La Sibérie et les progrès de la puissance russe en Asie

LA SIBERIE
ET
LES PROGRES DE LA PUISSANCE RUSSE
EN ASIE

Seven Years in Western and Oriental Siberia, by Witlam Atkisson, London 1857.



Deux siècles et demi se sont écoulés depuis le jour où le Cosaque Yermak et ses compagnons, abandonnant les gorges de l’Oural, pénétrèrent en Asie et conquirent à la Russie les plaines immenses qui s’étendent jusqu’à la Mer-Glaciale et jusqu’à l’Océan-Pacifique ; mais la Russie, occupée de son développement intérieur, désireuse par-dessus tout de se mêler au mouvement des affaires européennes, négligea longtemps cette possession lointaine. Semblable à ces parvenus qui cherchent à effacer les traces de leur origine, elle paraissait craindre de compromettre ses droits au titre de puissance européenne en donnant quelque attention à ses provinces d’Asie. Les regards uniquement tournés vers l’Occident, la Russie, jusqu’aux trente dernières années, n’a paru songer à la Sibérie que pour en faire un lieu de déportation pour ses criminels, un lieu d’exil pour ses condamnés politiques ou ses prisonniers de guerre. Aussi le nom de Sibérie n’éveille-t-il que les idées les plus lugubres : il fait apparaître à l’esprit des contrées déshéritées du soleil, en proie à un hiver presque perpétuel, où l’homme dispute péniblement sa vie aux bêtes fauves, et où le regret de la patrie perdue vient s’ajouter aux rigueurs d’un climat implacable. La moindre réflexion devrait faire évanouir cette fantasmagorie : il est impossible qu’une contrée aussi étendue que toute l’Europe, située à peu près sous la même latitude, n’offre pas la même variété de climats. Si la Sibérie confine d’un côté aux glaces éternelles, de l’autre elle arrive jusqu’aux plaines torrides de la Tartarie. Comment supposer toutefois qu’un pays dont le séjour était infligé comme un châtiment fût, sous plus d’un rapport, préférable à la Russie elle-même ? Comment admettre qu’un puissant empire, à moins de rencontrer dans la nature d’insurmontables obstacles, n’eût point cherché à tirer parti d’un immense territoire ?

La Russie a partagé longtemps sur les richesses naturelles de la Sibérie l’ignorance du reste de l’Europe. Il a fallu les loisirs d’une longue paix, les résultats obtenus par les colons européens que la guerre ou l’exil avait jetés violemment par-delà l’Oural, les instances d’officiers intelligens, pour appeler l’attention de la cour de Pétersbourg sur ses provinces d’Asie. Le voyage d’Alexandre Ier dans l’Oural, en révélant au souverain toutes les ressources du pays, fut pour la Sibérie le point de départ d’une ère nouvelle où chaque année a été marquée par un progrès. Bientôt après, le premier voyageur européen qui ait parcouru ces contrées, le lieutenant Erman, croyait devoir publier le récit de ses explorations pour combattre les préjugés accrédités en Occident contre la Sibérie, et signaler aux hommes politiques les élémens de puissance et de richesse que la Russie avait déjà su faire naître dans ses possessions les plus lointaines. L’Europe se méprit cependant sur le but que poursuivait la cour de Pétersbourg. Comme les voyageurs anglais rencontraient partout la main de la Russie, chez les tribus errantes de l’Asie centrale aussi bien qu’à la cour de Téhéran, l’opinion s’enracina que le renversement de l’empire anglo-indien était l’objet secret de tous ses efforts. C’était pour arriver à la conquête de l’Inde que la Russie rangeait peu à peu sous son autorité et disciplinait à l’européenne les hordes de la Tartarie, qu’elle acquérait par des pensions ou par la force l’alliance de tous les princes, qu’elle introduisait la navigation à vapeur sur toutes les mers intérieures de l’Asie. Ces appréhensions paraissent excessives. La Russie sait depuis longtemps que l’Inde est le point vulnérable de la puissance anglaise : elle peut, avec ce mystère et cette persévérance qui sont les deux caractères de sa politique, se préparer les moyens d’atteindre son ennemie sur les rives de l’Indus dans le cas d’une nouvelle lutte ; mais elle songe plutôt à précipiter les populations musulmanes de l’Asie sur l’Hindoustan qu’à en tenter elle-même la conquête. Sa domination rencontrerait sur les bords du Gange les mêmes causes de faiblesse que la domination anglaise : l’éloignement de tout point d’appui, l’insalubrité du climat, l’impossibilité de toute colonisation, l’incompatibilité des races et des religions. La Russie ne poursuit point une pensée de conquête : ses projets sont à la fois plus pratiques et plus élevés. Le Times publiait, il y a quelques mois, un article sur l’antagonisme de la Russie et de l’Angleterre en Asie, sur l’inévitable collision qui devait en résulter un jour ; la Gazette de Pétersbourg chercha, au contraire, à établir que les deux peuples poursuivaient en Asie deux tâches semblables, dont le succès n’avait rien qui pût les diviser. « Nous n’hésitons pas, disait le publiciste russe, à reconnaître de grand cœur le droit légitime de l’Angleterre à accomplir sa mission historique dans l’Asie méridionale ; mais en même temps nous soutenons avec fermeté que l’Asie septentrionale a été livrée aux mains de la Russie. Toutefois la tâche que la Russie a devant elle dans le nord de l’Asie est incomparablement plus difficile que celle de l’Angleterre dans le sud. La Sibérie est un géant dont les muscles sont paralysés par l’engourdissement, dont le pouls bat à peine, dont la respiration sort péniblement, mais dont les immenses facultés vitales n’attendent que le moment du réveil. Le temps est venu de nous mettre énergiquement à l’œuvre et de faire naître à la vie toutes ces forces qui y aspirent. Sur toute l’immense frontière de la Sibérie méridionale, depuis l’Oural jusqu’à l’Océan-Pacifique, il nous faut des routes bonnes et sûres qui ouvrent les relations avec le sud de l’Asie. Il faut que le sang chaud et le souffle fécond du sud, il faut que l’échange des produits abondans du nord contre les trésors du midi, l’heureuse activité du commerce et de l’industrie donnent le mouvement à la vie froide et immobile du nord, et y accroissent la population afin que cette partie du monde devienne aussi le siège de la prospérité et de la civilisation. »

S’emparer de tout le commerce de l’Asie centrale, tel est le but que se propose la politique russe. Si la Russie transforme en vassaux ou en alliés tous les chefs de tribu, c’est afin de rétablir la sécurité des communications et de faire reprendre au commerce les routes qu’il suivait dès la plus haute antiquité. Déjà la Mer-Caspienne et le Volga offrent à la Russie une voie rapide et sûre pour introduire en Europe les produits de la Perse : les peuples de la Tartarie et de la Boukharie deviennent tributaires des établissemens qu’elle a formés sur la mer d’Aral ; il faut que les caravanes qui parcourent l’Asie centrale prennent toutes pour point d’arrivée quelqu’un des marchés de la Sibérie, et qu’elles y trouvent en dépôt les produits de l’Europe et de l’Amérique. Des relations régulières pourront ainsi être établies avec les contrées les plus anciennement civilisées du monde : la navigation fluviale en été, le traînage en hiver rendront les transports faciles et peu coûteux, et les richesses de la Chine pourront s’écouler, à travers la Sibérie, d’un côté vers l’Europe, de l’autre vers l’Océan-Pacifique. Comme le commerce répand sur son passage la prospérité et les lumières, la Sibérie ne saurait servir longtemps d’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient sans voir grandir sa population et ses ressources, et il en résulterait bien vite pour la Russie un énorme accroissement de puissance. Armée de tous les avantages d’une civilisation supérieure, elle tiendrait dans ses mains le sort de la Chine et les destinées de l’Asie.

C’est là une ambition aussi légitime qu’elle est grande, et si la Russie se fait dans l’extrême Orient le missionnaire du progrès, tous les amis de l’humanité devront applaudir aux succès qu’elle obtiendra. Il serait du plus haut intérêt de pouvoir suivre dans le détail les efforts incessans du gouvernement russe pour mener à bonne fin l’œuvre gigantesque qu’il a entreprise ; mais soit par habitude de ce mystère où se complaisent les cours despotiques, soit par crainte d’éveiller les défiances ou les jalousies de l’Europe, le cabinet de Pétersbourg ne laisse rien transpirer des résultats de sa politique, et cache avec autant de soin ses succès que ses revers. C’est à peine si de loin en loin quelque révélation imprévue, en dévoilant un progrès nouveau de la Russie en Orient, ramène l’attention des hommes politiques sur le développement continuel d’une puissance qui, depuis trois siècles, n’a jamais fait un pas en arrière. Le rapprochement de mille petits faits permet seul de soupçonner une pensée d’ensemble dont la trace se laisse deviner, mais qui ne s’avoue nulle part : quant aux moyens d’exécution, disséminés dans toute l’étendue d’un territoire immense, le gouvernement russe en connaît seul l’importance et l’efficacité.

Aucun Européen n’a été aussi bien placé que M. Witlam Atkinson pour voir à l’œuvre et pour apprécier les ressorts de la politique russe en Orient. Il a consacré sept années, de 1847 à 1855, à visiter la Sibérie, qu’il a parcourue presque tout entière : ses explorations l’ont conduit dans le voisinage de la Tartarie, à travers toute la Mongolie, et jusque sur les frontières de la Chine. Il est le premier voyageur venu de l’Occident qui ait vu l’immense chaîne des monts Syan-Shan, franchi l’extrémité septentrionale du désert de Gobi et pénétré dans le pays des Kalkas. Dans tout ce parcours, qu’il évalue à douze ou quatorze mille lieues, la protection des autorités russes n’a jamais manqué à M. Atkinson. Il reconnaît hautement toutes les obligations qu’il a aux plus hauts personnages de l’empire, entre autres à la grande-duchesse Hélène et au comte de Nesselrode : l’empereur Nicolas lui avait fait délivrer un passeport spécial qui lui permettait de franchir les frontières sur tous les points, de quitter l’empire et d’y rentrer aussi souvent qu’il lui plairait. Le prince Gertchikof, gouverneur général de la Sibérie occidentale, a poussé la complaisance jusqu’à faire transporter de poste en poste par les Cosaques de la frontière les cartons et le papier à dessiner de l’infatigable explorateur. Le gouverneur général de la Sibérie orientale, le général Mouravief, n’a pas fait preuve de moins d’empressement : partout les fonctionnaires ont rivalisé de zèle pour faire voir à M. Atkinson ce qu’il désirait visiter ; partout on lui a donné des guides pour le conduire, des escortes pour le protéger. Malheureusement M. Atkinson n’a contemplé la Sibérie et l’Asie centrale qu’avec les yeux d’un artiste. Uniquement épris du pittoresque, il ne cherchait sur les deux versans de l’Altaï que de beaux paysages à reproduire sur son album : des cascades gigantesques, des cimes neigeuses, des lacs entourés d’une verdure luxuriante, les perspectives infinies du désert. Il ne lui est pas venu à la pensée que cette inviolabilité qu’il devait à un passeport russe, et qui était aussi complète chez les Baskhirs, chez les Kirghiz ou chez les Mongols qu’à Saint-Pétersbourg, était un fait bien autrement curieux et intéressant que les petites mésaventures qu’il raconte avec une fatigante complaisance, comme s’il n’était arrivé à aucun voyageur avant lui de souffrir de la faim et de la soif et de voir ses jours menacés. M. Atkinson n’a pas mieux servi les intérêts de la science que ceux de la politique : c’est à peine si le botaniste et le géologue pourront glaner quelques rares indications dans ce livre, que des descriptions remplissent tout entier ; le voyageur a négligé jusqu’aux observations barométriques, qui lui auraient permis de fournir aux géographes des renseignemens utiles. C’est donc presque sans fruit pour l’Europe qu’il a parcouru des pays où aucun voyageur n’avait pénétré avant lui. Nous tâcherons cependant de recueillir et de coordonner les détails et les remarques que M. Atkinson laisse échapper chemin faisant ; les conclusions qui en découleront suffiront à faire pressentir tout ce qu’un observateur intelligent aurait pu nous apprendre.


I

La chaîne de l’Oural qui sépare la Russie de la Sibérie offre cette particularité, qu’elle paraît beaucoup plus élevée du côté de l’Asie que du côté de l’Europe. C’est que vers l’orient la transition est brusque de la montagne à la plaine, et que vers l’occident la pente est ménagée. À partir de Moscou en effet, le terrain s’élève graduellement jusqu’à l’Oural par une série de plateaux successifs, disposés comme les marches d’un immense escalier. Le long de cette pente descend, avec tous ses affluens, la Tchoussovaia, qui va porter au Volga les eaux de l’Oural, et offre une voie toute tracée à travers d’impénétrables forêts et des gorges profondes. Souvent le fleuve coule entre deux montagnes de granit dont ses eaux ont rongé la base : presque partout les sapins et les mélèzes se pressent si serrés sur ses bords qu’on ne trouve point de rive où débarquer. Quelques sentiers ouverts dans les bois servent à relier les lieux habités ; à la fonte des neiges, ils disparaissent sous l’eau, et ils deviendraient complètement impraticables si l’on ne jetait en travers d’énormes troncs d’arbres sur lesquels courent ou plutôt bondissent les tarantass. On appelle ainsi l’unique voiture possible en ce pays : c’est une caisse en bois, tout ouverte et portée par quatre longues poutres qui reposent sur les essieux des roues ; on y attelle six chevaux, quatre au timon, sous la conduite du cocher, et deux en avant avec un postillon. Tout transport serait impossible si l’hiver on n’avait la ressource du traînage et l’été celle de la batellerie. Au point où chaque rivière devient navigable est établi un pristan ou port d’embarquement, où s’accumulent pendant l’hiver les produits destinés à la foire de Nijni-Novgorod, qui se tient en juillet. Le plus important de ces ports est le pristan d’Outkinskoï, sur la Tchoussovaia. Dès que la débâcle a eu lieu, il y règne une activité extrême : quatre mille paysans, dont quelques- uns sont amenés de plus de cent lieues, y sont réunis pour embarquer les produits des forges et des fonderies de la couronne ; c’est là aussi que l’on construit une année à l’avance les barques qui doivent servir aux expéditions du printemps suivant. Ces barques sont des bateaux à fond plat de cent vingt-cinq pieds de long sur vingt-cinq de large, et avec une profondeur de huit à neuf pieds ; la proue et la poupe dessinent une sorte d’angle obtus ; les membrures sont des bouleaux entiers choisis tout exprès, mais les bordages sont en simple bois blanc : pas un clou, pas une ferrure n’entrent dans la construction ; des chevilles y suppléent. Le pont se compose de poutres solidement assemblées ; il est superposé au bateau comme un couvercle à un vase, il n’y est point assujetti. C’est une mesure de précaution dictée par l’expérience : il arrive souvent que les barques rencontrent des rochers à fleur d’eau, s’entr’ouvrent et coulent à fond ; le pont flotte alors comme un véritable radeau, et l’équipage est sauvé. Le chargement de chaque barque varie de 140 à 160 tonneaux, et l’équipage de trente-cinq à quarante hommes. À l’avant et à l’arrière sont placées de fortes et larges rames, longues de quarante à cinquante pieds, qui servent à diriger le bâtiment, et la manœuvre est commandée par un marinier qui se tient sur une sorte de plate-forme élevée au milieu du pont. Ces bateaux mettent de deux à trois mois à descendre la Tchoussovaia, puis la Kama jusqu’à son confluent avec le Volga, pour remonter ensuite ce dernier fleuve jusqu’à la hauteur de Nijni-Novgorod, Moscou ou Saint-Pétersbourg, suivant la destination de leur chargement. Ils transportent du suif, de la stéarine, des pelleteries, des malachites, des porphyres, des marbres, et surtout de la fonte, du fer en barres et du fer travaillé, des ancres et des chaînes de navire, des canons et des projectiles de guerre.

Toute cette région n’est en effet qu’une immense usine. Nulle part la nature n’a réuni par masses aussi considérables des richesses minérales aussi variées. L’Oural est plutôt un plateau très élevé, entrecoupé de vallées, qu’une chaîne de montagnes ; à l’exception de quelques pics isolés et situés du côté de l’Asie, tels que le Blagodat, le Katchkanar, le Sugomac, il compte peu de cimes d’une grande hauteur, et le Pavdinski arrive presque seul à la région des neiges éternelles. Toutes les crêtes se terminent par des rochers, ou plutôt des débris de rochers, entassés les uns sur les autres de façon à faire croire qu’une montagne plus haute s’est écroulée et a disparu sous l’effort du temps. Il semble qu’à une époque antéhistorique une mer immense ait roulé ses eaux sur toute la chaîne de l’Oural et donné à ses cimes les plus hautes l’aspect de falaises longtemps battues par les vagues. Qu’il faille y voir l’effet d’une révolution géologique ou le résultat de l’action incessante des pluies et des tempêtes, toutes les montagnes sont complètement dénudées au sommet, et le roc est mis à vif. Ce roc n’est autre chose que du minerai de fer, soit à l’état simple, soit à l’état magnétique. Partout d’ailleurs le minerai de fer et le minerai de cuivre se présentent en quantités inépuisables et affleurent la terre : le platine se rencontre dans toutes les hautes vallées à l’état presque pur, et souvent par lingots assez considérables. Un grand nombre de cours d’eau charrient de l’or, et le fond des vallées en recèle de riches dépôts. Sans parler des pierres précieuses, que l’on recueille fréquemment, le malachite est tellement abondant, que dans une des mines des Demidof on a pu en extraire un bloc d’une entière pureté qui avait dix-huit pieds de long sur neuf de large, et ne pesait pas moins de cinq mille quintaux. Le porphyre, le jaspe et le marbre se trouvent à chaque pas dans les vallées inférieures. Les forêts qui couvrent toute la surface du pays, et que l’on commence à peine à aménager dans les districts les plus peuplés, offrent partout le combustible en abondance : quant à la puissance mécanique, elle s’obtient économiquement par un procédé qui prouve le peu de valeur du sol. A-t-on besoin d’une force motrice, on barre par une digue le cours d’un ruisseau ou d’une rivière ; on change le fond d’une vallée en un lac artificiel, et l’on se procure à ce prix une chute d’eau en rapport avec les exigences de l’usine.

La Russie a su mettre à profit ces richesses de toute sorte ; l’honneur d’avoir indiqué le parti qu’on en pouvait tirer et d’avoir mis le premier la main à l’œuvre revient à Nikite Demidof, que Pierre le Grand envoya dans l’Oural en 1701 ou 1702 pour étudier les ressources du pays. Demidof consacra plusieurs années à ses explorations. On montre encore la place où naquit son fils aîné, le bisaïeul du chef actuel de la famille. Sa femme descendait la Tchoussovaia sur une barque qui portait en Russie les premiers produits des mines de l’Oural, lorsqu’elle se sentit prise des douleurs de l’enfantement. On la détermina, non sans difficulté, à débarquer : à peine l’avait-on transportée à terre, qu’elle donna le jour à un fils. Ainsi naquit sur la terre nue, à l’abri d’une tente improvisée avec un morceau de toile, celui qui devait fonder une des plus grandes fortunes territoriales de l’Europe. Cet emplacement est indiqué par une croix de pierre portée sur trois gradins : c’est une petite presqu’île de trois cents mètres de long sur vingt-cinq de large, qui s’étend au pied de rochers abrupts ; en face, de l’autre côté du fleuve, se dressent perpendiculairement des masses de granit contre lesquelles le marinier tremble toujours de se voir jeté. Nikite Demidof, qui ne tarda point à établir sa résidence dans l’Oural, désigna lui-même avec une entente merveilleuse les points où il fallait chercher le minerai, les endroits où l’on devait établir les usines, et il organisa l’exploitation des mines sur le pied où elle se poursuit encore aujourd’hui. Il fut surpassé par son fils, qui était un esprit supérieur et qui a marqué du cachet de la grandeur tous les édifices qu’il a construits, tous les établissemens qu’il a formés. La première usine fondée dans l’Oural est celle de Neviansk, sur les bords de la petite rivière Neva : on y voit encore le château commencé par Nikite Demidof, terminé par son fils, et qui fut longtemps la résidence de la famille. C’est un immense et magnifique édifice, de l’aspect le plus imposant, et dont l’ornementation intérieure atteste le goût le plus raffiné. Aucun des propriétaires ne l’a habité depuis bien des années ; mais rien n’a été distrait du somptueux mobilier, rien n’a été changé dans l’organisation domestique. À quelque heure qu’un étranger se présente, de nuit ou de jour, il est sûr d’être accueilli, d’être conduit à la chambre d’honneur, et traité comme le maître du logis. Les mets les plus délicats, les vins les plus renommés, le porto, le madère, le vin du Rhin, le Champagne, sont servis sur sa table. Telle est la fastueuse hospitalité de l’Oural, et l’un des sujets de plainte de M. W. Atkinson, c’est la quantité de champagne qu’il lui fallait boire dans chacune des résidences où ses explorations le conduisaient. À côté du château de Neviansk s’élève une tour en briques, plus haute que la tour de Pise et également inclinée. On y pénétrait autrefois par une galerie souterraine, aujourd’hui fermée. C’est dans cette tour que les premiers Demidof faisaient affiner l’argent que produisaient leurs mines de l’Altaï, et qui était ensuite monnayé mystérieusement dans une petite île, au milieu du lac de Tchernoïstotchinsk. C’est aussi dans cette tour qu’ils cachaient les exilés qui s’échappaient de Tobolsk, et qui étaient employés dans leurs établissemens quand les poursuites avaient cessé. Outre Neviansk, les Demidof possèdent encore à Kishtymsky un château immense, auprès duquel les plus vastes résidences seigneuriales d’Angleterre sembleraient des chaumières. Il a été construit sur les dessins du second Demidof, et n’a jamais été complètement terminé. Quant à l’étendue de leurs possessions, on en jugera par un fait : un seul de leurs domaines, celui de Tagilsk, a une étendue de trois millions d’acres, et leurs forêts couvrent plus de dix mille verstes carrées.

Le plus important de leurs établissemens est Nijni-Tagilsk. C’est une ville de vingt-cinq mille âmes, située dans une position pittoresque sur la rivière Tagil. Elle renferme un grand nombre de constructions élégantes en brique et en pierre, entre autres une belle église, ornée de tableaux de prix, et un édifice grandiose occupé par l’administration des mines. On y trouve des hôpitaux vastes et bien organisés pour les ouvriers, d’excellentes écoles pour les enfans et les jeunes gens des deux sexes, d’immenses magasins dont les uns contiennent le blé, les farines, les épiceries, les étoiles nécessaires à la population, dont les autres sont destinés à recevoir le fer et le cuivre à mesure qu’ils sont fabriqués. Les directeurs et les employés supérieurs sont tous pourvus d’une maison spacieuse et commode, et les habitations des ouvriers sont très comfortables. Tous les établissemens de la ville, hauts fourneaux, forges, laminoirs, ateliers de construction, sont montés sur la plus grande échelle. Les machines et l’outillage ne laissent rien à désirer. Tout a été tiré d’Angleterre ou fabriqué sur les lieux sous la direction d’un jeune ingénieur de mérite, natif de Tagilsk, qui a passé plusieurs années dans une des premières usines du Lancashire. Du reste, pour peu qu’un jeune homme de Tagilsk ou de quelque autre de ces mines montre des dispositions pour la géologie, la minéralogie ou la construction des machines, le propriétaire actuel, M. Anatole Demidof, ne recule devant aucune dépense pour compléter ses études. Il en a envoyé un certain nombre en Angleterre et en France, en leur donnant des pensions et tous les moyens de s’instruire ; à plusieurs il a même donné la liberté. Beaucoup de ses serfs sont arrivés à l’aisance et même à la richesse.

Tagilsk produit du fer et du cuivre. Le minerai de fer, fortement aimanté, se trouve à deux verstes de la ville, au sommet et sur les flancs d’une colline ; la couche d’où on l’extrait à ciel ouvert, comme d’une carrière, n’a pas moins de quatre-vingts pieds de haut sur quatre cents de large ; elle semble d’une richesse inépuisable. À une verste et demie plus loin se trouvent les mines de cuivre et de malachite, que l’on exploite au moyen de puits profonds de trois cents pieds, et qui donnent des profits considérables. Les produits de Tagilsk sont, pendant l’hiver, transportés sur des traîneaux jusqu’à la Tchoussovaia, au pristan d’Outkinska-Demidof, d’où on les expédie au printemps sur Nijni-Novgorod et Moscou. On fabriquait autrefois en grand à Tagilsk des objets en tôle vernie et imitant la laque, tels que des tables rondes ou ovales, des coffres grands et petits, des plateaux et toute sorte d’ustensiles. C’était une branche importante du commerce avec la Sibérie, où ces objets font partie du mobilier de toutes les maisons. Les Demidof avaient même établi tout exprès à Tagilsk, à la fin du siècle dernier, une école de dessin, et ils avaient envoyé en Italie quelques-uns de leurs serfs pour y étudier l’ornementation sous des peintres éminens. On conserve encore plusieurs pièces de cette époque qui ont toutes la valeur de véritables œuvres d’art. Depuis la découverte des mines de cuivre en 1812, cette fabrication spéciale a été transportée de Tagilsk à Neviansk, qui approvisionne aujourd’hui la foire d’Irbit, où tout le commerce de la Sibérie se donne rendez-vous chaque année au mois de février. Neviansk envoie aussi par milliers à Irbit des coffres en bois, peints en rouge ou en bleu, avec des garnitures en fer ouvragé. C’est le premier meuble qu’on soit sûr d’apercevoir même dans la plus pauvre cabane. On obtient à Neviansk d’excellent fer en barre, en mélangeant le minerai des environs avec du minerai aimanté qu’on fait venir de Tagilsk ; ce fer, à cause de ses qualités spéciales, est employé presque uniquement à la fabrication des carabines rayées. Les canons de ces carabines, forés dans l’épaisseur du métal, sont rayés de cinq rainures ; ils sont ordinairement fort lourds. La crosse est en bouleau, et les batteries se tirent de Nijni-Novgorod. L’apparence de ces armes est fort grossière, cependant elles sont d’une justesse et d’une portée remarquables, et elles ne se vendent que 40 francs ; aussi s’en fabrique-t-il chaque année une immense quantité. Neviansk compte près de dix-huit mille habitans, dont un grand nombre sont libres. Les autres établissemens des Demidof sont loin d’avoir la même importance que Tagilsk et Neviansk.

Les Jakovlif, les Strogonof, les Sévélofski, les Salemerskoï, sont, après les Demidof, les familles dont les propriétés sont les plus considérables. Les Jakovlif ont leur principal établissement à trois verstes d’Ekaterinenbourg, à Verkne-Issetzskoï, où réside le directeur de leurs forges et de leurs mines. Verkne-Issetzskoï, avec ses usines, ses églises, ses constructions de toute sorte, a toutes les apparences d’une ville considérable. On y trouve des hauts fourneaux, des forges à la main et au martinet, des laminoirs. Le minerai y subit sans déplacement toutes les opérations qui doivent le transformer en fonte, en fer ou en tôle, et ne sort de l’usine que prêt à être livré au commerce. Les tôles de Verkne-Issetzskoï jouissent d’une réputation sans égale : elles servent à couvrir les maisons, à faire des tuyaux de poêle ou des ustensiles de ménage. Le métal est d’une qualité si parfaite, qu’on le lamine aussi mince que du papier à lettre, sans qu’on puisse y découvrir une fêlure ou une tache, et sans qu’il perde de son poli et de sa belle couleur d’un noir de jais. La plus grande partie de ces tôles est exportée aux États-Unis, où elles sont fort recherchées. Les Jakovlif ne prennent pas moins de souci que les Demidof de leurs vassaux : tous les bâtimens sont construits avec soin et bien entretenus ; l’ordre et la propreté règnent dans les rues, et une habitation saine et commode est assignée à chaque famille.

Le centre des propriétés des Strogonof est à Cynovskoï, sur la Tchoussovaia. On y fabrique des fils de fer de toute grosseur qui sont extrêmement recherchés à la foire de Nijni-Novgorod à cause de leur excellente qualité. Les Salemerskoï possèdent à Syssertskoï un établissement qui a toute l’importance d’une ville. L’église, les hôpitaux, les magasins offrent un aspect imposant ; les rues sont régulières, les habitations élégantes. Tout y respire l’aisance et le bien-être, tout y atteste la présence d’un maître vigilant. Un des membres de la famille a en effet établi sa résidence à Syssertskoï.


« M. Salemerskoï, dit M. Atkinson, est sans contredit un homme de goût, et possède des œuvres d’art d’une réelle valeur. Il est aussi bon musicien qu’horticulteur habile ; ses jardins et ses serres sont organisés sur la plus grande échelle. Il a une vaste orangerie, remplie d’orangers et de citronniers, dont les uns sont chargés de fruits, dont les autres sont en pleine floraison et répandent un parfum délicieux. Il a aussi une immense serre où les cerises, les raisins et les pêches réussissent à perfection. C’était plaisir de voir tous ces arbres en fleurs ; je me croyais revenu aux jours de mon enfance, à une époque irrévocablement enfuie. Ces arbres ne sont cultivés qu’en serre, ils ne pourraient supporter la rigueur du climat. M. Salemerskoï a des fleurs et des plantes tropicales d’une admirable beauté ; elles sont réparties entre différentes serres, suivant la température dont elles ont besoin. Il y avait dans une de ces serres plus de deux cents espèces de calcéolaires, presque toutes en fleurs : je n’ai jamais vu rien de plus splendide, tant les couleurs étaient vives et franches, tant les nuances étaient variées, depuis le rouge pourpre, l’écarlate, le cramoisi et l’orange jusqu’au jaune pâle, et le vert tendre des feuilles s’y mariait avec un effet enchanteur. M. Salemerskoï s’occupe également d’élever des chevaux anglais, et il en possède plusieurs d’une grande beauté. »

Les détails dans lesquels nous venons d’entrer sur les usines fondées par de simples particuliers permettent de concevoir aisément sur quelle échelle sont organisés les établissemens de la couronne. Ceux-ci sont placés sous la direction d’officiers d’artillerie et d’officiers du génie qui sont les premiers métallurgistes du monde. Non-seulement la Russie ne néglige rien pour l’instruction de ses officiers, non-seulement elle les envoie fréquemment en mission dans les pays étrangers, mais des sommes considérables sont consacrées à de continuels essais. Aucun procédé nouveau ne se produit en Europe, aucun perfectionnement n’est apporté aux anciennes méthodes, sans devenir immédiatement l’objet d’expériences dans les usines impériales. On ne saurait entreprendre de mentionner ici tous les établissemens de la couronne : ils sont disséminés dans les gorges de l’Oural, partout où le minerai et le combustible se trouvent réunis en abondance, et où un cours d’eau navigable offre des moyens de transport facile. Lorsque l’accroissement de la population, qui suit déjà une progression rapide, permettra de remplacer par de bonnes routes les sentiers actuels, le nombre de ces établissemens augmentera, et la production y prendra un développement énorme. La Russie pourra entreprendre alors de relier toutes les parties de son empire par des chemins de fer, qu’elle construira plus économiquement qu’aucune autre puissance. Grâce à l’inépuisable minerai de l’Oural, elle triomphera de la nature ; elle acquerra cette rapidité de communication et cette facilité à concentrer les forces nationales qui lui ont manqué jusqu’ici, et dont l’absence l’a seule empêchée de devenir la plus redoutable des puissances européennes. Les établissemens de l’Oural seront un jour l’auxiliaire le plus énergique de l’industrie russe : ils ne sont encore que l’arsenal de la Russie. Kamenskoï fond des canons et des obusiers de toute dimension, il coule aussi des boulets et de la mitraille ; Barantchinsk est exclusivement consacré à la fabrication des bombes. Toutes ces munitions de guerre, après avoir descendu la Tchoussovaia et remonté le Volga, étaient autrefois transbordées sur le Dnieper, et arrivaient ainsi à Nicolaïef et à Sébastopol. Zlataoust, situé sur la rivière Aï, est à la fois le Birmingham et le Sheffield de la Russie. Une vaste digue a coupé le fond de la vallée et l’a changée en un lac de deux à trois lieues de long et d’une demi-lieue de large. Sur les bords du lac s’élèvent divers établissemens qu’une chute d’eau fait marcher : un haut fourneau, une fonderie, une forge, où le minerai passe par toutes les transformations qui en font successivement de la fonte, du fer et de l’acier. L’édifice le plus important est un énorme bâtiment haut de trois étages et à l’épreuve du feu. Au rez-de-chaussée, on forge des sabres, des épées, des baïonnettes, des cuirasses et des casques, qui reçoivent aux étages supérieurs les dernières préparations. À côté est un musée, bâti par ordre d’Alexandre Ier, qui contient une belle collection d’armes et d’armures, une riche bibliothèque et des collections de minéralogie. Zlataoust a été longtemps sous la direction d’un homme supérieur, le général Anossof, qui, à force de recherches, avait retrouvé le secret, perdu depuis le moyen âge, de faire l’acier damassé. Zlataoust produit des armes blanches sans égales en Europe pour l’excellence du métal et le fini de l’exécution.

Parmi les établissemens les plus importans de la couronne, il faut nommer encore Kaslinskoï, renommé dans tout l’Oural pour la supériorité de ses fontes, qui sont d’une extrême fluidité. Situé sur les bords du lac Silatch, au pied du mont Sugomac, Kaslinskoï, avec ses églises et ses grands édifices surmontés de dômes verts et de croix dorées, présente l’aspect le plus imposant. C’est une ville tout industrielle qui fabrique exclusivement des ustensiles en fonte et en fer creux : des tables à jour, représentant des broderies et des feuillages de l’exécution la plus délicate, des sièges, des coffrets, des paniers, des statuettes, des presse-papiers, et mille objets de fantaisie d’un mérite égal à ce que Berlin produit de plus achevé.

La direction supérieure de toutes les mines du gouvernement est confiée à un général d’artillerie qui réside à Ekaterinenbourg, et qui a sous ses ordres un nombreux corps d’officiers. Ekaterinenbourg, capitale de la province et centre de la région minière, est aussi le siège des ateliers de construction qui fabriquent toutes les machines employées dans les usines de la couronne.


« En entrant dans Ekaterinenbourg par le nord, dit M. Atkinson, on aperçoit d’abord à gauche une église et plusieurs hôtels sur une éminence élevée qui domine un beau lac. Un de ces hôtels, bâti par un riche particulier, qui devait une immense fortune à ses mines d’or, est construit sur des proportions colossales, et jouit, grâce à sa position, de la plus belle vue sur la chaîne de l’Oural, que l’œil embrasse au nord et à l’ouest jusqu’au point où les montagnes se perdent dans la brume. L’usine de Verkne-Issetzkoï, avec ses églises et ses édifices, occupe le centre du paysage, et sur le premier plan, au pied de l’hôtel, s’étend le lac avec sa ceinture de maisons. De cet hôtel dépend un parc bien dessiné, avec des jardins et des serres, qui sont ouverts au public pendant l’été et forment une agréable promenade. Les serres renfermaient autrefois une riche et belle collection de plantes rares, mais elles ont été négligées depuis quelques années. Le propriétaire, malgré ses immenses richesses et son hôtel somptueux, a été condamné au bannissement pour avoir fait mourir sous le fouet quelques-uns de ses gens. Un autre particulier, compromis dans la même affaire, a subi la même condamnation. Tous deux étaient sortis de la classe des paysans.

« Ce sont là des exceptions : on trouve à Ekaterinenbourg beaucoup de gens honorables, des négocians et des propriétaires de mines qui feraient honneur à tous les pays. Presque tous se sont bâti des hôtels aussi beaux que ceux qu’on trouve dans les plus grandes villes d’Europe ; les appartemens en sont élevés et spacieux, ils sont décorés avec goût et meublés de la façon la plus somptueuse : rien n’y est oublié ni des recherches du luxe, ni des commodités de la vie. La plupart de ces riches propriétaires mènent un train de vie en rapport avec la splendeur de leurs habitations : ils ont de vastes serres où ils entretiennent de riches collections de fleurs et de plantes des tropiques qu’on ne s’attendrait point à rencontrer sous ce climat rigoureux.

« Ekaterinenbourg renferme huit églises, un monastère et un couvent. Presqu’au centre de la ville un barrage coupe le cours de l’Issetz : c’est là que sont installés les ateliers de construction qui appartiennent au gouvernement. Ils sont organisés sur une échelle gigantesque : leurs machines et tout leur outillage sont l’œuvre des premiers constructeurs de l’Angleterre. On y trouve le marteau à vapeur de Nasmyth, des tours de la plus grande dimension, des machines à raboter, à forer, à canneler, à ajuster, tout ce qui peut servir à travailler ou à façonner le fer. Ces ateliers ont été montés, sans aucune préoccupation de la dépense, sous la direction d’un habile mécanicien anglais, qui est demeuré quinze ans au service du gouvernement russe. C’est à lui que l’on doit l’excellent outillage de l’hôtel des monnaies, qui frappe tous les ans une grande quantité de pièces de cuivre qu’on expédie en Russie. De la monnaie dépend un atelier d’affinage, où l’on apporte tous les métaux précieux des mines de l’Oural pour les réduire en lingots avant de les envoyer à Saint-Pétersbourg. »


Près des ateliers de construction se trouve la manufacture de Granilnoï, où l’on taille les jaspes, les porphyres, les aventurines et autres pierres de prix que l’on trouve en abondance dans l’Oural. On en fait des colonnes, des vases, des coupes, des tables pour l’ornement des résidences impériales. On tire le même parti des oolithes et des malachites. Il y a à Granilnoï des sculpteurs et des mosaïstes de premier ordre, qui passent des années sur un objet d’art : ils ont pour tout salaire 4 fr. 50 cent, et trente-six livres de farine de seigle par mois. S’ils sont pères de famille, ils reçoivent en sus trente-six livres de farine pour leur femme et dix-huit livres par chaque enfant. Encore est-ce là le salaire des ouvriers les plus habiles, la plupart ne sont payés qu’à raison de 2 ou 3 fr. par mois. Granilnoï appartient à la couronne, et tous les ouvriers sont choisis parmi les paysans.

Les pierres précieuses abondent dans certaines régions de l’Oural. Celles qu’on rencontre le plus fréquemment sont l’émeraude, l’améthyste, le béryl, le chrysobéryl et le grenat ; la topaze et la tourmaline rose sont plus rares ; l’aigue-marine est apportée de Nertchinsk en Sibérie. On trouve aussi des quartz d’une telle pureté et d’une telle transparence, qu’ils peuvent être pris pour des topazes, et qu’ils en reçoivent le nom. On en fait des cachets fort recherchés. Ekaterinenbourg compte un grand nombre d’habiles lapidaires, qui font un commerce important. Les ouvriers de Granilnoï utilisent presque toutes les soirées et les jours de fête à fabriquer, avec le malachite, le jaspe ou le porphyre, de petits objets d’art ou de toilette : des broches, des épingles, des colliers, des cachets, des boîtes à ouvrages et des presse-papiers. Ils ne peuvent quelquefois suffire à toutes les demandes.

Ekaterinenbourg est donc une ville prospère, où la vie est plus facile et plus agréable que dans bien des villes de l’intérieur de la Russie. Les nombreux fonctionnaires qui y résident, et qui appartiennent presque, tous aux corps savans, y forment le noyau d’une société aimable et élégante. Les classes aisées mènent la même existence qu’en Europe ; l’étranger retrouve dans leurs maisons les usages et les modes de l’Occident. Le luxe de la table est poussé au plus haut point : le poisson et le gibier abondent toute l’année ; on y joint tous les raffinemens de la cuisine parisienne, et les vins les plus recherchés de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne sont servis avec profusion. Les fêtes sont fréquentes : le moindre anniversaire de famille sert de prétexte à un bal. Malheureusement le jeu est la passion dominante : elle atteint jusqu’aux femmes, qui passent les nuits et quelquefois les journées à jouer. Des fortunes considérables sont ainsi faites ou détruites chaque année. M. Atkinson déplorait un jour, devant un des hommes les plus intelligens du pays, la funeste influence du jeu, qui venait d’amener encore une catastrophe : « Que voulez-vous ? répondit son interlocuteur. Vous autres Anglais, vous avez les journaux, les revues, une littérature féconde, le droit de discuter librement tous les sujets : si nous avions tous ces moyens d’occuper nos esprits, nous n’aurions pas besoin des cartes. » Ainsi le despotisme, en privant les intelligences de ce qui est leur pâture naturelle et légitime, les oblige à chercher dans les excitations du vice l’activité qui leur est nécessaire.

Les paysans de l’Oural ne sont point à plaindre, au témoignage de M. Atkinson. Le sol est fertile, la puissance et la rapidité de la végétation viennent compenser pour eux en été les rigueurs d’un hiver prolongé. Ils élèvent de nombreux troupeaux, ils ont toujours du lait et de la crème en abondance, mais peu d’entre eux savent en tirer de bon beurre. Ils cultivent dans leurs jardins presque tous les légumes de l’Europe ; ils ont autant de gibier et de poisson qu’ils en veulent. Les groseilliers de toute sorte, les framboisiers, les airelles, de petits cerisiers portant des fruits délicieux, croissent spontanément sur les hauteurs avec nombre d’arbres à fruits auxquels il ne manque que d’être greffés. Les ménagères tirent de ces baies et de ces fruits diverses liqueurs, dont quelques-unes ont un parfum exquis et peuvent soutenir la comparaison avec les vins les plus délicats.

Nous n’avons point encore parlé des mines d’or, qui semblent la principale richesse de l’Oural, et qui sont peut-être pour la Russie un avantage moins précieux que les inépuisables dépôts de fer et de cuivre qu’elle possède dans ces montagnes. Il est peu de cours d’eau qui ne roulent des paillettes d’or, et la terre qui forme le fond des vallées jusqu’à une profondeur de trois ou quatre pieds en recèle presque toujours. Cet or s’extrait par le lavage. On ne l’a trouvé d’abord en quantité un peu considérable qu’à Zarevo, appelé aussi Alexandrofski depuis la visite d’Alexandre Ier. Le tsar ne dédaigna pas de creuser pendant près d’une heure, il voulut qu’on lavât la terre qu’il avait détachée du roc, et de laquelle on retira quelques grains d’or. Un ouvrier continua l’excavation que l’empereur avait commencée, et rencontra, deux pieds plus avant, une masse d’or qui pesait un peu plus de 24 livres. Une petite pyramide fut élevée à cet endroit même, et on a conservé la pelle et la pioche dont Alexandre s’était servi. Les pépites du poids de plusieurs livres sont fort rares : en 1843, il s’en est trouvé une du poids de 40 livres ; le paysan dont la pioche avait déterré ce trésor reçut, par ordre de l’empereur Nicolas, sa liberté et une petite pension. À l’exception de Zarevo, les mines d’or un peu productives sont toutes situées dans le sud, c’est-à-dire dans la partie la moins élevée de l’Oural.

À mesure qu’on se rapproche de la Mer-Caspienne, la chaîne de l’Oural s’abaisse sensiblement et change de caractère : quelques pics isolés, l’Ilmantou, l’Ouraltou, l’Uitash, ont seuls une certaine élévation et conservent une couronne de forêts ; tout autour s’échelonnent des rangs de collines qui vont se confondre insensiblement avec le steppe : les cèdres et les pins font place à de rares mélèzes, à de maigres bouleaux, et ceux-ci à des arbustes et à des broussailles. Les rivières qui descendent des montagnes, rencontrant un sol presque dépourvu de pente, finissent presque toutes par former des lacs : c’est dans le terrain d’alluvion qui compose le fond des vallées par lesquelles elles descendent que l’or se rencontre principalement. Aussi les mines sont-elles situées au pied des montagnes, à l’entrée du steppe plutôt que dans l’Oural même. Presque toutes sont la propriété de la couronne. Une ville naissante et déjà populeuse, Maïas, bâtie au centre de la région aurifère, est le siège de l’administration des mines. Le lavage de l’or s’y opère, hiver comme été, dans de vastes ateliers et par les mains d’un nombreux personnel. À quelques verstes de la ville, au pied du mont Ilmantou, s’étend le lac Chirtanish, qui présente cette particularité singulière de deux nappes d’eau superposées : en effet, à la profondeur de dix pieds, on rencontre un fond ou plutôt une couche de terre qui n’a nulle part plus de quatre à cinq pieds d’épaisseur, et sous laquelle est un second lac, beaucoup plus profond que le premier.


II

Toute cette contrée n’appartient déjà plus à la Sibérie : c’est le commencement de la Tartarie. Les véritables habitans sont les Baskhirs, qui viennent passer l’hiver dans le voisinage des lacs, lorsque leurs troupeaux ont épuisé les herbages du steppe. On rencontre au pied des montagnes, groupées par douzaines, leurs huttes d’hiver, construites avec des troncs d’arbres. Elles ont environ douze pieds carrés de surface et une hauteur de huit pieds. Le toit en est plat ; il est recouvert de terre glaise et de gazon. La porte, haute au plus de quatre pieds et demi, contient une ouverture d’un pied carré pour laisser entrer un peu de lumière. Le feu s’allume au milieu de la hutte, et la fumée s’échappe par un trou fait dans le toit. Tout autour, et appuyées aux parois, sont des banquettes sur lesquelles couchent les maîtres du logis. Il n’est pas rare de trouver six et huit personnes dans une seule de ces misérables cabanes : elles y vivent au milieu de la malpropreté et de la vermine. Le contact de la civilisation n’a point été favorable au Baskhir ; il a perdu quelques-unes de ses qualités natives, et il a retenu tous les vices de sa race. Il n’a d’admirable que son amour pour les chevaux et son talent à les dresser. M. Atkinson fut plus d’une fois émerveillé de l’empire de ces demi-sauvages sur leurs animaux.


« Je quittai la mine d’Altabanafski dans une voiture légère traînée par cinq chevaux : trois, attelés à la voiture, étaient conduits par un cocher kirghiz, un des chevaux de volée était monté par un jeune homme de dix-huit ans. Notre chemin nous conduisait à travers le steppe, et il devint bientôt évident que notre Kirghiz avait l’intention de nous montrer ce que ses bêtes pouvaient faire. Nous allâmes au grand trot pendant deux ou trois verstes ; les chevaux furent mis ensuite au galop, puis lancés à toute vitesse. Le cocher n’eut pas une seule fois recours au fouet : il se contentait de parler à ses chevaux, qui semblaient comprendre chacune de ses paroles. Quelquefois il prenait une voix claire, et les chevaux s’élançaient tête basse comme des lévriers ; en changeant de ton, il les ramenait au petit galop. Au bout d’une heure, notre postillon était complètement éreinté : le Kirghiz arrêta pendant quelques minutes, le fit monter derrière la voiture et reprit son siège sans mettre de guides aux chevaux de volée, ce qui me causa d’abord quelque émoi. Nous étions sur un terrain uni, nous traversions un steppe qui s’étend à perte de vue du côté de l’Asie, sans une barrière et sans un arbre. Les chevaux furent mis au trot pendant quelque temps ; notre cocher arrangea les rênes des limoniers, se campa solidement sur son siège, poussa un cri, et nous partîmes avec une vitesse effrayante. C’était vraiment beau à voir. Notre Kirghiz était dans le ravissement ; il parlait à ses chevaux comme à des créatures humaines. Il se retourna pour juger de l’effet que cette course produisait sur nous, et fut charmé de voir que nous y prenions plaisir. De l’extrême vitesse une seule parole ramenait ces fiers coursiers au simple trot ; quelques instans après, un mot leur faisait reprendre le galop, et le Kirghiz continuait à leur parler jusqu’à ce qu’ils se lançassent comme des chevaux de course ; puis il modérait de nouveau leur allure, faisant d’eux absolument tout ce qu’il voulait. Jamais chevaux de cirque ne furent plus obéissans ; pourtant nous étions en plein steppe, et le Kirghiz n’avait rien pour les retenir, s’ils s’étaient emportés. Cet homme eût fait un cocher incomparable, non-seulement pour son habileté à conduire, mais encore pour le soin qu’il prenait de ses chevaux, que le fouet ne touchait jamais. Nous le quittâmes à regret. Bien des années se sont écoulées depuis, et je n’ai jamais oublié les émotions de cette course à travers le steppe. »


Encore quelques pas vers le sud, et toute trace de montagnes disparaît : le fleuve Oural établit entre l’Europe et l’Asie une ligne de démarcation purement conventionnelle, car rien dans la configuration du terrain, dans le climat, dans les mœurs et les habitudes des populations, ne peut indiquer au voyageur s’il a quitté les régions occidentales pour l’Orient. En réalité, le steppe commence au Volga et se prolonge sans interruption par-delà la Mer-Caspienne et la mer d’Aral jusqu’aux frontières de la Chine et de la Perse, fertile et verdoyant chaque fois qu’un cours d’eau entretient la végétation, aride et sablonneux sur tous les points où l’ardeur du soleil et l’incurie de l’homme ont tari les puits et desséché les ruisseaux. C’est cette région immense, intermédiaire entre l’Orient et l’Occident, itinéraire obligé de toutes les caravanes de l’Asie centrale, que la Russie a entrepris de soumettre à son autorité. Elle y rencontre des populations nomades, les Kirghiz des trois hordes, qu’elle a expulsés de Sibérie au commencement du XVIIIe siècle. On sait que, cinquante ans plus tard, une partie des Kirghiz de la Petite-Horde, inquiétés par des voisins trop puissans, demandèrent asile et protection à Catherine II, qui les établit entre le Volga et la Mer-Caspienne. Au commencement de ce siècle, ces Kirghiz voulurent retourner dans le Turkestan : ils trouvèrent sur les bords de l’Oural les Cosaques que la Russie avait installés sur les deux rives du fleuve, et qu’elle avait attachés au sol par des concessions de terre. Ces Cosaques arrêtèrent les émigrans au passage et les rejetèrent en Europe, les condamnant ainsi à subir éternellement la domination russe. Du reste, la portion de la Petite-Horde qui n’a pas émigré avec Nourale-Khan, et qui est demeurée à l’est de l’Oural, a perdu également son indépendance : ce sont ces Kirghiz baskhirs qui viennent hiverner au pied des derniers coteaux de l’Oural, sur les bords de la Maïas et du Tobol. Des postes de Cosaques établis au milieu d’eux, le long des cours d’eau, les emprisonnent dans un cercle de plus en plus étroit, et les façonnent insensiblement au joug moscovite.

Les Cosaques sont pour la Russie l’instrument le plus précieux : le premier rôle leur appartient dans cette politique d’agrandissement indéfini dont les rapides succès doivent changer un jour la face de l’Asie. C’est avec l’aide des Cosaques que la Russie s’assimile peu à peu les populations asiatiques, quelle modifie leurs habitudes, leurs croyances, leurs mœurs, et qu’elle les transforme en auxiliaires de sa puissance. Le Cosaque portera un jour jusqu’au cœur de la Chine la contagion de la domination russe. Des agens plus civilisés n’exerceraient pas à beaucoup près la même influence. On ne saurait persuader au nomade de l’Asie qu’il n’existe point entre l’Européen et lui une barrière infranchissable : la différence des races non-seulement justifie, mais nécessite même à ses yeux l’opposition des mœurs. Il n’aperçoit aucun point de contact avec l’homme dont les habitudes, le costume, la langue, la religion s’éloignent si complètement de ses idées traditionnelles ; il n’admet pas que rien de ce qui convient au fils des villes puisse convenir aussi au fils de la tente : les usages doivent être distincts comme les destinées. Rien au contraire ne semble séparer le nomade asiatique du Cosaque. Celui-ci est homme de guerre et homme de cheval ; il sait manier la lance et la hache de combat ; il s’entend à l’élève des troupeaux, il porte le costume du steppe et parle une langue intelligible sous la tente : souvent il adore le même dieu que le nomade, et il est en proie aux mêmes terreurs superstitieuses. D’où vient que son sort est préférable à celui du Kirghiz ? Le Cosaque possède les armes meurtrières de l’Européen, et sait s’en servir aussi bien que de la lance ; il sait se construire une demeure plus stable et plus commode que la hutte ou la tente ; il pare cette demeure de mille ustensiles que le Kirghis convoite, il sait faire produire à la terre un grain qui sert à sa nourriture, et d’où il tire une liqueur enivrante. Le Cosaque ne reconnaît point de maître ; son nom même signifie liberté. Seulement il possède dans les régions lointaines de l’Occident un père dont la puissance est sans bornes, un père qui veille sans cesse sur ses enfans, qui sait au besoin les défendre ou les venger, et qui répand parmi eux de continuels présens. Pourquoi le nomade n’adopterait-il pas les usages du Cosaque ? pourquoi n’aurait-il pas un champ en même temps qu’un troupeau ? pourquoi n’essaierait-il point d’entrer dans la famille de ce père bienfaisant qui distribue des terres et des pensions ? C’est ainsi qu’au sud comme au nord de l’Altaï, dans les steppes de l’Asie centrale comme dans les plaines de la Sibérie, les nomades asiatiques modifient insensiblement, au contact des Cosaques, leurs idées et leur genre de vie, et, par la communauté des mœurs, arrivent bientôt à la communauté de l’obéissance.

Ce merveilleux travail d’assimilation est aujourd’hui complètement terminé pour les Kirghiz de la Petite-Horde, qu’ils habitent à l’est ou à l’ouest de l’Oural : il se poursuit activement au sein des Kirghiz de la Horde-Moyenne et de la Grande-Horde. Par l’influence qu’elle acquiert sur ces peuples, la Russie se rend peu à peu maîtresse du double bassin de la Mer-Caspienne et de la mer d’Aral, et se met en mesure d’inquiéter à son gré ou la Chine ou la Perse. Voyons d’abord quels moyens d’action elle s’est assurés contre la Perse dans le cours des quinze dernières années. Les intérêts du commerce lui ont servi à couvrir ses projets d’agrandissement. La Mer-Caspienne était infestée de pirates musulmans qui en rendaient la navigation impossible. La Russie s’est chargée d’exterminer ces pirates, et d’assurer liberté et protection aux marchands de la Perse comme aux siens propres, à la condition que la Perse renoncerait à avoir une marine. La piraterie détruite, la Russie continua de faire construire des navires de guerre et de nombreux transports sur ces eaux où ne flotte aucun autre pavillon que le sien. Bientôt après, on vit des ingénieurs et des troupes russes débarquer à Ashounhadeh, à l’extrémité méridionale de la Mer-Caspienne, et y établir en face de la forteresse persane d’Asterabad un grand port militaire et commerçant. Asterabad, qui commande le célèbre défilé des Portes-Caspiennes, est la clé de la Perse du côté du Turkestan. La Russie en a plusieurs fois négocié la cession, et à chacun de ses démêlés avec la cour de Téhéran elle menace de l’occuper comme gage de ses réclamations. Le jour où elle sera entrée de gré ou de force dans Asterabad, il n’y aura plus d’indépendance possible pour la Perse. Pendant qu’un des lieutenans du tsar descendrait des provinces caucasiennes avec une armée, un autre pénétrerait par Asterabad au cœur même de la monarchie persane, qui se trouverait envahie de deux côtés à la fois. Trois semaines suffiraient en effet pour qu’une armée russe, rassemblée à Moscou ou à Kazan, descendît le Volga jusqu’à Astrakhan, fût mise à bord de la flotte et débarquée de l’autre côté de la Caspienne, à Ashounhadeh. C’est également par cette route que la Russie pourrait envoyer une armée au secours de la Perse, si jamais elle croyait devoir soutenir cette puissance dans une guerre contre les Anglais. Les troupes russes, après avoir franchi les Portes-Caspiennes, n’auraient qu’à remonter l’Herirood à travers un pays fertile pour arriver sous les murs d’Hérat, à mi-chemin de l’Indus.

Mais, quittons la frontière persane et transportons-nous au bord de la mer d’Aral. La Russie, depuis un assez grand nombre d’années, avait réussi à enlever à la Perse le commerce du Turkestan et de la Boukharie : elle avait établi sur la rive orientale du fleuve Oural, en face et sous le canon de la forteresse d’Orenbourg, un immense bazar destiné à servir d’entrepôt entre l’Europe et l’Asie, et où arrivent encore annuellement cent mille chameaux. Dans un intérêt politique, la Russie n’a pas craint de porter un coup sensible à la prospérité croissante d’Orenbourg : sacrifiant une partie du produit de ses douanes, elle a permis aux Kirghiz et aux Boukhariens de franchir sa frontière européenne, et d’apporter eux-mêmes leurs marchandises à la foire annuelle de Nijni-Novgorod. Elle trouvait à cette concession l’avantage de mettre les marchands asiatiques en contact direct avec la civilisation européenne, de leur donner une idée plus grande et plus précise de l’étendue, de la force et de la richesse de son empire, et d’accroître ainsi le prestige de sa puissance en Orient. Il se trouva que ce changement n’était pas moins profitable aux intérêts de son commerce. La vue des innombrables produits de l’industrie européenne rassemblés à Nijni-Novgorod éveilla chez les Asiatiques des idées nouvelles, leur créa des besoins qu’ils ne soupçonnaient pas, et étendit le cercle de leurs acquisitions. Aujourd’hui ce commerce représente pour les marchands russes un bénéfice annuel de plusieurs millions. Avec le mouvement des échanges s’accrurent et le nombre des caravanes et la richesse de leurs chargemens. La tentation d’arrêter et de piller les marchands devint irrésistible pour les pirates du désert. Ce fut la nécessité de protéger les caravanes et de rétablir la sécurité des communications qui mit la Russie en lutte avec les peuples du Turkestan, et détermina, il y a quinze ans, la désastreuse expédition de Khiva. Les Russes échouèrent misérablement pour s’être aventurés dans le désert avec des forces insuffisantes et sans aucun point d’appui. L’expérience leur a profité, et comme ils avaient à rétablir l’ascendant de leurs armes en même temps qu’à défendre leurs intérêts commerciaux, ils se sont mis à l’œuvre avec une infatigable activité. Ils possédaient déjà sur la côte septentrionale de la Mer-Caspienne, à l’embouchure même de l’Oural, un établissement militaire important : c’était Gourief. Ils en ont formé un autre sur la côte orientale, à l’embouchure de l’Embah, le plus considérable des cours d’eau qui arrosent le pays situé entre la Mer-Caspienne et la mer d’Aral, et ils ont remonté ce fleuve. À partir de l’endroit où l’Embah cesse d’être navigable jusqu’à l’extrémité nord de la mer d’Aral, ils ont creusé une ligne de puits. Autour de chacun de ces puits a été établie une colonie militaire de Cosaques, bien pourvue d’armes et de munitions, et chargée de mettre en culture les terres environnantes, qui se sont trouvées beaucoup plus fertiles qu’on ne supposait. Une armée russe pouvait donc, des bouches de l’Embah, gagner la mer d’Aral sans être exposée à manquer d’eau et de vivres, et à voir ses communications coupées. Un port a été créé sur la mer d’Aral, et on y a construit une flottille qui pourra débarquer un corps d’armée aux bouches du Jihoun, l’Oxus des anciens, et assurer ses approvisionnemens.

Cela n’a point suffi aux Russes, et le succès de cette tentative les a déterminés à la renouveler. À soixante lieues au sud de l’Embah, Ils ont fondé sur la Mer-Caspienne la forteresse d’Alexandrof, et de cette place jusqu’à l’extrémité méridionale de la mer d’Aral ils ont établi une seconde ligne de puits et de colonies militaires. Dix années et un corps d’armée ont été employés à l’exécution de cette entreprise, qui a valu à la Russie la possession complète de toute la partie de la Tartarie comprise entre la Mer-Caspienne et la mer d’Aral. Les Turcomans, qui infestaient ce pays par leurs brigandages, ont été rejetés sur les frontières de la Perse, où la vie nomade ne tardera pas à leur devenir impossible. Rien n’eût été plus facile aux Russes que de s’emparer de Khiva. Une armée partie d’Astrakhan ou de Gourief aurait débarqué à Alexandrof. En une semaine, elle pouvait arriver aux bouches de l’Oxus, qu’elle aurait remonté jusqu’à Khiva, suivie de la flottille de la mer d’Aral, qui aurait porté ses approvisionnemens et son artillerie. Une semblable expédition n’a pas été nécessaire : depuis 1853, le khan de Khiva n’est plus qu’un vassal du tsar. Quiconque est maître des bouches de l’Oxus a tous les Tartares à ses pieds, car ce fleuve est la grande ou plutôt l’unique artère de la Tartarie.

Si les Russes avaient eu pour but unique de s’ouvrir une route vers l’Hindoustan, ils ne se seraient pas bornés à imposer au khan de Khiva un léger tribut et l’obligation de protéger les caravanes ; ils auraient soumis ce prince à leur autorité directe, ils se seraient également assujetti les Boukhariens, afin d’être maîtres de tout le cours de l’Oxus. L’entreprise eût été d’autant plus facile que les barques qui naviguent sur ce fleuve peuvent, au témoignage de Burnes, porter aisément cent cinquante hommes : une flottille serait donc pour une armée européenne l’auxiliaire le plus précieux. L’Oxus est navigable jusqu’à la hauteur de Balkh et de Kulm, c’est-à-dire jusqu’au cœur de l’ancienne Bactriane. Parvenue au confluent de l’Oxus et de la rivière de Kulm, une armée russe se trouverait au pied de la chaîne du Paropamisus, aujourd’hui l’Hindoukoush. Elle pourrait la franchir par le col de Bamian, qui conduit à Caboul, et suivre la rivière de Caboul, qui va se jeter dans l’Indus. C’est par cette voie qu’à deux mille ans d’intervalle, deux conquérans, Alexandre et Nadir-Chah, ont pénétré dans l’Inde.

Il y aurait autant de naïveté à disculper les Russes de tout projet ambitieux que d’injustice à les accuser sans preuves : quelles que soient les vues ultérieures de la Russie sur la Boukharie, on doit reconnaître qu’elle n’a cherché à faire aucun progrès de ce côté depuis la soumission du khan de Khiva. Elle a porté l’effort de sa puissance vers la Chine, dans le pays des Kirghiz de la Grande-Horde, établis au nord et à l’est de la mer d’Aral. Cette mer reçoit sur sa côte orientale un fleuve presque aussi considérable que l’Oxus : c’est le Sir-Darya, l’Iaxartes des anciens. Les Russes ont remonté ce fleuve jusqu’à la ville d’Ak-Metschid, dont ils se sont emparés, et dont ils ont fait une forteresse qu’ils appellent Perovski : ils ont ensuite établi le long du fleuve une chaîne de postes militaires, de façon à couper en deux le pays des Kirghiz et à occuper toutes les routes par lesquelles passent les caravanes qui descendent du sud vers le nord. Il y a trois ans, ils ont porté leurs postes jusqu’à la ville de Tashkend, objet de si longues luttes entre les khans de Khiva et de Kokhand ; enfin, dans le courant de 1857, ils ont amené le khan de Kokhand à se reconnaître leur vassal. Ce dernier succès a mis définitivement sous la surveillance et en même temps aux mains des Russes tout le commerce de la Boukharie, du pays de Balkh, du pays de Kashgar et du Thibet, avec l’Asie septentrionale. Une mission scientifique dans ces contrées a été immédiatement confiée à l’un des fonctionnaires supérieurs de l’université de Moscou, M. Severkof, qui a été chargé d’en étudier les richesses agricoles et minérales. Enfin on annonce qu’une masse de trente mille hommes, composée sans doute en grande partie de Tartares auxiliaires, est réunie sur les bords du Sir-Darya, et que le général russe Katenin se prépare à pénétrer à sa tête dans les monts Moustagh, qui séparent le bassin de la mer d’Aral du grand désert de Gobi et des Tartares tributaires de la Chine. S’agit-il de tenter quelque entreprise contre le territoire chinois, de châtier des tribus de pillards, ou de mettre au pouvoir de la Russie quelque route commerciale encore en dehors de sa surveillance ? Les documens russes se taisent à cet égard.

Ce n’est pas de ce côté seulement que les Russes établissent un nouveau point de contact entre leurs possessions et la Chine. À l’extrémité septentrionale du pays des Kirghiz, entre la grande chaîne des monts Syan-Tchan, couverts de neiges éternelles, et les derniers chaînons du Petit-Altaï, s’étend une mer intérieure qui ne le cède guère en importance à la mer d’Aral : c’est le lac Balkhash ou Tenghiz. Toute la contrée qui entoure ce lac est riche, fertile et bien peuplée, ainsi que la vallée de l’Ili, fleuve considérable qui prend sa source dans la Mongolie, court parallèlement aux monts SyanTchan sur une étendue d’au moins soixante lieues, et se jette dans le Balkhash. Les Russes ont porté jusqu’à ce lac les frontières de la Sibérie méridionale : ils ont créé sur ses bords un port et une place de guerre où stationne toujours un nombreux corps de troupes, et ils ont établi une ligne de postes militaires le long de l’Ili. Une flottille à vapeur sillonne sans cesse le lac et le fleuve, afin d’établir entre tous les forts des communications régulières. La population de ce beau pays ne s’est point soumise sans résistance à la domination moscovite ; mais elle a dû plier devant la supériorité des armes européennes. Aujourd’hui, sous la direction intelligente d’officiers russes, elle se livre à l’agriculture et à l’industrie. C’est ainsi qu’à l’entrée du steppe s’est formée une oasis verdoyante qui est un objet d’ardente convoitise pour tous les nomades dont elle est entourée ; mais ceux-ci sont eux-mêmes menacés dans leur indépendance. La Russie ne se borne point à défendre sa création : les Mongols, enfermés entre la chaîne des postes de l’Ili et les lignes de Cosaques qui gardent le cours de l’Irtisch, ne sauraient se soustraire longtemps à son joug. Ceci nous ramène naturellement à la Sibérie.


III

Après avoir dessiné les sites les plus pittoresques de l’Oural, M. Atkinson pensa à visiter les monts Altaï, dont les cimes gigantesques, les neiges éternelles et les glaciers promettaient de fournir ample matière à ses crayons. La distance était de cinq cents lieues ; il fallait traverser dans toute leur largeur les gouvernemens de Tobolsk et de Tomsk. M. Atkinson accomplit ce voyage en été, et comme tous les Européens qui ont parcouru la Sibérie dans cette saison, il fut frappé de la beauté du pays et de la fécondité du sol. Il avait quitté une des stations de l’Oural, et il suivait à la pointe du jour un plateau assez élevé au pied duquel coulait l’Issetz, dont une ligne de brume blanche indiquait les détours au fond de la vallée : le soleil apparut tout à coup dans sa splendeur, se dégageant des vapeurs du matin avec les mêmes effets de lumière que lorsqu’il sort des eaux de l’Océan. Le voyageur n’avait devant lui à l’orient qu’une plaine sans limites : cette plaine était la Sibérie. Bientôt après il aperçut, à une distance considérable, les dômes et les tours du grand monastère de Saint-Dolomète, qui rappelle le Kremlin par le style et la grandeur de ses constructions, et dont l’église est un des plus beaux modèles de l’architecture gréco-russe. La brise était fraîche et vivifiante, le soleil resplendissait et répandait un charme irrésistible sur toute la nature. Au fond des vallées les paysans étaient occupés à faire les foins, et leurs chants joyeux arrivaient jusqu’au voyageur. À droite et à gauche s’étendaient des forêts de bouleaux et de peupliers, interrompues çà et là par des champs de seigle et de froment de la plus belle apparence. Voilà donc ce pays dont le nom seul est un épouvantail !

La Sibérie n’est tout entière qu’une plaine à peine entrecoupée de quelques collines, et à travers laquelle les grands fleuves qui descendent de l’Altaï se sont tracé des lits larges et profonds. Rien en Europe ne peut donner idée de la beauté de ces fleuves ni du volume de leurs eaux, surtout depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de juillet, lorsque les neiges fondent dans la montagne. À cette époque de l’année, l’Irtisch, à peine à la moitié de son cours, et avant d’avoir reçu ses affluens les plus considérables, atteint déjà à une largeur de trois lieues. Une forêt ininterrompue couvre toute l’étendue du pays. De loin en loin, le steppe vient faire une trouée au milieu des bois ; mais dans la Sibérie méridionale le steppe lui-même n’a rien de cet aspect aride et désolé qu’il présente sur les bords de la Mer-Caspienne et de la mer d’Aral. M. Atkinson ne pouvait en croire ses yeux.


« J’avais peine à me persuader, dit-il, que nous traversions le steppe Baratinsky. Je voyais des collines d’une pente agréablement ménagée et couvertes de beaux arbres qui entouraient des prairies étendues : il semblait qu’on fût au milieu d’un immense parc, et, pour compléter l’illusion, j’apercevais des troupeaux de daims sauvages qui bondissaient dans les clairières. La prairie était entrecoupée de hautes futaies, et çà et, là des bouquets de jeunes arbres étendaient leurs rameaux aux endroits mêmes qu’un jardinier paysagiste aurait choisis pour obtenir un bel effet. Dame Nature s’était chargée de décorer le paysage, et, par une judicieuse distribution des bois et de l’eau, avait fait du steppe un parc magnifique. Le sol était couvert de fleurs très variées, parmi lesquelles des géraniums, deux variétés de delphiniums, l’une bleu pâle, l’autre d’un beau bleu foncé, des dianthus blancs ou rouge foncé croissaient en touffes épaisses avec nombre d’autres plantes qui m’étaient inconnues. Je me suis plu souvent à placer en idée, au milieu de ces beaux sites, un château d’une construction noble et simple, en rapport par ses proportions avec les immenses plaines qui m’entouraient. »


La première ville un peu importante que M. Atkinson rencontra sur sa route est Shadrinskoï, située à 2,591 verstes de Saint-Pétersbourg, au milieu d’un beau et riche pays qu’elle domine par sa position. Ses églises en pierre blanche, dont les clochers s’aperçoivent à plusieurs lieues de distance, ses édifices publics avec leurs dômes peints en vert et leurs croix dorées qui reluisent au soleil, contrastent agréablement avec la sombre ceinture de forêts qui entoure la ville. Shadrinskoï, entrepôt des marchandises européennes qui ont franchi l’Oural, est un marché important, et fait un commerce considérable avec toutes les parties de la Sibérie. Aussi de grandes entreprises de roulage s’y sont-elles organisées. On y fabrique beaucoup d’eau-de-vie de grain. Le nombre de vastes magasins et de belles maisons que renferme Shadrihskoï atteste l’activité et la richesse des habitans. D’autres villes, Bezroukova, Toukalinsk, ne sont pas moins prospères ; mais une place beaucoup plus importante pour la Russie est Petropavlovsky, située à l’extrémité du steppe des Kirghiz, sur la ligne de forts et de piquets de Cosaques qui formait la frontière de la Sibérie méridionale, avant que les Russes eussent étendu cette frontière jusqu’au lac Balkhash. Petropavlovsky est le marché principal où les Kirghiz de la Grande-Horde viennent se pourvoir de marchandises russes, d’articles de fer, d’ustensiles de cuivre et de zinc. Ils y amènent des moutons, des bœufs, des chevaux, et apportent en quantités considérables du suif, des toisons, des cuirs. Petropavlovsky est visité tous les étés par plusieurs caravanes qui viennent de Taschkend, et qui échangent également contre des marchandises russes ou européennes les produits de la Boukharie, de Kashgar et du Thibet. C’est pour protéger la marche de ces « caravanes que la Russie s’est rendue maîtresse des rives du Sir-Darya et des bords de la mer d’Aral.

Ce ne sont pas seulement les villes qui présentent les apparences de la prospérité. Les villages de Sibérie n’offrent point l’aspect misérable des villages russes. M. Atkinson fut frappé du contraste dès le premier relai. Le maître de poste vint le recevoir en uniforme, et se montra d’un empressement extrême. La maison de ce fonctionnaire était d’une admirable propreté. Toutes les boiseries et jusqu’aux poutres du plafond avaient été nettoyées : les bancs disposés autour de la salle, les tables, le plancher, tout était blanc et sans une tache. Les gens du logis étaient vêtus d’habits grossiers et insuffisans, mais propres. En Europe au contraire, il n’était guère de station qui n’offrît l’image de la saleté et de la plus horrible misère. Chaque village de Sibérie est protégé par un fossé et une palissade, qui entourent un vaste terrain, quelquefois de sept à huit verstes de diamètre, avec des portes sur la route et un gardien pour les ouvrir et les fermer. C’est à l’intérieur de cette enceinte qu’on fait paître les bestiaux du village et des troupeaux de cochons, d’oies, de canards et de poules. Il n’est point de ménage qui ne possède plusieurs vaches et plusieurs chevaux. Chaque paysan ensemence en blé autant de terre qu’il lui plaît ; le gibier et le poisson abondent sur sa table, et l’hiver il tend des pièges pour se procurer des fourrures. Ces paysans sont presque tous libres, ou du moins ne relèvent que de la couronne. Il n’y a point en Sibérie de noblesse : le tsar est seul maître du sol, et l’on sait qu’en Russie ce sont les serfs des petits propriétaires qui forment la partie la plus misérable de la population.

Une seule chose attriste le regard en Sibérie, c’est la rencontre des convois de forçats qui sillonnent continuellement les routes. Un détachement part tous les lundis matin d’Ekaterinenbourg sous la garde d’un peloton de Cosaques. Les plus coupables ouvrent la marche : ils sont enchaînés et doivent se rendre aux mines de Nertchinsk, à quatre mille verstes de l’Oural ; ils n’arrivent à leur destination qu’au bout de huit mois. Les moins criminels viennent ensuite deux à deux ; leur destination est Irkhoust, et leur voyage ne dure que six mois. Derrière la chaîne suivent des télégas qui portent le bagage, et quelques femmes à cheval qui accompagnent leurs maris en exil. Les forçats ne marchent que deux jours de suite ; ils se reposent le troisième ; ils font de vingt à vingt-cinq verstes par jour de marche. À chaque station, et habituellement hors de l’enceinte du village, est une caserne qui sert à les loger la nuit.

Les distances sont tellement considérables en Sibérie, que l’entretien des routes y est une nécessité de premier ordre : ces routes, encore peu nombreuses, sont généralement bonnes, hormis dans le voisinage des marais, où la pluie les détrempe aisément à cause de la constante humidité du sol. On recourt alors au procédé usité dans l’Oural : on jette des troncs d’arbres en travers du chemin, et les voitures se tirent d’affaire à grand renfort de chevaux. Les télégas du reste sont faits entièrement en bois, sans ressorts, sans même un clou, en sorte qu’avec une planche et des chevilles on peut toujours les réparer. Les stations de relais sont échelonnées à d’assez courtes distances, et sont toujours bien pourvues. Les chevaux sibériens sont petits, mais vigoureux ; ils font régulièrement de trois à quatre lieues à l’heure, et le fouet ne les touche jamais. Nous ne pousserons pas plus loin ces détails sur l’intérieur de la Sibérie et sur ses habitans ; ce sujet a déjà été traité dans cette Revue d’une façon très complète[1] : nous avons hâte d’arriver à l’Altaï, où la Russie a su découvrir de nouveaux élémens de richesse et de puissance[2].

Dès que l’on commence à s’approcher de l’Altaï, on rencontre sur toutes les routes de longues files de chariots qui vont porter du charbon de bois aux usines du gouvernement. Le terrain change de nature et de caractère : il devient de plus en plus sablonneux et s’élève graduellement ; à mesure qu’on a franchi une chaîne de collines, on en découvre devant soi une autre plus élevée. Les rivières deviennent plus rapides, le lit s’en rétrécit, et au lieu de couler au fond de larges vallées, elles sont le plus souvent encaissées entre deux lignes de rochers. Enfin les forêts de peupliers, de bouleaux et de mélèzes, font place à la sombre verdure des pins noirs. À l’entrée de cette région, et presque encore dans la plaine, se trouvent Sousounkoï, où l’on traite le minerai de cuivre, et où on le transforme immédiatement en monnaie pour l’usage de la Sibérie, — la grande usine de Pavlovsky, où l’on affine l’argent, et enfin la ville de Barnaoul, siège de l’administration des mines. Barnaoul est une ville de dix mille âmes, avec une garnison de huit cents hommes environ. Elle est agréablement située sur la petite rivière Barnaulka, qui va se jeter dans l’Obi. Il y a une trentaine d’années, elle ne comptait encore que des maisons de bois : aujourd’hui les rues de Barnaoul sont larges, bien bâties, tirées au cordeau et percées à angle droit. Elle possède trois églises et un hôpital spacieux, bien aéré et bien organisé, où sont reçus tous les ouvriers malades, mais où leurs femmes et leurs enfants ne sont point admis. Le conseil des mines siège à Barnaoul : le gouverneur de Tomsk en a la présidence ; aussi ce fonctionnaire est-il invariablement choisi dans le corps des ingénieurs. Il est astreint à visiter au moins une fois en deux ans toutes les mines et toutes les usines de l’Altaï. Il passe huit mois de l’année à Tomsk à expédier les affaires de son gouvernement, et quatre mois à Barnaoul, où il doit se trouver nécessairement au mois de mai, époque où le conseil des mines tient séance tous les jours pour arrêter les plans de la campagne. Toute proposition doit être portée au conseil, mais elle doit être approuvée ensuite par le gouverneur. Le natckalnik ou directeur en chef des mines réside aussi à Barnaoul : il est responsable de l’exploitation des mines, et sa juridiction s’étend sur tous les fonctionnaires. Il est tenu de visiter une fois par an tous les établissemens de la couronne : hauts fourneaux, forges, usines, mines d’or ou mines d’argent, ce qui l’oblige à parcourir chaque année six mille verstes dans les montagnes, tantôt en voiture, tantôt à cheval, tantôt en bateau, quelquefois sur de simples radeaux abandonnés au cours des rivières. Son autorité est immense : il n’est point dans tout l’Altaï de fonctionnaire ou de paysan qui ne soit soumis à ses ordres. Or le personnel des mines, dans le district qui lui est confié, ne comprend pas moins de 64,000 âmes, dispersées dans la plaine et dans les montagnes. M. Atkinson rend à l’administration minière de l’Altaï, telle qu’il a pu la voir fonctionner, un témoignage qui est le plus précieux des éloges : après avoir parcouru la Sibérie orientale et occidentale et une partie de la Russie, le voyageur déclare que les mineurs de l’Altaï forment la population la plus aisée, la plus propre et la plus comfortable de l’empire. Aucun forçat n’a été encore employé dans les mines de cette région.

Des ingénieurs résident dans chaque usine pour la diriger. De plus, il y a dans la ville de Barnaoul, à la tête de chaque service, des fonctionnaires d’un ordre supérieur auxquels sont attachés plusieurs jeunes ingénieurs. Barnaoul est en effet la meilleure école pratique que l’on puisse imaginer. Tous les ans, au mois de mai, on envoie dans les montagnes sept ou huit de ces jeunes ingénieurs, à la tête chacun de cinquante ou soixante mineurs, et le directeur-général leur assigne à tous une vallée ou une partie de vallée qu’ils doivent explorer. En partant, chaque compagnie emporte sa provision de biscuit noir, de sucre, de thé et d’eau-de-vie de grain ; la chasse et la pêche doivent pourvoir au reste. L’ingénieur qui dirige l’expédition reçoit une carte du terrain qu’il doit étudier, et tout est calculé pour que l’exploration soit faite de la façon la plus sérieuse. Une partie des mineurs est occupée à creuser dans le sol des trous de six pieds carrés qu’ils poussent jusqu’au lit de sable et de gravier qui recèle l’or, et que l’on rencontre ordinairement à une profondeur de cinq à dix pieds. Le sable atteint, on en extrait et on en lave une quantité suffisante pour apprécier le rendement en or ; l’ingénieur enregistre combien d’onces d’or ont été recueillies de 100 pouds (1,800 kilos) de minerai. Un autre trou est creusé cinquante ou soixante pas plus loin, et l’on continue toujours ainsi en remontant la vallée, afin d’être certain de ne laisser échapper aucun filon. L’or retiré de chaque trou est mis à part ; il reçoit une étiquette et un numéro correspondant à celui qui est inscrit sur la carte. Le directeur peut juger par-là si une vallée contient des dépôts d’or d’une suffisante richesse pour qu’il convienne d’en ordonner l’exploitation. Pendant qu’une partie des hommes creusent et essaient le terrain aurifère, les autres explorent les roches à la recherche du minerai d’argent. L’ingénieur recueille en outre des échantillons de tous les minéraux que l’on rencontre, et chaque échantillon reçoit encore un numéro qui permet de reconnaître sur la carte l’endroit précis où on l’a trouvé. Ces recherches prennent fin au milieu d’octobre ; l’ingénieur renvoie alors dans leurs villages les hommes qui l’ont accompagné, à l’exception de deux ou trois qui rapportent avec lui à Barnaoul la collection des échantillons. Une galerie lui est assignée où il doit ranger ces échantillons dans l’ordre des indications qu’il a portées sur la carte ; le directeur des mines vient alors les étudier, et se sert des indications ainsi recueillies chaque campagne pour dresser sur une immense échelle une carte géologique de l’Altaï, qui sera une des plus belles œuvres de la science moderne.

La Russie a établi à Barnaoul un observatoire destiné spécialement à des études de magnétisme et de météorologie : les observations se poursuivent jour et nuit, les résultats en sont consignés par écrit et transmis régulièrement à Pétersbourg. Un laboratoire est consacré à l’essai de l’or et de l’argent, et à toute sorte d’expériences de chimie et de métallurgie. Un muséum contient des échantillons de tous les minéraux de l’Altaï, un herbier des animaux empaillés et quelques antiquités sibériennes. Parmi les fonctionnaires de Barnaoul, il en est qui sont des savans de premier ordre et qui forment de riches collections particulières. Le docteur Gabier, inspecteur des hôpitaux de l’Altaï, mort en 1850, était un naturaliste éminent, en’ relation avec nombre de sociétés savantes ; il possédait une collection de 17,000 insectes.

Les ateliers d’affinage de Barnaoul sont immenses : ils sont conduits par des ingénieurs du plus grand mérite, à qui une longue expérience a révélé tous les secrets du métier. Barnaoul produit tous les ans 250 pouds d’argent fin, c’est-à-dire environ 4,000 kilos ; la production moyenne de toute la région de l’Altaï s’élève à 1,000 pouds. Pour affiner cette quantité d’argent, il faut 50,000 pouds de plomb, et en 1850 Barnaoul reçut seul 12,000 pouds de plomb importé d’Angleterre : depuis cette époque, des quantités considérables de minerai de plomb et de minerai d’argent ont été découvertes dans le steppe des Kirghiz, et aujourd’hui la Russie est affranchie du tribut qu’elle devait payer à l’Angleterre. C’est à Barnaoul que l’on affine tout l’or trouvé en Sibérie, excepté celui que l’on recueille dans les monts Yablonay, au-delà du Baïkal, et qui est fondu à Nertchinsk. Les gisemens d’or sont disséminés sur une très grande étendue de terrain : on en recueille sur les rives de l’Olekma et d’autres rivières dans le voisinage d’Yakoutsk, dans les monts Saïan et dans le gouvernement d’Yénisséi, qui possède quelques-unes des mines les plus riches. Presque toutes sont la propriété de la couronne, qui les fait exploiter par ses paysans. Le lavage du minerai commence dans la première semaine de mai et se termine le 10 septembre ; ce jour-là, tous les ouvriers reçoivent leur paie et sont renvoyés dans leur village, quelques-uns ont à faire jusqu’à 2,000 verstes avant d’arriver. Tous les propriétaires de mines sont obligés d’envoyer leur or à Barnaoul, où ils l’expédient une ou deux fois pendant la campagne. Arrivé à Barnaoul, cet or devient la propriété de la couronne, qui en paie la valeur aux intéressés : il est affiné et mis en lingots pour être transporté à Pétersbourg. Six caravanes chargées d’or et d’argent quittent chaque année Barnaoul sous la garde d’une escorte : quatre en hiver sur des traîneaux, et deux en été par les routes ordinaires. La première caravane d’hiver part au commencement de décembre pour être rendue à Pétersbourg avant la fin de janvier ; les autres suivent à divers intervalles. À l’arrivée à Pétersbourg, l’or et l’argent sont essayés de nouveau par mesure de vérification. L’argent de l’Altaï contient une petite quantité d’or avec une faible fraction de cuivre : la séparation de ces métaux n’a lieu qu’à la monnaie de Pétersbourg. La quantité d’or la plus considérable que la Sibérie ait encore produite en une année est 75,000 livres : une grande partie de la région aurifère dans la Sibérie du nord et la Sibérie orientale n’a point encore été explorée.

L’Altaï ne produit pas seulement de l’or et de l’argent : dans les forges de Tomsky, on fabrique des quantités considérables de fonte et de fer en barre, objet d’échange plus précieux peut-être pour le commerce avec les nomades de la Tartarie et de la Mongolie. Le minerai de fer est de qualité supérieure, et le général Anossof avait entrepris de donner à Tomsky un grand développement et d’y introduire la fabrication de l’acier damassé. À peu de distance de ces forges est la ville de Kouznetsk, marché important pour les fourrures : c’est là que tous les Tartares et les Kalmouks de l’Altaï viennent payer le tribut de pelleteries qu’ils doivent à la Russie. Chaque chasseur ne manque jamais d’ajouter à son tribut les plus précieuses de ses peaux comme présent personnel pour l’empereur. Kouznetsk compte près de trois mille habitans : ce sont en grande partie des Cosaques et des Tartares, et quelques colons russes. Dans les gorges du Korgon, on trouve des jaspes de la plus remarquable beauté, et qu’on extrait par blocs d’une grande dimension. C’est un travail extrêmement pénible : les ouvriers commencent par percer de cinq pouces en cinq pouces des trous d’une certaine profondeur le long du bloc qu’ils veulent détacher ; ils introduisent dans ces trous des poutres en bois de bouleau bien sec, et ils arrosent continuellement ces poutres jusqu’à ce que le bois gonfle et en se dilatant fasse éclater le roc. Ces ouvriers sont expédiés des différens villages de l’Altaï au Korgon ; ils campent dans la montagne depuis le commencement de mai jusqu’à la fin de septembre, et reçoivent pour toute paie des rations de pain noir et de sel, plus 3 fr. 50 cent, par mois. Les blocs de jaspe sont à peine dégrossis sur les lieux : ils sont descendus péniblement jusqu’à la rivière, qui les transporte à Kolyvan, où on les taille en vases et en colonnes. Quelques-uns des jaspes du Korgon taillés à Kolyvan ont figuré à l’exposition universelle de Londres, où ils ont obtenu une des grandes médailles. Kolyvan travaille aussi le porphyre, le quartz et l’aventurine. Cent vingt ouvriers, dont quelques-uns sont de véritables artistes, y trouvent de l’emploi, toute l’année à raison de 4 fr. 50 cent. par mois : c’est de leurs mains que sont sortis les colonnes, les statues et les vases gigantesques qui décorent l’Hermilage et les autres résidences impériales en Russie.

La région des montagnes commence un peu au-dessus de Zmeinogorsk, une des plus riches mines d’argent de la couronne. Les pins noirs qui ont succédé aux peupliers et aux bouleaux font place à leur tour aux cèdres. On voit se dresser devant soi le pic d’Ivanoffsky Belock avec ses neiges éternelles ; au lieu de rivières, on ne rencontre plus que des torrens qu’on ne saurait traverser sans danger, et à partir de la mine de Riddersk il est impossible de voyager autrement qu’à cheval. Partout les autorités russes mettaient à la disposition de M. Atkinson vingt chevaux et quinze hommes, dont dix portaient des haches et les autres des fusils ; un Cosaque commandait cette escorte, qui donnait au voyageur l’air d’un chef de brigands. De distance en distance, on rencontre dans les vallées de petits villages où règne l’aisance. Chaque ménage possède des chevaux et des vaches qui trouvent abondamment à paître dans les environs du village ; les flancs des montagnes fournissent assez de foin pour la provision d’hiver. Les paysans récoltent du seigle et du blé ; ils ont de nombreuses ruches qui leur donnent un miel exquis ; ils font des conserves et des liqueurs avec les fruits sauvages et les baies de plusieurs arbrisseaux ; enfin ils ont droit de chasse et de pêche. Ils ont donc tout le nécessaire de la vie et quelques-unes de ses superfluités ; il ne leur manque que la liberté. L’autorité du tsar les suit jusqu’au fond de ces gorges presque inaccessibles : on sait le nombre et l’âge des habitans du moindre village. De temps en temps un ordre arrive, et quelqu’un des jeunes gens est obligé de se rendre dans une mine, éloignée peut-être de mille verstes, pour y travailler des mois, souvent des années, à raison de moins de six sous par jour : trop heureux encore de n’être point enrôlé dans l’armée, car alors il serait presque assuré de ne jamais revoir le lieu de sa naissance. Malgré la perspective de ces séparations cruelles, les habitans de l’Altaï ne se plaignent point de leur sort. M. Atkinson fut reçu au village de Poperetchnaia par un vieillard dont le fils avait été désigné pour l’accompagner dans une de ses excursions ; c’était un véritable patriarche, dont la tête et la physionomie auraient pu servir de modèle pour un des évangélistes : une longue barbe grise encadrait une mâle figure qui respirait la santé et le bonheur. Il avait pour tout vêtement un pantalon de toile bleue enfermé dans des bottes qui montaient jusqu’aux genoux, et par dessus une chemise ou une blouse blanche serrée autour de la taille par une ceinture rouge. L’hiver, on ajoute à ces vêtemens une peau d’agneau ou une peau de loup. Sa femme portait une chemise de toile blanche, une jupe plissée rose, un mouchoir rouge sur la tête, des souliers, mais point de bas. C’était une femme d’un air respectable et intelligent, et qui tenait sa maison dans un ordre parfait. Les boiseries, les bancs, les tables, les planchers étaient fréquemment frottés avec de l’écorce de bouleau et du sable sec, ce qui les faisait reluire : tout indiquait dans ce ménage l’abondance et le bien-être. Les villages ne dépassent point une certaine zone de la région montagneuse ; au-delà, on ne rencontre que des Kalmouks, dont la chasse est le métier, qui, l’été, conduisent leurs troupeaux paître sur les cimes des montagnes, et les ramènent en automne dans les vallées, où ils passent l’hiver.

Après avoir exploré le versant nord de l’Altaï, M. Atkinson voulut connaître le versant sud, et fut tout surpris de ne plus trouver que de maigres arbrisseaux au lieu des forêts de cèdres dans lesquelles il avait erré. Le versant méridional de l’Altaï est entièrement dépouillé d’arbres, ce que l’on explique par l’action dévorante et la violence des courans atmosphériques qui, avant d’arriver à cette région, ont passé sur le steppe et les nombreux lacs salés qui y entretiennent la désolation. M. Atkinson traversa l’Altaï par les passes de Khalsoun, au milieu de paysages dont il ne peut rendre l’aspect grandiose et l’infinie variété. Du sommet du Khalsoun, le voyageur put contempler en face de lui la masse énorme du Biélouka, qu’il devait gravir quelques années plus tard : ce géant de l’Altaï élevait jusqu’aux nues ses deux pics couverts de neiges éternelles et ses glaciers immenses ; il dépassait de beaucoup tout le reste de la chaîne, quoique un grand nombre des pics qui l’entouraient portassent également une couronne de neige. Au-dessous de ceux-ci s’étendait à perte de vue, comme une mer de montagnes, tout le versant méridional de l’Altaï, dont les derniers chaînons auraient pu être pris pour une vapeur légère à l’extrémité de l’horizon, si quelques aiguilles, resplendissant aux feux du soleil, ne s’étaient clairement détachées.

En descendant ce côté de l’Altaï, M. Atkinson arriva aux mines d’argent de Zirianovsky, situées à quelques verstes seulement de la Mongolie chinoise et du steppe des Kirghiz. Ce sont les mines les plus importantes et les plus productives de l’Altaï : le minerai y est d’une richesse extrême ; les filons qui rendent le plus se trouvent à trois cents pieds au-dessous du sol ; il en est même que l’on poursuit jusqu’à une profondeur de cinq cents pieds. Le principal obstacle que rencontrent les mineurs est la quantité d’eau qui les inonde sans cesse, et qu’ils expulsent avec des pompes grossièrement construites. Le minerai n’est point travaillé à Zirianovsky : deux mille chevaux sont employés toute l’année à le transporter dans de petites charrettes à cent verstes plus loin, au pristan de Verchnayan, où il est embarqué sur l’Irtisch, qu’il descend jusqu’à Oust-Kamenogorsk. Là il est débarqué et chargé de nouveau sur des voitures qui le conduisent à Barnaoul, à une distance de six cents verstes. Ces transports multipliés, qui paraissent accroître inutilement les frais, ont pour cause un fait physique dont la science donnera peut-être un jour l’explication. Il ne croît point d’arbres dans les environs des gîtes d’où s’extrait le minerai d’argent ; le combustible manque donc à Zirianovsky, comme à Zmeinogorsk, comme à Salaier et dans toutes les autres mines : de là l’obligation de conduire le minerai à Barnaoul, où il est traité au charbon de bois. Dans les premiers temps de l’exploitation, il semblait que les forêts de l’Altaï fussent inépuisables ; on les coupait donc à blanc, et des arbres gigantesques étaient consumés pour faire du charbon. On ressent aujourd’hui les tristes effets de cette imprévoyante prodigalité : quelques usines sont obligées de faire venir leur bois et leur charbon de forêts éloignées de cinquante ou soixante verstes. Toutes les forêts sont maintenant aménagées régulièrement, et placées sous la surveillance de gardes généraux formés à l’école des eaux et forêts de Pétersbourg. On a commencé en outre à rechercher les gisemens de charbon de terre. Par un hasard heureux, une mine de houille a été découverte dans les environs de la mine d’argent de Salaier, et des essais ont été faits pour employer le combustible ainsi obtenu à traiter le minerai sur place. Il n’est pas douteux d’ailleurs que la houille ne se rencontre en abondance au pied du versant nord de l’Altaï : en descendant le Tom, M. Atkinson arriva dans un endroit où le fleuve, profondément encaissé, coupait vraisemblablement un des plus riches bassins houillers qui existent au monde. On apercevait à jour, affleurant presque au sol, une couche de houille de douze pieds d’épaisseur reposant sur un lit de grès gris et jaune épais de huit pieds ; venait ensuite une seconde couche de houille d’une épaisseur de dix pieds, reposant également sur un second lit de grès, au-dessous duquel on voyait poindre, presque au niveau de l’eau, une troisième couche dont la profondeur n’est pas connue. Un peu plus bas, sur le même fleuve, M. Atkinson vit une couche de houille qui dépassait de trente-cinq pieds le niveau de l’eau. Ce sont là des richesses dont la Russie saura tirer parti.


IV

L’Irtisch, qui transporte à Oust-Kamenogorsk le minerai de Zirianovsky, sert, pendant la plus grande partie de son cours, de limite à la Sibérie méridionale ; mais cette rivière n’est plus la véritable frontière de la domination russe. Depuis longues années, tous les Kirghiz-Kaisaks, qui étaient demeurés en Sibérie, ont été rejetés au-delà du fleuve, avec interdiction de le traverser. Une route militaire suit la rive sibérienne ; de distance en distance sont échelonnées des forteresses, dont la plus importante est Kochbouchta, et des stations de Cosaques. Ces stations sont de véritables colonies. Les Cosaques sont établis avec leurs femmes et leurs enfans dans des villages palissadés : ils ne sont assujettis à aucune autre obligation que de défendre le passage du fleuve. Ils ont droit exclusif de pêche dans l’Irtisch et dans les cours d’eau qui y aboutissent, avec droit de chasse dans les montagnes. Ils cultivent du froment et du seigle, et récoltent dans leurs jardins des légumes de toute sorte, des concombres et des melons ; ils ont des ruches en grand nombre et sont autorisés à faire le commerce avec les Kirghiz. Aussi vivent-ils dans la plus grande aisance, et quelques-uns d’entre eux possèdent jusqu’à cinq cents chevaux. De temps en temps, un colonel visite les stations pour s’assurer que l’ordre y règne, et que les Cosaques tiennent leurs armes en bon état.

On comprend aisément quelle fascination le sort heureux du Cosaque comfortablement établi dans une maison propre et bien tenue, entouré de jouissances inconnues au nomade, doit exercer sur les Kirghiz et les Changariens que la Russie a rejetés dans le steppe. L’indépendance devient d’ailleurs chaque jour plus difficile à ce peuple, maintenant qu’il se trouve enclavé entre l’Irtisch et la ligne des postes russes nouvellement établis sur le lac Balkash et sur l’Ili. Aussi peut-on les considérer désormais comme des sujets de la Russie. Déjà l’appât d’un faible salaire suffit pour en attirer un certain nombre dans les mines de l’Altaï, où ils viennent travailler l’été, et qu’ils quittent au mois d’octobre pour retourner chez eux. Ils sont contraints de se former en caravanes pour se défendre contre leurs compatriotes, qui guettent leur retour afin de les attaquer en chemin et de les dépouiller. M. Atkinson a fait plusieurs excursions dans le steppe, accompagné de deux ou trois Cosaques de la frontière, dont la présence était pour lui une protection suffisante, et dont les moindres injonctions étaient exécutées avec empressement.

Le dernier poste russe sur l’Irtisch est le fort Narym, gardé par des Cosaques et bâti au confluent de la Narym et de l’Irtisch, à sept ou huit verstes de Zirianovsky. La Narym et les monts Kourt-Chume, d’où elle descend, servent de limites aux possessions russes : au-delà s’étendent à l’orient les plaines de la Mongolie chinoise. M. Atkinson a parcouru une grande partie de la Mongolie, depuis la Narym jusqu’à l’entrée du pays des Khalkas, où aucun autre Européen n’a encore pénétré. Le récit de ses aventures dans cette contrée forme même la portion la plus agréable de son livre. Nous n’y ferons cependant presque aucun emprunt. Les relations du père Huc et des autres voyageurs qui ont traversé la Tartarie ont suffisamment fait connaître la vie des nomades et les mœurs de la tente. Les Mongols mènent la même existence que les autres peuples pasteurs de l’Asie centrale : ils en ont les vertus et les vices, l’hospitalité et la mauvaise foi. Ils accueillent un hôte cordialement, et le lendemain se mettent à sa poursuite pour le dépouiller. Seulement, habitant un climat plus chaud et voisin de la Chine, ils remplacent dans les jours de fête les peaux de mouton et les grossiers tissus de laine par des étoffes de soie richement brodées ; ils connaissent l’usage du thé et du sucre, et quelques raffinemens de la civilisation chinoise ignorés des autres nomades.

La plupart des cartes géographiques représentent parallèlement à l’Altaï sibérien une longue chaîne de montagnes, supposée d’une grande élévation, qu’on appelle Grand-Altaï, et qui couperait en deux une partie de la Mongolie. Les explorations de M. Atkinson lui ont démontré que cette chaîne n’existe pas : la Mongolie n’est traversée que par une ligne de collines qui n’atteignent jamais à une assez grande élévation pour mériter le nom de montagnes, et qui courent transversalement à la direction du prétendu Grand-Altaï. Les géographes ont été induits en erreur par des récits qui s’appliquaient à la grande chaîne des monts Syan-Tchan, placée beaucoup plus au sud, et qui sépare la Mongolie et la Changarie du grand désert de l’Asie centrale. C’est à cette chaîne des Syan-Tchan, dont une grande partie est couverte de neiges éternelles, qu’appartiennent le Bogda-Oola, un des pics les plus élevés de l’univers, et les volcans Pe-shan et Ho-theou. Pendant que les monts Alatou, un des rameaux des monts Syan-Tchan, se détachent vers le nord, dans la direction du lac Balkash, et comptent des pics élevés de 15,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, le reste de la chaîne s’abaisse à mesure qu’elle se prolonge vers l’orient, et finit à l’état d’insignifiantes collines au milieu du désert. Comprises entre deux grandes chaînes de montagnes, les plaines de la Mongolie, d’où Tamerlan et Genghiz-Khan précipitèrent de si formidables invasions sur le reste de l’Asie, n’offrent point le caractère de désolation qu’on est trop porté à leur attribuer. Il ne faut point les confondre avec le Gobi, ou désert auquel elles confinent, et dont les prolongemens les envahissent sur quelques points. Elles renferment des richesses minéralogiques assez précieuses, et l’on y rencontre assez fréquemment, sous la forme de ruines qui inspirent aux Mongols une frayeur superstitieuse, les traces irrécusables d’une civilisation entièrement effacée. La qualité des eaux règle dans toute la Mongolie la condition du sol. Les rivières qui descendent des montagnes, ne trouvant aucune issue vers la mer, finissent toutes par former un lac dont le niveau est maintenu à une hauteur constante par l’évaporation due aux feux d’un soleil ardent : il suffit de gravir une hauteur pour voir scintiller à l’horizon quinze ou vingt de ces lacs, dont quelques-uns ont une étendue considérable. L’eau est-elle douce, les bords de la rivière et du lac auquel elle aboutit sont fertiles et couverts d’une végétation luxuriante, les coteaux sont revêtus de bois où abondent les sangliers, les gazelles et les loups. L’eau est-elle saumâtre ; elle formera un lac salé perdu dans une ceinture de roseaux, et autour duquel s’étendra une plaine aride, privée de toute végétation.

Les chefs mongols prennent tous le titre de sultan ; il en est qui comptent par milliers le nombre de leurs chevaux et de leurs chameaux, et par centaines de mille le nombre de leurs moutons. Ils font dresser devant leur tente plusieurs lances garnies de banderoles suivant le nombre de cavaliers auxquels ils commandent, et quelques uns d’entre eux prétendent à une origine illustre. Sultan-Ali-Iholdi, que visita M. Atkinson, se disait issu de Tamerlan, et entretenait dans son aoul un ménestrel chargé de célébrer les exploits de sa race. Sultan-Sabeck et Sultan-Baspasihan portaient à leur bonnet une plume de hibou pour constater leur descendance de Genghiz-Khan. Chaque chef a un marchand accrédité auquel il cède ou confie un certain nombre de chevaux et de moutons : le marchand les conduit en Chine à ses risques et périls, et rapporte en échange des étoffes de soie, des tapis de la Boukharie, des vases de porcelaine, du thé, du sucre et des confitures sèches. Ces rapports de commerce sont à peu près les seuls que les chefs mongols aient avec la Chine. Au milieu du XVIIIe siècle, sous l’empereur Kien-Longu, les Mongols ont dû se reconnaître tributaires de l’empire chinois ; mais la prompte décadence de la dynastie mandchoue a rendu depuis bien des années leur sujétion purement nominale. Séparés de la Chine proprement dite par le désert, les Mongols n’ont dans leur voisinage que les colonies pénales établies par les Chinois au pied des Syan-Tchan : beaucoup des criminels de ces colonies s’enfuient dans les montagnes, où ils s’associent pour se livrer au brigandage, et ils deviennent pour les Mongols, dont ils attaquent les villages et enlèvent les troupeaux, un légitime objet de haine et de terreur. Quant à l’empereur, son autorité est absolument inconnue. En revanche, l’influence russe commence à pénétrer parmi ces nomades. Sultan-Boulania avait rendu visite au gouverneur-général de la Sibérie occidentale, et quand M. Atkinson lui eut remis une lettre du gouverneur, il fit écrire par son mullah ou prêtre un passeport qui devait assurer au voyageur la protection de plusieurs sultans de la Grande-Horde. Sultan-Souk recevait une pension de la Russie ; il montrait avec orgueil un habit rouge, une médaille d’or et un sabre qui lui avaient été envoyés par Alexandre Ier. Il se para de ces dons précieux quand M. Atkinson voulut faire son portrait. Il avait reçu dans une expédition de brigandage un coup de hache qui lui avait fendu le nez : il recommanda au voyageur de ne point reproduire la cicatrice, de peur que l’empereur, s’il venait à voir ce portrait, ne découvrît que son pensionnaire était retombé dans les habitudes de pillage auxquelles il avait promis de renoncer.

C’est le commerce qui a mis en relation avec la Russie les Mongols orientaux ou Khalkas, qui sont séparés cependant de la Sibérie par les monts Saïan, ces Alpes de l’Asie septentrionale, qu’on met trente jours à franchir. Les Khalkas, qui hivernent autour du lac Kossogol, passent l’été dans les montagnes à faire paître leurs troupeaux et à poursuivre le gibier. Ils ont découvert des passes par lesquelles ils se rendent sur le versant nord de la chaîne, et redescendent dans le gouvernement d’Irkoutsk et jusqu’aux environs du Baïkal. Un commerce d’échanges s’est établi entre eux et les Cosaques : de petites foires se tiennent à des intervalles réguliers dans la montagne ; les affaires y sont débattues avec gravité et s’y traitent avec une probité rigide. Les paysans sibériens apportent des fourrures et les pierres précieuses qu’ils trouvent sur les bords des torrens, spécialement des lapis-lazuli, fort recherchés des Chinois. Les Khalkas leur fournissent en échange des étoffes de soie et de velours, unies ou brodées, du sucre, du thé et des porcelaines. Quelques jours sont consacrés à des réjouissances mutuelles, et chacun retourne dans son pays. La Russie a mis à profit ces relations pour étendre son influence parmi les Mongols, et il paraît que le gouverneur général de la Sibérie orientale, le général Mouravief, a réussi, l’année dernière, à amener toutes les tribus des Khalkas à se reconnaître vassales de la Russie. Les Khalkas orientaux, voisins des provinces les plus peuplées de la Chine, étaient assujettis à un tribut : la Russie a offert, moyennant un tribut beaucoup moins considérable, de les affranchir des exactions des autorités chinoises et de protéger leur territoire. Elle a fait appel à leur intérêt, mais elle a été surtout servie par leurs rancunes nationales. La tradition a conservé parmi les Khalkas le souvenir des exploits de leur race : dans leurs chants, dont le père Huc a fait connaître quelques fragmens, ils invoquent Tamerlan et lui demandent de venir se mettre encore une fois à leur tête. Ils se souviennent que sous Genghiz et sous Kublaï ils ont conquis la Chine et régné dans cet empire, dont ils sont aujourd’hui tributaires. Ils regardent comme des parvenus et comme des usurpateurs les Mandchoux, dont la puissance ne date que du XVIIe siècle, et dont ils sont séparés par la langue et par la religion. C’est donc une humiliation pour eux de voir la Chine au pouvoir d’une race inférieure, qu’ils détestent et qu’ils méprisent, et dont cependant ils ont eu à porter le joug pendant près d’un siècle. Si la Russie, par des promesses et par des pensions libéralement distribuées parmi les chefs, a obtenu l’allégeance des Khalkas, ainsi que des renseignemens affirmatifs l’annoncent, il ne lui sera pas difficile de les jeter sur la Chine, et elle trouvera parmi eux des auxiliaires empressés et formidables. On évalue en effet leur nombre à six cent mille familles, ou environ quatre millions d’âmes : le pays qu’ils occupent a une étendue à peu près égale à celle de la France.

L’entrée des Khalkas dans l’alliance russe date de la tournée que le général Mouravief a faite en 1857 dans les districts au-delà du lac Baïkal et dans les établissemens du fleuve Amour. Cet officier-général, un des hommes les plus remarquables que la Russie ait produits, à peine en possession du gouvernement de la Sibérie orientale, a voulu que son administration fût le point de départ d’une ère nouvelle pour ces contrées lointaines. Il a donné une vive impulsion à la colonisation, et en 1857 il a créé deux villes nouvelles, Werchnolensk et Balagansk dans le district d’Irkoutsk, qu’il a dotées de marchés et d’édifices publics. Irkoutsk est devenue par ses soins une grande et belle ville, offrant toutes les recherches et toutes les commodités des cités européennes, pourvue de bazars bien approvisionnés, d’hôtels, de cercles et de cafés. Toute protection et toutes facilités ont été assurées au commerce sibérien, et malgré les troubles intérieurs de la Chine, jamais il ne s’est conclu plus d’affaires à Kiachta : il s’y est vendu en 1857 cent trente mille caisses de thé, chiffre qui n’avait jamais été atteint. Une preuve manifeste de la prospérité extraordinaire de la Sibérie, c’est le petit nombre des exilés politiques qui ont profité de la dernière amnistie. Le général Mouravief avait cependant été autorisé à faire payer à chaque exilé qui voudrait retourner en Europe 150 roubles argent pour ses frais de voyage : très peu ont usé de la permission qui leur était accordée. Il en est sans doute qu’aucun lien ne rattache plus à leur pays natal, et qui se sont créé une famille nouvelle et une seconde patrie ; mais la plupart ont été retenus par les chances de fortune qui s’offrent à eux en Sibérie Ils ont été, malgré eux, les pionniers de la civilisation dans ces contrées déshéritées, et ils sont les premiers à recueillir les fruits des industries nouvelles qu’ils y ont introduites. L’agriculture, le commerce ou l’industrie ont largement récompensé les efforts de tous ceux qui ont cherché dans le travail une consolation à l’exil : les fortunes de 5,000 roubles argent ne sont pas rares parmi eux, et il en est de beaucoup plus considérables. Un Polonais, nommé Palevski, qui avait des connaissances mécaniques assez étendues, est devenu le principal intéressé dans l’exploitation de riches mines de cuivre ; il a établi un service de bateaux à vapeur sur l’Irtisch et sur l’Obi, et il a une part considérable dans la propriété des navires qui sillonnent aujourd’hui ces deux cours d’eau.

Un des obstacles aux progrès de la colonisation dans la Sibérie orientale est la cherté excessive de certains articles que nous sommes habitués à ranger parmi les nécessités de la vie. M. Atkinson, en visitant les magasins de Barnaoul, fut étonné du prix extravagant auquel se vendaient tous les objets de provenance européenne, et cependant Barnaoul était en communication régulière avec les entrepôts de l’Oural, et par eux avec l’Europe. C’était bien pis dans les districts orientaux : à mesure qu’on se rapprochait de l’Océan-Pacifique, le prix de toute chose allait augmentant dans des proportions fabuleuses. C’est ainsi qu’à Irkoutsk on s’estimait heureux, en 1856, de ne payer le sucre que 4 francs la livre. Ce mal paraissait sans remède. La Russie possède bien un port, Ochotsk, sur l’Océan-Pacifique ; mais le golfe d’Ochotsk est fermé par les glaces jusqu’au mois de juillet, et ne demeure point ouvert pendant plus de deux mois et demi. Eût-il été libre pendant un temps plus long, il n’aurait pu servir à établir des communications faciles avec le monde civilisé. Tous les grands fleuves de la Sibérie coulent du sud au nord, c’est-à-dire dans une direction parallèle à la mer, et le long de la côte s’étend une chaîne de montagnes assez élevées. La route qui conduit d’Irkoutsk à Ochotsk, en traversant toute la Sibérie orientale, coupe donc transversalement toutes les grandes vallées du pays ; elle doit franchir toutes les chaînes qui les séparent et dont quelques-unes deviennent impraticables l’hiver, précisément dans la saison où les transports devraient être plus faciles. Le commerce essayait en vain de lutter contre les obstacles que la nature elle-même opposait à son développement. Aussi les Russes ont-ils de tout temps jeté un regard de convoitise sur le bassin de l’Amour. Ce fleuve, un des plus grands du monde, et que les plus gros vaisseaux de guerre remontent jusqu’à une distance considérable, court de l’ouest à l’est, dans une direction perpendiculaire à celle que suivent tous les fleuves sibériens ; c’est seulement à l’approche de l’Océan-Pacifique qu’il fait brusquement un coude, et coule du sud au nord pour se jeter dans le détroit qu’on appelle la Manche de Tartarie, qui communique avec la mer du Japon, et qui reste presque constamment libre. Un de ses affluens, la Chilka, prend sa source dans les monts Saïan, non loin du lac Baïkal, et passe à Nertchinsk ; un autre, la Zeïa, a sa source beaucoup plus au nord encore, dans le gouvernement d’Yakoutsk. L’Amour et ses affluens offraient donc, au prix d’un détour, une route naturelle et facile entre la Sibérie orientale et l’Océan-Pacifique. Depuis longues années, les Russes ont occupé la vallée supérieure de l’Amour, qui confine au pays des Khalkas ; mais un traité conclu avec la Chine au XVIIIe siècle, et dont Klaproth a donné la traduction, leur interdisait la navigation du fleuve. Ce traité a été longtemps observé ; mais la nécessité d’ouvrir aux provinces sibériennes des débouchés vers l’Océan-Pacifique était tellement impérieuse que la Russie, dans le cours des dernières années, avait fait commencer l’exploration du fleuve. L’escadre anglo-française, pendant la guerre de Crimée, chercha vainement aux bouches de l’Amour des établissemens russes : ces établissemens n’étaient alors qu’à l’état de projet. Cependant, si l’on n’avait point encore mis la main à l’œuvre, les études étaient terminées et tous les préparatifs étaient faits. À peine la conclusion du traité de Paris avait-elle rendu à la Russie la liberté de ses mouvemens, que la frontière sibérienne fut brusquement portée jusqu’aux rives de l’Amour, et qu’une moitié de la Mandchourie se trouva enclavée dans les possessions russes. Une forteresse fut créée, sous le nom de Strelotschnaïa, au confluent de l’Argoun et de la Chilka, qui par leur réunion forment l’Amour, et une autre aux bouches mêmes du fleuve, sous le nom de Nicolaïef : des stations de Cosaques furent établies le long du fleuve, et une route militaire fut commencée immédiatement pour les relier entre elles.

Au mois de novembre 1856, la garnison de Nicolaïef entendit pour la première fois résonner les sonnettes de la poste russe, et vit entrer le premier téléga. C’était le général Kagakevitch qui arrivait en tournée d’inspection. Quelques jours après, un bâtiment américain, l’Europa, débarquait à Nicolaïef les machines et les coques démontées de deux petits bateaux à vapeur destinés à naviguer sur le Haut-Amour. Ces deux bateaux furent montés et garnis de leurs machines pendant l’hiver : le plus grand, appelé Amour, est de la force de soixante-dix chevaux ; le second, appelé Lena, est de la force de trente-cinq chevaux et ne tire que trois pieds et demi, ce qui lui permet de remonter l’Amour jusqu’à Strelotschnaïa. En même temps deux autres bateaux à vapeur étaient construits sur la Chilka par les ateliers du gouvernement à Nertchinsk. Dans son voyage d’essai, en juillet 1857, la Lena a transporté des voyageurs et des marchandises de Nicolaïef à Strelotschnaïa en trente jours, avec la certitude de pouvoir réduire à vingt jours la remonte du fleuve dans les voyages suivans. L’Amour ne put d’abord dépasser le confluent de la Zeïa à cause du manque d’eau ; mais la fonte des neiges, en grossissant le fleuve, lui permit de continuer sa route. Les expéditions de ces deux navires ont été extrêmement fructueuses. On n’avait pas perdu de temps en effet pour appeler le commerce à Nicolaïef : ce port a reçu en 1857 des navires venus de Hong-Kong, de San-Francisco et de Hambourg, avec des cargaisons évaluées à deux millions, et un grand nombre de barques japonaises. Toutes les marchandises y sont devenues immédiatement trois fois moins chères qu’à Irkoutsk, et les importateurs, en les dirigeant aussitôt sur la Sibérie orientale, à bord de l’Amour et de la Lena, ont réalisé des bénéfices considérables. Les bateaux à vapeur ont rapporté à la descente de riches cargaisons de fourrures, en sorte que déjà les élémens d’un commerce régulier et lucratif sont acquis. Ainsi, en moins de quatre années, une province a été ajoutée à la Russie, des forteresses ont été bâties, un port créé, la régularité des communications assurée par une route et par un service de bateaux à vapeur, une voie nouvelle ouverte au commerce, et tandis que la Sibérie payait moins cher ce qu’elle achète à l’Europe, elle a conquis une voie d’écoulement plus facile et plus prompte pour ses propres produits, affranchis de transports onéreux.

De semblables résultats, obtenus en si peu de temps, avaient une portée trop haute pour ne pas frapper tout esprit politique. Le général Mouravief, qui les avait entrevus dès son arrivée en Sibérie, et qui, dans une rapide visite à Pétersbourg en 1856, s’était assuré des moyens d’action considérables en hommes et en argent, a consacré tout l’été de 1857 à vérifier par ses propres yeux les progrès déjà accomplis, à préparer ce qui restait à faire. Au retour de cette inspection, il a pris immédiatement la route de Pétersbourg, où il est arrivé en novembre de la même année. Il a exposé au tsar l’insuccès de la mission confiée à l’amiral Putiatin, la certitude d’une guerre avec la Chine, qui ne peut se laisser ravir, sans essayer de la défendre, la moitié d’une province qui a été le berceau de sa dynastie, enfin la nécessité non-seulement de conserver, mais de développer les établissemens formés sur les bords de l’Amour. Il a fait voir la Sibérie orientale condamnée à languir au milieu de sa ceinture de montagnes et de glaces éternelles, appelée au contraire à l’avenir le plus brillant et le plus rapide, si on lui ouvre vers le monde civilisé cette route que la nature a pris soin de tracer elle-même ; il a montré les moyens d’action tout prêts, l’exécution facile, l’occasion opportune. Les rapports du général Mouravief, confirmés de tous points par le témoignage du général Korsakof, feldataman des Cosaques établis au-delà du Baïkal, arrivé à Pétersbourg presque en même que le gouverneur général, ont porté la conviction dans l’esprit du tsar. Les résolutions prises par le gouvernement russe se sont trahies dans le langage de ses organes semi-officiels, et surtout dans un article significatif de l’Abeille du Nord. « La Chine, disait l’écrivain russe, est un empire trop étendu pour qu’il puisse lui être permis plus longtemps de mener une existence isolée, et de s’interdire tout rapport même avec les états qui, par leur organisation commerciale ou la contiguïté de leurs frontières, ont le plus de droits à entrer en relations avec elle. Le génie de l’activité européenne réclame à grands cris qu’elle entre enfin dans le cercle de son action. Les états civilisés ont trop le sentiment de leur dignité et de leur puissance pour demeurer plus longtemps indifférens aux refus obstinés que fait la cour de Pékin de nouer aucune sorte de relations avec l’Europe et l’Amérique : ils le peuvent d’autant moins que le Japon, mieux inspiré, n’a attendu pour abaisser ses barrières l’emploi d’aucun moyen de coercition. D’après les dernières nouvelles, la Chine persiste dans son obstination. On n’aura donc point lieu d’être surpris si la Chine devient avant peu le théâtre d’événemens remarquables et du plus haut intérêt pour l’Europe. »

Cette prédiction menaçante est aujourd’hui en voie d’accomplissement. Le général Mouravief est retourné dans son gouvernement avec des pouvoirs discrétionnaires, et toutes les troupes qui étaient dans la Sibérie occidentale ont été dirigées immédiatement au-delà du lac Baïkal. L’amiral Putiatin avait été chargé d’offrir à la cour de Pékin le secours d’une armée russe contre les rebelles, en échange de la cession du territoire de l’Amour. Le général Mouravief a été autorisé à imposer à la Chine cette cession et l’ouverture de ses frontières, fallût-il porter la guerre au cœur de l’empire du Milieu, fallût-il même renverser la dynastie régnante. Les mandarins de la Mandchourie ont fait sommation aux Russes d’évacuer le territoire de l’Amour ; sur le refus de ceux-ci, ils ont rassemblé des troupes, ils ont attaqué et détruit quelques-unes de leurs stations. Le général Mouravief a enjoint aux Cosaques d’évacuer toutes les stations et de se concentrer sur deux ou trois points principaux ; lui-même réunit des forces considérables pour être prêt à entrer en campagne avec une armée dès le retour du printemps, et il a envoyé à l’amiral Putiatin l’ordre de coopérer avec son escadre aux entreprises des flottes anglaise et française. Comme il est à croire que le général Katenin n’a point rassemblé, sans un but déterminé, un corps de trente mille hommes en Tartarie, la Chine, déjà déchirée par la guerre civile, peut se trouver envahie de trois côtés à la fois. Nous ne savons s’il entre dans les vues de la Russie d’opérer une révolution en Chine ; nous croyons avoir établi qu’elle en a les moyens.

Ainsi va toujours croissant en étendue et en puissance cet immense empire qui touche à toutes les mers et possède une partie de tous les continens. Faut-il voir seulement dans ces continuels progrès de la domination russe le triomphe de la politique humaine ? N’y faut-il pas reconnaître plutôt un secret dessein de la Providence, qui prend tour à tour les puissans et les faibles pour instrumens de ses volontés ? Si la Russie mérite d’être arrêtée et combattue lorsque, poussée par la passion de l’agrandissement, elle veut établir ses avant-postes en Allemagne ou à Constantinople, au cœur de cette Europe dont elle est la dernière-née, on doit au contraire applaudir sans réserve à ses succès en Asie, car chacun de ses pas en avant est une victoire de l’intelligence humaine sur la nature, une conquête de la civilisation sur la barbarie.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Voyez le travail de M. Saint-René Taillandier dans la Revue des Deux Mondes du 1er août et du 1er septembre 1855.
  2. ) On peut voir aussi l’Altaï et son histoire naturelle, par M. a de Quatrefages, dans la Revue du 15 juillet 1845.