La Sibérie et le Transsibérien
Revue des Deux Mondes4e période, tome 146 (p. 324-358).
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LA SIBÉRIE
ET LE TRANSSIBÉRIEN

LE PAYS ET SES HABITANS

Il y a peu d’années encore, le nom de la Sibérie n’éveillait dans l’esprit des Européens de l’Ouest que l’idée de sinistres bagnes, perdus au milieu d’immensités glacées, où de malheureux forçats vivaient la plus triste des existences, sous le plus terrible des climats, astreints à l’épuisant labeur des mines, et soumis à la plus dure des surveillances. A l’aurore du XXe siècle, ce pays, qui était la « maison des morts », la terre d’où l’on ne revient pas plus que de l’autre monde, sera traversé par l’une des plus grandes voies de communication du globe et deviendra la route la plus courte entre l’Europe et l’Extrême-Orient. Dès aujourd’hui la sombre auréole qui l’entourait s’est dissipée, en même temps que cessait son isolement : on n’ignore déjà plus qu’au nord de l’Asie, comme au nord de l’Amérique, il y a mieux que des arpens de neige. Aussi le chemin de fer transsibérien n’aura-t-il pas seulement pour effet de rapprocher de l’Europe la Chine et le Japon, d’augmenter la puissance militaire et l’influence politique de la Russie dans l’Asie orientale ; il fera en outre entrer dans le cercle de l’activité universelle un immense pays que le défaut de communications séparait jusqu’ici du monde. En dehors même de ses conséquences extérieures, il ajoutera grandement ainsi à la force de l’empire des Tsars, parce qu’il en vivifiera une partie restée jusqu’à présent inerte et permettra la mise en valeur de richesses que leur isolement condamnait à rester stériles. La première conséquence du Transsibérien, et non la moins importante peut-être, c’est l’ouverture du pays qu’il traverse. Ce pays, nous venons de le parcourir, et c’est de lui que nous voudrions d’abord entretenir les lecteurs de la Revue.


I

L’activité des Russes s’exerce en Sibérie depuis plus de trois siècles. A peine dégagée du joug des Tartares, qui avait pesé sur elle pendant plus de trois cents ans et qui avait laissé une empreinte si profonde que bien des vestiges en subsistent encore, à peine reconstituée et unifiée, la Russie a commencé son expansion au dehors, comme l’Espagne l’avait fait peu de temps auparavant, aussitôt délivrée des Maures et unie sous le sceptre de Ferdinand et d’Isabelle. Pays essentiellement continental, elle n’avait point accès à la mer, mais aucune frontière difficile à franchir ne l’arrêtait vers l’est. Elle se tourna de ce côté, et, victorieuse de ses anciens maîtres, s’annexa les royaumes tartares de Kazan et d’Astrakan, dont la conquête porta ses frontières jusque dans le voisinage des monts et du fleuve Oural. Dans la seconde moitié du XVIe siècle, le tsar Ivan le Terrible se trouva possesseur de vastes contrées à peine peuplées, éloignées de sa capitale et difficiles à administrer directement. Il est remarquable que, dans cette circonstance, il se soit formé en Russie, spontanément pour ainsi dire, le même organe qui devait être si utile aux pays de l’Occident : une grande compagnie de colonisation. Les Strogonof, famille de riches industriels et marchands, qui avaient étendu le rayon de leur commerce jusqu’au bassin de la Kama, le grand affluent du Volga, adressèrent au Tsar, en 1558, une pétition où ils lui demandaient la concession de terres dans cette région, s’engageant à y bâtir une ville, à en développer les ressources et à défendre le pays contre les attaques des tribus barbares. Ivan le Terrible acquiesça à leur demande, leur accorda divers privilèges commerciaux, leur conféra le droit de rendre la justice et de lever des troupes ; ainsi s’organisa une véritable compagnie à charte, analogue aux diverses compagnies des Indes ou à celles plus récentes de l’Afrique du Sud et du Niger ; ce fut elle qui commença la conquête de la Sibérie.

Les Strogonof une fois établis sur la Kama éprouvèrent bientôt, comme il arrive toujours lorsqu’un peuple organisé se trouve en contact avec les tribus barbares, le besoin de s’étendre aux dépens de leurs voisins tartares de l’est, n’eût-ce été que pour mettre un terme aux déprédations de ceux-ci. L’autorisation leur en fut accordée par le Tsar, et, en 1581, un chef de cosaques pillards qu’ils avaient pris à leur solde, Ermak Timoféef, s’emparait de la ville de Sibir ou Isker, capitale du Khan Kouchoum, le principal des chefs tartares de la Sibérie occidentale ; en 1587, fut commencée sur les ruines de Sibir la construction de Tobolsk.

Nous ne ferons point ici l’histoire de la conquête de la Sibérie, qui ressemble fort à celle de la prise de possession du nord de l’Amérique par les voyageurs français, presque au même moment. Une fois les tribus tartares de l’ouest refoulées vers les steppes du sud, les cosaques ne rencontrèrent plus aucune résistance de la part des pauvres tribus de chasseurs ou de pêcheurs qui erraient dans les forêts et sur le bord des fleuves. Naviguant en canot sur les rivières pendant la belle saison, n’ayant que de faciles portages à faire pour passer d’un bassin fluvial dans un autre, hivernant dans des ostrogs, réduits entourés de palissades analogues aux forts de la compagnie de la baie d’Hudson, les audacieux aventuriers russes, attirés en grand nombre par le commerce des fourrures, atteignirent dès 1636 les bouches de l’Iénisséi pour arriver en 1637 à celles de la Lena, et en 1639 aux bords de la mer d’Okhotsk. En 1648, les cosaques Alexeief et Dezhuief doublaient l’extrémité orientale de l’Asie et atteignaient le Kamtchatka. En 1651, l’ataman Khabarof s’établissait sur l’Amour que d’autres avaient déjà descendu en 1643 ; mais les Russes se trouvèrent en face des Mandchous, qui venaient de conquérir la Chine, et, malgré les deux sièges héroïques soutenus par leur forteresse d’Albazine, ils durent abandonner au Fils du Ciel, en 1688, par le traité de Nertchinsk, tout le bassin moyen et inférieur de l’Amour, qu’ils ne devaient reprendre qu’en 1858 aux Chinois dégénérés.

A l’ouest comme à l’est de la Sibérie, les frontières des possessions russes restèrent à peu près fixées jusqu’au milieu du XIXe siècle, et les soldats du Tsar ne franchirent qu’en 1847 la zone aride des steppes kirghizes. Retournée par Pierre le Grand du côté de l’Europe, absorbée par sa politique d’extension vers l’ouest et le rêve de reprendre Constantinople aux infidèles, la Russie ne parut plus songer à ses possessions asiatiques que pour y déporter des condamnés ou y envoyer de temps à autre quelques savans et explorateurs, quand ses souverains s’éprenaient de science. L’accroissement de l’autorité impériale, l’organisation plus régulière de l’Etat, avaient d’ailleurs fait disparaître cet élément aventureux de cosaques, moitié soldats, moitié brigands, mais hardis pionniers, qui avait fait la conquête, et le pays n’avait été ouvert à la colonisation libre qu’au milieu du XVIIIe siècle. Malgré cela, malgré les obstacles que le régime du servage apportait à l’émigration des paysans, on évaluait, en 1851, le nombre des habitans de la Sibérie à 2 400 000. Si c’était peu pour cette immense étendue, vingt fois grande comme la France, c’était plus que la population du Canada qui, exploré au même moment, et d’un cinquième moins étendu, ne comptait, il y a quarante-sept ans, que 1 800 000 âmes. À ce point de vue, les Russes n’avaient donc pas à rougir de leur colonisation ; ils n’ont pas davantage à le faire aujourd’hui : 5 731 000 Sibériens vivaient, d’après le recensement de janvier 1897, sur un territoire de 12 440 000 kilomètres carrés, tandis que 4 833 000 Canadiens peuplaient, en 1891, les 9 620 000 kilomètres carrés sur lesquels s’étend le Dominion. La densité de la population n’est donc guère inférieure dans l’Asie septentrionale à ce qu’elle est dans l’Amérique du Nord britannique, et les conditions où cette population se trouve placée sont cependant plus défavorables.

La comparaison entre les régions septentrionales de l’ancien et du nouveau monde se présente d’elle-même à l’esprit. Tant qu’on ne la pousse pas à l’extrême et qu’on l’applique surtout aux conditions naturelles des deux pays, elle paraît assez juste. L’un et l’autre sont surtout formés de vastes étendues peu ou point accidentées, tantôt couvertes de belles forêts et tantôt dénudées sur de très grandes surfaces ; l’un et l’autre sont parcourus par des fleuves magnifiques, qui, sous un climat plus doux, constitueraient un superbe réseau de voies de communication ; mais l’un et l’autre sont malheureusement affligés d’un climat rigoureux à l’extrême, qui couvre ces fleuves de glace pendant de longs mois et qui devient si froid lorsqu’on s’avance vers le nord que les deux tiers, sinon les trois quarts, de la Sibérie comme du Canada semblent condamnés à rester éternellement stériles. La partie susceptible d’être exploitée n’en est pas moins encore très étendue, mais se compose, dans l’Asie russe comme dans l’Amérique britannique, d’un ruban de terre, de 5 000 à 6 000 kilomètres de longueur sur 400 à 500 de largeur au maximum.

Si la Sibérie ressemble au Canada, il faut avouer que c’est plutôt en laid. D’abord, elle est plus septentrionale : le point le plus rapproché de l’Equateur auquel descende sa frontière se trouve bien à 43 degrés, c’est-à-dire à peine plus haut que l’extrême sud du Haut-Canada, mais elle n’atteint ce point que sur les bords du Pacifique, à l’extrémité la plus éloignée de la Russie d’Europe, alors que c’est la partie de l’Amérique britannique la plus rapprochée de l’Angleterre, celle qui est baignée par l’Atlantique, le Saint-Laurent et les grands lacs, qui se trouve sous les latitudes les plus basses. Au contraire, dans toute la moitié de la Sibérie la plus voisine de la Russie, la présence des steppes arides et des montagnes dans le sud a forcément reporté les centres de colonisation entre le 54e et le 57e degré de latitude ; plus loin, ils s’abaissent un peu, mais en restant toujours de plusieurs degrés plus au nord que ceux de l’ouest canadien. En outre, tandis que les côtes américaines du Pacifique jouissent d’un climat beaucoup plus doux que les contrées situées sur l’autre versant des montagnes Rocheuses, les régions sibériennes qui s’inclinent vers le Grand Océan sont tout aussi froides que le reste du pays ; les hauteurs qui séparent le bassin de l’Amour de celui de la Lena sont trop peu élevées pour opposer une barrière efficace aux vents glacés du nord, et l’archipel japonais s’interpose entre le littoral et les eaux chaudes du courant noir qui joue dans le Pacifique un rôle analogue à celui du Gulf-Stream dans l’Atlantique. Aussi le climat de la Transbaïkalie, où prennent leur source les rivières qui, par leur réunion, forment l’Amour, est-il un des plus rigoureux de la Sibérie, et la mer gèle-t-elle pendant trois mois dans le port de Vladivostok, à la latitude de Marseille, alors qu’en face, sur la côte américaine, à sept degrés plus au nord, les hivers de Vancouver sont aussi doux que ceux de la Hollande ou de l’ouest de l’Allemagne.

Pour froide qu’elle soit, la Sibérie n’est cependant pas entièrement inhabitable ; il s’en faut même de beaucoup et, jusque sur les bords de l’océan Glacial, l’humanité est représentée par quelques indigènes de tribus polaires, errant dans leurs traîneaux attelés de chiens et suivis de nombreux troupeaux de rennes. Il est clair, toutefois, que l’homme blanc ne saurait s’accommoder de pareilles conditions d’existence et, au point de vue de la colonisation, il faut distinguer entre les diverses parties de la Sibérie. On l’a assez justement divisée en trois zones qui sont, en allant du nord au sud, la zone des toundras, la zone des grandes forêts et la zone agricole ; dans l’ouest et le centre, on trouve encore au sud de cette dernière la région des steppes et celle des montagnes de l’Altaï et du Sayan, qui présentent des caractères spéciaux. On ne peut prétendre placer de ligne de démarcation exacte entre ces diverses zones, car c’est graduellement que la transition s’opère de l’une à l’autre ; mais on peut dire, en thèse générale, que toutes les terres situées au nord du 63e et du 64e degré de latitude sont dépourvues de végétation arborescente, couvertes seulement de mousses et de lichens ; le sous-sol y est éternellement gelé et ne dégèle en été qu’à une faible profondeur, ce qui transforme alors presque tout le pays en un vaste marécage ; les rivières sont couvertes de glace pendant huit à neuf mois de l’année, et toute tentative de culture est radicalement impossible. A la limite sud-ouest de cette zone, à Beriozof, sur l’Obi, la température moyenne de l’année est de 5 degrés au-dessous de zéro, celle de l’hiver de — 23° ; la moyenne de l’été atteint encore 13°, 5 et celle du mois le plus chaud 18°, ce qui est presque autant que juillet à Paris, mais la chaleur est de trop courte durée pour pouvoir produire aucun effet utile ; plus à l’est le climat devient rapidement beaucoup plus sévère, et à Verkhoïansk, village situé dans le territoire d’Iakoutsk par 67° de latitude, on atteint l’un des pôles du froid de notre hémisphère : la moyenne de l’année entière y est de — 17°, celle des trois mois d’hiver de — 47°, celle de janvier de — 49° centigrades ; il s’agit ici de moyenne de température ; quant au minimum absolu observé, il est de 68° au-dessous de zéro. Ce qui caractérise cet effroyable climat, c’est qu’à l’extrême froid de l’hiver succède un été très court, mais relativement chaud : la moyenne des lectures thermométriques pendant cette saison est de 13° et atteint 15° pour le mois de juillet, durant lequel on peut voir le mercure s’élever à plus de 25° à l’ombre. C’est là le type le plus net des climats continentaux ; la différence des températures entre le mois le plus chaud et le mois le plus froid est de 64 degrés, à peu près quadruple de ce qu’elle est à Paris. Ce qui est encore remarquable, c’est que, en quelque direction qu’on s’écarte de Verkhoïansk, fût-ce en marchant droit au nord, on trouve des climats moins rigoureux, grâce surtout à l’adoucissement de l’hiver, car l’été cesse tout à fait de mériter ce nom, sa température moyenne tombant à 9° et même à 3° sur les bords de l’océan Glacial[1].

Il n’est pas étonnant que, dans de pareilles conditions naturelles, les quatre millions de kilomètres carrés que couvre la zone des toundras ne nourrissent que 60 000 à 80 000 habitans Samoyèdes, Ostiaks, Tchouktches, Lamoutes et autres misérables tribus arctiques, au milieu desquelles vivent de très rares fonctionnaires et de plus nombreux exilés russes. Le renne, en même temps qu’il sert aux transports, leur fournit par sa chair leur nourriture, et par sa peau leurs vêtemens ; ils n’ont qu’un autre animal domestique, le robuste chien polaire dont ils attellent leurs traîneaux. On ne peut dire absolument qu’il soit à jamais impossible de rien tirer d’utile d’une pareille contrée et qu’elle ne saurait augmenter en aucune manière la richesse de l’humanité : ne vient-on pas de voir la fièvre de l’or faire accourir sous le cercle arctique des milliers de mineurs, et les scènes de la Californie de 1850 se renouveler dans l’Alaska ?

Ce n’est, en tout cas, que par des richesses minérales dont on ne sait rien aujourd’hui que la zone polaire de la Sibérie pourrait acquérir une importance économique quelconque, et des gisemens d’or extrêmement riches seraient seuls susceptibles de donner, dans une région si inhospitalière, des bénéfices assez considérables pour y faire naître quelques agglomérations de colons temporaires. En laissant de côté cette hypothèse, on peut dire que ces quatre millions de kilomètres carrés de toundras n’ajoutent rien à la richesse de l’Asie russe.

Au sud des toundras commencent les grands bois, d’abord rabougris, réduits à l’état de tiges ligneuses qui rampent sur le sol et dans lesquelles l’œil exercé d’un botaniste peut seul reconnaître les caractères distinctifs du mélèze ; les arbres s’élèvent et grossissent peu à peu à mesure que le climat devient moins rude et surtout l’été moins court. Les mélèzes, les sapins, les pins s’élancent alors tout droit vers le ciel, empêchant les rayons du soleil de venir jamais dessécher le sol toujours humide de la taïga ou forêt sibérienne. Les abords des rivières sont presque toujours couverts d’immenses marais dont les plus vastes sont ceux qu’on voit aux environs du confluent de l’Obi et de l’Irtych ; lors de la fonte des neiges, les inondations s’étendent à plusieurs dizaines de kilomètres des rives basses et mal définies. Le climat de cette zone est encore extrêmement dur, la moyenne de l’année partout inférieure à zéro, celle de l’hiver variant de — 20° à — 33°, mais la température de l’été est déjà de 14° à 15°, celle du mois le plus chaud de 17° à 18° ; la saison des fortes gelées ne dure plus que sept mois au lieu de huit à neuf. Néanmoins le sous-sol est à peu près partout éternellement gelé, l’agriculture n’est possible que dans les endroits particulièrement bien exposés et exige beaucoup de soins. Il est évident que cette zone uniquement forestière qui couvre six millions de kilomètres carrés, la moitié de la Sibérie, tout en étant incapable de nourrir jamais une population dense, a déjà une valeur tout autre que la région polaire : malgré l’emploi croissant du fer dans les constructions et du charbon comme combustible, l’humanité a grand besoin de bois et les réserves dont elle dispose vont s’épuisant rapidement. Si l’on parvient à empêcher que les forêts sibériennes soient soumises au même régime d’exploitation barbare ou plutôt de dévastation que celles de l’Amérique du Nord, le monde entier viendra peut-être au siècle prochain s’approvisionner chez elles. En outre, il existe au milieu de ces grands bois des gisemens aurifères très importans près de l’Iénisséi et surtout dans le bassin de l’Olekma, tributaire de la Lena, où ils sont dès aujourd’hui très fructueusement exploités. Aussi est-on en droit de penser que ces six millions de kilomètres carrés, couverts aujourd’hui de forêts et de marécages, pourront faire vivre quelque jour un nombre d’hommes beaucoup plus considérable que les 650 000 à 700 000 habitans, moitié russes et moitié indigènes, qui s’y trouvent maintenant.

Si, de l’étendue totale de la Sibérie, nous retranchons les quatre cents millions d’hectares de toundras et les six cents millions d’hectares de forêts, il reste quelque deux millions et demi de kilomètres carrés, qui constituent la zone cultivable, la seule qui soit susceptible de nourrir jamais une population dense.

Cette région ne se distingue pas de colle des forêts, comme celle-ci se différencie des toundras par un changement bien net dans l’aspect du paysage, si ce n’est à l’ouest où le passage de l’une à l’autre est accompagné de la substitution du bouleau au pin dans les bois ; mais en Sibérie centrale, où bien peu de points encore ont été défrichés, les grands arbres verts, pins, sapins et mélèzes, couvrent presque tout le pays jusqu’aux montagnes de la frontière méridionale. Ce qui caractérise la zone cultivable, c’est que le climat est assez doux pour permettre aux céréales de mûrir. L’été y est notablement plus long et la température de la « période de végétation » y est plus élevée. C’est ce dernier facteur, la moyenne des lectures du thermomètre pendant les cinq mois de mai à septembre, qui est le plus important au point de vue agricole dans les pays du nord : tant que le grain reste en terre sous la neige, peu importe le degré qu’atteint le froid, mais, une fois la neige fondue, il faut que la plante reçoive une quantité de chaleur suffisante, pendant un temps assez long, afin qu’elle puisse se développer ; il faut que les gelées d’automne n’arrivent pas avant que l’épi soit mûr. A Nertchinsk, en Transbaïkalie, l’hiver est plus froid de 4 degrés qu’à Beriozov sur l’Obi, et cependant les céréales mûrissent aux environs de la première de ces villes, alors que la seconde n’est entourée que de toundras désolées : c’est que, de mai à septembre, la température moyenne est de 13°, 5 à Nertchinsk et de 9° seulement à Beriozov ; durant le mois le plus chaud, la différence à l’avantage de la première de ces stations retombe à un degré. C’est donc le manque de durée, plus encore que le défaut d’intensité de la chaleur ou l’excès du froid, qui est le principal obstacle à la culture dans les contrées septentrionales.

Pour que les céréales, même les moins délicates, puissent arriver à maturité, il faut que la moyenne de la période végétative soit supérieure à 12° centigrades : la limite de la zone où cette température se trouve atteinte n’est pas une ligne exactement parallèle à l’équateur, elle incline fortement vers le sud-est ; car, à égalité de latitude, le froid, dans l’ancien monde, augmente lorsqu’on s’avance vers l’orient. La frontière des cultures, qui se trouve bien au-dessus du 60e degré sur les côtes de la mer Baltique, atteint à peine le 58e en Sibérie occidentale ; le 57° sur l’Iénisséi ; le 55e au-delà du Baïkal ; elle continue à s’abaisser dans le bassin de l’Amour et, en arrivant sur la côte du Pacifique, elle laisse au nord Nikolaïevsk à la même latitude que Hambourg, 54 degrés. Si mince qu’elle soit en bien des endroits, resserrée à l’ouest entre les steppes et les montagnes d’une part, la zone exclusivement forestière de l’autre, plaquée à l’est contre la frontière chinoise, la région agricole de la Sibérie n’en couvre pas moins encore une étendue quintuple de celle de la France, égale à la moitié de la partie de la Russie d’Europe qui a aussi ses zones glacées et stériles. Elle offrira longtemps encore un excellent terrain à l’émigration russe.


II

Lorsque, après avoir franchi, dans de jolis vallons boisés, les chaînes de collines s’élevant sur les gradins successifs d’un plateau, qu’on appelle les monts Oural, on se retrouve à Tchéliabinsk dans la grande plaine, on a peine à croire que l’on a parcouru depuis Moscou deux mille kilomètres de chemin de fer, tant le paysage qu’on a devant les yeux ressemble à celui de la Russie du centre, des gouvernemens de Toula ou de Riazan. Au milieu d’espaces découverts et herbus, semés de boqueteaux de bouleaux d’une verdure délicate, on aperçoit de loin en loin la tache grise d’un village aux maisons de bois, entouré de quelques champs.

La seule différence avec la Russie centrale, c’est que le bouleau domine ici d’une manière tout à fait exclusive, — de l’Oural à l’Obi, pendant quatre cents lieues, je n’ai pas vu d’autre arbre ; — c’est aussi que les fleurs sauvages, au milieu desquelles se distingue le Kaborski tchtai, aux longues fusées roses ressemblant à la digitale, cher aux contrefacteurs de thé, sont particulièrement nombreuses et belles ; c’est enfin et surtout que les lieux habités et les cultures sont plus rares. Néanmoins, sur une terre si semblable à la terre russe, on ne s’étonne pas que l’homme russe s’établisse volontiers : l’hiver est un peu plus long et plus froid, l’été un peu plus chaud, les moustiques sont beaucoup plus nombreux, mais le sol est moins occupé et le paysan n’y est plus resserré dans les quelques hectares qu’on a alloués à son père lors de l’abolition du servage et qu’il lui a fallu partager avec ses frères. Si l’on rencontre si peu de villages en suivant le premier tronçon du Transsibérien, c’est qu’il passe un peu au sud de la région colonisée, qu’il effleure même parfois la steppe insuffisamment arrosée que les Kirghizes parcourent avec leurs troupeaux. Aussi voit-on souvent, aux stations, de ces nomades aux yeux noirs bridés, au teint jaune, à la tête rasée, qui jettent une note sombre au milieu des moujiks blonds, dont la surabondante chevelure retombe sur leur traditionnelle chemise rouge. Un peu plus au nord ou à l’est, après qu’on a passé l’Obi, les Kirghizes disparaissent à peu près complètement, bien que la ville de Tomsk ait encore une mosquée, la plus septentrionale du monde. Dans l’ensemble de la Sibérie occidentale, qui contient les trois cinquièmes des habitans de toute la Sibérie, les Européens forment à peu près les dix-neuf vingtièmes de la population ; la zone agricole leur appartient exclusivement, les tribus polaires des Ostiaks et des Samoyèdes chassant et péchant dans les solitudes du nord, tandis que les nomades musulmans ne se trouvent qu’à la lisière méridionale et que de rares Tartares sédentaires sont restés dans les villes.

Dès qu’on franchit l’Obi, le paysage commence à se modifier : les pins apparaissent et se mêlent aux bouleaux, puis le sol s’accidente, des chaînes de collines s’élèvent qui limitent l’horizon, les rivières coulent dans des lits encaissés sur les berges desquels des rochers se montrent à nu et rompent un peu la monotonie de la trop uniforme verdure qui couvre la grande plaine de l’ouest. La vallée de l’Iénisséi, où l’on descend par des croupes bien cultivées, est dominée à l’est par de véritables montagnes, et le magnifique fleuve, clair et rapide, de mille mètres de large, forme un agréable contraste avec les rivières plus occidentales qui roulent paresseusement des eaux toujours boueuses. L’Iénisséi passé, on est définitivement en pays de collines et de forêts ; la grande route postale qui traverse de l’ouest à l’est, de Tioumen au pied de l’Oural à Striétinsk sur l’Amour, toute la Sibérie, franchit presque perpendiculairement le cours des rivières qui se dirigent toutes vers le nord, s’élève sur les hauteurs pour redescendre de deux ou trois cents mètres dans les vallées, au milieu d’une muraille presque ininterrompue de grands pins de Sibérie, au tronc rouge, à la verdure sombre, et de magnifiques mélèzes aux teintes plus claires, aux formes plus régulières, tout prêts à faire des mâts de navire ; des sapins, des cèdres dont les pommes contiennent de petites noisettes que les Sibériens récoltent et qu’ils grignotent sans cesse, se montrent de temps à autre, mais les bouleaux n’apparaissent plus qu’à la lisière des bois. Sur les bords des rivières les plus importantes s’élèvent de petites villes, et tous les vingt ou trente kilomètres, se succèdent des villages entourés de quelques cultures qui forment au milieu de ces immenses forêts de bien insignifiantes clairières. C’est, cependant, le long de la grande route, de la vallée de l’Iénisséi et du cours de deux ou trois autres rivières que presque toute la population est concentrée dans la Sibérie centrale, l’élément russe du moins, qui en forme encore la grande majorité : sur les 670 000 habitans du gouvernement de l’Iénisséi, on ne compte qu’une cinquantaine de mille indigènes ; dans le gouvernement plus oriental d’Irkoutsk, la portion de ceux-ci, déjà beaucoup plus forte, n’atteint cependant que vingt pour cent : près de cent mille Bouriates environ, mi-pasteurs, mi-agriculteurs, Mongols de race et bouddhistes ou plutôt lamaïtes de religion, y vivent sur les pentes des monts Sagon, près de la frontière chinoise, et quelques autres tribus d’origine diverse errent encore dans cette province, que peuplent en tout cinq cent mille habitans.

A l’est du grand lac Baïkal, qui s’étend en croissant sur sept cents kilomètres de longueur contre cinquante à cent de largeur seulement et dont les rives montagneuses, rappelant celles des lacs d’Ecosse, forment à peu près la seule partie vraiment pittoresque de la Sibérie, on se trouve déjà dans une contrée qui a eu avec la Chine des rapports suivis : la Transbaïkalie fournissait autrefois aux fauconniers des empereurs de Pékin leurs meilleurs oiseaux ; aujourd’hui, c’est encore vers le Thibet, tributaire de l’Empire du Milieu, que se tournent les regards des nombreux sujets bouddhistes que compte la Russie en Transbaïkalie. Tout le district de Verkhné-Oudinsk, comprenant le bassin du principal affluent du Baïkal, la Selenga, est parfois et fort justement appelé la Mongolie russe. Au sommet de la chaîne de l’Ahmar Dabau, qui domine le Baïkal, j’ai vu pour la première fois un arbre fétiche, portant à toutes ses branches des chiffons multicolores, et au pied des pentes orientales j’ai trouvé un monastère de lamas. Les plateaux couverts de steppes marécageuses et de maigres bois qui s’étendent plus au nord et d’où descendent les premières eaux du Vitins, tributaire de la Lena, étaient inhabités avant l’arrivée des Russes et contiennent aujourd’hui quelques villages de pauvres moujiks ; dans la partie de la Transbaïkalie qui s’incline vers l’Amour se rencontrent de nouveau des populations mêlées. Avant l’annexion de toute la rive droite et de la vallée inférieure du fleuve par la Russie, toute cette province formait une sorte de marche militaire ; aujourd’hui encore elle est qualifiée non de « gouvernement », mais d’oblaste, comme les autres territoires de l’Amour, ce qui indique qu’elle est soumise au régime militaire et que toute son administration est concentrée entre les mains d’un général gouverneur. De ses 670 000 habitans un tiers est formé d’indigènes, un autre tiers de paysans ou d’habitans de ses tristes petites villes, un autre de cosaques qu’on ne distingue guère des paysans qu’à la bande jaune qui orne leur casquette et leur pantalon ; en échange d’exemptions d’impôts, ils sont soumis à des obligations militaires particulières ; mais le nom qu’ils portent ne paraît pas leur avoir donné toutes les qualités de leurs homonymes de la Russie d’Europe, et ils ne font pas, sous les armes, une bien brillante figure.

Les deux territoires qui ont été annexés en 1858 à l’Empire des Tsars aux dépens de la Chine, la province de l’Amour et la partie méridionale, la seule qui ait quelque valeur, de la province du littoral, sont encore à peine peuplés ; ils l’étaient bien moins encore avant l’arrivée des Russes, et ne comprenaient guère qu’une dizaine de mille Mandchous et à peu près autant d’indigènes, pasteurs et surtout chasseurs et pêcheurs, de diverses tribus. Les Mandchous sont restés et ont prospéré, les autres peuplades paraissent s’éteindre peu à peu ; vingt ou trente mille immigrans chinois et coréens sont arrivés surtout aux environs de Vladivostok ; cela n’empêche pas les immigrans russes de former encore les cinq sixièmes des 112 000 habitans de la province de l’Amour et plus des deux tiers des 214 000 de la province du littoral ; encore 30 000 des indigènes de celle-ci vivent-ils dans les régions arctiques, que les blancs leur abandonnent volontiers, et le territoire nouvellement acquis sur la Chine compte-t-il au moins 140 000 Russes sur 175 000 habitans ; il est vrai que cette forte proportion est due en partie aux troupes, chaque jour plus nombreuses, qu’on y accumule depuis que la guerre sino-japonaise a si profondément modifié la situation de l’Extrême-Orient.

La région méridionale agricole de la Sibérie est donc, contrairement aux contrées glacées qui s’étendent au nord, habitée surtout par des immigrans venus d’Europe. La proportion de ceux-ci, très forte dans la partie occidentale, décroît en même temps que la densité de la population quand on s’avance vers l’est, mais elle reste toujours supérieure aux deux tiers et, dans l’ensemble, dépasse les neuf dixièmes : des cinq millions de personnes qui vivent sur cette longue bande de terre, plus de quatre millions et demi sont d’origine européenne[2]. Cependant les indigènes, de race mongole ou turque, fort supérieurs aux pauvres tribus de chasseurs et de pêcheurs qui errent dans les zones septentrionales, ne diminuent pas en nombre, mais continuent à s’accroître, quoique moins rapidement que les Russes, que vient renforcer chaque jour une abondante immigration. Entre les deux élémens, les relations sont excellentes : le préjugé de couleur, qui est si intense chez les Anglo-Saxons, qui se développe si vite chez tous les Occidentaux, dès qu’ils font un séjour prolongé dans des pays habités par des hommes d’autre race, ce préjugé ou ce sentiment, de quelque nom qu’on veuille l’appeler, n’existe à aucun degré chez les Russes, peut-être parce qu’ils sont eux-mêmes plus proches des Orientaux et parce qu’ils ont toujours été habitués à leur contact. La question de religion, qui est assurément un obstacle à la fusion des immigrés et des indigènes, n’en est pas un à leurs bons rapports.

Le peuple russe — nous ne disons pas le gouvernement — est essentiellement tolérant ; il tient à sa foi, mais il admet que chacun ait le droit d’adorer Dieu comme il l’entend. Les mosquées qui s’élèvent dans maintes villes sibériennes à côté de ses églises, les lamaseries et les pagodes de la Transbaïkalie ne l’offusquent en aucune manière. J’ai vu, en allant de Tchéliabinsk à Omsk, le métropolite de cette dernière ville, qui se trouvait dans le train, descendre à une station de son wagon spécial pour aller examiner une église en construction et bénir la foule des moujiks, tandis qu’à cinquante pas de lui cinq voyageurs tartares étendaient à terre un tapis et, se tournant vers la Mecque, faisaient leur prière musulmane ; des paysans qui venaient d’accourir pour baiser les mains du prélat les regardaient sans la moindre apparence d’hostilité ni de moquerie. En aurait-il été de même dans l’Europe occidentale, il y a quelques siècles, lorsque les couches populaires en étaient au même degré de développement intellectuel que ces moujiks ? Je ne le crois pas, et les dissidens auraient sans doute agi prudemment en se tenant plus à l’écart. Le gouvernement russe lui-même laisse la plus grande liberté à ses sujets asiatiques en matière religieuse : l’origine de son intolérance en Europe est en grande partie politique et, s’il vaut mieux être à ses yeux bouddhiste ou musulman que catholique ou protestant, c’est qu’il voit aujourd’hui dans ces infidèles plus de futurs sujets — ou, au moins de protégés — que d’ennemis dangereux, tandis que les membres des autres confessions chrétiennes sont des descendans d’anciens adversaires ou d’insurgés, des gens qui contribuent à répandre dans l’Empire les idées libérales de l’Occident et ne sauraient avoir pour l’autocratie le même respect que les orthodoxes.

La colonisation de la Sibérie a été accomplie par les seuls sujets du Tsar, et les étrangers européens sont infiniment peu nombreux. De l’Oural au Pacifique, il s’en trouve tout au plus quelques centaines, dont une assez grande proportion de Français. Je fus fort surpris à la petite gare de Sokour, sur le chemin de fer de Sibérie, à neuf lieues au-delà de l’Obi, quand un compagnon de voyage, descendu avant moi du train pour prendre l’habituel verre de thé des stations russes, se retourna pour m’appeler : « Venez donc, me dit-il, le buffet est tenu par une de vos compatriotes. » C’était bien une Française, une simple paysanne mariée à un Bessarabien et venue en Sibérie depuis une année seulement, après en avoir passé plusieurs dans la Russie du Sud ; elle avait un peu perdu l’habitude de s’exprimer en français sans avoir appris à parler très bien le russe, et semblait apprécier médiocrement sa nouvelle résidence ; son buffet se distinguait, par un certain goût dans l’arrangement, de ceux que j’ai vus aux autres stations, quoiqu’ils fussent tous assez proprement tenus. Un peu plus loin, dans une grande ville cette fois, à Tomsk, j’ai rencontré une autre Française dans une librairie dont l’enseigne portait « Frantzouskyi Magazine », magasin français. J’ai trouvé de même dans presque toutes les villes de la grande route de poste : à Irkoutsk, à Blagoviestchensk, à Khabarovsk, à Vladivostok quelques-uns de nos compatriotes, établis là parfois depuis trente ans et exerçant les métiers les plus variés, avec une préférence marquée pour celui de photographe.

Aujourd’hui que la Sibérie commence à s’ouvrir et que le moment est proche où le chemin de fer permettra d’en exploiter les ressources, les étrangers s’y font voir en plus grand nombre, et plus d’un ingénieur est déjà venu y étudier l’importance des gisemens miniers. Mais dût-il se trouver à l’avenir dans ce pays quelques hommes spéciaux d’origine étrangère dirigeant des établissemens, cela ne saurait altérer le caractère véritable de colonisation de l’Asie russe, qui est d’être une œuvre essentiellement nationale pour laquelle le concours d’autres peuples n’a été ni recherché ni offert.


III

Au point de vue ethnique, comme au point de vue géographique, la Sibérie est un prolongement de la Russie d’Europe, on pourrait même dire de la Grande-Russie. Il y a bien quelques élémens hétérogènes, introduits le plus souvent malgré eux, des Polonais, des Allemands des provinces baltiques, descendans d’exilés ou exilés eux-mêmes : aussi trouve-t-on dans chacune des trois ou quatre grandes villes, à Omsk, à Tomsk, à Krasnoiarsk, à Irkoutsk, des églises catholiques et luthériennes. On rencontre des synagogues même dans les villes secondaires, et, jusque dans les villages, Israël a ses représentans ; la petite ville de Kaïnsk, entre Omsk et l’Obi, a mérité par la quantité de Juifs qui y habitent le nom de Jérusalem de la Sibérie. Enfin, l’on compte certainement plus de cent mille raskolniks, adhérens des diverses sectes dont l’origine remonte à la réforme de la liturgie orthodoxe par le patriarche Nikon au XVIIe siècle[3] ; mais c’est là un élément sorti des entrailles mêmes du peuple russe. Dans la province de l’Amour, ils formeraient, dit-on, plus du dixième de la population, et la Transbaïkalie est ensuite leur principal centre ; beaucoup y ont été déportés au siècle dernier, leurs descendans vivent en paix aujourd’hui et appartiennent surtout à une curieuse secte qui pousse l’amour de la tempérance et l’horreur des innovations jusqu’à s’abstenir non seulement de boissons alcooliques, mais de thé. Aujourd’hui encore, on punit de l’exil en Sibérie les membres de certaines sectes étranges, comme celle des eunuques, qui sont confinés dans un village du territoire d’Iakoutsk en pleine toundra. Selon la croyance des excentriques sectaires qui adorent Napoléon comme une réincarnation du Messie, c’est sur les bords du lac Baïkal que dort le héros en attendant qu’il vienne, à la tête d’une innombrable armée, établir le règne de Dieu sur le monde entier. En laissant de côté ces sectes extrêmes, on s’accorde à dire que les raskolniks jouissent de l’estime générale, qu’ils sont sobres et laborieux et constituent l’un des élémens les meilleurs et les plus prospères de la population.

Les indigènes, les étrangers et les hérétiques mis à part, nous voici en face de la masse russe et orthodoxe. Dans ce pays qui ressemble à la Russie, mais en accuse davantage tous les caractères, l’immensité, l’isolement, la rudesse et la longueur de l’hiver, la monotonie des plaines sans horizon et des grandes forêts, les traits distinctifs de la population semblent s’être exagérés aussi.

Plus encore qu’en Russie, elle est essentiellement agricole, — l’exploitation des placers aurifères est la seule industrie qui ait acquis quelque importance et elle emploie peu de monde, relativement aux productifs résultats qu’elle donne, — plus encore qu’en Russie l’élément rural, qui comprend les neuf dixièmes des habitans, est un bloc compact de paysans, car en Sibérie la grande propriété n’existe pas. Les quelques nobles dont la statistique accuse la présence sont des fonctionnaires dont les biens se trouvent de l’autre côté de l’Oural, et les seules gens riches du pays sont des marchands des villes qui, en dehors de leur commerce, sont souvent intéressés dans des entreprises de mines d’or et peuvent bien avoir quelque maison de plaisance à la campagne, mais ne s’occupent pas d’agriculture. Des concessions de terres et des ventes ont été faites, en petit nombre, au milieu du siècle, à des particuliers ; ceux-ci ont délaissé complètement ces domaines ou les ont loués à des moujiks, sans s’en occuper davantage ; l’étendue totale, même en y joignant les biens « le mainmorte, en est, du reste, relativement insignifiante, et toute la terre, ou peu s’en faut, est aux mains de l’Etat, ou des petits cultivateurs, qui sont eux-mêmes considérés, non comme propriétaires, mais comme usufruitiers de la couronne.

Ces paysans vivent presque tous, comme en Russie, dans des villages ou des hameaux ; les maisons isolées sont très rares, l’agglomération étant une conséquence à peu près forcée du système de la propriété communale collective qui prévaut presque partout dans les domaines du Tsar. Un village sibérien, comme on peut s’y attendre, ressemble fort à un village russe : de chaque côté de la route se succèdent, en longues files de plusieurs centaines de mètres, les maisons noires en bois, séparées les unes des autres par des cours où se trouvent des étables et un ou deux hangars et sur lesquelles ouvrent les portes des habitations. Sur la teinte sombre et triste des façades en poutres non équarries et des palissades en planches des cours, tranchent seulement les boiseries saillantes, le plus souvent peintes en blanc, des petites fenêtres et, parfois, le ton frais d’une isba neuve que les intempéries d’une ou de deux années ne tarderont pas à rendre semblable à ses voisines. Ce morne ensemble n’est réellement égayé que dans les bourgades de quelque importance, que l’absence de rues latérales fait s’allonger démesurément sur plusieurs kilomètres, mais qui possèdent une église de briques aux coupoles vert clair, aux murs recouverts d’un crépi éblouissant. Les chapelles de la plupart des villages ne sont pas si imposantes et une croix seulement distingue des autres isbas ces pauvres lieux de prière où, de loin en loin, un pope vient dire une messe.

Tout cela a l’air rude, plus rude encore qu’en Russie d’Europe, peut-être à cause de ces maisons, qui ne sont plus en planches, mais en poutres brutes, à la façon des log-houses du Far-West américain, peut-être à cause de l’aspect sauvage des animaux qui errent sur la route, des chiens à mine de loups, des porcs noirs qui ressemblent à des sangliers. Et cependant le paysan sibérien a plus d’aisance, je crois, que le paysan russe ; ses isbas sont plus spacieuses et je n’ai pas aperçu à l’est de l’Oural de misérables chaumières, presque des gourbis, comme j’en avais vu à l’ouest. Mais il est plus primitif, plus ignorant de toute règle d’hygiène et de propreté, de tout ce qui pourrait donner un peu d’agrément à sa vie, orner et assainir cette isba où il reste calfeutré pendant les six longs mois d’hiver, tenant presque toujours fermées, même dans la belle saison, les doubles fenêtres des deux ou trois petites chambres où s’entassent huit ou dix personnes. Il est paresseux et apathique au-delà de tout ce qu’on peut imaginer et ne conçoit que deux plaisirs : dormir ou rêver en fumant sa pipe, et boire du vodka, boire non pas pour s’égayer, mais pour être ivre-mort. Pendant que les hommes vont au cabaret, les femmes jasent devant leur porte sans rien faire, en jetant de temps en temps un coup d’œil distrait sur les enfans blonds, en chemise rouge, qui jouent dans la boue ou dans la poussière. Le travail est toujours limité à ce qui est strictement nécessaire, et l’on aime mieux se passer du superflu que de peiner pour l’avoir : chaque village possède un nombreux troupeau de vaches qui va paître sur les jachères, sous la conduite de trois ou quatre vieillards ou gamins, et l’on a d’excellent lait en abondance, mais il est bien rare de trouver du beurre, et le fromage est inconnu. Sur quatre-vingts ou cent villages sibériens que j’ai traversés, je n’ai pas vu un seul jardin potager, si ce n’est dans deux ou trois stanitsas cosaques de Transbaïkalie. Ce n’est pas que les légumes ne puissent pousser, mais c’est qu’on ne veut pas les cultiver. Les villes de l’Amour, Blagoviestchensk, Khabarosk, sont les seules où l’on en trouve, parce que les Chinois de la rive opposée viennent les apporter.

A la paresse, le paysan sibérien joint le plus extrême entêtement. Ce n’est pas toujours une mauvaise qualité chez un peuple, et c’est à leur obstination que les Anglais doivent une grande partie de leurs succès ; mais ils s’entêtent à agir, en dépit de tous les obstacles, tandis que le Sibérien, plus encore que le Russe, s’entête dans l’inaction. Sa force d’inertie est merveilleuse, et lorsqu’il a décidé de s’abstenir, aucun raisonnement, aucune objurgation, ne peuvent le mettre en mouvement. J’ai entendu presque tous les Européens qui avaient voyagé ou séjourné en Sibérie se plaindre que ce fût le seul pays au monde où l’on ne pût rien obtenir même avec de l’argent. Et c’est vrai : à de certains jours, quelle que soit la somme que vous offriez, vous ne trouverez pas, dans un village, d’homme qui consente à vous conduire avec ses chevaux à quatre ou cinq lieues de là ; une autre fois, on vous demandera un prix tellement démesuré que vous préférerez attendre dans l’espoir d’obtenir un rabais un peu plus tard ; en ce cas vous serez vite désillusionné. J’ai vu souvent des paysans, sachant que je devais avoir au bout de deux ou trois heures des chevaux de poste, et que j’aurais fait un léger sacrifice pour partir plus vite, s’en tenir aux exigences exagérées qu’ils avaient émises tout d’abord et perdre ainsi l’occasion d’un marché avantageux, sans aucune compensation ; non pour prendre part à une fête ou pour se livrer à des travaux urgens, mais pour rester à fumer, assis devant leurs isbas ou à boire au cabaret.

Si l’absence de besoins fait le bonheur, assurément, les Sibériens devraient être heureux, car tout en eux respire le dédain du progrès et de la moindre amélioration : « Ceci a suffi à nos pères, nous pouvons bien nous en contenter », telle est la réponse que fait infailliblement l’homme du peuple à toute suggestion d’un changement. Les citations qu’ils cherchent de préférence dans les textes sacrés et qu’on rencontre souvent inscrites jusque sur la vaisselle prêchent toujours la résignation ou l’abstention, jamais l’action ni l’effort : « Celui qui est content de peu ne sera pas oublié auprès de Dieu », voilà celle que j’ai lue dans la plus sale des stations de poste de la Transbaïkalie ; elle était certes appropriée au lieu, et elle convient bien aussi à tout ce peuple. Elle u sa beauté, d’ailleurs, et s’applique en mainte circonstance, mais il y a bien d’autres versets dignes d’être cités dans la Bible, et de plus fortifians. De ceux-là je n’ai jamais entendu parler entre l’Oural et le Pacifique.

Ce manque d’énergie et de persévérance, si général, de l’avis de tous ceux qui connaissent bien l’Empire des Tsars, et des Russes eux-mêmes, aussi bien en Russie d’Europe qu’en Russie d’Asie, paraît bien être un des traits profonds du caractère national, soit qu’il ait existé de tout temps, soit qu’il ait été imprimé au peuple par l’infusion de sang et surtout d’idées et d’habitudes asiatiques qui s’est produite, du XIIIe au XVIe siècle, sous la domination tartare. Les climats très froids, où l’hiver s’étend sur la moitié de l’année et plus, portent en outre à l’apathie non moins que les climats extrêmement chauds, surtout lorsque l’ignorance de l’homme qui y est soumis le condamne à rester pendant les mois où les travaux extérieurs sont impossibles dans un complet engourdissement intellectuel aussi bien que physique.

Or, les illettrés forment l’immense majorité des paysans sibériens ; en 1894, le gouvernement de Tobolsk, le mieux partagé à cet égard, ne comptait dans ses écoles que 19 100 enfans, alors qu’il était peuplé de plus de 1 400 000 âmes ; dans les villes, la proportion du nombre des écoliers à celui des habitans était de 4,63 pour 100, mais, dans les campagnes, elle n’atteignait que 1,05. Il n’y a pas à s’étonner de ces chiffres si faibles, quand on songe à l’énormité des distances, à la difficulté de placer un maître d’école dans chaque hameau, à la prédominance des illettrés en Russie d’Europe même où, malgré les grands progrès accomplis depuis quelques années, les deux tiers des conscrits ne savent encore ni lire ni écrire ; mais il est certain qu’en un pareil pays, plus que partout ailleurs, l’instruction serait précieuse, pour permettre à l’homme des campagnes d’occuper les longs loisirs que lui impose le climat.

Le servage n’a jamais existé en Sibérie qu’à l’état d’exception, aussi les moujiks ont-ils une attitude plus fière, moins déprimée que leurs frères de la Russie d’Europe. Ils ont en commun avec eux cet esprit de charité réel, quoique peu agissant, cette « pitié slave », peut-être un peu trop vantée, car ce n’est pas une vertu active, qui les porte à s’entr’aider les uns les autres, tout en se défiant assez des étrangers, des inconnus, à moins que ce ne soient des malheureux, des forçats évadés par exemple, pour lesquels ils laisseront parfois une jatte de lait ou un morceau de pain, sur le rebord d’une fenêtre de leur isba. Ces qualités sont insuffisantes à compenser les défauts que j’ai décrits sans les exagérer, je crois, et que leur isolement et leur ignorance contribuent beaucoup à accentuer, il n’est que juste de le reconnaître. Mais on juge aisément quel médiocre parti de pareilles gens peuvent tirer des ressources que la nature a mises entre leurs mains.

Le sol est souvent très riche en Sibérie : le célèbre tchernoziom, la terre noire de la Russie du sud, couvre une grande partie de la zone méridionale des provinces de Tobolsk et de Tomsk ; les vallées supérieures de l’Obi et de l’Iénisséi, abritées des vents du nord, jouissant d’un climat plus doux que les plaines, sont d’excellens terrains pour toutes les variétés de cultures : sur les bords de l’Angara, le grand émissaire du lac Baïkal et de ses affluens, sur ceux, un peu trop humides peut-être, du moyen Amour et des rivières qui s’y jettent, se trouvent de vastes étendues très fertiles ; mais les méthodes agricoles sont des plus primitives. Nouvellement défrichée ou prise sur la steppe vierge, la terre arable est d’abord ensemencée pendant deux ou trois ans, puis laissée un an en jachère ; après quoi, suivant qu’elle est plus ou moins fertile, on lui applique l’assolement triennal habituel en Russie, — blé ou seigle, avoine, jachère, — ou bien on ne la cultive qu’une année sur deux. Quand le rendement, qui baisse d’année en année, devient tellement faible que le champ ne peut plus donner aucun profit sérieux, on l’abandonne et on le laisse reposer pendant cinq, dix, vingt ou même trente ans, jusqu’à ce que des signes particuliers, tels que l’apparition de certaines herbes, aient permis de reconnaître que le sol a recouvré quelque fertilité. On l’ensemence alors à nouveau, mais la durée de cette seconde période de culture est moindre que la première, la proportion des années de jachère plus forte, les grains employés plus grossiers : le froment ou le seigle d’hiver sont remplacés par le seigle de printemps, par l’orge, par le sarrasin. Le nombre de récoltes qu’on peut tirer d’un champ pendant une période de culture varie de trois à quatre pour les plus pauvres, à trente et quarante pour les plus riches ; quelques terrains exceptionnels sont même cultivés depuis cent ans sans intervalle de repos prolongé.

Une culture aussi extensive, négligeant absolument l’usage des engrais qui pourraient maintenir la fertilité du sol, doit, en général, aboutir d’autant plus vite à l’épuisement de la terre que les charrues primitives des moujiks n’en peuvent remuer qu’une mince couche superficielle. On s’aperçoit, en Sibérie, de cet affaiblissement des qualités productrices du sol à la fréquence croissante des mauvaises récoltes, à la moindre résistance opposée par les céréales aux caprices d’un climat inconstant et rigoureux, aux sécheresses, aux brouillards d’automne, aux gelées, tardives ou précoces, du mois de juin ou du mois d’août. Aussi l’irrégularité des moissons est-elle devenue un véritable fléau : en 1894, on a récolté 18 742 000 hectolitres de grains de toute sorte dans le gouvernement de Tobolsk ; l’année précédente, la moisson n’avait produit que 6 300 000 hectolitres. Ces variations ont les conséquences les plus graves dans un pays où les communications ont été, jusqu’à ces dernières années, très difficiles : elles ont entraîné les plus brusques soubresauts dans les prix ; dans le sud du gouvernement de Tobolsk, on a vu le prix des 100 kilogrammes de seigle passer de 2 francs, dans l’automne de 1887, à 11 fr. 60, un an plus tard, et atteindre 32 francs, en 1892. Les cours les plus élevés de la farine de seigle et de la farine de blé cotés sur le marché de Tomsk durant la période de vingt-cinq ans qui s’étend de 1870 à 1894 sont sextuples des cours les plus bas ; ces prix sont, il est vrai, exprimés en roubles, dont la valeur a changé pendant ce temps, mais sans que l’amplitude des variations dépassât 50 pour 100.

Les terres vierges sont, sans doute, en si grande quantité en Sibérie qu’il est encore aisé aux paysans de se déplacer pour en trouver lorsque leurs anciens champs s’épuisent. Ils ne s’en font pas faute, mais ce système ne saurait continuer longtemps, en présence du développement que prend la colonisation, et il faudra de toute nécessité avoir recours à des méthodes d’exploitation moins barbares ; aujourd’hui, la culture n’est devenue un peu intensive que dans le gouvernement de Tobolsk, vers la limite nord de la zone agricole, en des régions déjà anciennement peuplées et de climat peu favorable ; mais on a déjà pu constater que le prix des grains y était notablement moins variable qu’ailleurs, ce qui est une conséquence de la plus grande régularité des récoltes. Le jour où l’on se résoudra à adopter un système d’agriculture en conformité avec les progrès modernes et des outils un peu perfectionnés qui permettront d’atteindre partout le sous-sol vierge, sous les couches superficielles souvent épuisées, les magnifiques terres à céréales qui abondent en Sibérie montreront qu’elles peuvent produire bien autre chose que les 50 millions d’hectolitres de grains qu’on y recueille aujourd’hui[4]. Si l’on songe que presque toute la population vit dans les campagnes et que le climat ne permet guère d’autre culture que celle des céréales et de la pomme de terre, la production de la Sibérie paraît, certes, assez faible.

Deux raisons principales suffisent à l’expliquer : en premier lieu, l’impossibilité de tirer parti de l’excédent des récoltes en présence de l’insuffisance des moyens de communication, en second lieu l’existence, pour une très grande portion des paysans, d’une source de revenus toute spéciale, étrangère à l’exploitation du sol : le service des transports de tous les produits manufacturés. qu’il faut importer d’Europe en Sibérie, et surtout du thé qui vient de Chine en Russie par voie de terre et traverse tout le pays du marché frontière de Kiakhta à l’Oural sur plus de trois mille kilomètres. Ce seul trafic du thé, qui porte chaque année sur vingt à vingt-cinq mille tonnes et se fait par de petits chariots ou des traîneaux que tire un seul cheval, constitue la principale ressource de tous les riverains de la grande route postale et commerciale qui va de l’Oural au lac Baïkal et bifurque ensuite sur la frontière de Chine et le fleuve Amour. Voyageurs, émigrans, condamnés, marchandises, tout passe par cette route, et les importans revenus, aisément gagnés, qu’en tirent les paysans, ont encore contribué à accentuer leurs habitudes de nonchalance et de paresse ; aussi voient-ils d’un fort mauvais œil l’avancement du chemin de fer qui va les forcer à se mettre sérieusement au travail des champs. Autour des villages qui se succèdent tous les vingt à trente kilomètres, les cultures n’ont pas aujourd’hui à beaucoup près l’étendue que paraîtrait comporter le nombre des habitans. Les champs d’avoine prédominent, et les chevaux, petits et laids, mais robustes, sont très nombreux : il y a, pour 100 habitans, 80 chevaux dans le gouvernement de Tomsk, 90 dans ceux de l’Iénisséi et d’Irkoutsk, alors qu’il y en a seulement 7 en France et 22 aux Etats-Unis ; l’Asie centrale russe et surtout la République Argentine, qui compte 112 chevaux pour 100 habitans, sont seules mieux pourvues à ce point de vue que la Sibérie.

Les autres animaux domestiques abondent aussi, quoique les bœufs ne soient employés ni comme bêtes de labour, ni comme bêtes de trait, et que les Russes, en Asie comme en Europe, fassent très rarement de l’élevage leur occupation principale. Il y a cependant, suivant les régions, 60 à 80 têtes de gros bétail par 100 habitans, ce qui fait au moins trois par ménage. Les moutons sont, au contraire, peu nombreux, et la rigueur du climat leur paraît peu favorable ; en ce qui concerne l’espèce bovine, il y a d’immenses étendues de pâturages, dans les steppes du sud-ouest et en Transbaïkalie, qui conviendraient merveilleusement à son élevage sur une grande échelle ; mais les Kirghizes, d’une part, et les Bouriates, de l’autre, sont les seuls à le pratiquer. J’ai croisé, peu après Tchéliabinsk, un train rempli de bétail se rendant à Saint-Pétersbourg, et l’on exporte en Russie et même en Allemagne du beurre venant de ces steppes. Les ressources pastorales de la Sibérie, comme ses richesses agricoles paraissent donc susceptibles d’un grand avenir, d’autant plus que ses provinces de l’Amour et du Pacifique pourraient trouver un vaste débouché dans l’Extrême-Orient, où la population est très dense, les animaux domestiques à peu près complètement absens, et où, dans bien des endroits, le lait est un article tout à fait inconnu.


IV

Pour si grande que puisse devenir la productivité du sol sibérien, la tendance à l’avilissement des produits agricoles pourrait susciter des craintes au sujet du développement de l’Asie russe, s’il ne devait être fondé que sur ce genre de ressources. Mais le sous-sol est plus riche encore que le sol lui-même ; les gisemens minéraux qui exercent le plus de séduction sur les hommes y abondent, aussi bien que beaucoup d’autres, moins brillans, mais plus essentiels à la prospérité durable d’un pays. Les mines de métaux précieux sont jusqu’à présent les seules qui aient été exploitées sérieusement, bien que quelques gisemens de fer aient aussi été effleurés. Même pour l’or, on ne s’est porté encore que sur les placers, les alluvions aurifères des vallées, et nulle part on ne s’est attaqué aux filons eux-mêmes. Il ne pouvait en être autrement dans ce pays sans voies de communication, -où le transport des machines perfectionnées et très lourdes, des pilons, des concasseurs qu’exige l’extraction de l’or contenu dans les roches dures aurait entraîné des frais énormes, où il aurait fallu aller reconnaître les gîtes minéraux à de très grandes distances des centres de peuplement, au milieu de forêts et de montagnes inexplorées, où l’on aurait enfin réuni difficilement le capital nécessaire à de pareilles entreprises. Les placers, au contraire, situés plus à portée, dans les vallées, se contentant d’un outillage bien moins compliqué et moins dispendieux, puisqu’il s’agit simplement d’extraire du sable et de le laver, les placers sont déjà exploités en grand nombre d’un bout à l’autre de la Sibérie, d’où provenaient, dès 1895, les deux tiers de la production totale de l’empire russe, qui est, on le sait, le quatrième des grands centres aurifères du monde. Il ne le cède en importance qu’aux États-Unis, à l’Australie et au Transvaal, et la valeur de l’or extrait de ses mines en 1895 s’élevait à 125 millions de francs.

C’est là un chiffre officiel, déjà considérable, mais qui reste probablement très au-dessous de la vérité, à cause de l’intérêt qu’ont les mineurs à travailler clandestinement et à exporter en cachette le produit de leurs travaux. L’Etat est le seul acheteur légal de l’or en Sibérie et prélève, au moment où il en prend possession, un droit de 3 à 15 pour 100 du produit brut[5], outre l’impôt d’un rouble par dessiatine (110 ares) de terrain concédé. Ce système de taxation est évidemment mal conçu : il pousse d’abord à des dissimulations considérables, qu’un haut fonctionnaire de l’administration des mines n’estimait pas à moins de 5 000 kilogrammes, soit plus de quinze millions de francs d’or par an ; de plus, il a conduit les compagnies minières à se faire concéder des étendues exagérées de terrains aurifères dont elles n’exploitent que les plus riches, mais dont elles préviennent ainsi le passage entre les mains de concurrens qui leur enlèveraient leur main-d’œuvre ou les obligeraient à hausser leurs salaires. Une élévation de la taxe superficielle, compensée par la suppression du droit perçu sur le produit brut, empêcherait cet accaparement et rendrait les fraudes moins aisées. Il semble qu’une réforme dans ce sens soit prochaine. L’obligation même de vendre à l’État est onéreuse pour les concessionnaires, parce qu’ils doivent envoyer leur or à une grande distance, aux fonderies de Tomsk ou d’Irkoutsk où les agens du gouvernement l’analysent pour en établir la valeur, alors qu’il serait souvent plus simple de l’expédier directement en Europe et de le céder à des particuliers qui en payeraient plus rapidement le prix. L’inconvénient d’avoir à attendre l’argent, dont les exploitans ont souvent un besoin urgent, était encore plus sensible, lorsqu’il y a peu de temps les « assignations » délivrées aux vendeurs n’étaient payables qu’au bout de plusieurs mois, quand leur or avait atteint Saint-Pétersbourg, et qu’ils étaient obligés de les escompter aux taux élevés en usage en Sibérie. Le transport du métal en Europe est, d’autre part, une gêne pour l’Etat ; il se fait sous la protection d’escortes armées. J’ai rencontré à deux ou trois reprises entre l’Iénisséi et le Baïkal de ces charrettes portant, outre des sacs d’or, trois ou quatre soldats, la baïonnette au canon de leur fusil, tout prêts à repousser une attaque.

Une réforme de la législation minière s’impose donc et paraît d’ailleurs prochaine ; une amélioration des méthodes d’exploitation n’est pas moins nécessaire : on est encore, sur les placers sibériens, à peine sorti de la « période héroïque », suivant l’expression d’un ingénieur qui les a beaucoup étudiés, M. Levat, c’est-à-dire que, si l’on n’en est plus, en général, à l’emploi de la bâtée qui ne permet de laver que 250 litres d’alluvion par jour, les appareils qu’on emploie sont cependant très primitifs et ne permettent de traiter que les parties les plus riches des placers. On arrache ainsi les « yeux de la mine », comme disent les Anglais, puis on va s’établir ailleurs, et il est souvent très difficile, même à une exploitation rationnelle, de reprendre les travaux pour extraire avec fruit les parties moins riches d’un placer écrémé. Les roches aurifères sibériennes n’ont, en effet, été désagrégées qu’à une époque géologique récente ; les vallées n’ont pas eu le temps de s’approfondir, depuis le dépôt des alluvions, en sorte que celles-ci se trouvent dans des fonds, recouvertes par des terrains tourbeux, marécageux, au lieu d’être sur le flanc des montagnes, comme en Californie, où d’énergiques érosions ont abaissé le niveau des vallées depuis leur formation. L’exploitation est donc plus coûteuse, elle nécessite l’enlèvement en grande quantité des couches superficielles stériles et le transport de ces débris à une grande distance sur les côtés ou en aval. S’il faut refaire toute une installation pour un gisement dont les meilleures parties ont été enlevées, les frais seront souvent hors de proportion avec le résultat à en attendre, et on renoncera définitivement à exploiter le placer. C’est ainsi que beaucoup de mines sibériennes des bassins de l’Obi et de l’Iénisséi ont été épuisées et que le centre de l’industrie s’est transporté dans les bassins de l’Amour et de la Lena, malgré les difficultés opposées à l’exploitation par le gel perpétuel du sol jusqu’à vingt mètres de profondeur, malgré la brièveté de la saison de travail qui ne dure que cent à cent vingt jours, malgré l’énormité des frais de transport et l’élévation des salaires qui atteignent 4 francs par jour, sur les placers de l’Olekma (affluent de la Lena), au lieu de 2 francs sur l’Iénisséi et de 50 centimes aux environs de Sémipalatinsk, où l’on emploie des ouvriers kirghizes. Des progrès notables s’accomplissent depuis plusieurs années dans ces régions où l’exploitation se trouve entre les mains, non plus de petites associations ou de chercheurs individuels, mais de compagnies importantes où sont engagés les capitaux des grands commerçans sibériens, en général très riches, et même souvent de maisons russes. La plus grande compagnie de l’Olekma avait extrait, en 1880, 8 400 kilogrammes d’or, soit plus de 25 millions de francs, et se maintenait encore à 18 millions, en 1896. C’est l’une des plus grandes productrices d’or du monde.

Avec l’établissement de bons moyens de transport, surtout s’il est accompagné d’une réforme libérale de la législation, la Sibérie ne saurait tarder à voir se développer énormément la production de ses placers de la Transbaïkalie, de l’Amour et de la Lena, et sans doute aussi avoir revivre les mines de l’Altaï et de l’Iénisséi, d’autant qu’on ne tardera pas, de ce côté surtout, à s’attaquer aux filons eux-mêmes. Déjà les capitaux européens s’occupent de l’Asie russe : plusieurs missions d’ingénieurs français l’ont explorée depuis trois ans, et je n’ai pas été peu surpris de rencontrer en bateau, sur le fleuve Amour, deux ingénieurs anglais que j’avais vus en décembre 1895 sur les lointains champs d’or du Transvaal. Pas plus que les ressources agricoles, les grandes richesses minières ne font défaut à la Sibérie, et la main-d’œuvre même n’y est pas excessivement rare ; ce qui lui manque encore, mais ce qu’elle peut avoir bientôt, ce sont les capitaux et surtout les méthodes scientifiques pour la mise en valeur du sol et du sous-sol.

Les mines d’argent de Nertchinsk, célèbres autrefois jusqu’en Occident, parce qu’elles passaient pour le pire des bagnes sibériens, n’ont plus d’importance aujourd’hui, et les perspectives du métal blanc sont trop peu brillantes pour qu’on puisse espérer leur en voir reprendre dans un avenir prochain ; mais le cuivre, le fer et la houille sont abondamment distribués en de nombreux points du pays et paraissent constituer une de ses principales et de ses plus durables richesses. Le cuivre, dont les applications se développent tous les jours au fur et à mesure des progrès de l’électricité, n’est encore exploité nulle part ; on sait, néanmoins, que d’excellens minerais existent sur le haut Iénisséi, dans le district de Minousinsk, célèbre aussi en Sibérie par ses ressources agricoles ; et d’autres se trouvent plus à l’ouest, sur l’Irtych. Le fer est aussi en très grande quantité dans ces régions occidentales, dans les montagnes de l’Altaï et sur les bords de l’Iénisséi, puis au centre, dans la vallée de l’Angara, et à l’est, en Transbaïkalie. On l’exploite même quelque peu, et il existe en Sibérie quatre forges au bois, d’une certaine étendue. Enfin le minéral le plus essentiel à notre civilisation, la houille, est distribué certainement avec une abondance tout à fait exceptionnelle dans les plaines de l’ouest ; on en a reconnu depuis quelques années déjà un vaste bassin, commençant à une cinquantaine de lieues au sud de la ligne du Transsibérien, près de la ville de Kouznetsk, et s’étendant vers le haut Obi ; en 1897, on en a découvert un nouveau, plus puissant encore, à cent vingt kilomètres à l’est de Tomsk, traversé cette fois par la voie ferrée elle-même et donnant, paraît-il, un charbon d’aussi bonne qualité que les meilleures houilles anglaises. Enfin, à l’autre extrémité de la Sibérie, tout près de Vladivostok, et par conséquent de la mer, se trouvent encore d’autres gisemens de houille. Ce ne sont là que les couches de combustible dès aujourd’hui reconnues ; elles suffiraient à faire considérer le pays qui les possède comme très favorisé, mais bien des régions sont encore inexplorées au point de vue géologique, et il n’est pas impossible que de nouvelles richesses houillères soient découvertes.

L’industrie n’existe, en Sibérie, que sur une très petite échelle. Quelques minoteries et distilleries réparties un peu partout, des mégisseries dans le gouvernement de Tobolsk, des fabriques d’allumettes, des brasseries, des briqueteries ; l’ensemble de tous ces établissemens est insignifiant et leur production ne suffit pas à la consommation locale. Les petites forges que j’ai déjà mentionnées végètent, et, en l’absence de bons techniciens et d’ouvriers exercés, ne donnent que des fers et de la fonte de mauvaise qualité. Il est et il sera longtemps trop tôt pour que le pays devienne le centre de grandes industries : ses habitans devront se borner pendant plusieurs dizaines d’années sans doute à extraire les produits bruts du sol, à les dégrossir tout au plus, mais sans essayer de les amener à la forme sous laquelle on les consomme. Tous les pays neufs ont fait ainsi : aux États-Unis, comme au Canada ou en Australie, et partout où l’on a voulu provoquer prématurément l’installation de manufactures, l’expérience a été malheureuse ; il n’y a donc ni à s’étonner ni à s’affliger de ne pas voir de grandes usines établies en Sibérie.


V

En l’absence d’industries importantes, les villes sibériennes ne sont ni nombreuses ni considérables : le recensement de 1897 n’en accuse que onze qui aient plus de 10 000 habitans ; huit d’entre elles jalonnent la grande voie de poste et de commerce qui part du pied de l’Oural, à Tioumen, pour aboutir aux bords du Pacifique, à Vladivostok, et se trouvent toutes aux points de croisement de cette route et de vallées fluviales ; une autre, Omsk, est au point où le chemin de fer transsibérien, qui passe plus au sud que l’ancienne voie de terre, coupe l’Irtych ; Tobolsk, l’ancienne capitale de toute la Sibérie, aujourd’hui bien déchue, au confluent du même Irtych et du Tobol, est aussi à la jonction de deux voies de communication ; Barnaoul seule, sur le haut Obi, est à l’écart des grandes artères, mais au centre du district agricole le plus favorisé de la Sibérie. Nombre de petites villes marquent aussi les croisemens de la voie de poste et des plus considérables parmi les vallées secondaires. Toutes ces cités sont des centres de distribution des articles manufacturés qui arrivent de l’Europe, en même temps que des entrepôts où viennent se réunir les produits de ces vallées qui doivent être exportés.

Elles sont administratives et commerçantes à la fois : dans chaque gouvernement, sauf celui de Tobolsk, le chef-lieu est la plus grande ville, et les nombreux fonctionnaires qui y résident, les établissemens officiels variés qui s’y trouvent, contribuent dans une large mesure à lui donner de l’importance ; dans la région de l’Amour et du littoral, les garnisons viennent s’ajouter aux tchinovniks civils : à Vladivostok, la population russe se composait, en 1895, de 2 780 civils seulement, auxquels il fallait joindre 189 exilés, So5 fonctionnaires et prêtres (leurs femmes et leurs enfans compris) et 10 087 officiers et soldats (avec leurs familles). A Khabarovsk, l’élément officiel est encore plus prépondérant. Sauf Blagoviestchensk, placé au confluent de l’Amour et de la Zeya, et qui doit son activité au voisinage des mines d’or, les villes de la Sibérie orientale ne sont que des camps ou de grands villages, comme Teinta et Nertchinsk, dont les isbas sont perdues au milieu de rues et de places d’une largeur démesurée, et dominées de loin en loin par la masse énorme et blanche de quelque édifice gouvernemental.

Entre l’Oural et le Baïkal, au contraire, on trouve de vraies villes qui ont une existence propre et se sont développées plus naturellement. Ce n’est pas qu’elles soient bien agréables aux yeux de l’étranger ; elles se ressemblent fort et ressemblent aussi aux villes russes de province : de Saratof ou de Samara, de bien des quartiers de Moscou même, à Irkoutsk ou à Tomsk, la différence est légère : le fond est constitué par de petites maisons de bois noires, pareilles à celles qu’on voit dans les campagnes, alignées le long de rues qui se coupent à angles droits et sont d’ordinaire très larges pour rendre plus difficile la propagation des incendies contre lesquels on s’efforce de prendre toutes les précautions possibles : n’est-il pas par exemple, et non sans raison, défendu de fumer sur le grand pont de bois qui traverse l’Angara à Irkoutsk ! Dans certains quartiers plus riches, on ajoute un étage aux maisons, on les peint en blanc, en gris, en couleurs claires. Enfin dans quelques rues, on trouve des édifices en pierre, à deux ou trois étages, très rarement des maisons d’habitation, plus souvent des magasins de riches négocians, et plus souvent encore des établissemens officiels de toute espèce, chaque ville ayant un musée, un hôpital, un gymnase ou collège de garçons et un autre de filles, en général des casernes. Les grandes masses blanches de ces bâtimens, le plus souvent groupés, quelquefois sur des hauteurs, ont bonne apparence et sont encore dominées par les églises. Celles-ci sont innombrables : de la place qui se trouve devant la cathédrale d’Irkoutsk, et qui est cependant dans un fond, on peut en voir sept tout autour de soi. Elles sont le plus souvent peintes en blanc, quelquefois en bleu clair ou en rose, à l’extérieur, surmontées d’une grande coupole et de plusieurs petites toutes dorées ou argentées, et font un excellent effet par un beau soleil ; à l’intérieur, elles ont tout le luxe d’icônes habituel aux églises russes.

A tout prendre, une ville sibérienne est certainement plus belle et mieux pourvue qu’on ne s’y attendrait ; les trottoirs sont en bois, quand il y en a, et les rues sont des bourbiers, dès qu’il a plu, — un honorable fonctionnaire, dont je ne saurais suspecter la parole, m’affirmait, à Tomsk, que, lors de la fonte des neiges, un bœuf s’était noyé devant sa maison ; — mais, après tout, les rues de Chicago ou de la Nouvelle-Orléans ne sont pas toujours si bien tenues, et sous ces climats extrêmes il est particulièrement difficile d’établir une bonne voirie. D’autre part, le téléphone fonctionne dans toutes les villes importantes ; à voir s’aligner les poteaux qui portent les fils, on pourrait se croire en Amérique ; l’éclairage électrique existe même à Tomsk et à Irkoutsk. Les transports sont très suffisamment assurés par de rapides petits fiacres, à la mode russe où une course ne coûte que vingt kopeks (0 fr. 53) ; ce dont on s’étonne ici, comme en Russie, c’est l’absence de mouvement, l’aspect presque toujours désert de villes qui sont pourtant des centres commerciaux assez actifs.

Ce sont aussi des oasis intellectuelles. Bien qu’on ait fait dans ces derniers temps de louables efforts pour développer l’instruction dans les campagnes sibériennes, les difficultés auxquelles on se heurte sont si grandes qu’ils n’ont encore porté que peu de fruits. Dans les villes, la tâche était moins lourde ; on voit partout des établissemens d’instruction primaire et secondaire, à la fondation et à l’entretien desquels les particuliers ont souvent, comme en Russie d’Europe, contribué pour des sommes importantes : dans une petite ville de trois mille âmes, l’une des plus riches de la Sibérie, il est vrai, à cause des opulens négocians en thés qui y demeurent, Troïtzkosavsk, près de Kiakhta, il y a une école réale (école d’enseignement spécial) entretenue par la guilde des marchands et une école primaire gratuite qui n’a été bâtie et ne vit que grâce à des souscriptions volontaires. Enfin il se trouve maintenant en Sibérie une Université, récemment fondée à Tomsk ; ses vastes bâtimens blancs à trois étages n’abritent encore qu’une Faculté de médecine, qui compte cinq cents étudians ; on en a rendu avec raison l’accès plus facile qu’en Russie d’Europe, et l’on compte ouvrir bientôt une Faculté de droit ; ce sera le corollaire de la mise en vigueur, en Sibérie, des grandes réformes judiciaires d’Alexandre II, qui vient d’avoir lieu l’été dernier. La place est toute prête pour d’autres Facultés encore, et la bibliothèque comprend déjà 200 000 volumes, provenant en grande partie de dons particuliers ; certains exemplaires d’éditions précieuses anglaises ou françaises proviennent même de collections particulières dispersées lors de la Révolution. Des maisons ont été bâties dans le parc de l’Université, qui se compose simplement d’allées percées dans la forêt de bouleaux, pour offrir des logemens à prix réduits aux étudians pauvres. Outre l’Université, un autre grand établissement d’enseignement, un Institut technologique, va être ouvert à Tomsk et se construisait l’été dernier. Cette ville, située un peu trop au nord et desservie seulement par un embranchement du chemin de fer, sera peut-être un peu délaissée à l’avenir par le commerce, mais paraît destinée à devenir le centre intellectuel de toute la Sibérie.

Les distractions même ne sont pas aussi rares qu’on pourrait le croire dans ces villes lointaines : elles ont toutes un théâtre. Celui de Tomsk a été construit par un riche et généreux négociant, et durant l’hiver deux troupes permanentes, l’une d’opéra, l’autre de drame et de comédie, s’y font entendre. Des troupes russes de passage viennent aussi de temps à autre faire des tournées en Sibérie ; sur l’Iénisséi, j’en ai croisé une dont faisaient partie deux artistes très connus de Moscou, et par qui j’ai vu jouer, à Krasnoïarsk, la Mégère apprivoisée. L’avant-veille, on avait donné Madame Sans-Gêne, en traduction naturellement. A la représentation où j’assistai, la salle était bien garnie, et paraissait vivement apprécier ce spectacle, rare dans une ville relativement secondaire. A Irkoutsk, j’ai vu achever la construction d’un vraiment magnifique théâtre à mille places qui ferait bonne figure dans une grande ville d’Europe et avait coûté 8 00000 francs, couverts par une souscription publique, à la tête de laquelle s’était mis le gouverneur[6]. Deux troupes devaient y jouer du début de septembre au carnaval, et 192 000 francs étaient prévus pour la rémunération annuelle des artistes.

Une ville qui s’offre de pareils lieux de distraction et qui réunit en deux ans 800 000 francs pour un théâtre doit assurément contenir des fortunes importantes, et les quatre ou cinq principales maisons dont on retrouve partout les noms dans chacune des trois grandes divisions de la Sibérie, occidentale, centrale et orientale, réalisent en effet des bénéfices annuels très considérables. Les mines d’or, le commerce du thé dans une bien moindre mesure, celui des fourrures sont aussi la source d’importans revenus. On se plaint, toutefois, aujourd’hui que cette richesse diminue ; le mouvement des affaires et la population s’accroissent cependant, les terrains, les logemens augmentent de valeur : tel appartement de cinq pièces, loué à Tomsk, il y a vingt ans, 240 roubles ou 640 francs par an, se paye aujourd’hui, me disait le locataire, qui vit depuis trente ans en Sibérie, 720 roubles, soit 1 920 francs. Mais, avec l’accroissement de la facilité des transports qui a déjà commencé avant la construction du chemin de fer par l’amélioration du service de la poste et des bateaux à vapeur sur les rivières, les plus riches négocians vont s’installer en Russie, où ils ont plus de plaisirs, où ils n’en sont plus réduits, en fait de distractions, comme on en prête le caprice à l’un d’eux, à faire laver leur chambre au Champagne ; il ne reste plus en Sibérie que leurs représentai. Les gouverneurs, autrefois presque des rois, ont perdu de leur importance depuis que le télégraphe leur apporte journellement des ordres de Saint-Pétersbourg ; Irkoutsk était naguère une capitale, ce n’est plus qu’une ville de province ; la vieille hospitalité sibérienne, si large et si justement vantée jadis, disparaît, me disait-on, avec l’augmentation du nombre des voyageurs et la fréquence des déplacemens. Aussi trouve-t-on quelques vieilles gens pour maudire ce chemin de fer qui va révolutionner tout le nord de l’Asie.

Lorsqu’on compare la vie des classes supérieures des villes à celle des habitant » des campagnes, en Sibérie, on est encore plus saisi qu’en Europe de l’abîme intellectuel qui sépare les Russes cultivés de la grande majorité de la nation ; c’est là le grand mal de l’Empire des Tsars. Le remède est plus difficile encore à trouver à l’est qu’à l’ouest de l’Oural, parce que la pénétration réciproque des couches supérieure et inférieure, déjà trop faible sur le versant européen, est nulle sur le versant asiatique. On ne voit pas le principe actif, le levain qui pourrait vivifier cette inerte masse des moujiks. Aujourd’hui, les seules gens d’esprit progressif en Sibérie sont les exilés ; et plus d’une industrie locale, brasserie ou autre, leur doit sa naissance. Encore qu’ils soient loin d’être toujours de farouches révolutionnaires, et que ceux qu’on laisse vivre dans les régions méridionales aient souvent été envoyés là pour des péchés bien véniels, il ne semble pas désirable qu’ils prennent de l’influence sur la population qui les entoure. L’Etat ne peut prétendre seul suffire à la tâche de transformer ces paysans, car il ne s’agit pas seulement de les instruire, de leur apprendre à lire, il faut les éduquer complètement, les civiliser. Pour y arriver, il faudrait les mettre en contact prolongé avec des hommes dont l’exemple pût les élever.

Les immigrans, qui viennent depuis quelques années au nombre de plus de 100 000, et bientôt sans doute de 200 000, s’établir en Sibérie, pour être un peu moins grossiers que les Sibériens, ne présentent cependant pas avec eux des différences assez grandes pour pouvoir exercer une influence sérieuse. L’absence de toute grande propriété doit être vivement regrettée ; en Russie d’Europe, les grands propriétaires, lorsqu’ils ne se sont pas abandonnés après l’abolition du servage, — ce qui a trop souvent été le cas, — jouent un rôle des plus salutaires ; nous en avons connu qui avaient introduit des machines agricoles, et substitué au vieil assolement triennal russe un autre système plus avancé, comportant la culture des fourrages. De pareils exemples ne peuvent manquer d’être, à la longue, salutaires pour les paysans. En Sibérie, il n’y a pas place aujourd’hui pour cette éducation par l’exemple, et on ne pouvait rien espérer en ce sens tant que l’ouverture du pays n’était pas faite et la mise en valeur de ses ressources rendue possible par l’établissement de bonnes voies de communication. Mais au début du siècle prochain, c’est-à-dire dans bien peu d’années, on sera en quelques jours de Saint-Pétersbourg au cœur de la Sibérie. L’établissement de grandes exploitations de toute sorte sera alors possible, et l’effet moral et social en sera aussi grand et aussi salutaire que l’effet économique. En ne nous plaçant encore en ce moment qu’au point de vue intérieur, il semble qu’un des plus grands bienfaits du Transsibérien pour l’Empire russe tout entier sera de le rapprocher moralement de l’Europe, tout en le rapprochant matériellement de l’Asie, — de le faire sortir de son isolement : la Russie, devenue la grande route de l’Occident vers l’Extrême-Orient, devra être pénétrée davantage par les idées des hommes qui la traverseront ; elle ne saurait plus être le même pays que lorsqu’elle était une marche de l’Europe, un pays frontière en dehors des grandes voies de l’humanité.


PIERRE LEROY-BEAULIEU.

  1. Les stations météorologiques sont nombreuses en Sibérie, même dans la zone polaire ; si l’on peut se rendre ainsi un compte exact du climat de ces régions désolées, c’est grâce à la présence de malheureux exilés politiques, gens souvent instruits, dont les observations scientifiques sont à peu près la seule distraction dans ces pays où la poste même n’arrive parfois (dans la région de la Kolyma) qu’une seule fois par an !
  2. Le tableau ci-dessous indique, d’après des données officielles (recensement du 28 janvier 1897), la superficie et la population totale des neuf provinces sibériennes. On y a joint l’évaluation de la population indigène et celle de la superficie de la zone agricole, déduites des renseignemens contenus dans l’ouvrage : The industries of Russia. Vol. V. Siberia and the Great Siberian Railway, publié sous les auspices du gouvernement russe à l’occasion de l’Exposition de Chicago, dans l’Annuaire commercial et industriel de la Sibérie pour 1897, édité à Tomsk, et autres publications géographiques. En ce qui concerne l’étendue de la zone cultivable, qui ne saurait évidemment être appréciée d’une manière bien exacte, nous y avons englobé toutes les régions où la température moyenne de la période de végétation est supérieure à +12° ; il va sans dire qu’il s’y trouve, comme en maint autre pays, des espaces que la nature du sol ou parfois, dans l’Ouest, l’insuffisance des pluies rend stériles.
    Superficie en kilomètres carrés Population totale. Indigènes et immigrés asiatiques Superficie de la zone agricole
    Tobolsk 1 387 000 1 438 655 « «
    Tomsk 848 000 1 917 527 180 000 700 000
    Iénisséi 2 542 000 567 807 45 000 «
    Irkoutsk 726 000 501 237 100 000 500 000
    Iakoutsk 3 970 000 283 954 250 000 «
    Transbaïkalie 594 000 669 721 200 000 36 0000
    Amour 447 000 112 396 18 000 270 000
    Littoral 214 940
    Ile de Sakhalin 1 921 000 25 495 70 000 300 000
  3. D’après des statistiques remontant à trois ans en arrière et ne comprenant ni le gouvernement de Tobolsk ni celui d’Irkoutsk, il y aurait 83 000 raskolniks en Sibérie.
  4. En 1894, année de lionne récolte, la production totale des céréales avait atteint un peu plus de 48 millions d’hectolitres, dont 302 00000 dans les deux gouvernemens réunis de Tobolsk et Tomsk (Sibérie occidentale) ; 5 800 000 dans le gouvernement de l’Iénisséi ; 4 500 000 dans celui d’Irkoutsk et moins de 2 millions dans les provinces orientales. Le froment, presque toujours semé au printemps, et l’avoine, formaient chacun 30 pour 100 ; le seigle d’hiver 20 pour 100 de la production totale que complétaient le seigle de printemps, l’orge, etc.
  5. Le chiffre de 15 pour 100 ne s’applique qu’à la Transbaïkalie.
  6. A titre de curiosité, voici le prix de quelques places dans ce théâtre d’Irkoutsk : 8 francs au premier rang des fauteuils d’orchestre ; 2 fr. 67 au dernier ; 1 fr. 33 au premier rang des deuxièmes galeries, et 0 fr. 67 au plus éloigné ; ces dernières places étaient au meilleur marché.