerce. Dès l’année suivante, il expédia en Angleterre, du port de Trapani, 60 tonneaux de vin, dans chacun desquels il ajouta 2 gallons d’alcool pour lui permettre de supporter une navigation qui durait alors de trente à quarante jours. Il allait chercher lui-même avec une bête de somme les raisins dans les vignes du voisinage et les transportait au couvent de Saint-François-de-Paule, où il avait établi le centre de sa fabrication. Il s’attacha à reproduire le type du madère, et acquit en peu de temps une assez grande réputation, qu’il dut en partie aux fournitures qu’il fit à l’escadre de Nelson ; aussi fut-il obligé d’étendre son commerce et d’aller jusqu’à Mazzara, Castelvetrano et Castellamare pour acheter ses vins, qu’il transportait sur une barque appelée Elisabeth ; ce fut son premier bâtiment, et il refusa de la démolir quand elle fut hors de service. Il associa ses frères à son entreprise et augmenta successivement son établissement ; il en fonda un autre à Malte, construisit des pressoirs dans les divers vignobles pour transporter en moût les vendanges qu’il achetait et établit à Tonnera une fabrique de savons alimentée par l’huile des olives récoltées dans le voisinage.

Woodhouse fut donc le créateur de l’industrie vinicole à Marsala, qui lui en garde une profonde reconnaissance. Il acquit rapidement une fortune assez grande pour pouvoir, en 1814, prêter au gouvernement l’argent nécessaire à retirer de la circulation toute la fausse monnaie ; il vint au secours de Marsala, dans un moment de disette, en achetant le blé dont elle manquait ; il ouvrit une large voie pour aboutir au port, qu’il améliora en le faisant creuser et en y construisant un môle et un phare. John Woodhouse mourut en 1826, laissant pour héritiers ses frères, Guillaume et Samuel, qui ont continué à faire progresser l’établissement. Celui-ci comprend aujourd’hui, outre de nombreux magasins de 200 mètres de long sur 15 mètres de large et pouvant contenir chacun 7,000 pipes, un atelier de tonnellerie, une machine à vapeur, une scierie, et emploie 150 ouvriers d’une manière permanente. Le vin n’est livré au commerce qu’après plusieurs années et comporte diverses qualités. L’une d’elles, appelée porto, imite le vin de Portugal ; une autre marquée O. P. (Old particular), est la marque préférée en Angleterre ; c’est un vin vieux et suave ; mais la plus répandue est la marque L. P. (London particular), plus douce et moins vieille que la précédente. En Italie, on préfère la marque C, qui est plus jeune et moins alcoolique. La maison Woodhouse envoie ses produits dans le monde entier ; mais l’Angleterre en absorbe à elle seule le tiers de la fabrication.

Le succès de Woodhouse éveilla l’attention d’un jeune Anglais nommé Benjamin Ingham, né en 1784, que ses affaires avaient appelé en Sicile. Il comprit bientôt que ce pays offrait au commerce des vins un champ illimité et construisit pour s’y adonner, au bord de la mer, un petit magasin avec une maison d’habitation qui fut le berceau de l’établissement actuel. Ingham procéda à peu près comme Woodhouse ; il achetait les vins et les moûts des vendanges du voisinage et les transportait chez lui pour les travailler. Préoccupé de perfectionner sa fabrication, il se rendit en Espagne pour y étudier les procédés employés et réussit à rivaliser avec ce pays, même pour les sortes dont l’Espagne avait jusqu’alors le monopole, comme le madère et le xérès. Il chercha à étendre son commerce dans le monde et fut le premier à nouer des relations avec le Brésil, les États-Unis et l’Australie, grâce à la flotte de bâtimens à voiles qui transportaient partout ses produits. L’établissement, dirigé aujourd’hui par un de ses neveux, Joseph Whitaker, n’est pas moins considérable que celui de Woodhouse, mais il fabrique des vins de types différent La qualité O. P. est recherchée en France ; L. P. en Angleterre et Trinacria en Italie.

Vincent Florio, qu’en peut à bon droit appeler le père du commerce sicilien, naquit à Bagnara en Calabre en 1799 ; mais cette année même son père vint s’établir à Palerme. Celui-ci étant mort peu après, Vincent fut élevé par son oncle Ignace, avec lequel il s’associa en 1818. Avide de s’instruire, il visita les principales villes de commerce de France et d’Angleterre ; rentré en Sicile en 1825, il s’adonna à l’exportation des produits siciliens, notamment du thon, dont il perfectionna les instrumens de pêche. Il créa divers établissemens industriels, une filature de coton, qui ne subsista que jusqu’en 1865, une fonderie, qui, aujourd’hui encore, occupe 500 ouvriers ; il fonda avec Ingham, en 1840, la Société des bateaux à vapeur siciliens, qui fut entravée, par le gouvernement ; mais il revint à la charge en 1851, fit construire des bateaux en Angleterre et obtint en 1856 le service postal de Naples à Païenne et du tour de l’île. Dès, 1833, il avait créé à Marsala deux magasins devins, en face des deux immenses établissemens anglais, qui étaient déjà maîtres des principaux marchés du globe ; aussi resta-t-il vingt ans sans faire aucun bénéfice. Ce ne fut qu’en 1854, après avoir établi des dépôts de vins sur tous les points du continent pour faire connaître ses produits, qu’il commença à toucher 2 pour 100 de son capital. Son établissement, qui est aujourd’hui entre les mains de son fils, est très prospère ; il emploie 500 ouvriers et renferme des vins de tous les âges depuis 1833. Les diverses qualités qui en sortent sont : qualité extra (très vieux supérieur), qualité S. O. M. ; (très vieux), qualité anglaise, Malvoisie, Stromboli, Garibaldi, doux, Italie vierge, Paris vierge, etc.

Un vin qui commence à faire aussi parler de lui est le zucco. Il provient d’une ancienne propriété féodale de 2,400 hectares environ, acquise en 1853 par M. le duc d’Aumale ; 277 hectares sont en vigne, le surplus en agrumeti, oliviers, sumacs, terres labourables. Certaines parties du vignoble sont plantées de cépages de sauterne, d’Espagne et du Rhin, dont le mélange avec ceux de Sicile donne au vin de Zucco le bouquet tout spécial qui le caractérise. Ce vin provient exclusivement des vignes du domaine, qui sont cultivées avec le plus grand soin et qui emploient constamment de 500 à 600 ouvriers ; elles sont échalassées avec des roseaux pour que le raisin mûrisse également et ne traîne pas à terre ; la vendange s’opère en deux fois, en septembre pour les raisins les plus précoces, en octobre pour les autres. L’unification du vin, qui se fait, non comme à Marsala, par l’addition d’alcool, mais par le mélange des récoltes de différentes années, donne un produit d’une pureté exceptionnelle et d’un type particulier. On ne cherche, en effet, à imiter aucun vin étranger et l’on ne livre au commerce que deux espèces de vins, le rouge ou gambino, et le blanc ou zucco, telles que le sol les produit. Toutefois ils ne sortent des chais qu’après quatre années, c’est-à-dire lorsque la fermentation alcoolique est complètement terminée. Comme la consommation actuelle du vin de Zucco n’est encore que de 2,000 hectolitres par an, tandis que la production des vignes du domaine s’élève de 6,000 à 3,000 hectolitres, le surplus est vendu sans marque, soit en moûts pour la fabrication du vermouth, soit après une année de cave, comme vin de Sicile.

Les vignes de la plaine de Catane fournissent le vin de Syracuse : l’un des principaux établissemens est celui des frères Cassola ; d’autres crus encore, tels que le vin de Corvo, celui de Mazzara et celui de Castellamare, connu sous le nom de muscat de Sègeste, ont une certaine réputation et sont vendus soit comme vins de Sicile, soit même comme vins de Bordeaux. L’île, en effet, peut donner les produits les plus variés, et rien n’empêcherait, en améliorant les procédés de fabrication, d’en obtenir de tous les prix et pour tous les goûts. Il est regrettable d’obliger les consommateurs qui préfèrent les vins légers aux vins alcooliques, à boire en Sicile des vins de Toscane.

L’étendue cultivée en vignes est de 480,000 hectares environ, produisant annuellement de 2,400,000 à 2,800,000 hectolitres, qui, au taux moyen de 35 francs l’un, pris sur place après la vendange, représentent une valeur de 84 à 98 millions. Une grande partie de ce vin est destinée à l’étranger. En 1882, il en a été exporté en fûts, dans les pays autres que l’Italie, 116,151 hectolitres. À ce chiffre il faut ajouter le vin expédié en bouteilles, dont le nombre, pour la seule province de Trapani, a été de 29,000. La même année, l’Italie entière a exporté 1,312,388 hectolitres et 1,946,100 bouteilles, tandis qu’elle n’a importé que 57,610 hectolitres et 313,500 bouteilles.

Un commerce aussi considérable n’a pas manqué d’exciter les craintes des viticulteurs français, surtout dans les départemens méridionaux, et de provoquer de leur part des réclamations contre l’insuffisance des droits qui frappent à leur entrée chez nous les vins étrangers. Écrasés d’impôts, obligés de subir les exigences d’une main-d’œuvre de plus en plus élevée, en proie à des fléaux qui diminuent le rendement des deux tiers ou des trois quarts, ne récoltant que des vins marquant 9 à 10 degrés, ils se disent incapables de lutter contre les producteurs espagnols ou italiens, qui se trouvent dans des conditions beaucoup plus avantageuses ; ils se plaignent surtout de voir les alcools d’Allemagne traverser la France pour se rendre en Espagne, où ils servent à alcooliser des vins qui entrent chez nous en ne payant que des droits illusoires et qui, marquant 14 ou 15 degrés, sont plus recherchés que les leurs pour les coupages auxquels ils sont employés. Ces plaintes sont fondées dans une certaine mesure et montrent qu’il y a effectivement de sérieuses modifications à introduire dans l’assiette de l’impôt. Il serait juste de frapper de droits élevés les vins étrangers fabriqués ou additionnés d’alcool ; mais il serait regrettable de traiter de la même façon les vins naturels, parce que ce sont, en définitive, les consommateurs qui en feraient les frais. Il semble, en effet, que les vins, même douteux, sont aujourd’hui assez chers pour qu’il ne soit pas désirable de les renchérir encore. Ce qui prouve que les prix sont déjà trop élevés, c’est la quantité de falsifications plus ou moins nuisibles dont le vin est l’objet, et qui tendent toutes à remplacer celui-ci par de l’eau. Sans parler du mouillage, que les marchands de Paris ont élevé à la hauteur d’une question d’état, les liquides fabriqués avec de l’eau sucrée ou des raisins secs, ne sont-ils pas des concurrens autrement redoutables pour nus viticulteurs que les vins d’Italie ou d’Espagne ? Ne vaudrait-il pas mieux que ces derniers pussent pénétrer chez nous et s’y vendre à des prix modérés que de nous abreuver de produits chimiques dont la santé publique a nécessairement à souffrir ? C’est surtout sur les marchés étrangers que nos vins ont à redouter la concurrence des vins italiens ou espagnols, qui s’y présentent sous des noms français. Contre les fraudes de cette nature les droits protecteurs sont impuissans ; c’est à des traités internationaux qu’il faut demander la répression d’un abus dont tout le monde souffre et qui décourage tout commerce honnête.

Qu’on veuille bien remarquer d’ailleurs que les besoins de la consommation sont illimités. En France, la moitié de la population ne boit pas de vin et ne demanderait pas mieux que d’en boire ; tous les peuples du Nord sont dans le même cas. Le développement des voies de communication ouvre tous les jours de nouveaux débouchés, et l’on n’a pas à craindre que jamais la quantité de vin produite dépasse la demande. Il y a donc encore de la marge pour nos viticulteurs ; aussi n’est-ce pas dans la surélévation des droits qu’ils doivent chercher le remède à la crise qu’ils traversent aujourd’hui, mais dans la diminution du prix de la main-d’œuvre et dans la recherche des moyens de préserver la vigne des fléaux auxquels elle est en butte. Sous ce rapport, ils ne peuvent malheureusement pas reprocher aux vignobles de la Sicile leur situation privilégiée.

Le phylloxéra, en effet, fit son apparition à Riesi en 1872, et, peu après, aux environs de Messine. Il resta à l’état latent jusqu’en 1879 et ne s’éloigna pas des lieux où on l’avait vu d’abord ; peu à peu il se propagea de proche en proche ; si bien qu’aujourd’hui il a envahi une grande partie de l’Ile et qu’on s’attend à le voir apparaître dans la province de Palerme. En présence des chiffres que nous avons donnés plus haut, on comprend quelle atteinte il va portera la fortune publique. Aussi le gouvernement s’en est-il vivement ému et s’est-il empressé, comme on l’a fait chez nous en pareille circonstance, de nommer une commission. J’ignore si celle-ci aboutira à des résultats plus satisfaisans que la commission française ; quant à présent, elle a réussi à faire rapporter la loi qui prescrivait l’arrachage des vignes phylloxérées, mesure inapplicable, inutile et dépourvue de sanction. Elle conseille comme chez nous l’emploi des insecticides et la substitution des vignes américaines partout où le premier moyen serait trop onéreux eu égard au prix du vin. Jusqu’ici on ne connaît encore que trois procédés pour combattre ou atténuer les ravages du phylloxéra, et les procédés sont malheureusement encore bien imparfaits. Le premier et le plus radical, découvert par M. Faucon, est la submersion complète des vignes pendant trente ou quarante jours de chaque hiver ; il détruit absolument l’insecte sans, paraît-il, pourrir les racines de la plante, mais il n’est que d’une efficacité relative, puisqu’il faut y recourir chaque année et qu’il n’est applicable que dans les terrains susceptibles d’être inondés, qui sont malheureusement l’exception. À défaut de la submersion totale de la vigne, on peut se contenter d’irrigations pratiquées en été. C’est le procédé qu’emploie M. Maistre à Viileneuvette, près de Lodève, et qui, sans opérer une destruction radicale du phylloxéra, en restreint la multiplication et donne à la vigne une vigueur de végétation qui lui permet de résister plus longtemps aux attaques ; mais pour cela il faut de l’eau et c’est ce qui fait malheureusement le plus défaut, aussi bien dans nos départemens méridionaux qu’en Sicile, où toutes les montagnes sont dénudées.

Le second procédé est l’emploi des insecticides. Jusqu’ici, le sulfure de carbone et le sulfocarbonate de potassium sont les seuls qui soient entrés dans la pratique, mais ils sont encore trop onéreux pour que l’usage en ait été généralisé. Pour qu’on trouve avantage à y recourir, il faut que le prix du vin soit assez élevé pour pouvoir supporter une dépense de 300 à 400 francs par hectare ; partout ailleurs il faut y renoncer.

La dernière ressource des viticulteurs phylloxérés est la plantation de vignes américaines, qui sont destinées soit à produire directement le raisin, soit à servir de porte-greffe aux cépages indigènes. On sait, en effet, que ces vignes, sans être absolument indemnes, ont des racines plus dures et plus nombreuses que celles de nos pays et résistent beaucoup plus longtemps que celles-ci aux morsures de l’insecte ; mais elles donnent un vin de médiocre qualité et l’on ne sait pas encore bien ce qu’elles deviendront comme porte-greffe. Bien des personnes pensent qu’elles ne sont résistantes que pendant leur jeunesse et qu’elles perdront ce privilège dès que leur végétation sera devenue moins vigoureuse. Il est à craindre aussi que, transportées dans un sol et un climat différens de celui où elles ont vécu jusqu’ici, elles ne perdent leurs qualités spéciales et ne reprennent les caractères des vignes européennes.

À ces procédés on peut ajouter certaines pratiques qui, sans détruire absolument le phylloxéra, ont pour effet d’en atténuer les ravages : telles sont la fumure des vignes, qui, en développant le système radiculaire, augmente leur résistance, et la destruction de l’œuf d’hiver, découvert par M. Balbiani, au moyen du badigeonnage des ceps avec un mélange d’huile lourde, de chaux et de naphtaline. It est même probable que ce dernier procédé deviendra un jour le moyen curatif le plus radical et le plus sûr » M. Lenormant[8] a suggéré un procédé de culture qui, en Italie du moins, mettrait la vigne indigène à l’abri des attaques de l’insecte : c’est de laisser les ceps croître en hauteur en les faisant monter le long d’un faisceau de cannes de façon à ce que les racines elles-mêmes, qui se développent proportionnellement à la tige, s’enfoncent dans le sol. Le phylloxéra, qui se maintient dans les couches supérieures, n’aurait ainsi aucune action sur les racines profondes, qui resteraient indemnes. C’est un essai qu’il serait facile de tenter.

Quoi qu’il en soit, jusqu’ici nous n’avons encore que des palliatifs contre le fléau, et les récompenses promises par les gouvernemens français et italien sont encore à gagner. Ce n’est malheureusement pas le seul auquel la vigne soit exposée. Depuis quelques années, on en a signalé un nouveau qui ne serait pas moins terrible que le phylloxéra, c’est le mildew, ou peronospara vitis, espèce de cryptogame qui s’attache à la partie inférieure de la feuille, la flétrit, empêche le raisin de se former et entraîne souvent la mort du cep. Encore imparfaitement étudié, ce champignon a déjà fait dans nos départemens du Midi de grands ravages, et nos viticulteurs peuvent craindre de rencontrer en lui une nouvelle cause de ruine. Ce sont là pour eux des ennemis bien autrement redoutables que les vins étrangers ; c’est à les combattre qu’ils doivent employer leurs efforts beaucoup plutôt qu’à se protéger par des droits élevés contre une concurrence imaginaire.


VII

La situation agricole d’un pays est la résultante des conditions naturelles et des conditions économiques dans lesquelles il se trouve. Les premières, qui dépendent du climat et de la nature du sol, peuvent être modifiées dans une certaine mesure par l’action de l’homme ; les reboisemens ou les déboisemens ont sur le climat une certaine influence, favorable ou nuisible suivant les circonstances ; les amendemens, les engrais, les labours, les irrigations agissent sur le sol et le transforment. Ce sont ces diverses modifications qui constituent le progrès agricole. Les conditions économiques, au contraire, sont, dans un moment donné, plus impérieuses. Elles sont extrinsèques à la culture proprement dite et dépendent, non des efforts du cultivateur, mais des circonstances au milieu desquelles il se trouve, car elles sont la conséquence de la cherté relative des divers facteurs de production : terre, capital et travail.

Au point de vue des conditions naturelles, la Sicile est admirablement partagée. Le sol, aussi fertile aujourd’hui qu’au temps d’Homère, est apte à toutes les productions, mais depuis des milliers d’années qu’on lui arrache des récoltes sans rien lui restituer, il manque de phosphore. S’il était entre les mains de propriétaires pouvant lui faire des avances d’engrais et le cultiver avec des instrumens moins primitifs que ceux qu’on emploie, il donnerait tout ce qu’on voudrait lui demander. Quant au climat, il est également propre à mûrir les plantes du Nord et celles du Midi ; mais les longues sécheresses, qui durent plusieurs mois, rendent ce pays plus particulièrement favorable aux cultures arbustives, comme celles de la vigne et de l’oranger. Pour être moins exigeantes que les plantes annuelles, celles-ci n’en réclament pas moins de l’eau en abondance ; aussi rien ne doit-il être négligé pour utiliser toute celle qui existe aujourd’hui et pour s’en procurer de nouvelle. C’est pour ce motif que plusieurs fois, dans le cours de cette étude, nous avons insisté sur l’utilité du reboisement des cimes. La Sicile aujourd’hui est presque absolument dénudée ; les pluies hivernales s’écoulent sur les pentes à l’état de torrens et se rendent à la mer sans pénétrer dans le sol ; si les montagnes étaient boisées, elles seraient plus fréquentes, s’infiltreraient le long des racines des arbres et s’emmagasineraient dans les réservoirs intérieurs pour reparaître ensuite sous forme de sources. Cette action des forêts est aujourd’hui connue et la preuve n’en est plus à faire ; la seule difficulté qui s’oppose au reboisement est le pâturage, qu’il faudrait supprimer pour pouvoir replanter les hauteurs. Le gouvernement français est entré dans cette voie, quoique très timidement, depuis 1860 ; le gouvernement italien parait vouloir l’y suivre, car il a présenté à ce sujet un projet de loi que le parlement n’a pas encore été appelé à discuter. La Sicile figure sur l’état des terrains à reboiser pour une étendue de 47,000 hectares. C’est quelque chose, quoique encore insuffisant.

Certains points de la Sicile sont exposés à l’influence de la malaria et voient leurs habitans émigrer pendant l’été pour échapper à la fièvre. On a prétendu que les forêts exerçaient une action préservative et qu’on y remédierait par le reboisement des parties exposées au fléau. Cette opinion n’a pas été confirmée par l’enquête faite en 1881, par ordre du gouvernement, dans la campagne de Rome ; car la commission qui en a été chargée n’a pu recueillir aucun fait qui la motivât. En revanche, il est à peu près hors de doute que les plantations l’eucalyptus produisent cet heureux résultat. C’est à elles, notamment, qu’il faut attribuer l’assainissement de l’établissement pénitencier de Trois-Fontaines, qui est exploité par des trappistes français, et qui autrefois était très fiévreux. Le principe de la malaria a été longtemps inconnu. On a cru le trouver dans la présence des marais, mais on a dû abandonner cette hypothèse après avoir constaté que le fléau sévit même sur les hauteurs et dans les quartiers de Rome qui semblent les plus sains, et qui sont dépourvus d’eau stagnante. C’est à M. le professeur Tommasi Crudeli qu’on doit la découverte du microbe malarien, auquel il a donné le nom de bacillus malariœ. Ces organismes séjournent dans le sol, mais il faut, pour qu’ils se développent, une température minima de 20 degrés, une certaine humidité et l’action de l’air sur le terrain qui les renferme ; en sorte qu’on peut empêcher qu’ils ne se répandent au dehors si l’on intercepte la communication du sol infecté avec l’air extérieur, en le recouvrant soit d’eau, soit d’une végétation dont les racines forment un feutre imperméable. Si les parties marécageuses sont plus particulièrement pestilentielles, c’est parce que la vase, toujours humide, mais fréquemment découverte, est propre au développement du microbe et à son expansion dans l’air ambiant. C’est aussi pourquoi, dans certaines villes, à Rome, par exemple, les quartiers où les maisons pressées les unes contre les autres empêchent l’air d’arriver jusqu’au sol, sont moins fiévreux que ceux qu’on a dégagés et où, dans un intérêt de salubrité, on a ouvert des squares et des boulevards. Le même fait se produit dans nos pays tempérés, où l’on ne peut faire des mouvemens de terrain pendant l’été sans que des cas de fièvre se manifestent ; si ces cas ne sont pas plus nombreux, c’est parce que la température n’est pas assez élevée pour que la malaria exerce son effet d’une manière persistante, mais le germe n’en existe pas moins. Comment agit l’eucalyptus ? Est-ce en drainant le sol, est-ce en tuant les organismes pernicieux par ses émanations ? C’est ce qu’on ignore ; mais le fait est là et il faut savoir le mettre à profit. L’eucalyptus croit parfaitement en Sicile, où.il n’a pas à craindre les gelées, qui quelquefois le font périr sur notre littoral méditerranéen.

Si des conditions naturelles dans lesquelles se trouve l’agriculture en Sicile, nous passons à l’examen des conditions économiques, nous nous trouvons en présence d’une situation moins satisfaisante. Des trois facteurs de la production agricole, la terre, le capital et le travail, la première est encore dans un très petit nombre de mains incapables de la mettre en valeur, et le capital pour l’acquérir fait défaut à ceux qui pourraient la cultiver. Cet état de choses est très préjudiciable à la production et maintient à l’état inculte de vastes terrains qui pourraient être couverts de riches moissons. Le travail est à bon marché, parce que la population est nombreuse ; mais celle-ci est ignorante et misérable. C’est de l’amélioration progressive de son bien-être que dépend l’avenir agricole de la Sicile. Des symptômes de transformation se manifestent déjà de ce côté. La facilité des communications pousse en effet les ouvriers à chercher ailleurs une meilleure rémunération de leur labeur, et l’émigration fait tous les jours des progrès. En 1881, l’émigration italienne hors de l’Europe s’est élevée à 87,217 individus. Ce sont autant de bras de moins pour faire concurrence aux travailleurs sédentaires ; ce sont autant de colons qui, sur la terre étrangère, deviendront des consommateurs pour les produits nationaux, et serviront de débouché au commerce italien. L’émigration est donc un bienfait, parce qu’en enlevant aux parens toute préoccupation sur l’avenir de leurs enfans, elle permet à la population de se développer sans obstacle. Les peuples qui n’émigrent pas, comme les Français, sont condamnés à voir leur race diminuer au regard des races rivales qui se répandent au dehors.

D’autre part, il commence à se former en Sicile une classe de paysans propriétaires qui se substitueront peu à peu aux anciens barons féodaux, possesseurs des latifundi. La formation de cette classe moyenne assurera à jamais la sécurité encore précaire des campagnes et deviendra pour le pays la pierre fondamentale de sa prospérité. La classe moyenne, en effet, depuis le simple artisan qui travaille pour son compte ou le maraîcher qui cultive quelques ares de terrain, jusqu’au banquier qui manie des millions et construit des chemins de fer, est seule en situation de mettre en œuvre les forces productives d’un pays et d’en accroître la richesse. Elle donne accès à tous. En France, elle la déjà absorbé l’ancienne noblesse, qui n’a plus comme autrefois le droit de vivre dans l’oisiveté, et qui, pour maintenir sa situation sociale, est actuellement obligée de faire preuve de capacité et d’intelligence. Elle s’ouvre aux classes laborieuses et s’y recrute sans cesse, car il n’est pas aujourd’hui un millionnaire qui n’ait débuté, lui ou ses parens, pas être un simple ouvrier salarié. S’il est arrivé à l’aisance, c’est exclusivement à son travail et à sa valeur morale qu’il le doit et c’est ce qu’on ne devrait jamais se lasser de répéter à ceux qui se plaignent de leur sort et qui se croient victimes de l’organisation sociale. Ceux qui n’entrevoient pas la possibilité d’améliorer régulièrement leur situation en cherchent les moyens dans la violence et deviennent un danger pour l’ordre public. La classe moyenne doit servir de soupape à ces aspirations et c’est pour ce motif qu’il est désirable de la voir s’établir en Sicile. C’est à elle d’ailleurs que celle-ci devra le développement de son industrie, qui fait aujourd’hui à peu près défaut. Malgré les quelques usines métallurgiques et autres qui se rencontrent dans les provinces de Messine et de Palerme, c’est au continent qu’il faut demander les machines à vapeur, les instrumens agricoles, les pressoirs pour la vendange, les bouteilles pour le vin, les presses pour les olives, les robinets pour les récipiens d’huile, et tous ces objets, quand ils viennent de France, sont soumis à des droits élevés qui pèsent en définitive sur l’agriculture, dont ils entravent l’essor. Il serait désirable qu’ils pussent être fabriqués dans le pays, sans pour cela que l’industrie prît une trop grande extension, parce qu’en Sicile celle-ci ne doit être que l’auxiliaire de l’agriculture.

C’est en grande partie à l’exagération des progrès industriels qu’il faut attribuer la crise agricole que subissent aujourd’hui la plupart des pays d’Europe, à cause de la surélévation du prix de la main-d’œuvre qu’ils ont provoquée, et de l’augmentation des frais de production qui en est la conséquence. C’est un lieu-commun absolument faux de prétendre qu’elle est due à la concurrence des produits de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique, qui sont vendus sur nos marchés à un prix insuffisamment rémunérateur pour les cultivateurs européens. Est-ce bien, en effet, cette concurrence qui est la cause du mouvement agraire de l’Irlande ; de l’avilissement du prix des laines en Écosse, qui a diminué d’un tiers la population ovine de ce pays ; du bon marché des viandes fraîches et salées en Angleterre ; de l’abandon des campagnes en France par la population ouvrière qui émigré dans les villes ; de l’obligation où s’est trouvé le gouvernement italien d’expulser en neuf ans soixante mille propriétaires qui me pouvaient payer leurs impôts et de la misère où se trouvent dans plusieurs provinces les classes agricoles ? C’est effectivement à elle qu’on a fait remonter la responsabilité de ce malaise général et c’est dans l’espoir d’en atténuer les effets que tous les gouvernemens ont fait un retour vers les idées protectionnistes, comme si les droits protecteurs avaient jamais remédié à quoi que ce soit. Quelle serait d’ailleurs la conséquence d’une surélévation des droits sur les blés ou sur les bestiaux ? D’accroître le prix du pain et de la viande. Or ce prix, trouve-t-on qu’il n’est pas encore assez élevé et que la vie en France et ailleurs soit à trop bon marché ? En comparant les prix actuels avec ceux d’autrefois, il est permis d’en douter. Le résultat le plus clair d’un retour général au système protecteur serait la suppression, ou, tout au moins, le ralentissement des échanges internationaux. Personne, je suppose, n’oserait affirmer que ce résultat fût désirable et que l’humanité gagnât à ce que les peuples restassent confinés chacun dans ses frontières.

La question des droits protecteurs est beaucoup plus complexe qu’elle ne paraît. Quand on va au fond des choses, on s’aperçoit que ces droits ne sont le plus souvent qu’un trompe-l’œil et que, loin de profiter au pays qui les établit, ils lui sont toujours nuisibles. Non-seulement ils pèsent sur les consommateurs indigènes, mais ils vont parfois contre l’objet pour lequel ils ont été établis. Ainsi, pour rester sur le terrain agricole et sicilien, bien que le domaine du Zucco, par exemple, appartienne à un Français, ses produits en entrant en France sont considérés comme étrangers et traités comme tels. Ils émanent, il est vrai, d’un sol et d’un travail étrangers, mais les bénéfices qu’ils procurent enrichissent notre pays. Il en est de ces bénéfices comme des dividendes touches par les actionnaires dans les entreprises étrangères telles que l’isthme de Suez, les chemins de fer autrichiens ou les charbonnages belges. Les colonies n’ont pas d’autre objet ; elles sont créées pour faire fructifier les capitaux nationaux par l’exploitation des richesses naturelles qui s’y rencontrent, et quand ce sont des Allemands ou des Anglais qui vont s’y établir, ce sont eux et non pas nous, qui en profitent et qui recueillent les fruits des dépenses d’installation que nous y avons faites.

La protection, qui n’a en vue que l’intérêt du producteur indigène et non celui du pays pris dans son ensemble, n’est donc pas un remède à la crise agricole que nous traversons, parce que cette crise est générale et n’est pas uniquement due, comme on se plaît à le dire, à la concurrence étrangère, mais tient surtout à la rupture de l’équilibre entre l’agriculture et l’industrie. Il y a intérêt pour la première à ce que la seconde ne lui enlève pas les bras dont elle a besoin, et par conséquent à ce qu’on ne lui donne pas au moyen de droits protecteurs une activité factice.

En France, la crise a d’autres causes encore, telles que l’incertitude du lendemain, l’exagération et la mauvaise assiette des impôts, le gaspillage des deniers publics, le désordre qui règne dans les esprits. A toutes ces causes la protection ne peut rien, et c’est ailleurs qu’il faut en chercher le remède. On le trouvera quand on voudra. Il faut le dire et le répéter sans cesse, la protection a fait son temps ; elle a actuellement un regain de faveur, mais il ne peut être que momentané. Si l’on a créé des lignes de navigation, construit des chemins de fer, percé des isthmes et creusé des montagnes, c’est pour que les produits puissent circuler d’une extrémité du monde à l’autre ; si l’on a supprimé les obstacles naturels, ce n’est pas pour les remplacer par les obstacles artificiels établis aux frontières. Le marché du monde est aujourd’hui ouvert à tous ; il faut que chacun puisse aller chercher sur tous les points les produits dont il a besoin et qu’il s’ingénie à fabriquer chez lui ceux qu’il pourra donner en échange.

La Sicile, dont cette discussion nous a un peu écartés, est mieux partagée que nous sous le rapport des produits du sol, pour plusieurs desquels elle exerce un véritable monopole. L’avenir est à elle. Elle a tout ce qu’il faut pour n’être inférieure à aucun pays. Toutes les industries peuvent y fleurir, son climat se prête aux productions les plus variées, son monde souterrain est plein de trésors ; il ne dépend que d’elle de mettre en valeur tous ces élémens de richesse et de prospérité. Elle a joué dans l’histoire un rôle trop considérable pour ne pas tenir à honneur de reprendre sa place au premier rang. Sa civilisation a brillé dans l’antiquité comme un phare ; elle a eu ses poètes et ses savans qui ajoutaient la splendeur morale à la splendeur matérielle de ses villes ; plus tard elle devint le grenier de l’Italie ; elle fut la première, sous la domination arabe, à sortir de l’obscurité où l’invasion des barbares avait plongé l’Europe ; sa prospérité ne diminua pas sous les rois normands, qui la dotèrent d’un gouvernement représentatif. Depuis lors, elle s’est laissé devancer, mais il lui sera facile de regagner le terrain perdu, car elle possède des hommes distingués qui s’appliquent avec ardeur à mettre en action toutes ses forces vives ; le reste est l’affaire du gouvernement. Assurer la sécurité des campagnes, dissiper l’ignorance des masses, ouvrir des voies de communication, faciliter les transactions extérieures, telle doit être sa mission, et il n’y faillira pas.


J. CLAVE.

  1. La Grande Grèce par M. François Lenormant, 3 vol. Paris, 1841-1884 ; A. Lévy.
  2. Voir, dans la Revue du 15 novembre 187, Vingt Jours en Sicile, par M. Renan.
  3. Profili e Totografie per collesione. Palermo, 1878.
  4. Il y a, à Palerme, une école spéciale de gendarmerie, où peuvent entrer les jeunes gens du contingent qui remplissent certaines conditions d’aptitude et où ils reçoivent l’instruction professionnelle nécessaire. C’est une excellente institution.
  5. Le Livre de l’agriculture d’Ibn-al-Awan, traduit de l’arabe par M. Clément Mullet. Leroux, 1864.
  6. Origine des plantes cultivées, par Alphonse de Candolle. Paris, 1883 ; Germer-Baillière.
  7. Maison rustique, par Charles Estienne, 1533.
  8. La Grande-Grèce, par François Lenormant, t. III.