La Serbie au XIXe siècle/06
Les révolutions de 1842 et de 1858. — Le prince Michel Obrenovitch, le prince Kara-Georgevitch. — Le retour et la mort de Milosch.
Dans la première moitié de notre siècle, l’Orient a vu paraître de tragiques figures dont la grandeur a étonné le monde ; sur le trône des sultans, un Sélim, un Mahmoud ; en Égypte, Méhémet-Ali avec son fils Ibrahim ; en Serbie, Kara-George et Milosch. S’il s’agit simplement de puissance et d’audace en dehors de toute moralité, ne faut-il pas ajouter à cette liste le génie même de l’ambition et de la ruse, l’odieux Ali de Tébélen, pacha de Janina ? De ces personnages, qui à des titres divers ont si vivement frappé les imaginations, plusieurs ont déjà disparu au moment où nous sommes parvenus dans ce récit ; Sélim est tombé en 1808 sous les coups des janissaires, irrités de ses réformes ; Kara-George, en 1817, a eu la tête tranchée par un des siens qui voulait le soustraire à la vengeance des Turcs ; Ali de Tébélen, égorgé par les soldats de Mahmoud, a expié en 1822 ses horribles forfaits ; deux des plus grands, des plus dignes d’intérêt à coup, sûr malgré les fautes qu’ils ont commises, Mahmoud et Milosch, quittent la scène presque en même temps. Le 13 juin 1839, à la suite des événemens que nous avons racontés[1], Milosch, prince héréditaire des Serbes, abdique en faveur de son fils ; trois semaines après, le 1er juillet, Mahmoud, qui occupait le trône depuis trente et un ans, succombe à la maladie qui le dévorait[2].
Les voilà donc emportés à la fois, celui-ci par une révolution, celui-là par la mort, ces deux hommes si différens que rapprochaient des analogies singulières, et qui, placés dans des camps ennemis, éprouvaient l’un pour l’autre une sorte d’admiration et de respect. Que Milosch, en arrachant à Mahmoud l’indépendance de la Serbie, ait conçu la plus haute idée du padischah devenu son suzerain, il n’y a pas lieu d’en être surpris ; on s’étonnerait davantage que l’altier padischah ait éprouvé des sentimens de sympathie pour l’ancien porcher des forêts serbes, si l’on ne se rappelait quelles épreuves furent infligées à Mahmoud pendant la longue durée de son règne. Le sultan giaour avait vu l’empire ottoman menacé de disparaître au moment même où, d’une volonté si forte, d’une main si terrible, il accomplissait les réformes destinées à en retarder la chute. C’est sous lui qu’avait commencé le démembrement de l’empire. A Bucharest en 1812, à Andrinople en 1828, à Londres en 1830, ses représentans avaient dû faire des sacrifices immenses pour sauver Constantinople. Tour à tour adversaire ou allié de la Russie et plus menacé peut-être par la protection du tsar que par son hostilité directe, tour à tour défendu par Méhémet-Ali contre une partie de l’Europe ou par une partie de l’Europe contre Méhémet-Ali, le sultan Mahmoud, pendant trente et un ans, avait traversé des situations extrêmes. Que de fois il avait vu s’entr’ouvrir l’abîme ! que de fois il avait paru retrouver le prestige. des anciens jours ! On tel homme était fait pour apprécier l’étonnante destinée de Milosch, et l’histoire a le droit de rapprocher ces deux noms à l’heure où ils disparaissent du théâtre qu’ils ont si puissamment agité.
Il y a seulement une différence que ce rapprochement même va faire éclater avec plus de force. Les destinées de Milosch ne sont pas encore finies. Mahmoud est mort, Abdul-Medjid le remplace ; son règne n’est plus qu’un souvenir et un exemple. Tout autre est le sort du prince des Serbes ; renversé par une révolution qui l’exile et met son fils à sa place, renversé une seconde fois, pour ainsi dire, dans la personne de ce fils par une dynastie rivale qui détrône les Obrenovitch, Milosch est toujours là. Éloigné pendant dix-neuf ans du pays qu’il a sauvé, du trône qu’il a élevé, son image est continuellement présente au peuple serbe. La diplomatie européenne croit que la Serbie est engagée désormais en des voies régulières qui chaque jour la séparent davantage de son ancien chef ; Milosch lui-même, dans l’ardeur qui le dévore, semble par momens tourner d’un autre côté son ambition aventureuse ; regardez-y de plus près : ni la Serbie n’a renoncé à Milosch, ni Milosch n’a renoncé à la Serbie. Son souvenir domine les événemens. Avant qu’une période nouvelle, période de paix, de labeurs, de légalité, succède d’une manière utile aux œuvres puissantes, mais désordonnées, de la dictature des premiers jours, il faut que la réconciliation soit faite entre le dictateur et la nation, il faut que Milosch soit revenu mourir sur son trône. Telle est de 1839 à 1860 l’histoire que nous avons à retracer. Ce sera le dernier de ces tableaux.
Milosch ayant abdiqué le 13 juin 1839, son héritier, aux termes du hatti-chérif de 1830, était son fils aîné, le prince Milan. Hélas ! le prince Milan, dans la fleur de la jeunesse, souffrait d’une maladie qui ne laissait aucune espérance. Ramené de Semlin à Belgrade par sa mère Lioubitza, il occupa sans le savoir le trône d’où, son père venait d’être renversé. Milan Obrenovitch II, c’est ainsi qu’on l’appelait, ignora toujours sa dignité ; il ignora même la révolution du mois de juin ; la moindre émotion l’aurait tué. Il demandait à voir son père ; on lui disait qu’il était en voyage et ne tarderait pas à revenir. Pendant ce temps, une régence instituée par la Porte avait pris le gouvernement. Elle se composait des trois hommes qui avaient le plus contribué à la chute de Milosch : Abraham Petronievitch, Thomas Voutchitch et le frère même du dictateur, le faible et ambitieux Éphrem. Un mois ne s’était pas encore écoulé que le jeune malade expirait dans les bras de sa mère (8 juillet 1839). Il avait à peine vingt et un ans.
A qui revenait le trône ? Évidemment au second fils de Milosch, au prince Michel, qui allait accomplir sa seizième année. Ce ne fut pas l’avis des deux régens Voutchitch et Petronievitch. En renversant Milosch, ils avaient voulu enlever le trône à sa famille, et s’étaient arrêtés à contre-cœur devant le hatti-cherif de 1830. Le jeune Milan étant mort, n’y avait-il pas moyen d’équivoquer avec le texte du hatti-chérif ? Le sultan n’avait mentionné que l’ordre de primogéniture, disaient les deux régens ; le prince Michel n’avait donc pas de droits à invoquer, et le peuple serbe devait être appelé de nouveau à élire son souverain. Ce fut le signal d’une scission entre les deux régens hostiles aux Obrenovitch et le frère de Milosch ; Éphrem comprit enfin qu’on s’était servi de son nom pour détrôner plus aisément le fondateur de la principauté serbe, et qu’il n’avait rien à attendre de ses complices. Leurs promesses n’étaient que des pièges. La seule chose qu’il eût à faire pour réparer sa faute était de défendre le principe de l’hérédité dans la famille des Obrenovitch ; pour lui et les siens, comme pour la patrie, le salut était là. Malheureusement, sous l’action impatiente de Voutchitch et de Petronievitch, le parti révolutionnaire avait pris les devans. Une commission parcourait les campagnes, afin d’expliquer aux paysans les termes du statut organique ; c’étaient tous des personnages hostiles à la dynastie de Milosch, et ces commentaires de la loi qu’ils portaient de village en village avaient pour but de préparer les esprits à une transformation de la chose publique.
Il y avait parmi eux des hommes très divisés d’intérêt, mais animés par le même désir de l’inconnu. Écarter les Obrenovitch, c’était ouvrir le champ à tant d’espérances ! Les partisans du fils de Kara-George, les ambitieux qui voulaient fonder une dynastie nouvelle, ceux qui rêvaient je ne sais quelle démocratie en vue de leur intérêt propre, dût la liberté serbe y périr à jamais, étaient associés à cette œuvre ténébreuse. Eurent-ils occasion de se connaître, partant de se défier les uns des autres, ou bien faut-il croire que le nom seul des Obrenovitch, ce nom si cher au peuple des campagnes, opposa aux intrigues des commentateurs de la loi une résistance victorieuse ? Une chose certaine, c’est que Voutchitch et Petronievitch n’osèrent pas aller jusqu’au bout de leur pensée. Ils avaient soutenu que le droit de succession n’appartenait qu’au fils aîné du prince, et que, ce fils mourant sans héritier, le droit se trouvait éteint ; tout en maintenant cette doctrine, ils craignirent de heurter le sentiment populaire, et le sénat élut prince des Serbes le jeune Michel, second fils de Milosch.
Quel fut le résultat de cette belle tactique ? La ruine de l’une des plus précieuses conquêtes de la nouvelle Serbie, la destruction de ce droit héréditaire arraché à la Porte-Ottomane par la politique de Milosch, et qui préparait, qui assurait pour l’avenir la pleine indépendance du pays. En voyant les Serbes renoncer eux-mêmes à un droit si chèrement acheté, le divan de Constantinople éprouva une joie facile à concevoir. Le jeune prince, conseillé par sa nièce, avait beau prendre le titre de Michel Obrenovitch III, ce n’était pas comme héritier de Milosch Obrenovitch, c’était comme élu du sénat qu’il était appelé au trône. Or la victoire que le sénat paraissait remporter en s’attribuant le droit d’élire le souverain était en réalité un désastre pour la Serbie. Les Serbes ayant renoncé eux-mêmes à cette concession d’une principauté héréditaire, la Porte reprenait ses droits ; il lui appartenait désormais d’accorder ou de refuser l’investiture aux élus du sénat, et chaque changement de règne lui fournissait une occasion légale de se mêler des affaires de Serbie. La Porte s’empressa donc de confirmer l’élection du prince Michel ; constater solennellement l’élection accomplie par le sénat, c’était constater l’abandon du droit d’hérédité. Il est inutile de dire que le mot de prince héréditaire ne se trouve pas dans le bérat qui donna l’investiture au prince Michel ; une chose plus curieuse à signaler, c’esl qu’il n’y est pas même question d’une souveraineté à vie. La déchéance de la Serbie suivait de près la victoire des ennemis de Milosch.
Le prince Michel était encore à Bucharest, auprès de son père exilé, quand un commissaire turc vint lui apporter le diplôme. Milosch refusa d’abord de laisser partir son fils. Était-ce pour lui un moyen de punir son pays ? Voulait-il soustraire un enfant aux embûches d’une situation si grave, voulait-il aussi protester contre la suppression de ce principe d’hérédité, l’une des plus sûres garanties de l’indépendance nationale ? On devine que tous ces sentimens s’unissaient dans l’âme du prince déchu. Il finit cependant par consentir au départ de son fils. La politique, après tout, ne permet pas qu’on se dessaisisse de son arme, fût-elle à demi rompue. Quand la cognée nous échappe, ce n’est pas le moment de jeter le manche. Le prince Michel se rendit à son poste, et bientôt, accompagné de sa mère, escorté des principaux personnages de la Serbie, il alla recevoir à Constantinople des mains du nouveau sultan Abdul-Medjid son bérat d’investiture. Singulière investiture ! on reconnaît ici la main des hommes qui accompagnaient le jeune prince. C’étaient les amis de Voutchitch, de Petronievitch, par conséquent des ennemis de Milosch et de sa famille. Sous prétexte de faire honneur au jeune prince, ils étaient venus à Constantinople pour livrer au divan une partie de ses prérogatives. Abaisser à tout prix la maison des Obrenovitch, tel était le rôle de ces intègres conseillers. Ils n’eurent pas de peine à réussir. La Porte, tout en reconnaissant la majorité du prince, lui imposa deux tuteurs chargés avec lui de la direction des affaires. Pourquoi des tuteurs, si le prince, à peu près du même âge que le jeune sultan, avait été déclaré majeur et apte à ses fonctions ? Pourquoi ce triumvirat dont ne parlaient ni le hatti-chérif de 1830 ni le statut organique de 1838 ? N’était-ce pas au prince qu’il appartenait de choisir ses ministres ? La nomination de ces deux tuteurs, de ces deux régens associés au prince, était une véritable usurpation de la Porte. Faut-il ajouter que les deux tuteurs du prince Michel étaient choisis de manière à rendre inévitable une révolution nouvelle, c’est-à-dire un nouvel abaissement de la Serbie sous la main des Ottomans ? Les hommes chargés de venir en aide au prince Michel étaient les mêmes qui avaient renversé Milosch, Thomas Voutchitch et Abraham Petronievitch. De quelles ressources disposait le jeune prince pour faire face à tant de périls ? C’était un esprit grave, attentif, naturellement droit et bienveillant. Né en 1823 à Kragoujevatz[3], il avait passé son enfance tantôt dans sa ville natale, où résidait son père, tantôt à Smédérévo, où sa mère aimait à se retirer. Plus tard, confié à un précepteur russe nommé Zoritch, puis en 1837 à un jeune Grec appelé Ranos, il avait mis sérieusement à profit les leçons de ses maîtres. Il allait parcourir l’Europe pour achever son éducation quand son père fut renversé du trône. A vrai dire, c’était encore un enfant. Qu’on se le représente, au mois de mars 1840, arrivant de Constantinople à Belgrade et apprenant tout à coup les dispositions de ce bérat d’investiture que le divan vient de lui accorder. Les chefs de l’intrigue, c’est-à-dire les ministres mêmes qui l’accompagnaient, lui avaient laissé ignorer les termes du diplôme tant qu’il n’avait pas quitté le sol turc. A peine arrivé en Serbie, il apprend tout, il sait qu’il n’a droit qu’à une souveraineté nominale, et que les ennemis de sa race ont le pouvoir en main. Déjà on vient d’éloigner sa mère. Le voilà seul au milieu des hommes qui veulent le perdre. Si le libérateur de 1815, si le chef à la main de fer a succombé, que fera un enfant sans titre, sans force, sans expérience ?
C’est peut-être sa faiblesse même qui l’a sauvé tout d’abord, je dis sa faiblesse politique unie à l’innocence de son âge et à une certaine fermeté de bon sens. Milosch eût été mieux défendu, si le souvenir de ses violences n’eût déconcerté un grand nombre de ses amis en même temps que les remords paralysaient son bras. Rien de pareil chez le prince Michel ; sa loyauté, sa candeur, éveillèrent immédiatement les sympathies. Le jeune prince ayant protesté dès le premier jour contre les tuteurs que lui donnait la Porte, la Serbie se leva pour le soutenir. C’est le 15 mars 1840 qu’il avait fait son entrée à Belgrade ; la skouptchina réunie par ses ordres quelques semaines après dirigea les accusations les plus graves contre les régens : elle demanda qu’ils rendissent leurs comptes, affirmant que 8 millions de piastres manquaient aux caisses de l’état ; elle demanda aussi que le gouvernement fût transporté de Belgrade à Kragoujevatz, afin d’arracher le prince à l’influence du pacha. C’était dire que Voutchitch et Petronievitch se mettaient volontiers sous la protection des Turcs pour continuer à assouvir leurs vengeances aux dépens de la cause serbe. Comme dernier vœu, la skouptchina réclamait le rappel de Milosch. Sur ce point, le prince Michel répondit que « le retour de son père dépendait de la Porte-Ottomane, non de sa volonté propre. « Il agréa les deux autres demandes, se déclarant tout disposé, en ce qui le concernait, à se conformer aux désirs de l’assemblée. Les régens refusèrent avec hauteur : ils n’avaient pas de comptes à rendre et entendaient maintenir le gouvernement à Belgrade. Dès que cette réponse fut connue, plusieurs milliers d’hommes parurent en armes sous les murs de Belgrade, résolus à obtenir par la force les concessions demandées par l’assemblée du peuple. Le prince, pour les calmer, se porta de sa personne au milieu d’eux, accompagné du métropolitain, du consul russe et d’un commissaire ottoman. Toutes ses paroles furent inutiles. L’émeute bienveillante insista pour l’arracher à ses tuteurs ; il fallut qu’il partît pour Kragoujevatz, escorté par la foule qui allait grossissant de village en village. Cet événement qui caractérise si bien la Serbie un an après la chute de Milosch s’appelle l’émeute du 6 mai 1840.
Installé à Kragoujevatz, le jeune prince est au cœur même de la contrée ; paysans et kmètes pourront désormais le défendre. C’est précisément ce que ne voulaient pas ses tuteurs. Obligés de fuir devant l’émeute serbe, Voutchitch et Petronievitch se retirèrent dans la forteresse de Belgrade, d’où ils adressèrent une plainte à Constantinople. C’était le prince Michel, disaient-ils, qui avait provoqué cette révolte pour se soustraire aux conditions du bérat impérial. La Porte envoya aussitôt à Belgrade un commissaire chargé de faire une enquête et de rétablir le gouvernement. C’était un diplomate renommé, Moussa-Effendi, homme de sens et de vigueur ; il dut s’incliner devant l’opinion. La skouptchina, consultée par lui, déclara que le prince Michel avait agi légalement, et demanda l’exil des deux régens. Il y avait là une première revanche contre les usurpations de la Porte. Condamnés par la voix du peuple, ceux-ci quittèrent la Serbie, emmenant une quarantaine de leurs partisans ; où allaient-ils ? A Constantinople avec Moussa-Effendi. Nouvel exemple des difficultés sans cesse renaissantes contre lesquelles le jeune état serbe était obligé de se défendre. En 1839, c’était en Russie que les conspirateurs trouvaient un refuge ; en 1840, c’est auprès de la Porte. Pressés entre le protecteur et le suzerain, les Serbes ont eu besoin de la persévérance la plus obstinée, du sens politique le plus droit, pour obtenir l’indépendance qu’ils possèdent aujourd’hui, et préparer leur avenir.
Une fois débarrassé de la surveillance ottomane, le jeune prince, revenu à Belgrade, s’occupa des réformes intérieures. Il avait pour auxiliaires des Serbes autrichiens animés d’intentions excellentes, mais dont les empressemens indiscrets firent souvent plus de mal que de bien. C’est le défaut des réformateurs de ne pas tenir compte du temps. On ne transforme pas un peuple à coups de décrets. Encourager l’instruction, rien de mieux ; vouloir bon gré mal gré conduire à l’école tous les habitans d’un pays encore à demi sauvage, c’est un zèle excessif et irritant. Bien des bévues semblables étaient commises chaque jour. Le jeune prince Michel, qui approuvait des idées justes, ne pouvait en surveiller l’exécution. L’inexpérience d’un prince de dix-huit ans donnait beau jeu à des agens prétentieux et brouillons. C’était fort bien fait assurément de travailler à la régénération de l’église, d’assurer au clergé séculier une existence plus digne, d’obliger les popes à ne plus vivre comme autrefois de la vie du paysan et du mercenaire ; élever ces pauvres gens pour qu’ils fussent à leur tour les instituteurs du peuple des campagnes, la tentative était digne d’éloges. Rien de mieux encore que d’examiner de près toutes les misères et de calculer toutes les ressources du pays ; mais pourquoi compromettre de si bonnes choses par des procédés pédantesques ? Pourquoi dresser ce cadastre avec une solennité inquiétante ? Pourquoi effrayer le libre paysan des forêts par l’appareil de la statistique ? Surtout était-ce le moment d’augmenter l’impôt ? Et que dire des financiers qui, pour enrichir le trésor public, ne craignirent pas de modifier, si légèrement que ce fût, la valeur consacrée des monnaies ? La plupart des réformes administratives accomplies par les ministres du jeune prince semèrent le mécontentement et la défiance dans les rangs de cette population rustique jusque-là le meilleur appui des Obrenovitch.
Les amis se refroidissant, les ennemis reprenaient de l’assurance. Les exilés de 1840 avaient un certain nombre de partisans qui s’apitoyaient sur leur sort et réclamaient leur grâce. Soit pitié, soit faiblesse, le doux prince Michel les rappela en Serbie. On dit qu’il espéra par cette mesure calmer l’hostilité persistante de la Porte ; il ne réussit qu’à introduire au sein de la place les plus acharnés des hommes qui en faisaient le siège. Son excuse, c’est en effet cette hostilité de la Porte, hostilité entretenue malgré lui par les personnes qu’il respectait le plus. Une insurrection très menaçante venait d’éclater en Bulgarie (1841). Les chrétiens de Vidin, de Nissa et des contrées environnantes s’étaient soulevés contre les pachas, en appelant à grands cris leurs frères du pays serbe. La Turquie ne pouvait ignorer que la mère du prince Michel, l’ardente Lioubitza, avait encouragé par tous les moyens la révolte des raïas de Bulgarie, soit qu’elle vît dans cette levée d’armes une occasion de ramener le prince Milosch sur le théâtre des événemens, soit que sa ferveur chrétienne ne lui permît pas de rester indifférente aux appels désespérés des Bulgares. Elle voulut même engager son fils dans cette insurrection. Les ministres du prince résistant à cette politique aventureuse, Lioubitza conçut le dessein de les renverser, après quoi, rappelant son mari ou dominant son fils, elle eût mis les forces de la Serbie au service de la révolution bulgare. C’était toute une conspiration. Le frère de la princesse, Gaya Voukomanovitch, était à la tête des conjurés. Les détails nous manquent sur ce singulier épisode ; nous savons seulement que le complot fut découvert et que le prince Michel se trouva sur le point de faire arrêter sa mère afin de protéger ses ministres.
Les observations d’un voyageur français qui visita Belgrade au lendemain de ces mystérieux événemens nous aident à les comprendre. Lorsque M. Blanqui, en 1841, entra dans le konak du prince Michel, il fut surpris de trouver « un jeune homme de dix-neuf ans, grand, pâle, timide, dont la contenance trahissait à un très haut degré l’embarras et l’ennui. » Il parlait peu, s’exprimait lentement et par monosyllabes. « Était-ce défiance de lui-même ou contrainte ? ajoute M. Blanqui. Je l’ignore. L’entretien ne fut pas long, et je m’aperçus bientôt que le véritable souverain du pays n’était pas devant moi ; mais il n’était pas loin. Au moment où j’entrais dans le salon du prince, j’avais vu s’ouvrir et se refermer mystérieusement la porte d’un appartement contigu au sien : c’était celui de sa mère, la princesse Lioubitza, femme de Milosch. » M. Blanqui avait bien vu ; seulement il ne pouvait s’expliquer comme nous l’embarras du jeune prince sous les yeux de sa mère. Il y avait ici autre chose que la timidité d’une âme douce dominée par un génie ardent et résolu ; comment ne pas y remarquer avant tout la tristesse du jeune chef, qui, voulant faire son devoir, est obligé de résister à la personne la plus noble, la plus digne d’amour et de respect ? On s’explique aisément le sombre ennui du prince Michel quand on le voit entre ses ministres et sa mère, les uns lui affirmant qu’à secourir les Bulgares il perdra la Serbie, l’autre, en son exaltation, lui reprochant la mort des chrétiens bulgares égorgés par les Turcs. Dès qu’il s’agissait des chrétiens d’Orient et de l’oppression musulmane, la princesse Lioubitza était en proie à une fièvre sainte : Écoutons M. Blanqui.
« Cette femme héroïque, qui a joué un si grand rôle dans l’histoire de la Serbie, me reçut avec une sorte d’effusion pleine de dignité, d’empressement et de curiosité. Elle savait que j’avais pour mission de venir constater la situation des chrétiens, de la Bulgarie, et son horreur des Turcs lui faisait supposer qu’un chrétien comme elle ne pouvait pas avoir moins de haine pour eux. Qu’on se figure une femme de cinquante ans, d’une physionomie martiale, rêveuse et austère, aux traits fortement prononcés, au regard sombre et fier, la tête nue et couronnée par une natte de cheveux gris tressés de petits rubans noirs : telle était la princesse serbe. Ses bras vigoureux étaient découverts jusqu’aux coudes, d’où flottaient, pour tout ornement, des manchettes de dentelle de couleur noire comme le reste de son costume, plutôt d’une religieuse que d’une princesse régnante, car c’est elle qui régnait en effet ou qui essayait de régner au milieu des périls sous le nom de son fils. Elle me fit un salut plein de grâce et de noblesse, et me pria de m’asseoir auprès d’elle. — Je sais, monsieur, me dit-elle, que vous êtes un Français chargé par votre gouvernement de venir voir ce que les Turcs font ici des chrétiens… Pas ici, reprit-elle, car nous sommes chez nous, et nous ne nous laisserions pas faire. Je suis bien aise de vous voir. Vous allez juger de ce que les barbares ont fait en Bulgarie. Vous ne saurez pas tout, mais vous en verrez assez pour que l’Europe apprenne la vérité. Ah ! si tous ces hommes n’étaient pas des femmes, ou s’ils étaient des femmes comme moi, notre religion serait bientôt débarrassée de ses oppresseurs. Vos femmes sont bien heureuses en Europe ! On ne les insulte pas, on ne les outrage pas impunément ; mais est-ce qu’on ne leur parle jamais de ce que souffrent les femmes chrétiennes de l’Orient ? Est-ce que les Serbes ne sont pas vos frères ? — Il est impossible de rendre l’expression des traits de cette noble femme et surtout le son de sa voix pendant cette allocution saisissante… La conversation continua sur ce ton pendant près d’une heure, et sa ferveur était si vive que je craignis de l’exciter jusqu’à l’exaltation en demeurant plus longtemps. Je lui donnai des nouvelles du prince Milosch, que j’avais vu à Vienne. — De mon maître, dit-elle tristement. Il doit bien s’ennuyer ! — Et elle me congédia avec la majesté bienveillante et naturelle d’une reine[4]. »
Rien de plus noble assurément que cette sympathie de la princesse Lioubitza pour les chrétiens de Bulgarie ; il faut reconnaître pourtant que la princesse jouait gros jeu, si des vues politiques se mêlaient à ses généreuses ardeurs. M. Blanqui a-t-il raison de nous la représenter, dans sa résidence de Belgrade, « séparée par une simple cloison de bois des appartemens de son fils, qu’elle surveillait d’un regard sombre et triste, comme l’usurpateur du trône.de son père ? » Des informations précises nous manquent sur ce point délicat ; mais certainement, si la femme de Milosch en soutenant les chrétiens bulgares avait songé aux intérêts des Obrenovitch, elle hasardait sur une telle entreprise ou bien la restauration de son mari ou la ruine de son fils. C’était tout ou rien. Malheureusement on n’était plus près de la ruine de Michel que du retour de Milosch. La Serbie se désorganisait. A l’inexpérience du chef ajoutez les divisions de sa famille, la méfiance croissante de la nation, les intrigues des anciens régens si imprudemment rappelés, la colère du gouvernement turc, qui accusait les Serbes d’entretenir la révolte des Bulgares, vous comprendrez quels périls menaçaient la jeune principauté. Obligé de se défier de sa mère, le prince ne comptait guère plus sur ses ministres. Il ne pouvait cependant se séparer d’eux quand la Porte lui enjoignait de les destituer ; il les conservait donc par point d’honneur, et les ministres continuaient d’exciter le mécontentement du pays par des réformes inopportunes. Il arriva un jour que le sentiment public se trouva d’accord avec la politique ottomane pour demander le changement du ministère. C’est ce moment qu’attendait Voutchitch pour venger sa défaite ; celui que la skouptchina de 1840 avait chassé comme un traître à la patrie devient en 1842 le représentant de la cause populaire. Il parcourt les districts, excite les plaintes, envenime les griefs, et, sans parler de révolution, provoque un grand rassemblement du peuple qui obligera le prince à renvoyer ses ministres. Changer l’administration, il ne demande pas autre chose ; qui donc refuserait de le suivre ?
On le suivit en effet ; le rassemblement populaire eut lieu sur presque tous les points du territoire. Voutchitch était au centre, à Kragoujevatz, avec un certain nombre de canons ; ses amis occupaient l’est et l’ouest. A peine informé de ce mouvement, le prince Michel monte à cheval, et à la tête d’un faible détachement se dirige sur Kragoujevatz. Sa mère est auprès de lui. Partout où ils passent, des milices, des paysans, les gens de là montagne, viennent grossir la troupe du prince. Est-ce une foule hostile ? Non certes. Amie ? Pas tout à fait. C’est surtout une foule curieuse. On apprend chemin faisant que les insurgés ont été battus dans plusieurs districts et que leurs chefs ont passé la frontière. On avance toujours en se recrutant de village en village. Le prince avait près de 10,000 hommes autour de lui quand il arriva devant Kragoujevatz, où Voutchitch s’était retranché avec 2,000 soldats et de l’artillerie. Voutchitch lui envoie une députation ; il mettra bas les armes dès qu’on lui accordera ces trois choses : destitution des ministres, diminution de l’impôt, convocation d’une assemblée nationale. Si Michel eût consenti, les cris de révolte se seraient changés aussitôt en acclamations enthousiastes, c’eût été comme un nouveau règne, un règne débarrassé de ses entraves et revêtu d’une consécration meilleure. Il ne crut pas que l’honneur lui permit de céder à une requête présentée les armes à la main 5 n’avait-il pas d’ailleurs autour de lui une armée populaire accourue pour le soutenir ? Cette illusion ne dura guère. Pendant que Voutchitch négociait, ses troupes avaient eu le temps de s’entendre avec les paysans dont se composait l’armée du prince. Au premier coup de feu, les 10,000 hommes se débandèrent, refusant de se battre contre des gens qui défendaient la cause du peuple. Il n’y eut pas de combat, il n’y eut pas de défaite ; ce fut une désertion générale. Le fils de Milosch était parti de Belgrade le 19 août 1842, confiant dans sa cause et assuré de vaincre ; huit jours après, il avait dû se réfugier en Autriche.
C’est une noble et douloureuse figure que celle du prince Michel Obrenovitch III. Jeté par une révolution sur un trône environné d’embûches, condamné à une tâche à laquelle rien ne le prépare, tout jeune, sans expérience, sans instruction, hésitant et timide plutôt par loyauté de conscience que par faiblesse de caractère, il va rejoindre son père en exil avant d’avoir atteint sa vingtième année ; puis, lorsqu’il a terminé son éducation, lorsque l’enfant est devenu homme, lorsqu’il a parcouru toutes les capitales de l’Europe, étudiant la politique et les lois, lorsqu’il s’est préparé à mieux servir son pays le jour où les circonstances l’y ramèneront, il est rappelé en effet par une révolution nouvelle ; il revient en Serbie en même temps que Milosch, lui succède et suit une voie toute différente ; il reforme les institutions barbares, il développe les ressources du pays, il résout des questions pendantes depuis un demi-siècle, il met la dernière main à l’affranchissement de la Serbie, il oblige les Turcs, à quitter les forteresses, et, au moment où il jouit du succès de son œuvre, il tombe frappé à mort par de lâches assassins. A l’heure où finit si tristement le premier règne du prince Michel, nous n’avons pu résister au désir d’anticiper sur les dates et de marquer en quelques traits le caractère bienfaisant de son second règne. Assurément, du mois de juillet 1839 au mois d’août 18ùg, le prince Michel n’a déployé aucune des qualités dont il a fait preuve dans la suite ; il en a du moins fourni les indices dans l’épreuve prématurée que le sort lui imposait. On lui a reproché son indécision ; c’était précisément chez un homme de cet âge la preuve d’une droiture naturelle et d’une parfaite honnêteté. Son ignorance l’avait perdu ; c’est par l’étude et la méditation qu’il est devenu, vingt ans plus tard, un des libérateurs du peuple serbe.
Dès que le prince Michel eut quitté la Serbie, Voutchitch, prenant le titre de chef militaire de la nation, entra dans Belgrade et organisa un gouvernement provisoire. Il s’était adjoint ses deux amis, les adversaires les plus acharnés de Milosch et de sa famille, Abraham Petronievitch et Stoïan Simitch. Ce titre de chef militaire du peuple serbe annonçait-il l’intention de préparer les voies à une troisième dynastie ? C’était sous ce nom que Kara-George, au moment des grandes luttes, avait pris le commandement du pays. Si l’impétueux Voutchitch en eut la pensée, il dut sentir bientôt que cette complication nouvelle avait peu de chance de succès. Mieux valait pour lui-même comme pour l’accomplissement de ses vengeances appeler au trône le fils de Kara-George. Les Obrenovitch disparaissant, il n’y avait qu’un Kara-Georgevitch qui pût occuper leur place. C’était ce grand souvenir national qu’on avait mis en avant pour ébranler le prince Michel ; la coalition qui avait amené la catastrophe du mois d’août 1842 n’aurait pu réunir ses élémens épars, si l’on ne s’était servi d’un lien comme celui-là pour assembler le faisceau. Bien plus, les conjurés avaient fait sortir de sa retraite la veuve de Kara-George ; elle était venue ardente, implacable, accusant Milosch du meurtre de son mari et maudissant la race du meurtrier. Comme il s’agissait de porter le dernier coup aux Obrenovitch dans la personne du prince Michel, rien n’était mieux combiné que cette évocation des vieilles haines et des vieilles calomnies pour frapper les imaginations populaires. Il fallait donc, en dépit des ambitions secrètes de Voutchitch, que l’héritier de Kara-George recueillît bon gré mal gré le bénéfice des événemens.
Le prince Alexandre Kara-Georgevitch était un homme de trente-six ans lorsque la révolution de 1842 lui donna le trône de Serbie. Il était né en 1806, pendant ces luttes formidables où son père transformait les bandits en héros et arrachait les Serbes au joug le plus odieux qui fut jamais. ’Comment n’avait-il pas gardé la flamme de ces grands jours ? Il n’avait que sept ans, je le sais, lorsque son père avait fui le théâtre de sa gloire, il avait onze ans lorsque le fondateur de la principauté serbe eut la tête tranchée, et la plus grande partie de sa vie s’était écoulée dans l’exil ; il semble pourtant que de tels souvenirs auraient dû éveiller en lui des ambitions plus hautes. Soit qu’il voulût servir son pays sous les Obrenovitch, soit qu’il aimât mieux réserver son avenir, il aurait dû montrer que le fils de Kara-George comprenait la valeur et les devoirs d’un titre comme celui-là. On ne rencontre chez le prince Alexandre aucune trace de tels sentimens. Certes nul ne peut lui reprocher d’avoir prêté la main au renversement du prince Michel. Tout cela s’est fait en dehors de lui. Est-il bien sûr qu’il ait désiré le pouvoir ? On ne saurait l’affirmer. Les événemens l’ont pris par la main, il s’est laissé conduire[5]. Ayant désiré rentrer en Serbie après la chute de Milosch, il avait obtenu sans peine l’agrément du prince. Michel, qui l’avait admis auprès de sa personne à titre d’aide-de-camp ; quelque temps après, il se trouva prince de Serbie. Froideur, indifférence, inertie, tels sont les traits du prince qui allait recueillir à son tour le pesant héritage de Milosch et reprendre les réformes du prince Michel.
Nous serions désolé d’être injuste pour un homme qui, pendant une période de seize ans, a dirigé honnêtement les affaires de son pays, a opéré d’utiles réformes, a obtenu plus d’un résultat précieux, et sur qui pèse en ce moment même une accusation capitale. Il faut bien cependant marquer les traits de cette physionomie lorsqu’elle apparaît pour la première fois à la clarté de la vie publique. On la retrouvera jusqu’au dernier jour telle que nous la signalons à cette date. La froideur et l’indifférence du prince Alexandre n’étaient point après tout des conditions trop défavorables, si l’on songe à l’état où se trouvait la Serbie après la révolution de 1842. A la dictature violente de Milosch, l’heure était venue de faire succéder un régime légal et civilisateur. Le prince Michel avec ses nobles instincts l’avait bien compris de la sorte, mais il avait été desservi par des brouillons. La froideur du prince Alexandre le préservera des empressés ; il laissera bien des choses s’organiser d’elles-mêmes, il aura des auxiliaires qui imiteront sa réserve, en un mot il gouvernera peu, et jusqu’au jour où la Serbie s’apercevra queues viriles traditions sont compromises par la somnolence du prince, il aura donné au pays le temps de s’acheminer tout doucement vers la liberté constitutionnelle des états européens. Tel est, si je ne me trompe, le résumé fidèle des seize années pendant lesquelles le prince Alexandre Kara-Georgevitch a occupé le trône de Serbie.
La première année de cette période est remplie par des conflits diplomatiques où la personne du prince Alexandre ne joue qu’un rôle très secondaire, mais qui jettent un jour assez vif sur la politique russe en Orient. La Russie, on l’a vu, avait contribué à renverser Milosch ; c’est elle pourtant qui parut le plus irritée de la révolution de 1842 et de la chute du prince Michel. Le tsar Nicolas écrivit de sa main au sultan Abdul-Medjid pour protester contre l’élection d’Alexandre Kara-Georgevitch. Comment expliquer cela ? C’est que la Turquie avait concouru à la ruine du prince Michel afin d’écarter la princesse Lioubitza et de consolider la pacification de la Bulgarie. Or c’étaient là autant d’intérêts moscovites. Si la Russie ne veut pas qu’il y ait dans l’Europe orientale un état assez fort se passer de son appui, elle ne veut pas non plus que les causes d’agitation chrétienne au sein de l’empire ottoman disparaissent ou diminuent. La princesse Lioubitza, qui entretenait l’agitation bulgare, servait sans le vouloir les desseins de la Russie, tandis que d’un autre côté le prince Michel, si doux, si timide, pouvait longtemps encore occuper le trône de Serbie sans inquiéter le cabinet de Saint-Pétersbourg. M. Blanqui, dont le témoignage a tant de valeur ici, puisqu’il a pu interroger les Russes et les Ottomans à la veille de la révolution de 1842, ne nous laisse aucun doute sur ce point. C’est bien le rôle de la princesse Lioubitza dans l’insurrection bulgare qui a excité la colère des Turcs. « Sa main était partout visible, écrit M. Blanqui ; elle avait parcouru la frontière sous différens prétextes pour prêcher la croisade contre les Turcs ; elle attendait d’un mouvement général des chrétiens la restauration de son mari, et en effet lui seul eût été capable de diriger avec succès une telle entreprise. Les Turcs ne s’y sont pas trompés, et cette conviction a dû beaucoup influer sur la politique qu’ils viennent de suivre en Serbie. Pour moi, je considère l’expulsion du prince Michel et de la famille Obrenovitch comme une garantie que les Turcs ont voulu se donner contre le retour de l’insurrection de 1841. La princesse Lioubitza a cru travailler dans l’intérêt de son époux, et elle a provoqué la chute de son fils. Son absence dispensera les Turcs d’entretenir une armée de 20,000 hommes. » Agiter les provinces chrétiennes de l’empire turc, voilà le service que la mère du prince Michel rendait à la Russie, et c’est aussi pour cela que le remplacement du jeune prince devait soulever les protestations de Saint-Pétersbourg.
La Russie soutenait que la chute ou plutôt l’abandon du prince Michel n’avait été qu’une surprise, que la nation n’avait pas été loyalement consultée, qu’il y avait lieu de revenir sur une procédure si fort irrégulière ; elle proposait donc de nommer une commission mixte, une commission formée de diplomates russes et ottomans qui jugerait l’administration du prince Michel. Si le jugement était favorable au prince, les deux puissances le replaceraient sur le trône. La Turquie, afin de déjouer les intrigues russes, déclarait s’en tenir aux faits accomplis ; l’Autriche l’appuyait avec vigueur, et le conflit prenait déjà des allures inquiétantes quand la diplomatie russe battit en retraite. On convint seulement d’un moyen terme. L’élection du prince Alexandre avait été faite au lendemain de la révolution, dans une skouptchina effarée, en présence des vainqueurs et du pacha de Belgrade ; on décida que Voutchitch, Petronievitch, Stoïan Simitch, ainsi que le gouverneur de la forteresse, Kiamil-Pacha, s’éloigneraient du territoire serbe, et qu’une élection nouvelle aurait lieu. Ce n’était plus qu’une formalité ; le 13 juin 1843, la skouptchina, présidée par la commission mixte, ratifia les événemens accomplis dix mois auparavant ; Peu de temps après, le prince Kara-Georgevitch reçut de Constantinople son bérat d’investiture qui lui conférait la dignité de prince des Serbes comme une fonction révocable au gré du divan de Constantinople, puisqu’elle n’était accordée ni à titre héréditaire, ni même simplement à vie. Quelle série de déchéances pour l’état serbe depuis la chute de Milosch ! La principauté n’existait plus. Le haineux Stoïan Simitch était-il encore disposé à dire : « La Serbie a reculé de cent ans par la chute de Milosch, mais nous nous sommes vengés ? »
Si la Serbie, pour se relever peu à peu, avait besoin d’appeler à son aide la politique la plus circonspecte, les graves et tranquilles allures du prince Kara-Georgevitch répondaient bien aux nécessités du moment. Les amis de son gouvernement signalent pourtant autre chose qu’une sagesse timide dans les actes de cette période. De grands événemens. ayant fourni aux Serbes l’occasion d’agir hors de leurs frontières, le prince Alexandre, disent-ils, n’eut garde de la laisser échapper. Jusqu’en 1848, la Serbie n’avait existé, n’avait donné signe de vie et de force que comme province de l’empire ottoman. Ses révoltes, ses guerres, ses victoires, la constitution de son indépendance, tout cela s’était passé au sein de l’empire ; pour la première fois en 1848 elle prit part aux événemens du dehors, elle exerça le droit de paix et de guerre en son propre nom, elle fît acte de souveraineté. A quelle occasion ? Dans la guerre de l’Autriche contre la Hongrie. x
On sait quelles vieilles haines séparent les Slaves et les Magyars. Il y a des Serbes en Hongrie, des Serbes longtemps opprimés, qui protestaient contre le despotisme des Hongrois, comme les Hongrois protestaient contre le despotisme des Allemands. Si des événemens séculaires n’avaient pas introduit les Magyars au cœur même des Slaves du sud, comme un coin au tronc du chêne, les Slaves de l’Autriche et de la Turquie, Tchèques, Esclavons, Croates, Serbes, Bulgares, domineraient aujourd’hui l’Europe orientale ; mais les Hongrois sont là depuis mille ans, il est un peu tard pour discuter le droit d’Arpad et de ses compagnons. N’importe, on comprend la colère qui s’empare des Slaves toutes les fois qu’ils songent à cette usurpation de territoire qui brise aujourd’hui leurs mouvemens et entrave leurs destinées. Comment donc s’étonner que les Slaves d’Autriche aient saisi avec fureur l’occasion des luttes de 1848 pour se jeter sur l’ennemi ? Ce n’était pas la révolution que combattaient les Croates du ban Jellachich, c’était le Magyar détesté. Ces cris de guerre retentirent en Serbie ; des bandes s’organisèrent, et le prince Alexandre s’enhardit jusqu’à favoriser le mouvement. Qui sait ? n’était-ce pas une occasion de reprendre aux Hongrois la voïvodie serbe ? Ne pouvait-on pas espérer du moins que l’Autriche la céderait à ses auxiliaires ? Si ce fut une illusion, la pensée était audacieuse, et ce curieux épisode a droit à un souvenir.
L’assemblée nationale de Pesth s’était plainte de la mollesse avec laquelle on réprimait l’insurrection. « Entre la Lisza et le Danube, sur les frontières de la principauté de Serbie, et plus loin, à l’est et à l’ouest, vers la Transylvanie et la Croatie, habite, mêlée à des Magyars, à des Allemands, à des Roumains et à des Croates, une population assez inculte, mais vigoureuse et guerrière, les Rasciens ou Serbes hongrois[6]. » Ce sont ces Rasciens ou Serbes hongrois qui, au lendemain de notre révolution de février, dès les premiers coups portés à l’Autriche de M. de Metternich, se levèrent contre la Hongrie en réclamant leur indépendance. L’agitation avait commencé au mois d’avril 1848 ; le 13 mai, une assemblée nationale serbe fut convoquée à Karlovitz par l’archevêque métropolitain Joseph Raïachitch. Après une délibération sur la place publique, on vota d’enthousiasme les décisions suivantes : rétablissement de la dignité de patriarche conférée à Joseph Raïachitch, rétablissement de la dignité de voïvode conférée au colonel Etienne Schuplikatz, proclamation de l’indépendance des Serbes sous le sceptre de la maison d’Autriche, délimitation de leur territoire sous le titre de voïvodie serbe, union politique de cette voïvodie avec le royaume de Croatie, Slavonie et Dalmatie. Cette déclaration de droits était un appel à des principes que la Hongrie devait respecter, puisqu’elle les réclamait pour elle-même. Les Magyars, croyant voir là une intrigue autrichienne, une manœuvre de la contre-révolution, s’apprêtèrent à répondre par les armes. Un général hongrois chargé de rétablir l’ordre sur le Danube eut l’imprudence de dire à des envoyés de la diète de Karlovitz : « Je ne connais pas de nation serbe sur la carte de Hongrie. » Cette malheureuse parole mit le feu aux poudres. On niait la nation serbe, elle se leva. « Des volontaires, écrit M. Iranyi Daniel, accoururent des confins militaires, et même, — chose fort grave diplomatiquement, — de la principauté de Serbie. »
Les historiens hongrois ne peuvent pardonner aux Serbes de la principauté leur intervention dans les affaires hongroises. Ils oublient que ces affaires hongroises étaient en même temps des affaires serbes. Si la Hongrie a de bonnes raisons pour défendre l’unité de sa constitution politique, les Serbes ont bien le droit de chercher à rétablir leur unité nationale. Pourquoi reprocher injurieusement aux Serbes ce que la Hongrie faisait à son point de vue ? Pourquoi crier à la trahison, à la déloyauté ? Il n’est pas une des invectives des Hongrois contre les Serbes qui n’ait été à cette époque répétée par l’Autriche contre la Hongrie. Si les règles diplomatiques ont été violées, c’est un tort grave sans doute ; ces scrupules toutefois ont quelque chose d’étrange, si l’on se rappelle qu’il s’agit d’un temps de révolution, et que chez les Serbes comme chez les Magyars la passion nationale avait brisé ses freins. Au surplus, qu’on approuve ou qu’on blâme l’intervention de la principauté serbe dans les affaires hongroises de 18A8, il est impossible de ne pas attribuer cette politique au prince Kara-Georgevitch, puisque tous ceux qui ont raconté ces événemens, amis et adversaires, y reconnaissent sa main. Ce que les uns revendiquent pour lui comme un honneur, les autres le lui reprochent comme un acte déloyal. « Le devoir, dit M. Iranyi, commandait au prince Kara-Georgevitch de garder la plus stricte neutralité. Au contraire, dès l’origine, il laissa faire ; plus tard, il agira. Nous le verrons sans aucun motif avouable, sans déclaration de guerre, expédier un corps d’armée auxiliaire aux Serbes insurgés de la Hongrie. En vain le cabinet de Buda-Pesth adressa au prince les réclamations les plus justes contre cette violation flagrante du droit des gens. Le représentant accrédité par la Hongrie près de la Porte-Ottomane protesta-t-il à cet égard à Constantinople ? Nous n’avons pas de renseignemens positifs sur ce point ; mais nous savons que les Serbes de Turquie, envoyés en Hongrie par Kara-Georgevitch, y restèrent jusqu’au moment où on les en chassa par la force des armes[7]. »
Avant d’être chassés, ils firent plus d’une fois trembler les Magyars. On cite surtout, parmi les épisodes de cette guerre, les journées des 18 et 19 août 18A8. Attaqués par l’armée hongroise sous les murs de Szent-Tamas, les Serbes repoussèrent l’ennemi avec une vigueur héroïque. Les Hongrois eux-mêmes ont rendu hommage à l’étonnante énergie de ces bandes indisciplinées. M. Iranyi raconte que, manquant de cavalerie pour lutter contre les hussards hongrois, elles y suppléèrent avec une merveilleuse audace. A travers des tourbillons de poussière, on voyait tout à coup surgir des milliers d’ennemis montés sur des chariots légers ; c’était la cavalerie serbe. « Ils se jetaient sur les avant-postes, les enlevaient, prenaient les vivres, les munitions, les troupeaux, et disparaissaient au galop de leurs attelages avant que l’ennemi averti eût pu les atteindre. »
Est-il vrai que la haine des Serbes pour les Magyars se soit manifestée dans cette guerre par d’atroces barbaries ? C’est ce que les Hongrois ont prétendu dès le premier jour, et ce que bien des plumes ont répété, mais un écrivain allemand fort désintéressé, ce me semble, entre les deux partis a prononcé une sentence toute différente. J’emprunte cette page à M. Siegfried Kapper, qui a visité les pays serbes au lendemain des guerres de 1848. « Les mémoires des généraux hongrois, les récits des derniers événemens de Hongrie, contiennent des descriptions sans fin des barbaries commises par les Serbes. C’est la mode aujourd’hui, c’est une manière sûre d’obtenir son brevet d’homme bien pensant, que de rejeter sur les seuls adversaires des Magyars toutes les cruautés de cette lutte. Les journaux hongrois des années 1848 et 1849 ont donné le ton ; désormais quiconque traite ce sujet est tenu de glorifier l’humanité, la générosité chevaleresque des Magyars dans la conduite de la guerre et de flétrir la barbarie des Serbes. Comment en faire un crime à des écrivains qui, n’ayant rien vu par eux-mêmes, ont dû se former une opinion d’après les rapports qu’ils ont lus ? Mais visitez la Hongrie méridionale, examinez les pays hongrois où ont passé les Serbes, les pays serbes où ont passé les Hongrois, et vous vous sentirez obligé d’annuler un verdict qui menace d’introduire un mensonge dans l’histoire. Je l’atteste, bien que ce soit pour des milliers de gens un article nécessaire de toute profession de foi libérale que de soutenir par serment l’humanité des Magyars, oui, je l’atteste ici, et je donnerai mes preuves : du degré d’inhumanité où s’est portée l’armée hongroise dans les provinces serbes, l’Autriche, l’Allemagne, le monde, n’en peuvent avoir l’idée[8]. »
Il faut espérer que ces tristes souvenirs s’évanouiront ; les Slaves et les Magyars seront bien obligés de s’entendre, puisqu’ils doivent vivre les uns à côté des autres. Ni la Hongrie ne disparaîtra pour laisser le champ libre aux Slaves de l’Europe orientale, ni les Slaves de l’Europe orientale ne pourront être arrêtés par les succès actuels des Hongrois dans l’accomplissement de leurs destinées. L’histoire cependant ne pouvait rejeter dans l’ombre un épisode qui a fait tant de bruit en Orient, et dont les conséquences dernières ne sont pas encore connues. Terminons du moins ce récit par des circonstances qui en marquent la signification. Si l’union des Serbes de Hongrie et des Serbes de la principauté n’a pas été réalisée par les armes dans la crise de 1848, elle l’a été, on peut le dire, dans l’ordre des sentimens et des idées. Le chef des Serbes était un jeune homme de vingt-six ans, George Stratimirovitch, qui avait servi comme lieutenant dans l’armée autrichienne, et qui était accouru au premier appel de ses frères. George Stratimirovitch a aujourd’hui sa place dans la poésie serbe comme les Lazare et les Marko. M. Siegfried Kapper nous a conservé un chant d’une beauté sauvage qui met en scène un Hongrois célèbre, M. Moritz Perczel, et le jeune chef de l’insurrection serbe. Le héros, le vainqueur, on le pense bien, c’est George Stratimirovitch ; Moritz Perczel, qui l’a provoqué à une lutte à mort, s’enfuit pour éviter ses coups jusque sous les remparts de la ville. On dirait une scène du XVe siècle. Ce poème et bien d’autres encore inspirés des mêmes événemens se chantent, dit M. Kapper, dans tous les pays serbes, en Turquie comme en Autriche, dans la principauté comme dans la voïvodie. Kara-George, en 1809, avait renoué les liens séculaires entre les Serbes de la principauté et les Serbes de la Bosnie et du Monténégro ; Kara-Georgevitch, en 1848, soit qu’il ait laissé faire, soit qu’il ait favorisé les corps francs, a renoué aussi les fraternelles relations des Serbes de son pays avec les Serbes du pays des Magyars.
Un autre épisode très digne d’intérêt sous le règne de Kara-Georgevitch, ce fut l’attitude de la Serbie pendant la guerre de Crimée. On se rappelle la fastueuse ambassade du prince Menchikof à Constantinople, ses allures impérieuses, ses paroles menaçantes ; ce n’étaient pas seulement les conseillers d’Abdul-Medjid que le représentant du tsar voulait intimider, il tint la même conduite avec le gouvernement serbe. Le prince Alexandre venait d’appeler au ministère des affaires étrangères un personnage justement estimé, esprit libéral, caractère ferme, l’un des hommes d’état les plus considérables de la Serbie, M. Élia Garachanine. Ce ministère avait été occupé jusque-là par le vieil Abraham Petronievitch, l’un des auteurs de la révolution de 1842. Petronievitch, également sensible aux séductions des Russes et aux flatteries des Ottomans, ayant tour à tour servi la cour suzeraine et la cour protectrice, ne faisait ombrage ni aux uns ni aux autres. Ce n’est pas lui que le prince Menchikof aurait eu besoin d’intimider. Tout autre était M. Garachanine. Personne à cette date ne représentait mieux ce qu’on appelait le parti national, ce parti qui, indifférent aux questions dynastiques, ne songeait qu’à servir la cause serbe. M. Garachanine, étant venu compléter son éducation politique en Occident, y avait trouvé un accueil empressé ; cela seul suffisait pour qu’il eût auprès du gouvernement russe la réputation d’un esprit dangereux. Ces idées occidentales qui font échec aux projets du panslavisme, le cabinet de Saint-Pétersbourg les appelle des idées subversives et révolutionnaires. M. Garachanine était donc suspect au prince Menchikof, qui envoya de Constantinople à Kara-Georgevitch l’injonction de destituer son ministre. Cette injonction, transmise, par le consul-général de Russie à Belgrade, était faite dans la forme la plus impérieuse. Le prince avait vingt-quatre heures pour se décider ; passé ce terme, s’il n’avait pas obéi, le consul avait ordre d’amener son pavillon. Le prince Alexandre, qui n’a jamais brillé par la résolution, eût souhaité que M. Garachanine se retirât volontairement. Le ministre s’y refusa ; le prince fut obligé de consommer lui-même sa honte et de destituer sous la menace des Russes l’homme qui faisait le plus d’honneur à son gouvernement.
Le sentiment national des Serbes fut profondément blessé. Le sénat rédigea une adresse respectueuse, mais dont les formules officielles laissaient percer une protestation très vive contre l’acte de faiblesse qui affligeait le pays. « La destitution de M. Élia Garachanine, y lisait-on, enlevé au poste supérieur où l’avait appelé la confiance de votre altesse et dans lequel il s’était distingué par tant de qualités éminentes, a causé au sénat la plus profonde douleur… Le sénat aurait tort, s’il doutait le moins du monde de la sollicitude de votre altesse pour la défense et le maintien de ces droits précieux que le peuple serbe a acquis au prix de tant de sacrifices. Votre altesse, le sénat en est convaincu, comprend mieux que personne combien le peuple serbe serait consterné, combien il serait frappé dans ses sentimens légitimes, dans sa dignité nationale, si son gouvernement fléchissait sur la question du respect et de la défense des droits qui forment la base de notre existence politique. Le sénat sait bien que votre altesse, dans sa haute sagesse, a déjà pris et est toujours prête à prendre les mesures nécessaires pour préserver notre pays et ses droits de la moindre atteinte, de la moindre violation ; il ne vient donc pas lui proposer des mesures pour la solution de ces difficultés extraordinaires, il vient uniquement l’assurer que, d’accord avec elle, d’accord avec la nation entière, il sent la nécessité de prêter à notre constitution et à nos droits nationaux l’appui dont ils ont besoin, et qu’il est prêt à soutenir votre altesse unanimement, par ses actes comme par ses paroles, dans tout ce qu’elle jugerait bon d’entreprendre. » Ne devine-t-on pas ici sous la forme d’un encouragement la plus énergique des remontrances ? Le prince feignit de n’y voir qu’un témoignage d’adhésion. « Je suis heureux, répondit-il, de me sentir entouré d’un conseil si dévoué au bien du pays. » Quant au gouvernement russe, il comprit bien que cette solennelle démarche du sénat était la ruine de ses prétentions. S’il avait réussi à écarter M. Garachanine, il n’était point parvenu à réduire son parti au silence. En même temps que le sénat envoyait cette adresse au prince, il votait pour le ministre destitué une pension égale à son traitement.
Ces avertissemens ne furent point perdus. Le prince avait été mis en demeure de défendre les droits du pays, il conforma sa politique à son devoir. Qu’on fasse honneur de sa conduite aux admonitions de l’esprit public, nous le voulons bien ; encore faut-il reconnaître que, une fois averti et redressé, il marcha d’un pas sûr à travers les difficultés de la crise orientale. Il avait d’abord cédé à la Russie, qui ne l’aimait point ; il résista bientôt et à la Russie, dont il se défiait, et à la Turquie, dont il était l’obligé, et à l’Autriche, qu’il avait soutenue naguère contre les Hongrois. Pendant toute l’année 1853, au moment où la Russie et la Turquie se préparent à la lutte, le prince Kara-Georgevitch, malgré toutes les obsessions en sens contraire, maintient résolument la neutralité du pays serbe. C’est l’Autriche d’abord qui, aux approches de la guerre, conçoit le projet d’occuper militairement la Serbie et tâche d’amener le prince à cette idée : la Serbie entière proteste, et l’Autriche recule (juillet 1853) : puis c’est la Russie qui s’efforce d’associer le prince Alexandre à ses intérêts, le menaçant, s’il résiste, d’une révolution populaire et du retour des Obrenovitch : soutenu par la diplomatie française à Constantinople, le prince dédaigne ces menaces. Plus tard, c’est la Porte-Ottomane qui veut l’engager sous sa bannière ; le prince sait que la Serbie veut rester neutre, il obéit à sa consigne. Le 28 octobre 1853, le jour même où Omer-Pacha traverse le Danube à Vidin et se dirige contre les Russes, qui ont envahi les principautés roumaines, le sultan somme le prince de Serbie de s’expliquer sur la conduite qu’il prétend tenir dans le conflit qui commence. On connaît la réponse de Kara-Georgevitch. « Le gouvernement serbe ne saurait prendre part à la lutte qui a éclaté entre les deux puissances protectrices de la Serbie. Il observera la plus stricte neutralité, et dans aucune occasion, sous aucun prétexte, ne permettra qu’un corps d’armée, à quelque parti qu’il appartienne, viole les frontières de son territoire. » La lutte grandit, chacun prépare ses armes ; le 27 décembre, le sultan Abdul-Medjid abolit le protectorat de la Russie sur la Moldavie, la Valachie, la Serbie, en maintenant tous les privilèges des trois principautés. Cet acte, qui modifie si profondément les conditions politiques de la Serbie, cet acte peut-être indifférent aujourd’hui, peut-être dangereux demain, comment les Serbes le jugeront-ils ? Ils remercieront les Turcs et feront leurs réserves. Le 4 février 1854, un commissaire de la Porte, Éthem-Pacha, étant venu apporter à Belgrade le hatti-chérif du 27 décembre, le prince fit solennellement la réponse que voici : « La confirmation des privilèges de la Serbie est acceptée avec reconnaissance ; toutefois la Serbie désire le maintien des traités turco-russes de Bucharest, d’Akermann, d’Andrinople, et elle est bien résolue à conserver la position que les traités lui assurent Vis-à-vis de la Russie comme vis-à-vis de la Porte. »
Cette persistance dans une politique aussi honnête que ferme est un titre d’honneur pour le gouvernement du prince Kara-Georgevitch. Les Serbes en furent récompensés. Lorsque les plénipotentiaires des grandes puissances signèrent à Paris le 30 mars 1856 le traité qui mit fin à la guerre d’Orient, les conquêtes de Kara-George et de Milosch reçurent une éclatante consécration. La Serbie continuait à relever de la Porte ; mais ses immunités, ses privilèges, ses droits, étaient placés désormais sous la garantie collective des grandes puissances européennes. Pendant un demi-siècle environ, elle avait été ballottée sans cesse de la Turquie à la Russie, de la puissance suzeraine à la puissance protectrice ; désormais elle pouvait se mouvoir plus librement. « En conséquence, dit l’article 28 du traité de Paris, ladite principauté conservera son administration indépendante et nationale, ainsi que la pleine liberté du culte, de législation, de commerce et de navigation. » L’article 29, il est vrai, contenait certaine disposition qui pouvait devenir, qui est devenue en effet une cause de conflits entre les Serbes et les Turcs ; il maintenait le droit que s’était attribué la Porte de tenir garnison en Serbie. Heureusement l’espérance d’un progrès décisif sur ce point, espérance qui tenait si fortement au cœur des Serbes, ne leur était pas interdite par le traité de Paris. Le protocole n° XIII contenait cet appendice indiqué et maintenu dans le texte définitif : « Sa majesté le sultan s’engage à rechercher, de concert avec les hautes puissances contractantes, les améliorations que comporte l’organisation actuelle de la principauté. » Ainsi plus de suzeraineté défiante occupée dans l’ombre à retirer ses concessions, plus de protection exclusive et intéressée, disait : Je veux que tu vives, je ne veux pas que tu grandisses. C’est dans l’atmosphère de la civilisation européenne que cette terre de Serbie, hier encore héroïquement barbare, est appelée à vivre et à grandir.
Pendant que le gouvernement serbe, guidé par l’esprit national, maintenait ainsi sa ligne en des circonstances si périlleuses, d’utiles réformes s’accomplissaient dans le domaine de la législation. On cite une série de lois édictées sous le règne de Kara-Georgevitch au grand profit de l’ordre et de la sécurité publique. Jusque-là, c’étaient encore les vieilles coutumes qui servaient de règle aux tribunaux, et, quelle que fût la fidélité des Serbes aux traditions de leur pays, on devine à quels abus devait conduire un pareil système dans une société en proie à tant de secousses. Il était bien temps de donner une base solide au droit commun. Ce travail avait été entrepris sous Milosch ; les commissions nommées par le prince Alexandre en réalisèrent la meilleure partie. C’est ainsi que le code de procédure criminelle fut promulgué en 1850, le code de procédure civile en 1853 ; d’autres lois encore, qui appartiennent à la même période, sont signalées comme, ayant mis fin à l’incertitude des justiciables et à l’arbitraire des juges[9]. Comment donc un gouvernement qui avait si bien conduit sa politique étrangère sans renoncer aux réformes intérieures est-il tombé peu de temps après sous la réprobation unanime du pays ? Il faut bien reconnaître ici ce que nous soupçonnions tout à l’heure, à savoir que l’esprit public avait eu la part principale dans les actes du gouvernement serbe. Sauf le jour où Kara-Georgevitch destitua M. Garachanine pour obéir aux injonctions du prince Menchikof, son vrai mérite fut de se conformer à la volonté populaire si clairement manifestée. Il est probable que, sans les crises de la guerre de Crimée, le prince Alexandre ne se serait pas maintenu si longtemps sur le trône. Ce furent ces crises qui le soutinrent, précisément parce qu’elles empêchaient le pays de donner une longue attention aux fautes personnelles du prince et de juger son administration à la clarté du soleil. Les grandes émotions patriotiques faisaient oublier les griefs particuliers. On était inquiet pour demain, on ne pensait plus aux choses d’hier. Une fois la paix assurée, la situation intérieure fut éclairée tout à coup d’une lumière impitoyable.
Quel que soit chez l’historien le désir d’être impartial et vrai, il est des cas où l’entière franchise est impossible. Dieu nous garde d’oublier, en traçant ces lignes, quel est aujourd’hui le sort du malheureux fils de Kara-George ! Accusé de complicité dans le meurtre du noble fils de Milosch, jugé par contumace à Belgrade, jugé en personne à Pesth (car ce long procès se poursuit sur deux théâtres à la fois), il défend son nom et sa vie contre des adversaires redoutables. Certes ce n’est point le moment d’apprécier en toute liberté le caractère du prince Alexandre. Ses torts, s’il en a eu, les influences de son entourage, s’il est vrai qu’on puisse les lui reprocher, ne sont-ce pas là autant d’élémens dont une accusation passionnée s’empresserait de tirer parti ? Souvenons-nous donc que les paroles les plus inoffensives sont exposées en pareil cas à devenir une arme meurtrière. Bien loin de prêter main-forte à l’accusation, si notre voix avait quelque autorité dans ce débat, l’intérêt de la Serbie nous engagerait à recommander l’extrême prudence, l’extrême modération, ces garanties de toute justice, particulièrement nécessaires à la justice politique. Cela dit, nous devons pourtant remplir en conscience nos obligations d’historien et résumer les documens qui nous semblent les plus dignes de foi. Or ce qu’on reprochait à Kara-Georgevitch, ce qui avait fini par le rendre absolument impopulaire, c’était d’un côté l’accaparement de toutes les places par les membres de la famille du prince, de l’autre sa soumission complète à l’influence autrichienne.
On se rappelle sans doute ce Jacob Nenadovitch, un des héros de l’insurrection de 1806, un de ceux qui avaient rivalisé avec Kara-George pour l’affranchissement du pays et qui lui disputaient le titre de prince des Serbes ! Le fils de Kara-George avait été marié à une Nenadovitch. C’était cette famille, si puissante de 1806 à 1813, infidèle à son poste au moment de la grande déroute, réfugiée dans les principautés roumaines, revenue en Serbie pendant le règne de Milosch, mais privée alors de toute influence, qui prenait enfin sa revanche sous Kara-Georgevitch, grâce à la faiblesse du prince. Ce mariage la rapprochant du trône, elle en occupait toutes les avenues. Chez un peuple jeune, plein de sève, où le patriotisme éveille à la fois l’ambition et le talent, cet abandon des principaux emplois aux membres d’une seule famille était une insulte de tous les jours. Il y avait usurpation et tyrannie. On étouffait. Ajoutez à cela l’attitude si humble de Kara-Georgevitch en face de la réaction autrichienne. C’était le moment où l’Autriche, à peine remise des secousses de 1848, prétendait soumettre tous les peuples de l’empire à une centralisation inflexible. Slaves et Hongrois subissaient le même joug. Les Serbes de Stratimirovitch, les Croates de Jellachich, naguère encore les auxiliaires de l’Autriche, étaient courbés sous le sceptre des Habsbourg aussi bien que les Magyars du comte Széchenyi. Pour imposer un système si dur, si révoltant, un système, on l’a bien vu à Sadowa, si funeste à l’Autriche elle-même, il fallait empêcher que la vie politique ne fît trop de bruit sur les frontières chez des peuples de même race. Les Serbes de Turquie donnaient un mauvais exemple aux Serbes d’Autriche. La voïvodie, l’Esclavonie, la Sirmie, le Banat, toutes ces provinces habitées par des Serbes ne sont séparées de la principauté que par la Save et le Danube ; le libre développement de la principauté, cette lutte constante avec le suzerain, ce perpétuel qui-vive, ces skoupickinas qui élevaient et déposaient les chefs du peuple, toutes ces scènes d’une vie nationale et indépendante, ne serait-ce pas là pour les Serbes autrichiens un douloureux contraste, c’est-à-dire une provocation incessante ? Le cabinet de Vienne s’empara du prince Alexandre Kara-Georgevitch, et pendant une période de dix années il n’y eut pas une skouptchina en Serbie. Le congrès national consacré par les siècles, les libres rassemblemens dont l’usage s’était perpétué jusque sous le joug des Turcs, la skouptchina, qui avait entretenu la vie nationale et sauvé le pays, la skouptchina des Douchan et des Lazare était abolie par un fils de Kara-George ! On murmura d’abord, on finit par conspirer.
Le 9 octobre 1857, la police découvrit un complot qui menaçait la vie du prince. Plusieurs sénateurs, le président même du sénat, étaient au nombre des conjurés. Dès les premières arrestations, le prince voulut profiter de la crise pour supprimer le sénat, dont la surveillance l’inquiétait. C’était toujours ce même sénat organisé contre Milosch par le statut de 1838 ; c’était toujours cette même loi qui, partageant le pouvoir entre le prince et le conseil, établissait de l’un à l’autre des rapports mal définis. Qu’il y eût sur ce point des réformes à faire, les amis de la cause serbe en étaient persuadés ; seulement le prince Kara-Georgeviteh était moins en mesure qu’un autre de tenter cette réforme, lui qui depuis dix ans refusait de convoquer l’assemblée nationale. Se défiant du peuple, hostile au sénat, sur qui s’appuyait-il ? On le voyait trop bien, sur les influences extérieures. C’était l’Autriche qui dirigeait le gouvernement serbe. Fort de cet appui, le prince n’hésita point à se débarrasser des sénateurs. Ceux qui étaient restés en dehors du complot furent pressés de donner leur démission sous peine d’être arrêtés comme complices ; la plupart obéirent, et le procès commença. On a vu plus haut qu’un des actes les plus honorables du gouvernement du prince Alexandre était la promulgation de certaines lois qui mettaient fin à l’arbitraire. A quoi bon ces lois sagement réglées, si l’on n’en tenait pas compte ? Les accusés du complot tramé contre le prince Kara-Georgevitch au mois d’octobre 1857 ne furent protégés par aucune des garanties qui venaient d’être données à la justice. L’instruction demeura secrète : point de débats publics, nul contrôle de l’opinion. Était-on bien sûr que les agens du prince ne leur eussent pas arraché des aveux par des privations et des violences ? Ces doutes circulaient dans le pays, de sourdes colères s’éveillaient, et quand on sut que les accusés étaient condamnés à mort, peu s’en fallut que Belgrade ne fût ensanglantée par l’émeute. Sans l’intervention des puissances signataires du traité de Paris, la lutte était inévitable. Les puissances demandaient que l’exécution de la sentence fût au moins suspendue, et bientôt un ordre exprès de la Porte obligea Kara-Georgevitch de commuer la peine de mort en celle des travaux forcés à perpétuité. Quelques jours après, on vit les hommes les plus considérables de la Serbie, les fers aux pieds et aux mains, vêtus de la livrée du bagne, traverser les rues de Belgrade sur des charrettes. À ce spectacle, on le pense bien, l’émotion redoubla. Sous quel régime vivait-on, puisque les lois étaient ainsi violées ? Si Milosch Obrenovitch agissait en despote, du moins était-ce un despote serbe, dévoué à la cause serbe. Pouvait-on supporter plus longtemps ce personnage équivoque, pacha turc ou préfet autrichien, qui, pour conserver son poste, sacrifiait de jour en jour plus visiblement l’indépendance et les lois de la principauté ? La Porte-Ottomane, qui ne voulait point de révolution à Belgrade, intervint encore pour calmer les esprits. Elle envoya un commissaire, Éthem-Pacha, qui se fit remettre toutes les pièces du procès ; c’est à la suite de cette révision que les accusés furent affranchis des travaux forcés et condamnés simplement à l’exil. Ainsi, dans un état chrétien, la Turquie avait dû s’interposer entre les juges et les justiciables afin de rétablir les garanties du droit ! Les diplomates, qui s’efforçaient d’étouffer en Serbie toute cause de trouble, firent une chose plus importante encore ; ils décidèrent deux des chefs du parti national, M. Élia Garachanine et le vieux Voutchitch, à se rapprocher du prince Alexandre. Le prince, qui ne les aimait point, dut accepter leurs services ; M. Garachanine eut le ministère de l’intérieur, M. Voutchitch la présidence du sénat.
Il n’y avait pas de nom plus populaire alors que celui de M. Élia Garachanine ; il représentait à la fois les idées de légalité que la Serbie voulait substituer aux caprices de la dictature et le principe de l’indépendance nationale, que l’on s’indignait de voir si mollement défendu. Son premier soin fut de définir plus nettement les rapports du prince et du sénat ; dans ce travail, les prérogatives du prince furent diminuées, et l’Autriche eut beau s’opposer de toutes ses forces à cette modification de la loi de 1838, le gouvernement turc y consentit. N’est-il pas singulier de voir l’Autriche soutenir ici les prérogatives du prince, comme si le prince était lui-même incapable de prendre sa cause en main ? Cessez de vous étonner : l’Autriche défend sur le trône de Serbie l’homme qui seconde la réaction autrichienne en s’obstinant à ne pas convoquer la skouptchina. Sur ce point, M. Garachanine essaya vainement de vaincre sa résistance ; il fallut que des événemens graves, faisant éclater à tous les yeux la responsabilité si lourde assumée par le prince, l’obligeassent à des concessions tardives.
D’après le hatti-chérif de 1830, les forteresses de la frontière devaient rester aux mains des Turcs. On a vu dans nos précédentes études qu’une interprétation très fausse du texte, interprétation infligée au prince Milosch par le ressentiment de la Porte et le mauvais vouloir de la Russie, avait autorisé les Turcs à garder non-seulement la forteresse de Belgrade, mais une partie de la ville. Turcs et chrétiens se trouvaient constamment en face les uns des autres. De là des complications continuelles et souvent de périlleux conflits. Tous les voyageurs qui ont visité depuis cette date les contrées du Danube, M. Saint-Marc Girardin en 1836, M. Blanqui en 1841, M. Siegfried Kapper en 1849, ont signalé les embarras et les périls d’une loi qui donnait aux Turcs les forteresses, aux Serbes les campagnes et les villes. « Au premier coup d’œil, dit M. Saint-Marc Girardin, les Turcs qui sont à Belgrade, à Semendria, à Orschova, semblent un corps d’occupation ; ils ont l’apparence de vainqueurs et de maîtres. En fait, ce sont des prisonniers et des otages. » Et après les avoir peints vivement en quelques traits, après les avoir montrés « enfermés dans leurs forteresses, ne pouvant rien posséder au dehors, réduits à la plus profonde misère, privés de ces fiefs, de ces dîmes, que la victoire des Serbes a supprimés, et que le sultan a oublié de remplacer par un revenu ou par une paie, » le voyageur signale une différence déjà visible à cette date entre les Turcs de Belgrade et ceux des autres forteresses. « Pauvres et en petit nombre au milieu d’une population étrangère, les Turcs à Semendria et à Orschova ont senti leur faiblesse et s’y sont résignés. Ils ont abjuré cet orgueil ottoman qui les avait rendus odieux aux Serbes, et ils vivent en bonne intelligence avec leurs anciens sujets, devenus aujourd’hui les arbitres de leur sort. Aussi la haine des Turcs devient chaque jour moins vive en Serbie, car des Turcs les Serbes ne haïssaient que la tyrannie ; il y a du reste dans les mœurs simples et guerrières des Turcs quelque chose qui convenait au caractère des Serbes, A Belgrade, dit-on, les Turcs ne se sont pas résignés à leur faiblesse. Ils sont plus pauvres peut-être et plus misérables encore qu’à Semendria et à Orschova ; mais ils sont plus fiers[10]… » Rien de plus juste. M. Saint-Marc Girardin écrivait cela en 1836, et pendant les trente années qui ont suivi, jusqu’au jour où le fils de Milosch a eu l’honneur de faire rendre à la Serbie la garde de ses forteresses, on a vu ces Turcs de Belgrade accroître sans cesse leurs positions en dehors des lieux qu’on leur avait assignés, empiéter dans la ville sur les quartiers voisins, s’emparer de plusieurs portes, y mettre des sentinelles, s’établir même dans la campagne, si bien que les occasions de conflit pouvaient se produire à chaque instant. Tout cela devait aboutir au bombardement de Belgrade en 1862.
Dès l’époque où nous sommes parvenus dans ce récit, on pouvait pressentir une catastrophe à voir l’irritation des Turcs éclater de temps à autre par de stupides violences. Le 7 juin 1858, dans la soirée, M. de Fontblanque, consul-général d’Angleterre à Belgrade, est assailli par un soldat turc, et, sans le secours de quelques Serbes, il serait tombé sous les coups de l’assassin. A la suite de cet acte sauvage, le consul arbore son pavillon. Les Turcs, irrités de ce rappel à l’ordre, envoient une dizaine de soldats pour abattre le drapeau anglais. L’Angleterre, si insolemment outragée, aurait pu exiger une réparation éclatante ; elle se contenta de demander le changement de la garnison de Belgrade et le jugement des coupables devant les tribunaux de Constantinople. Peu de temps après, le nouvel ambassadeur du cabinet de Londres auprès du sultan, sir Henry Bulwer, passait par Belgrade en se rendant à son poste ; il fit saluer son pavillon par le canon de la forteresse, et toute la garnison turque, aussi bien que les troupes serbes, vint lui rendre les honneurs militaires. Satisfaction était donnée au droit des gens ; mais le principe du mal persistait toujours. De tels faits auraient été impossibles, si la présence d’un gouverneur turc, non-seulement dans la forteresse, mais dans un des quartiers de Belgrade, n’eût amené des conflits de juridiction entre la Porte et le gouvernement serbe. C’était à la justice serbe de punir un crime commis en pays serbe ; au lieu de cela, le gouverneur de la forteresse réclamait l’accusé, qui souvent demeurait impuni. On cite plus d’un fait de ce genre sous le règne de Kara-Georgevitch. L’attentat du 7 juin 1858 était d’une nature si grave que M. Garachanine réussit cette fois à faire comprendre au prince quelle responsabilité il assumait devant l’Europe comme devant le peuple serbe en tolérant une situation d’où provenaient de tels désordres. Milosch n’avait cessé de protester contre la violation du hatti-chérif de 1830 ; le mal s’accroissant toujours, était-ce le moment de garder le silence ? Que le prince s’adressât du moins à l’opinion publique, qu’il fît partager aux représentans du peuple cette responsabilité trop lourde pour un seul homme, voilà ce que le bon sens exigeait. Ces argumens de M. Garachanine triomphèrent de la résistance ou, si l’on veut, de l’inertie obstinée de Kara-Georgevitch. Il fut décidé que la skouptchina serait convoquée d’après une nouvelle loi électorale qui régulariserait la vieille coutume nationale.
Cette loi, votée par le sénat au mois de novembre 1858, établissait tout un système représentatif ; nous en citerons les dispositions fondamentales. « Tout Serbe est électeur à l’âge de vingt-cinq ans, éligible à trente. Les ecclésiastiques et les employés ne sont ni électeurs ni éligibles. L’élection est directe dans les campagnes, à deux degrés dans les villes. Les députés sont les représentans, non d’une localité, mais de l’ensemble de la nation. Font partie de droit de l’assemblée les présidens de la cour de cassation, des tribunaux d’appel et de cercle, les archiprêtres des cercles, quatre archimandrites des couvens et quelques autres hauts fonctionnaires. Les députés sont inviolables pendant la session, et on ne peut les rendre par la suite responsables de leurs votes. Le vote est public. L’assemblée délibère sur les propositions du gouvernement ; elle a aussi le droit d’initiative. Ses décisions ne sont valables que lorsqu’elles ont été sanctionnées par le sénat et par le prince. L’assemblée nomme son président et le reste du bureau[11]. »
Les événemens marchent dès-lors avec une rapidité singulière. En vain la Porte-Ottomane essaie-t-elle de protester contre la réunion de la skouptchina, en vain envoie-t-elle un commissaire à Belgrade pour surveiller les événemens ; la nation veut être représentée, elle le sera. La loi électorale a été votée dans le courant de novembre 1858 ; le 28, les élections ont lieu ; le 30, l’assemblée se réunit. Son premier acte est de voter des remerciemens aux puissances qui, par le traité de Paris, ont garanti les droits du peuple serbe ; puis, dans une adresse à la Porte, elle réclame contre l’opposition que la Turquie vient de faire à la convocation de la skouptchina, contre l’envoi d’un commissaire, surtout contre l’intention que manifestait ce personnage d’assister aux séances de l’assemblée. Ces points réglés, les représentans de la Serbie peuvent donner toute leur attention aux affaires intérieures. Il convient de remarquer ici que la skouptchina de 1858 n’était plus, comme autrefois, un de ces congrès tumultueux où se pressaient des milliers de Serbes, et qui, incapables d’une délibération, ne pouvaient que répondre par des cris, par des oui ou par des non, à des demandes préparées d’avance. Les anciennes skouptchinas ne duraient guère plus de quatre jours ; celle-ci se compose de quatre cent trente-sept députés qui peuvent traiter librement toutes les questions. Voilà donc le système représentatif introduit chez ce petit peuple, instruit déjà par tant d’épreuves, et savez-vous quel est le premier vote de l’assemblée nationale ? Savez-vous quel acte va sortir de ce premier appel à la conscience du pays ? Un acte d’accusation contre le prince Kara-Georgevitch. C’est le prince qui est cause de l’abaissement du pays ; le prince s’est séparé du sénat et de la nation, le prince n’a jamais eu avec le sénat que des rapports irréguliers, et depuis dix ans il a refusé de convoquer la skouptchina malgré des promesses solennelles, le prince livre toutes les places aux parens.de la princesse sa femme, le prince est l’exécuteur des volontés de l’Autriche ; que de réfugiés politiques livrés par Kara-Georgevitch à la police des Habsbourg ! que de taches à l’honneur du pays serbe ! Tout cela était dit sans violence, simplement et naturellement, comme s’il eût été impossible de tenir un autre langage, comme si la conscience du pays n’eût fait que se soulager par cette publique expression de ce qui remplissait toutes les âmes. La conclusion est originale. Cette espèce de grand jury, qui voulait remédier au mal sans recourir à la force, somme le prince d’abdiquer ; dix-sept membres de l’assemblée, représentant chacun un des dix-sept districts de la Serbie, se rendent chez Kara-Georgevitch, et l’invitent à déférer au vœu de la nation. Il répond qu’avant de rien décider il veut consulter ses ministres, s’entendre avec le sénat ; mais le sénat était en ce moment même saisi de la question par l’assemblée nationale. Effrayé de la marche rapide des choses, le prince chercha un refuge dans la forteresse occupée par les Turcs. Le lendemain 23 décembre, l’assemblée déclara qu’Alexandre Kara-Georgevitch avait cessé de régner, et proclama prince de Serbie l’ancien libérateur de 1815, le dictateur tombé en 1839, le vieux Milosch, dont le nom signifiait toujours affranchissement des Serbes, indépendance et fierté nationales. Il y eut dans la journée du 24 quelques démonstrations insignifiantes en faveur du prince déchu ; ses partisans, ses créatures, un petit nombre de sénateurs, essayèrent de relever sa cause. Ces vains efforts ne firent que mettre en relief l’unanimité du mouvement. Le sénat ne tarda guère à se déclarer d’accord avec l’assemblée. Il fallut bien que le prince, malgré la froide obstination de sa résistance, se résignât à signer son abdication et à quitter la forteresse.
Le sens de la révolution accomplie si paisiblement à Belgrade le 23 décembre 1858 était tout entier dans ces paroles de la skouptchina : « nous nommons prince de Serbie Milosch Théodorovitch Obrenovitch, avec l’hérédité à lui accordée autrefois par la Porte-Ottomane. » Le prince Alexandre avait laissé amoindrir entre ses mains les droits de la principauté ; on rappelait Milosch pour relever le trône et la nation. En attendant sa réponse, l’assemblée, qui s’était déclarée investie elle-même du pouvoir souverain, avait institué une administration provisoire, à la tête de laquelle était M. Garachanine. Le premier acte du gouvernement fut de notifier la révolution au sultan et à Milosch. Le 27 décembre, deux adresses furent signées par les quatre cent trente-sept députés ; l’une, adressée à Abdul-Medjid, racontait les derniers événemens et réclamait l’investiture pour l’élu de l’assemblée avec l’hérédité dans la ligne masculine ; l’autre, destinée à Milosch, l’informait du vote de la nation, et lui annonçait le départ d’une députation qui allait le chercher à Bucharest.
Milosch ne pouvait hésiter devant cet appel de la Serbie. Malgré ses soixante-dix-huit ans, il en ressentit une joie toute juvénile. N’était-ce pas ce qu’il attendait depuis 1839 ? Du fond de l’exil, à Vienne ou à Bucharest, il avait sans cesse les yeux sur les Serbes, il suivait la marche des affaires, épiait les mouvemens de l’opinion, guettait les circonstances propices, et, persuadé que son jour viendrait, il éprouvait pourtant une impatience fébrile à voir les heures si lentes. Jamais il n’avait pu se résigner à l’inaction. Dès le lendemain de sa chute, quand les passions soulevées contre lui étaient encore si furieuses, il avait conçu l’ambition de reprendre son rôle sur un plus vaste théâtre. Affranchir les chrétiens de Bulgarie et de Bosnie, rassembler les Serbes dispersés dans les provinces turques, réaliser le rêve de ses plus audacieux compatriotes, rétablir la grande Serbie, la Serbie de Douchan le Fort, puis rentrer vainqueur et ce magnifique présent à la main dans la principauté qui l’avait abandonné à ses ennemis, voilà quelles visées grandioses exaltaient l’imagination de l’exilé. C’était en 1839, au moment où la France soutenait Méhémet-Ali contre la Porte. Milosch espéra un instant que la France l’aiderait à faire dans le nord de l’empire ce que le pacha d’Égypte faisait à l’extrémité opposée. Il demanda des entrevues secrètes à M. Adolphe Billecocq, notre consul-général à Bucharest. Cette curieuse anecdote a été révélée ici même il y a dix-neuf ans par un de nos collaborateurs, M. Hippolyte Desprez, qui occupe si dignement aujourd’hui l’un des premiers postes au ministère des affaires étrangères. « Tout cela, dit M. Desprez, se passait aux heures les plus sombres de la nuit. Milosch y apportait d’autant plus de persévérance et de ténacité que l’agent français y avait dû mettre d’abord plus de défiance. Le prince exilé déployait dans ces entrevues tout ce que son éloquence orientale savait emprunter d’argumens spécieux et de pensées caressantes. Capable de s’émouvoir et surtout de paraître ému, il développait ses plans avec cette chaleur qui, chez les Orientaux, est souvent le voile de la finesse. Il parlait abondamment des sentimens et des forces politiques qui s’éveillaient dès lors au sein des trois grandes puissances slaves de Serbie, de Bulgarie et de Bosnie, entremêlant au tableau des vertus guerrières de ces peuples ce que lui-même avait fait naguère d’expéditions hasardeuses à l’aide de leurs bras. D’ailleurs il n’oubliait pas la mise en scène. Lorsqu’il pensa que ces entrevues pouvaient être moins mystérieuses sans inconvénient, il y fit quelquefois intervenir sa dévouée et digne compagne, la princesse Lioubitza, « celle qui plus d’une fois, disait-il, entourée de ses femmes, avait tenu pendant les engagemens nocturnes des Serbes contre les Turcs les torches qui devaient servir de signaux de ralliement à l’armée serbe. » Or quelle était la conclusion de tous ces discours ? Invariablement cette pensée que, si la France y voulait consentir, Milosch était prêt à prendre au sein de la Turquie d’Europe le rôle que Méhémet-Ali jouait alors avec tant d’éclat apparent dans la Turquie d’Asie[12]. » Deux ans plus tard, en 1841, M. Blanqui, traversant Vienne, où se trouvait alors le prince Milosch, eut avec lui une longue entrevue grâce à l’entremise de l’ambassadeur de France, M. le marquis de Sainte-Aulaire ; il fut stupéfait de la verve avec laquelle le proscrit parlait de son rôle à venir. Quel feu ! quelle furia ! quels flots d’éloquence sauvage ! L’interprète était un Bulgare ; animé des mêmes passions, en extase devant son maître, très souvent il oubliait de traduire, et le prince continuait toujours, ardent, impétueux, intarissable. Qu’importe ? Les choses que le voyageur n’entendait pas furent aussi instructives pour lui que celles qu’il put saisir. Le ton, le regard, le geste, tout parlait chez Milosch. Son ambition et son espoir éclataient en toute sa personne. Et plus tard, pendant les seize années du règne de Kara-Georgevitch, que de fois il avait appelé avec impatience le signal des événemens ! Non certes, il ne pouvait hésiter à reprendre le commandement des Serbes. Sous ses cheveux blanchis s’agitait la même flamme.
L’entrée de Milosch à Belgrade, le 2 janvier 1859, fut un véritable triomphe. De toutes parts, la foule était accourue pour saluer l’illustre vieillard. On avait oublié ses violences, sa rapacité, le joug de fer sous lequel il avait courbé le pays ; on ne voyait en lui que le défenseur de l’indépendance nationale. Lui au contraire, il se souvenait de ses fautes, et, pensant que plus d’un peut-être se demandait tout bas si les anciennes exactions n’allaient pas recommencer, sa première parole fut une promesse de désintéressement. « J’obéis, disait-il, à l’appel impérieux du peuple serbe, » et tout à coup, comme pour rassurer ceux qui avaient conservé certains souvenirs, il ajoutait : « Je n’ai plus de frères vivans. Dieu et ma nation m’ont comblé de toute espèce de biens ; je n’ai donc plus besoin de me mettre en peine le moins du monde pour moi et ma famille. » Franchise ingénue qui peint l’homme et le pays ! Si le prince avait eu encore besoin d’enrichir sa famille, d’accroître son propre trésor, il n’eût répondu de rien ; la meilleure garantie de l’équitable gestion des finances, c’était, aux yeux de Milosch, la fortune assurée de Milosch. Il n’avait plus désormais aucune préoccupation de ce côté ; aussi voyez comme il insiste, persuadé que ce point seul vaut une charte. « Mon unique soin à l’avenir sera de vous rendre heureux, vous qui êtes mes seuls frères, — et vos enfans, qui sont aussi mes enfans, et que j’aime autant que mon fils unique, votre héritier présomptif du trône, le prince Michel. » On avait pu sourire des naïvetés de cette proclamation ; la fin du moins relevait tout. Proclamer l’hérédité du trône, que les révolutions de 1839 et de 1842 avaient sacrifiée aux ressentimens de la Porte, la proclamer simplement, hardiment, comme un droit acquis, comme un titre inaliénable, sans attendre, sans demander même la permission du sultan Abdul-Medjid, c’était bien un de ces actes où la Serbie reconnaissait Milosch Obrenovitch.
Malgré les promesses du vieux prince, on vit bientôt reparaître le despotisme. Les hommes tels que Milosch ne sauraient se réformer. Il fallait toujours que sa volonté fût la loi. Chacun devait plier. Que cette volonté fût honnête et toujours préoccupée de l’intérêt commun, c’est fort bien sans doute ; mais ce qu’on avait supporté jadis comme une nécessité de salut, alors que le dictateur avait besoin de rassembler dans ses mains toutes les forces du pays, on trouvait dur de le subir en des conditions régulières. On raconte qu’un jour, aux bains de Banja, très peu de temps avant sa mort, le vieux prince, se promenant dans la campagne et voyant des champs mal tenus, fit venir le maître et lui dit : « Si je vois encore ton domaine en si mauvais état, je te ferai atteler toi-même à ta charrue ; tu la tireras sous le fouet. » Et sachez bien qu’il l’eût fait sans hésiter. Or il y avait déjà vingt ans que la Serbie était émancipée de ce régime despotiquement patriarcal. Pendant le long exil de Milosch, une génération nouvelle était née ; l’élite de la jeunesse serbe avait visité l’Occident ; Belgrade et Smédérévo, Kragoujevatz et Krouschevatz avaient envoyé à Vienne, à Berlin, à Paris, de jeunes esprits avides de savoir[13]. Représentez-vous leur tristesse lorsque, revenant de ces grandes écoles, ils trouvaient installés dans leur patrie les anciens momkes de Milosch, vrais barbares qui avaient tout intérêt à perpétuer le règne de la barbarie. Milosch du moins avait toujours en vue l’utilité publique ; ses lieutenans, espèces de pachas, n’appréciaient guère dans son régime que l’usage, du fouet. On peut voir là-dessus des détails significatifs dans les récits de M. Kanitz, observateur impartial, qui n’est pas suspect d’hostilité à l’égard de la dynastie de Milosch. M. Kanitz a visité la Serbie en 1859 avec un de ces agens de l’ancien régime dictatorial, un de ces momkes dévoués à Milosch et traitant les gens du peuple comme des esclaves ; le capitaine Ilja Antonievitch, si bien mis en scène par le voyageur allemand, est le type des partisans revenus au pouvoir avec Milosch, alors que la civilisation entrait à flots dans la Serbie nouvelle[14].
Heureusement cette Serbie nouvelle avait son représentant et son chef dans le fils même du vieux despote, le prince Michel. Lui aussi, comme les jeunes Serbes dont nous parlions tout à l’heure, il avait parcouru l’Europe, il avait vu Paris, Londres, Berlin ; il avait interrogé les maîtres de la science et de la politique ; son esprit s’était initié aux conditions d’une société prospère, aux lois du progrès et de la culture libérale ; la génération qui souffrait sous Milosch était rassurée par le prince Michel. On savait qu’il désapprouvait les procédés tyranniques du gouvernement, on savait qu’ayant essayé en vain de ramener le prince à des idées plus justes il avait résolu de se tenir à l’écart, ne voulant ni contredire son illustre père, ni trahir sa conscience. Au mois d’octobre 1859, M. Kanitz fut témoin d’un fait très caractéristique. Il se trouvait depuis peu de temps en Serbie lorsque le prince Michel, après avoir accepté le commandement supérieur des forces militaires à Kragoujevatz, donna sa démission pour les raisons que nous venons de dire, et s’en revint à Belgrade. Ce retour fut une fête, un triomphe, et M. Kanitz, décrivant dans un journal allemand cette explosion cordiale des sentimens du pays, ajoutait : « Plus les mesures violentes du vieux prince assombrissent l’horizon de la Serbie, plus se dégage brillante l’image du prince Michel, étoile d’espérance, promesse d’avenir. Milosch gouverne en despote, sans souci du sénat ni de l’assemblée. Toute instruction lui est suspecte, soit que l’étranger l’ait apportée, soit qu’elle ait une origine nationale ; il n’aime que les vieilles choses, les coutumes des temps de barbarie. Il a déclaré la guerre à l’intelligence. Sans elle pourtant, l’état le plus fort ne se soutiendrait point, et son secours est particulièrement nécessaire à un état qui poursuit une politique de propagande chez des peuples de même race. Ce principe des nationalités, qu’on porte si haut aujourd’hui, n’est pas assez puissant pour entraîner même des peuples frères vers un état où règne le despotisme pur. Si le prince Milosch aime sérieusement son pays, qu’il se contente de remplir la place d’honneur dans toute une période de l’histoire des Serbes, période glorieuse dont il a été l’âme et la vie ; qu’il n’oublie point qu’entre cette période et l’heure présente bien du temps s’est écoulé, que des germes nouveaux ont été confiés aux sillons, que le pied pesant du despotisme les écraserait, qu’il faut les cultiver délicatement pour les faire épanouir. Ce sera la tâche d’une autre force, de la force intelligente et libérale après la force guerrière et despotique… Oui, l’accueil que le prince Michel a reçu à Belgrade à son retour de Kragoujevatz a une signification profonde, et, nous en avons la conviction, le jeune prince Michel remplira toutes les espérances que le parti du progrès a placées sur sa tête. »
On voit clairement ici les deux périodes de l’histoire de Serbie au XIXe siècle, d’un côté la période héroïque et barbare, de l’autre la période politique et libérale, la première illustrée par Kara-George, par Milosch Obrenovitch, la seconde qui s’annonce aux derniers jours du vieux despote et qui salue d’avance son chef. Il ne serait pas équitable pourtant de rester sur ce souvenir au moment où Milosch va disparaître de la scène. Si son administration a soulevé de graves reproches, sa politique étrangère a été jusqu’à sa dernière heure aussi habile que hardie. Au mois de mai 1860, Milosch envoie à Constantinople une députation chargée de demander à la Porte trois choses également importantes : 1° la confirmation des lois récentes émanées de la skouptchina qui établissaient le principe d’hérédité souveraine et réglaient la succession au trône ; 2° l’exécution du firman de 1830, qui interdisait aux Ottomans le séjour de la Serbie, réserve faite des forteresses de la frontière ; 3° l’abolition complète du firman de 1838, qui entravait l’administration intérieure du pays. Ce mémorandum est daté du 7 mai 1860. À ces demandes si nettes appuyées d’argumens très forts, la Porte fait des réponses évasives ; conciliante sur les questions de fait, elle refuse de proclamer des principes qui pourraient gêner son action dans l’avenir. Ainsi, pour obéir au vœu du peuple, elle a reconnu dans le prince Michel le futur héritier de la couronne ; aller plus loin, ajoute-t-elle, proclamer d’une façon définitive le principe de l’hérédité souveraine, ce serait porter atteinte aux droits de la nation serbe. On ne s’attendait guère à rencontrer chez les ministres du sultan un respect si scrupuleux de la volonté des raïas. Même jeu, même duplicité, finalement même déni de justice en ce qui concerne l’exécution du firman de 1830 relatif au séjour des musulmans et la suppression des entraves qui paralysent l’administration intérieure. Que fait Milosch ? Par un acte solennel, en date du 22 août, il déclare que jamais ni lui, ni le peuple serbe, ne cesseront de regarder toutes les dispositions contenues dans le mémorandum du 7 mai 1860 comme des droits irrévocablement acquis[15]. C’est à peu près la réponse que Kara-George avait faite aux envoyés de Sélim dès le début des guerres de l’indépendance : « vous demandez nos armes, venez les prendre ! » Le mémorandum devenait un ultimatum. Ce fut le dernier acte de Milosch ; un mois après, le 26 septembre, il s’éteignait, âgé de quatre-vingts ans.
La mort du prince Milosch est une date importante dans l’histoire de la Serbie. L’époque héroïque est finie, l’époque libérale commence. Bien que cette dernière ait déjà réalisé de grandes choses, elle est encore trop voisine de nous pour qu’il soit possible de la juger équitablement dans un tableau d’ensemble. La disparition de ce puissant personnage marquera donc aujourd’hui le terme de nos études. C’est maintenant aux acteurs mêmes du drame, aux publicistes qui l’ont suivi de scène en scène, aux voyageurs qui en ont recueilli les traces, c’est enfin aux investigateurs plus rapprochés que nous et des lieux et des hommes qu’il appartient de rassembler les documens en vue de l’histoire à venir. Les réformes législatives du prince Michel, les conflits nouveaux provoqués par la présence illégale des Ottomans en Serbie, le bombardement de Belgrade par la garnison turque (1862), la restitution des forteresses à la principauté par la sultan Abdul-Aziz (1867), l’organisation de la milice, l’idée toujours plus populaire de reconstituer la grande Serbie, enfin l’assassinat du prince à Topchidéré (10 juin 1868) et en ce moment même le procès de l’ancien souverain, Alexandre Kara-Georgevitch, accusé de complicité dans le meurtre, voilà bien des sujets qui méritent une sérieuse enquête. Bornons-nous à résumer ce qu’un demi-siècle de luttes et d’épreuves a produit pour la nation serbe, indiquons aussi en peu de mots ce qui lui reste encore à conquérir.
Affranchi par Kara-George et ses compagnons dans une série de campagnes héroïques, le peuple serbe, après le traité de Bucharest, allait être exterminé ; Milosch le sauve, il le sauve deux fois, par la ruse d’abord, ensuite par les armes. Le libérateur de 1804 était une grande figure malgré sa sauvagerie ; plus grand encore est le libérateur de 1815, car il arrache ses frères à une mort certaine, et toujours à l’œuvre, toujours sur la brèche, aussi habile que résolu, il transforme cette province en une principauté indépendante, que la Turquie et la Russie, diversement jalouses, sont obligées de respecter. Il n’y a guère là qu’un million d’hommes ; qu’importe ? Le poète l’a dit :
- Dieu n’a pas fait les peuples au compas.
- L’âme est tout ; quel que soit l’immense flot qu’il roule,
- Un grand peuple sans âme est une vaste foule.
- Du sol qui l’enfanta la sainte passion
- D’un essaim de pasteurs fait une nation.
- Une goutte de sang dont la gloire tient trace
- Teint pour l’éternité le drapeau d’une race.
Le drapeau serbe flotte désormais en toute sécurité sur le sol où dorment tant de héros. Sous sa bannière teinte d’un noble sang, ce petit peuple a grandi de jour en jour ; terrible dans la bataille, il est devenu grave, mesuré, circonspect ; il a eu l’esprit de conduite autant que le goût de la civilisation ; il s’est tourné vers l’Europe, et l’Europe lui a répondu ; pressé longtemps entre Saint-Pétersbourg et Constantinople, obligé de se défendre contre des prétentions très différentes, mais également hostiles, il est protégé aujourd’hui par les hautes puissances signataires du traité de Paris. Enfin la révolution pacifique de 1858 et le rappel du vieux Milosch ont assuré son indépendance en rétablissant l’hérédité du trône ; il possède maintenant une loi de succession souveraine qui le met à l’abri de toute ingérence étrangère. Voilà ce qu’ont fait, dans l’espace de cinquante-six ans, ces raïas méprisés qui, courbés sous le joug, faisaient paître les troupeaux de porcs dans les forêts de la Schoumadia, ou bien, révoltés contre l’odieux spahi, allaient rejoindre les bandits de la montagne. A la date où s’arrête notre récit, quand le vieux Milosch rend le dernier soupir, au mois de septembre 1860, quel programme ont-ils encore à exécuter ? Un programme qui, sauf les dispositions spéciales, est celui de tous les peuples civilisés, et qui peut se résumer en quelques mots : achever l’expulsion des Turcs, reprendre les forteresses, affermir les institutions nationales, encourager l’instruction populaire, favoriser le travail, déployer les ressources du pays, assurer l’ordre par la liberté, assurer la liberté par l’ordre, enfin devenir un exemple, c’est-à-dire un vivant appel aux enfans dispersés de la famille serbe, et, sans rien faire pour provoquer la transformation de l’Europe orientale, se tenir préparés à tous les événemens, se placer au niveau de toutes les chances de la fortune. Grande tâche assurément et qui exige de virils efforts ! La Serbie saura la remplir. On doit être sans inquiétude pour le peuple sur lequel ont passé en vain cinq cents ans d’une servitude écrasante, et qui, sortant tout à coup des ombres du tombeau, s’est élevé si vite non-seulement de la mort à la vie, de l’esclavage à l’indépendance, mais, chose plus laborieuse encore, de la barbarie héroïque à la civilisation libérale.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
- ↑ Voyez la Revue du 1er avril.
- ↑ Sur la maladie et les derniers instans de Mahmoud, voyez les curieux détails donnés par M. le baron Juchereau de Saint-Denys, ancien ministre de France en Grèce, ancien directeur du génie militaire de l’empire ottoman : Histoire de l’empire ottoman depuis 1792 jusqu’en 1792, Paris, 1844, t. IV, p. 198-294.
- ↑ L’Almanach de Gotha fixe la date de la naissance an 4 septembre 1825 ; des documens que nous avons lieu de croire plus exacts le font naître deux ans plus tôt, en 1823. Même, selon certains voyageurs, c’est en 1822 que serait né le prince Michel. M. de Pirch, officier prussion qui visita Milosch en 1829, nous dit que son fils Michel avait sept ans à cette date ; M. Blanqui, en 1841, l’appelle un jeune homme de dix-neuf ans. Nous adoptons comme plus probable la date de 1823 ; il est certain en tout cas, malgré l’Almanach de Gotla et les écrivains qui l’ont suivi, que le prince Michel avait deux ou trois ans en 1825.
- ↑ Voyage en Bulgarie pendant l’année 1841, par M. Blanqui, membre de l’Institut de France ; 1 vol. Paris 1843, p, 69-71.
- ↑ Un témoin des événemens, M. le docteur Patzech, très dévoué, il est vrai, à Michel Obrenovitch, va jusqu’à dire du prince Alexandre : « Il fut élu, emmené et salué. prince, sans avoir eu le temps de comprendre parfaitement ce qui se passait. »
- ↑ Histoire politique de la révolution de Hongrie, par MM. Daniel Iranyi et Charles-Louis Chassin. Paris, 1850, t. Ier, p. 237.
- ↑ Histoire politique de la révolution de Hongrie, t. Ier, p. 343.
- ↑ Stidslavische Wanderungen, von Siegfried Kapper, 2 vol. Leipzig 1853, t. II, p. 238-239.
- ↑ Voyez dans le répertoire si riche de M. F. Kanitz (Serbien. Historisch-ethnographische Studien ans den Jahren 1859-1868, Leipzig 1868) l’intéressant chapitre sur la justice, p. 635.
- ↑ Saint-Marc Girardin, Souvenirs de voyages et d’études, 1 volume. Paris 1852, p. 195-194.
- ↑ Nous empruntons ce résumé à l’Annuaire des Deux Mondes, t. IX, p. 725.726.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 15 février 1850, les pages où M. Desprez examine la brochure du prince Michel, Milosch Obrenovitch, ou Coup d’œil sur l’histoire de la Serbie de 1815 à 1859.
- ↑ On lisait l’an dernier dans un recueil allemand : « Près des tombeaux de Fichte et de Hegel, dans le vieux cimetière des communes Friederichswerder et Dorotheenstad à Berlin, se trouve le tombeau d’un Jeune Serbe avec cette inscription en serbe et en allemand : « Ci git la dépouille mortelle d’un jeune homme venu de Serbie à Berlin pour y satisfaire sa soif de science dans les hautes écoles, et qui a succombé à l’âpreté du climat. C’est une consolation pour ses condisciples, pour toute la jeunesse studieuse de son pays natal, de savoir qu’il repose auprès des plus grands penseurs de l’Allemagne. » Voyez Magazin für die Literatur des Auslandes. Berlin, 4 juillet 1868.
- ↑ Serbien. Historisch-ethnographische Reisestudien aus den Jahren 1859-1868, von F. Kanitz. Leipzig 1868, p. 236-245.
- ↑ Sans entrer dans trop de détails, il faut citer au moins parmi ces droits la loi de succession au trône telle qu’elle fut édictée par le prince, d’après le vœu de l’assemblée populaire et le consentement du sénat. En voici les dispositions principales, que j’emprunte encore à l’Annuaire des Deux Mondes, t. IX, p. 730. A La dignité princière est héréditaire dans la descendance mâle de la famille Obrenovitch. Si cette famille s’éteint, le dernier des Obrenovitch transmettra la dignité à un fils adoptif qui devra être Serbe de naissance, d’une famille honorable et de la communion grecque. L’héritier du trône est majeur à dix-huit ans révolus. Pendant la minorité, la régence est exercée par un triumvirat que la skouptchina choisit parmi les ministres, les sénateurs, les conseillers de la cour de cassation et de la cour d’appel. Si le prince régnant n’a pas d’héritier et meurt sans avoir désigné de successeur, la skouptchina élit un Serbe pour prince. » C’est en vertu de cette loi que MM. Blasnovatz, Ristitch et Gavrianovitch exercent aujourd’hui la régence pendant la minorité du prince Milan.