première partie.
ORIGINES DE LA GUERRE DE L’INDÉPENDANCE.

Il y a juste trente ans, un écrivain slave, racontant l’héroïque période où la Serbie avait enfin brisé le joug des Turcs, s’adressait en ces termes à l’Allemagne, et par l’Allemagne aux nations de l’Occident : « Que vous êtes injustes ! De tous les peuples chrétiens de l’Europe orientale, les Serbes les premiers se sent levés contre la domination ottomane, et sans autre secours que les sympathies de leurs frères moscovites, par leurs seules ressources, par leurs seules forces, ils ont vaincu de grandes armées. Bien plus, après une lutte de vingt ans entremêlée de chances contraires, ils ont purifié leur terre de la présence de l’ennemi et jeté partout dans le sol des germes durables de liberté, d’ordre, de prospérité pour l’avenir. Et vous, de ces luttes gigantesques vous êtes demeurés les spectateurs indifférens, tandis que vous n’avez pas eu assez de louanges pour exalter l’héroïsme de nos voisins, les peuples de langue hellénique, lesquels cependant, bien des années après nous, et soutenus par les acclamations, par l’or, par les armées de la chrétienté tout entière, n’ont réussi qu’avec peine à briser leurs fers dans une partie de leur contrée natale. » Ainsi parlait M. Possart, en 1838, dans ses études sur les héros serbes, et un critique allemand du plus rare mérite, un voyageur qui connaissait mieux que personne ce monde si compliqué de l’Europe orientale, Jacques-Philippe Fallmerayer, lui faisait aussitôt cette singulière réponse : « Vous qui vous plaignez ainsi de l’indifférence des Allemands, je vois bien que vous ne nous connaissez point. Consolez-vous, historien de Kara-George et de Milosch, l’avenir vous dédommagera du passé. Quand les Slaves auront accompli leur mission, quand ils auront renouvelé l’Orient et peut-être tenu l’Occident en échec, les Allemands ne vous dédaigneront plus. Ils construiront des systèmes pour vous glorifier. Ces philosophies de l’histoire qui vous suppriment aujourd’hui seront toutes pleines de vous. Hegel, il y a vingt ans, à l’heure où vous souteniez cette lutte prodigieuse, affirmait que les Slaves ne comptaient pas dans le travail de l’humanité ; les Hegel du XXe siècle trouveront aisément de nouvelles formules où resplendira votre génie. Attendez que la Russie domine l’Europe, l’Allemagne sera la première à s’incliner devant la mission historique des Slaves. Alors, héros de la Serbie, pâtres devenus chefs de peuples, vous aurez votre place dans les théories de ces Allemands que vous accusez d’indifférence. Les Allemands sont-des érudits et des contemplatifs, le présent ne les touche guère, l’avenir les inquiète peu ; mais qu’ils sont admirables pour expliquer philosophiquement le passé[1] ! »

On reconnaît à ces paroles le publiciste clairvoyant et amer qui n’a cessé pendant trente ans de stimuler le tempérament rêveur des nations germaniques et de les prémunir à sa façon contre les dangers du panslavisme. SI les Serbes se glorifient à juste titre da s’être levés les premiers contre l’oppression musulmane, à Fallmerayer appartient l’honneur de s’être levé le premier dans la presse libérale d’Europe contre la politique russe en Orient ; c’est lui qui a poussé le cri d’alarme à l’heure où le libéralisme européen, dans son enthousiasme pour les Grecs, ne s’inquiétait guère d’aplanir la route qui peut conduire les Russes à Constantinople ; le premier aussi, c’est lui qui, s’attachant à une cause bien ingrate en apparence, combattait pour le maintien de l’empire ottoman sans sacrifier les intérêts des populations chrétiennes. Au moment où nous venons résumer à notre tour et à l’aide de documens nouveaux.[2] les transformations de la Serbie au XIXe siècle, nous éprouvons l’impérieux besoin d’inscrire au début de ces études cet étrange dialogue du premier historien des Serbes et du premier adversaire du panslavisme. Pourquoi ? On le comprend sans peine. La philosophie même du sujet que nous allons traiter est exprimée ici par ces deux voix si différentes ; avec l’historien national de Kara-George et de Milosch, il faut s’intéresser aux efforts de ce peuple héroïque ; avec Fallmerayer, il faut se défier de la politique russe.

Le double souvenir que nous venons d’évoquer offre encore un autre intérêt ; il sert à marquer les progrès accomplis depuis trente ans. Ni la plainte de l’historien serbe ni l’amertume du critique allemand ne seraient justifiées désormais. Déjà en 1838 M. Possart n’était pas tout à fait juste envers l’Allemagne lorsqu’il lui reprochait d’avoir assisté avec indifférence aux événemens de Serbie ; il oubliait que, neuf années auparavant, un des plus célèbres historiens du pays de Schiller, un des rénovateurs de la science historique au XIXe siècle, M. Léopold Ranke, avait raconté d’après les chroniques locales et les témoignages des acteurs eux-mêmes les guerres de 1804 à 1817. Depuis M. Léopold Ranke, combien de voyageurs et de publicistes, en Allemagne, en France, en Angleterre, ont étudié avec sympathie les destinées de ce petit peuple ! Dans une histoire des huit dernières années publiée récemment par M. Édouard Arndt, on trouve un chapitre intitulé la Serbie depuis le traité de Paris, et on y peut lire ces paroles significatives. « Parmi les peuples chrétiens autrefois les sujets, aujourd’hui les vassaux de la Porte, le plus énergique est le peuple serbe ; des divers états formés du démembrement de l’empire turc, la Serbie occupe la première place au point de vue militaire. Les Serbes ont commencé leur guerre de délivrance en 1804, onze années avant les Grecs, et cette guerre, ils l’ont soutenue seuls, tandis que les Grecs ont attiré les regards et obtenu des secours de toute l’Europe. À la tête de l’insurrection hellénique étaient des princes et des hommes d’état, les Ypsilanti, les Mavrocordato ; des écrivains, des savans illustres, prêtaient à ce mouvement l’appui de leur enthousiasme. Chez les Serbes au contraire, la guerre de délivrance est sortie des derniers rangs du peuple, et elle a eu pour chefs des hommes qui ne savaient pas même lire, un George Petrovitch, un Milosch Obrenovitch. L’origine de la révolution serbe a été absolument populaire ; aussi toutes les institutions qui en sont nées portent-elles cette empreinte. Les Serbes n’ont pas fait venir leurs princes de l’étranger, ce n’est pas à l’étranger qu’ils ont demandé leurs institutions ; tout est sorti chez eux de leur caractère et de leurs traditions nationales. Tandis que des Grecs, des Bosniaques même, frères des Serbes, pour se soustraire aux violences des oppresseurs musulmans, embrassaient l’islam en si grand nombre, la Serbie est restée invinciblement attachée à la foi chrétienne. » Cette page est comme le résumé des études que l’Allemagne depuis une vingtaine d’années a consacrées aux affaires de Serbie, études qui se trouvent un peu partout, dans les journaux, dans les revues, dans les récits de voyages. Nous citerons, entre bien d’autres, les pages charmantes de M. Siegfried Kapper intitulées Pérégrinations chez les Slaves du sud[3]. C’est en 1850, sous le règne du prince Alexandre Karageorgevitch, que M. Siegfried Kapper a visité Belgrade. La Serbie traversait alors une crise de langueur, résultat des secousses de 1848 ; les luttes secrètes de la diplomatie avaient remplacé les émotions de la guerre et les orages de la cité ; l’influence autrichienne et l’influence russe se disputaient l’état naissant ; M. Kapper, sans nulle prétention, et en se bornant à peindre les mœurs, a tracé des tableaux auxquels les événemens des années suivantes ont attaché le plus vif intérêt. Ce ne sont que des notes de touriste, des impressions toutes personnelles ; mais de ces impressions et de ces notes l’histoire peut tirer son profit, tant l’esprit de l’observateur est animé d’une intelligente sympathie pour les Serbes.

La même sympathie éclate chez les voyageurs anglais ou français qui ont exposé à des points de vue divers les transformations de la principauté slave. Interrogez le Voyage en Orient de M. de Lamartine, le Voyage en Hongrie de M. Thouvenel, le Voyage en Bulgarie de M. Blanqui, parcourez les rapports de M. Ubicini sur la Serbie et le Monténégro, consultez les traductions des chants nationaux des Serbes par M. Auguste Dozon, chancelier du consulat de France à Belgrade, rappelez-vous surtout les pages ardentes où notre collaborateur M. Cyprien Robert a si vivement reproduit les passions des partis à l’heure la plus passionnée de cette histoire ; ajoutez à tant d’informations les poétiques études récemment publiées ici même par Mme Dora d’Istria ; enfin, si vous voulez prendre connaissance des travaux anglais, n’oubliez pas les enquêtes du Dr Denton sur l’église serbe[4]. Dans ces œuvres si diverses, vous trouverez toujours la même sympathie pour les Serbes, la même sollicitude pour ce petit peuple à qui l’avenir réserve peut-être un grand rôle en Orient.

Il n’y a donc plus lieu d’accuser l’indifférence de la presse occidentale. Ce serait une égale injustice de répéter aujourd’hui les amères paroles de Fallmerayer. Non certes, pas plus en Allemagne qu’en Angleterre ou en France, les écrivains qui s’occupent de|la Serbie ne sont disposés à tourner au bénéfice des Russes l’héroïque histoire des compagnons de Kara-George et de Milosch. Contester l’appui moral que la Russie, par le fait seul de son existence, a prêté au premier soulèvement des Serbes, assurément ce serait chose insensée. Fallmerayer l’a déclaré lui-même. « Nous tenons, dit-il, pour une entreprise puérile de prétendre dissimuler le service rendu par la Russie à la révolution serbe. Eh ! sans doute, les Serbes ont fait le coup à eux seuls, d’abord avec audace et violence sous l’impétueux Kara-George, puis sous Milosch avec autant de courage et plus d’esprit de conduite ; mais ce qui donnait de la force à leurs bras, c’était la pensée qu’ils avaient derrière eux un peuple de même sang, de même foi, qui avait enlevé aux Osmanlis le prestige de la victoire. » Il n’y a ici que la reconnaissance d’une vérité incontestable ; ce point mis à part, je n’ai rien vu chez les écrivains cités plus haut qui attestât des dispositions favorables à la politique moscovite. Presque tous au contraire prennent plaisir à signaler le sens pratique, le mélange de souplesse et de fermeté avec lesquels ce petit peuple a su déjouer les intrigues du cabinet de Saint-Pétersbourg, utilisant ou déclinant son appui suivant les occurrences, sans jamais rompre ni s’enchaîner jamais. Cette direction si remarquable de l’esprit public en Serbie ne peut qu’être encouragée par les travaux des publicistes européens. Ce n’est pas au profit des Russes qu’ils s’intéressent aux Serbes. Une idée qu’on a souvent développée ici même commence à se faire jour dans le monde politique, c’est que le meilleur moyen de combattre les prétentions du panslavisme est de prêter une juste attention aux intérêts des chrétiens de l’Orient. Les Hongrois eux-mêmes, il y a vingt ans, n’étaient-ils pas disposés à se donner aux Russes plutôt que de subir le joug des Habsbourg ? Comment s’étonner que des populations slaves, si elles désespéraient de leur avenir, fussent tentées de suivre la même voie ? Nous l’avons dit bien des fois, nous le répéterons encore : venez en aide aux chrétiens de l’Orient, vous brisez aux mains de la Russie Parme la plus redoutable de sa politique. C’est à Belgrade, à Prague, à Agram, aussi bien qu’à Pesth et à Vienne, qu’est la solution des deux questions les plus urgentes, l’apaisement de l’Europe orientale et la juste reconstruction de l’Autriche.

Il appartient donc principalement à l’Autriche nouvelle de se montrer sympathique aux intérêts des chrétiens d’Orient. L’Autriche de M. de Metternich ne songeait qu’à entretenir la division parmi les peuples soumis à la maison de Habsbourg ; on sait quel châtiment a renversé pour jamais cette politique odieuse. Ramenée par des événemens terribles dans la voie de la civilisation, l’Autriche de M. de Beust n’a d’autres moyens de salut que le respect de tous

les droits, la protection de tous les intérêts. L’ancienne Autriche croyait se soutenir par la compression et la haine ; l’Autriche nouvelle ne se relèvera que par un esprit de généreuse équité. Le dualisme d’aujourd’hui, c’est-à-dire le partage de la vie politique entre les Allemands et les Magyars, ne peut être approuvé des esprits clairvoyans que comme un premier pas dans cette carrière ; s’il devenait la loi définitive de l’empire, il serait bientôt aussi intolérable que l’ancien système, et fournirait le même aliment aux intrigues panslavistes. Au contraire, le jour où les peuples de l’est, Bohême, Hongrie, Pologne, formeraient une fédération sous le sceptre tutélaire des Habsbourg, ce jour-là rétablirait enfin la véritable Autriche, celle à qui son nom même indique ses destinées[5]. Qui donc alors, dans l’Occident, ne consentirait, pas à voir les tronçons épars du peuple serbe se réunir à leur tour et prendre place dans cette fédération inoffensive ? Échappant ainsi et au despotisme turc et à l’ambition russe, les Serbes contribueraient pour une grande part à écarter le danger qui menace sur le Bosphore l’équilibre de l’Europe.

On dira que ce sont là des chimères, on dira que le parti des Grands-Serbes, celui qui veut la réunion des Serbes de la principauté avec les Serbes de Turquie et d’Autriche, est en réalité un parti russe. Appuyé sur l’histoire des cinquante dernières années, nous répondons que ce parti ne deviendrait un parti russe qu’à la dernière extrémité. Les Serbes ont trop vaillamment conquis leur indépendance, les Serbes sont demeurés trop fidèles à leur caractère propre en organisant leur nouvel état, les Serbes enfin ont montré un esprit politique trop sûr dans les circonstances les plus graves, pour se livrer au tsar à moins d’y être contraints par le désespoir. Un écrivain que nous avons cité déjà, et que nous citerons encore plus d’une fois, car on le rencontre à chaque pas dans ces questions, Fallmerayer, avait été frappé de cet esprit politique, de cette prudence et de cette ténacité chez les Serbes. Or, tout attaché qu’il fût, en haine de la Russie, au maintien de l’empire ottoman, un jour que la dissolution de cet empire lui apparaissait comme une catastrophe mévilable, il eut comme la vision prophétique d’une Grande-Serbie qui pourrait bien prendre la place des sultans. Il écrivait en 1838, à une époque où la Serbie s’organisait à peine sous la rude main de Milosch, et quand personne ne pouvait songer à ce qu’on appelle aujourd’hui le parti des Grands-Serbes : « Si les Serbes de Bosnie étaient chrétiens, si ceux du Monténégro n’étaient pas dirigés par des intérêts locaux et des influences étrangères, peut-être, de la dissolution du sultanat de Constantinople, dissolution que la sagesse humaine aura grand’peine à empêcher, verrait-on se former sur le bas Danube une puissance intermédiaire chrétiennement organisée et suffisamment forte au point de vue militaire, laquelle, par son seul poids, épargnerait bien des soucis aux grands juges de paix européens. Si l’on considère quelles idées sont répandues depuis cent ans dans l’immense triangle illyrien, quelles espérances et quelles sympathies s’y sont formées, comme les intérêts particuliers s’y subordonnent d’eux-mêmes aux intérêts généraux, comme les choses finissent toujours par y triompher des phrases, il n’est pas besoin d’être prophète pour apercevoir les germes des complications politiques les plus sérieuses dans le sol de la Serbie et des pays qui lui tiennent par les liens du sang, après que les décombres turcs auront été entièrement balayés. » Voilà des vues hardies ; ajoutons à notre tour qu’il n’est pas nécessaire de concevoir de telles pensées pour suivre avec intérêt les développemens de la principauté slave ; c’est assez que les Serbes puissent être appelés par les événemens de l’avenir à figurer dans une fédération qui mettrait fin aux embarras de l’Orient. Or, bien que ces questions intéressent toute l’Europe, il faut reconnaître que la nouvelle Autriche y est particulièrement engagée. Qu’on l’entende comme on voudra, ce n’est point là une chimère.

Aussi ressentons-nous un vrai plaisir à voir de sérieux esprits de l’Autriche allemande entrer dans cette voie. C’est l’impression que nous avons éprouvée en lisant les Etudes sur la Bosnie et l'Herzégovine par M. Jean Roskiewicz, officier d’état-major dans l’armée autrichienne, et surtout le beau travail que M. F. Kanitz vient de publier sur la Serbie. Je me garde bien de mettre ces deux livres sur le même rang ; je dis seulement que, malgré l’inégalité de mérite, ils appartiennent tous deux à un même ordre de recherches, et que ces recherches sont un heureux symptôme. M. Roskiewicz a séjourné quinze mois dans la Bosnie et l’Herzégovine, il les a parcourues dans tous les sens, il a vu de près les Serbes musulmans, les Serbes orthodoxes, les Serbes catholiques ; il a observé les mœurs, les institutions, et ses notes de chaque jour sont devenues un livre. Quel sentiment l’a soutenu ? L’idée que ces contrées si peu connues joueraient tôt ou tard un rôle important. Voilà pourquoi, tout en marquant d’un trait rapide le caractère et les habitudes du peuple, il s’attache surtout à décrire les lieux, les routes, les passages, à faire connaître les ressources militaires. Cet observateur est un officier d’état-major, et ce tableau d’un pays est surtout un rapport stratégique.

Tout autre est l’ouvrage de M. Kanitz ; on peut l’appeler un monument élevé à la Serbie du xixe siècle. M. Kanitz a passé neuf ans dans la principauté, de 1859 à 1868. Il a vu mourir le vieux Milosch, et ses notes s’arrêtent quelques mois avant l’assassinat du prince Michel. Nous avons ici la peinture la plus complète de la Serbie des dernières années, nous pouvons mesurer le point où est parvenu ce peuple viril depuis l’époque où il conquit son indépendance après une servitude de cinq siècles. De la barbarie héroïque de 1804 à l’organisation sociale et politique de l’heure présente, un cycle entier est parcouru. M. Kanitz était parfaitement préparé à ces études ; il connaît la Serbie des anciens jours aussi bien que la Serbie du xixe siècle, on a de lui des recherches très savantes sur les antiquités byzantines ; c’est un historien, un archéologue, un ethnographe, c’est surtout un ami intelligent du peuple qu’il étudie. Il sait que les Serbes joueront nécessairement un grand rôle dans les transformations de l’Orient, et il se demande, non sans inquiétude, quel sera le dernier mot de la crise. « À côté de l’osmanli fataliste résigné d’avance à son destin inévitable, les raïas essaient déjà leurs forces pour le combat suprême. Grecs, Albanais, Roumains, Serbes, Bulgares, après une mort politique de bien des siècles, appelés à une vie nouvelle par la marche de l’histoire, se pressent de plus en plus au premier rang. Une mosaïque confuse de nationalités, de religions, de traditions politiques, d’ambitions contraires, apparaît aux regards étonnés. Comment les apprécier, les unir, les organiser politiquement ? Ah ! quelle tâche gigantesque pour les forces chargées de fonder les états, je veux dire la diplomatie et l’épée ! » Voilà pourquoi il a consacré sa vie à l’étude des Serbes, persuadé que les descendans des hommes de 1804 sont le plus en mesure de fonder quelque chose de durable au milieu de ces ruines et de cette poussière. Quel autre peuple a la fibre nationale plus forte ? Quel autre opposera mieux son génie propre aux intrigues moscovites ? Que l’Europe libérale les seconde, tout marchera bien ; mais, pour connaître à la fois l’état présent et les ressources possibles de la Serbie, il ne faut pas s’en tenir à la principauté. M. Kanitz, avant de composer son tableau, a visité les Serbes du Banat, du Monténégro, de l’Herzégovine, de l’Albanie. Renseigné de la sorte, pourvu d’observations qui lui permettaient des rapprochemens instructifs, le voyageur n’a reculé devant aucune fatigue pour achever son enquête, « Des dix-sept districts qui composent la principauté, il n’en est pas un seul, dit-il, où je n’aie fait de longs séjours ; chez quelques-uns, j’ai réitéré mes visites pendant plusieurs années consécutives. Sur les bords du Danube, le long de la Save et de la Morava, dans les épaisses forêts de la Drina et de la Schoumadia, depuis la pyramide du Rtanj jusqu’au sommet du Kopaonik, habité par les aigles, j’ai cherché le peuple serbe dans ses retraites les plus cachées, observant son caractère, ses mœurs, ses usages, écoutant ses légendes et ses chants, étudiant son état politique et social. » Il ajoute que dans ces comparaisons des Serbes de la principauté avec les Serbes de Turquie et d’Autriche, dans ces voyages, dans ces investigations de toute sorte, il avait pour but de mesurer impartialement les progrès accomplis par la Serbie des Obrenovitch, afin de calculer en même temps les chances de son avenir. Sur les questions présentes et celles qui s’y rattachent, nous ne saurions avoir un guide mieux informé.

Ainsi de 1829 à 1868, du dramatique récit de M. Ranke à l’enquête si détaillée de M. Kanitz, en y joignant les travaux publiés dans l’intervalle, nous pouvons étudier à l’aise toutes les périodes de cette histoire. Par un singulier privilége, ces soixante années de la révolution serbe, qui commencent à 1804, ont de quoi intéresser les esprits les plus divers. À ceux qui aiment les âmes exaltées, les passions violentes, les horreurs mêmes de la barbarie mêlée à l’enthousiasme, quel sujet signalerait-on qui vaille les aventures de Kara-George et de Milosch ? Les politiques, on l’a vu par ce qui précède, seraient bien malavisés, s’ils négligeaient de surveiller le peuple serbe,, de seconder et de régler sa marche, de savoir enfin par une étude continuelle quelles chances de péril ou de secours l’état des Obrenovitch peut apporter à la diplomatie de l’Occident. Voilà de grands motifs d’étude, ce ne sont pas les seuls. Il en est un autre, non pas plus élevé, mais, plus désintéressé, d’un ordre plus calme et plus philosophique. L’érudition créatrice de nos jours, en plus d’une œuvre excellente, s’est appliquée à retrouver les élémens des cités primitives, à reconstruire pierre à pierre ces édifices vénérables, à évoquer cette série de transformations d’où naissaient la grande famille et la grande amitié, la patrie. Eh bien ! ce tableau que la science est obligée d’arracher à des textes mutilés, le voici vivant sous nos yeux.

Un peuple semblait s’être perdu pendant cinq siècles d’une servitude écrasante. Tous ses chefs avaient péri, non-seulement les rois et les princes, mais les chefs de tribus. Soutenu cependant par ses antiques souvenirs, défendu par ses mœurs, par sa religion, par des coutumes originaleset fortes qui entretiennent de famille en famille, de village en village, le sentiment de la communauté, il se lève un jour à l’appel de quelques hommes, au moment où on le croyait à jamais rayé du livre de vie. Il s’ignorait lui-même, la lutte lui révèle sa force. Tour à tour vainqueur et vaincu, il sait que le triomphe suprême lui est assuré. Bien plus, une fois maître de ce sol doublement sacré désormais,, il trouve dans son propre génie les assises d’un établissement régulier, il se donne des lois appropriées aux phases diverses de cette évolution tumultueuse, il passe d’une sorte de féodalité patriarcale à la dictature militaire, de cette dictature à une monarchie constitutionnelle. La cité s’élève, l’état s’organise ; les politiques ont succédé aux hardis chefs de bandes. Tout cela est l’affaire d’un demi-siècle. Tel est le tableau que nous allons essayer de reproduire. Quand l’occasion se présente d’étudier à la clarté du soleil des choses qui d’ordinaire se cachent dans la nuit des âges, n’est-ce pas une bonne fortune pour la philosophie de l’histoire ? Prenons garde d’encourir le reproche adressé par Tacite aux érudits de son temps : vetera extollimus, recentiorum incuriosi.


I.

On comprendrait peu l’héroïque élan d’où est sortie la régénération des Serbes, si on ne se rappelait d’abord ce qu’était sous le joug ottoman le peuple des Douschan et des Lazare. Une longue période de gloire suivie d’une période plus longue encore de misères, de souffrances et de honte, voilà, du ixe au xixe, l’histoire de la Serbie. Mille années divisées en deux parts, l’une éclatante et heureuse, l’autre sombre et horrible ! Même aux jours où les pachas semblaient avoir tout étouffé dans la nation vaincue, ce contraste lui est toujours resté présent. En vain la vieille cité des rois serbes n’était plus qu’un monceau de ruines, en vain les Turcs régnaient à Belgrade, remplissaient toutes les villes, occupaient toutes les forteresses ; dans les forêts, sur les montagnes, au fond des vallées inaccessibles, bien plus, à l’ombre des monastères déchus, sous les haillons de l’ignorance et de la superstition, un sentiment opiniâtre entretenait le souvenir des anciens chefs et des années glorieuses.

L’histoire de cette ancienne Serbie est encore à faire. Les érudits qui la connaissent le mieux y signalent d’immenses lacunes. Avant qu’on puisse l’écrire avec quelque certitude, dit M. Léopold Ranke, il faut que les documens ecclésiastiques du moyen âge, la vie de saint Siméon, la vie de saint Sava, les chroniques de l’archevêque Daniel et de ses successeurs, soient publiés dans un texte authentique. La période où les Serbes, à peine convertis au christianisme par Cyrille et Méthode, se trouvent obligés de faire leur choix entre l’église latine et l’église grecque est assurément une période décisive dans leur destinée. C’est au ixe siècle, on le sait, que les deux apôtres des Slaves ont accompli leur mission ; presque en même temps éclate le schisme qui sépare l’église d’Orient de l’église occidentale. De quel côté se tourneront les Serbes, surtout quels sentimens décideront leurs préférences ? Ces grands apôtres des Slaves, saint Cyrille, saint Méthode, aujourd’hui encore objet d’une si profonde vénération dans l’église grecque, avaient été consacrés à Rome et défendus par le saint-siége contre les évêques allemands, fauteurs intéressés de l’hérésie des Trilingues[6]. C’est à Rome que le plus illustre des deux frères, saint Cyrille, avait rendu le dernier soupir. De tels souvenirs étaient un engagement ; quelles idées ou quels instincts ont donc entraîné les Serbes vers l’église orientale au moment même où ils avaient à défendre leur indépendance contre les empiétemens continuels des empereurs byzantins ? L’histoire qui pourrait suivre dans les documens contemporains ce travail politique de la Serbie aux ixe et xe siècles aurait des renseignemens précieux sur son caractère et son esprit. Ce n’est pas tout ; on sait que dans l’immense famille slave les uns (Polonais, Tchèques, Croates) se sont attachés à l’église latine, et par là ont été plus ou moins mêlés au mouvement de la civilisation occidentale, tandis que les autres, en bien plus grand nombre, ayant suivi naturellement l’église grecque, restèrent associés aux destinées de l’Orient. C’est surtout la Serbie primitive qui s’est trouvée morcelée par cette division des églises. Dès le ixe siècle, il y a des Serbes catholiques et des Serbes orthodoxes ; on dirait un partage des eaux à la cime des Balkans, les tribus de l’ouest se dirigeant vers Rome, celles de l’est gravitant vers Byzance. Eh bien ! par une singularité plus frappante encore, le partage ne se fit pas seulement en orthodoxes et catholiques ; le mahométisme, qui à cette époque disputait à la prédication chrétienne les peuplades établies au nord de l’empire d’Orient, détacha aussi certaines parties de la famille serbe. Je ne parle pas des Bosniaques, les Serbes musulmans d’aujourd’hui, lesquels ne sont devenus musulmans qu’après la conquête et pour se soustraire aux violences des vainqueurs. Si les Serbes nous offrent une vaste famille coupée en trois parts, l’une soumise à Mahomet, les deux autres suivant la loi du Christ, mais dans des communions opposées, les origines de leur histoire nous prépareraient peut-être à ce singulier spectacle. Ce qui est certain, c’est que dès le Xe siècle un missionnaire musulman, étant allé convertir les Bulgares au mahométisme sur la demande du roi de ce pays, traversa une des contrées slaves évangélisées par Cyrille et Méthode, et y trouva beaucoup de mahométans[7]. Quoi qu’il en soit, c’est une situation bien digne d’étude que celle de ce peuple pressé ainsi par tant d’influences contraires à une époque décisive de l’histoire ; à le voir plus tard si ferme et si habile, si audacieux et si prudent, on est disposé à croire que les mêmes qualités se déclarèrent chez lui dès le début, et l’on voudrait pouvoir l’apprécier sur pièces authentiques au moment où il subit cette périlleuse épreuve.

À défaut de ces documens, à défaut de cette histoire des anciens Serbes rétablie de siècle en siècle et de génération en génération, il y a du moins certaines périodes bien connues qui suffisent à mettre en relief les principaux traits du caractère national. Le premier, c’est un sentiment d’indépendance jalouse et une rare habileté à tirer parti des circonstances critiques. Au xie siècle, il n’y avait entre les Serbes et l’empire d’Orient qu’un simple lien de vassalité ; les Byzantins ayant voulu resserrer ce lien, introduire leur administration dans les vallées du Danube, lancer parmi les montagnards leurs collecteurs d’impôts, les Serbes, sans hésiter, chassent de leur territoire tous les agens de l’empire, les anciens comme les nouveaux. L’empereur envoie une armée pour les soumettre ; ils l’attirent dans les montagnes et l’écrasent (1043). À dater de ce moment, les Serbes se constituent en souveraineté libre. Leurs chefs ne portaient pas encore le titre de rois : Grégoire VII fut le premier qui les salua de ce nom, espérant les détacher de l’église grecque ; mais les Serbes se servaient de l’Occident contre l’Orient et de l’Orient contre l’Occident. Quand Manuel Comnène eut la prétention de restaurer l’empire de Constantin et de réunir les deux couronnes, les Serbes furent l’avant-garde de l’Europe romano-germanique contre les projets de Byzance. À ce moment, et quand Grégoire VII, non content de décerner au chef slave le titre de majesté, l’appelait du nom de fils, qui n’aurait cru que les Serbes se dégageraient bientôt de l’église byzantine, laquelle semblait impliquer pour eux la tutelle des empereurs d’Orient ? Il n’en fut rien. Les Serbes voulaient avoir une église nationale. Soit que la puissance de la papauté romaine les inquiétât, soit que cette puissance fût trop éloignée pour qu’ils en pussent tirer profit, ils préférèrent l’église d’Orient, sauf à s’en approprier l’influence religieuse. Les avances des pontifes romains leur servirent à obtenir de précieuses concessions des patriarches de Constantinople. C’est ainsi qu’ils acquirent le droit de choisir toujours leur archevêque dans leur propre clergé ; jusque-là, c’était le plus souvent un Grec délégué par le patriarche. Le premier archevêque serbe couronna le premier roi serbe. Cet archevêque et ce roi, saint Sava et Stefan Ier, étaient fils tous deux de Stefan Nemanja, chef de la dynastie qui a le plus fait pour la grandeur du pays[8]. Dès ce jour, l’église nationale et la dynastie nationale grandissant ensemble, la Serbie, grâce à une succession de chefs glorieux, présente pendant trois siècles un spectacle de force et de cohésion bien rare au milieu du bouleversement de l’Europe orientale. Il suffit de rappeler ce qu’elle était au moment des irruptions asiatiques. Les Russes étaient soumis aux Mongols, les Polonais se rapprochaient des nations de l’Occident pour échappera ce terrible ennemi, les Tchèques faisaient de même, et bientôt, sous leurs empereurs de la maison de Luxembourg, ils allaient prendre place au sein de la société romano-germanique ; seuls alors parmi tous les Slaves, les Serbes avaient maintenu leur indépendance et leurs traditions. Quand les Mongols pénétrèrent sur leur territoire, l’archevêque, c’est-à-dire le chef de la religion, on pourrait dire le patriarche ou primat de Serbie, appela toute la nation aux armes, invoquant ses prédécesseurs saint Sava et saint Arsène ; la Serbie se leva, et les barbares s’enfuirent.

Le xiie siècle avait vu grandir la dynastie de Nemanja et s’accroître le royaume de Serbie ; pendant tout le xiiie siècle, les luttes des Grecs et des Latins profitèrent à sa fortune. L’empire latin de Constantinople, en disparaissant, avait laissé de nouveaux germes de division dans ce pays déjà si tourmenté. La politique serbe ne négligea aucune occasion de s’affermir aux dépens de l’empire grec. On peut voir dans l’ouvrage de M. Kanitz tous les noms de ces princes qui, d’un côté s’unissant aux Bulgares, de l’autre établissant des relations avec Venise, préparaient le glorieux règne de Douschan[9]. C’est Radoslaw, c’est Wratislaw, ce sont les trois Ourosch. Au milieu des vicissitudes de la guerre et des tragédies de famille, la politique serbe marche à son but. On est encore en pleine barbarie, et déjà se dessine un singulier esprit de conduite. Quel que fût l’adversaire de la cour de Byzance, les Serbes le soutenaient. Les vaincus, les prétendans, trouvaient toujours un réfugie assuré dans leurs montagnes. Au commencement du xive siècle, il n’y avait pas dans toute la péninsule illyrique un état plus solidement constitué que la Serbie. En 1341, Jean Cantacuzène, qui venait de prendre la pourpre, désespérant de réussir avec ses partisans et les troupes latines qu’il avait appelées à son aide, s’engagea dans les montagnes et alla trouver le roi Stefan Douschan à Pristina, sa résidence de fête. Ils formèrent une singulière alliance, dit l’historien Nicephorus Gregoras, cité par M. Ranke ; ils s’étaient juré d’associer leurs intérêts, de faire absolument cause commune, et, pour éviter tout conflit dans le partage des conquêtes, il était stipulé que les villes prises à l’ennemi décideraient elles-mêmes auquel des deux elles appartiendraient. M. Ranke reconnaît là une coutume particulière aux Serbes, l’institution des fraternités électives (probratimstvo). On vit alors que Les premiers chefs de la Serbie n’avaient pas eu tort, au point de vue politique, de préférer la communion grecque à la communion romaine ; en haine des Latins, à qui le prétendant avait fait des avances, d’importantes cités, Mélénik, Eclessa, prises par Cantacuzène, aimèrent mieux se donner à Douschan. Jean Cantacuzène commença dès lors à regretter ses engagemens, et, croyant réparer sa faute, il eut la détestable idée de susciter à son allié un adversaire inattendu, les Turcs osmanlis, qui grandissaient dans l’Asie-Mineure. Ge fut pour Douschan la source d’une puissance nouvelle. Les populations indécises entre les Grecs et les Serbes furent acquises désormais au héros qui défendait le sol chrétien contre les infidèles. Douschan d’ailleurs, tout en battant les Turcs, eut l’habileté de ne pas rompre tout d’abord avec Cantacuzène ; il affectait de se dire attaché à son frère par des liens indissolubles. C’était en vertu de leur alliance qu’il agrandissait chaque année Ses états, prenant la Macédoine, la Bosnie, l’Albanie, la Bulgarie, formant peu à peu un vaste royaume qui allait de Belgrade à Janina et de la Mer-Ionienne à la Mer-Noire. En 1347, on le trouve à Raguse, accueilli avec enthousiasme comme un protecteur de l’Europe. Le nom de roi des Serbes ne pouvait plus lui suffire. Pour s’assurer l’obéissance des provinces où il avait planté la bannière des Slaves, il osa prendre un titre que l’Orient et l’Occident, dit très bien M. Ranke, se disputaient encore, et qui en réalité n’appartenait plus à personne : il se fit appeler l’empereur des Romains, le tsar de Macédoine aimant le Christ. Ses monnaies nous le montrent couvert de la tiare et tenant en main le globe terrestre surmonté d’une croix. Il lui restait à faire une conquête d’un autre ordre. Si la distinction du spirituel et du temporel, — et c’est encore là une remarque de l’éminent historien que nous venons de citer, — si cette distinction des deux pouvoirs est une idée propre au libéral génie de l’Occident, l’idée contraire est un principe tout oriental. Douschan ne pouvait admettre plus longtemps que le chef, même nominal, de la religion serbe fut un pontife de Constantinople. Ce n’était pas assez d’avoir assuré au clergé serbe, dès le xie siècle, le droit d’élire son archevêque ; tout le clergé de rempir& de Douschan, réuni à Phéra au nom de l’empereur des Romains, du tsar de Macédoine aimant le Christ, donna un patriarche à la Grande-Serbie.

Ce règne de Douschan est la période glorieuse de l’histoire des Serbes. Douschan est plus qu’un gagneur de batailles, c’est un pasteur de peuples. L’historien du droit slave, M. Maciejowski, affirme que, de toutes les législations slaves, la plus conforme au caractère national est la législation serbe ; à Douschan appartient l’honneur d’en avoir établi les bases. On l’avait surnommé Douschan le Fort (silni) ; on aurait pu l’appeler aussi Douschan le Juste. Il s’appliquait à corriger les mœurs barbares de ses sujets ; pour cela, il faisait des emprunts à la civilisation byzantine et à la culture meilleure des Yénitiens, continuant ainsi la tradition instinctive qui de tout temps avait poussé les Serbes à prendre une place intermédiaire entre l’Occident et l’Orient. Il s’était fait recevoir citoyen de Venise avec tous les droits d’indigénat et la promesse formelle de n’être livré à aucune puissance étrangère, car il prévoyait les catastrophes où pouvaient l’entraîner la situation de Byzance et les propres nécessités de sa politique. L’invasion des Turcs, appelés par Cantacuzène, la faiblesse de l’empire byzantin, déchiré par les compétitions adverses, tous ces dangers, encore plus que ses désirs de gloire, le poussaient à convoiter pour lui-même le trône de Constantinople. Les Turcs étaient décidément les alliés de celui qu’il nommait jadis son frère, Cantacuzène avait donné sa fille Théodora au sultan Soliman avec la ville de Gallipoli pour dot. Les Grecs de Cantacuzène et les Turcs de Soliman avaient déjà battu l’empereur serbe (1351) ; cette nouvelle invasion, cet établissement des Turcs aux frontières de la Serbie, devaient pousser Douschan à des résolutions décisives. Qu’allait devenir le grand travail de civilisation commencé avec tant d’ardeur ? Il fallait écarter ce danger ou périr. Douschan ramassa toutes ses forces pour une entreprise gigantesque ; il voulait balayer les Turcs des bords de la Mer-Noire, puis, renversant à la fois les deux prétendans, Cantacuzène et Paléologue, transporter à Constantinople le centre de l’empire serbe. Il s’avançait plein d’ardeur, plein d’espoir, à la tête de sa formidable armée, quand la mort l’arrêta brusquement dans une ville d’Albanie (1356).

Si l’introduction des Turcs en Europe par le lâche Cantacuzène devait être cent ans plus tard pour toute la chrétienté orientale la cause d’effroyables malheurs, la mort de Douschan a été pour la Serbie le commencement immédiat de la ruine. La Serbie va lutter encore pendant un demi-siècle, elle aura encore de grands noms, de glorieuses figures, mais tout cela en vain ; chaque année lui enlèvera un morceau de cet empire établi par Douschan, et qui pouvait aspirer à de si hautes destinées. Son fils, Ourosch V, était trop faible pour un tel fardeau. Après des tragédies domestiques dont le détail n’est point de notre sujet, les chefs de la féodalité serbe mettent à mort l’indigne héritier de Douschan, le dernier rejeton de Nemanja, et l’on voit paraître sur plusieurs points des chefs nouveaux, les uns appelés simplement voïvodes, les autres prenant le titre de rois, un Voukachine, un Marko Kralievitch, Lazare surtout, le knèze Lazare, dont le souvenir enflammait, il y a cinquante ans, les compagnons de Kara-George. Nous retrouverons tous ces noms dans les chants des montagnes. Pourquoi Marko et Lazare sont-ils les préférés de la légende épique ? Parce qu’ils sont consacrés par l’infortune, parce qu’ils représentent la nation à l’heure des luttes suprêmes, dans ces luttes où, enveloppée par l’invasion ottomane, entamée sans cesse, mutilée, blessée à mort, jamais elle ne désespéra.

Les jours funestes approchaient. Lazare voulut tenter un grand coup : il appela aux armes tous les princes chrétiens de la péninsule illyrique, tous les voïvodes qui défendaient encore çà et là quelques lambeaux de l’empire de Douschan, et résolut de faire décider par les armes à qui devait rester l’Europe orientale, aux soldats du Christ ou aux soldats de Mahomet. La bataille eut lieu à Kossovo le 15 juin 1389, bataille terrible, acharnée, où tombèrent les deux chefs, le sultan Murad et le knèze Lazare. Les Serbes furent vaincus. On voit encore à Krouschevatz, vieille résidence des rois de Serbie, les restes de la mosquée où la fille de Lazare, Méléva, fut contrainte d’épouser Bajazet, fils de Murad. Uoe autre tradition serbe rapporte que les Turcs ne durent la victoire qu’à la trahison d’un knèze, Vouk Brankovitch, jaloux du succès de son frère d’armes, Milosch Obilitch. Vouk Brankovitch aurait été enseveli dans cette même mosquée, et tous les vendredis, pendant quatre siècles, les Turcs auraient allumé des feux sur sa tombe. Ce monument de honte n’existe plus. Lorsque Kara-George, dans les premières années de la guerre de l’indépendance, entra vainqueur à Krouschevatz, il fit briser la pierre, creuser la fosse et jeter au vent les ossemens du traître.

La journée de Kossovo marque la fin de l’ancienne Serbie. Bajazet n’a exigé que deux choses des héritiers de Lazare, la jeune princesse Méléva et un tribut annuel ; à ces conditions, il peut laisser subsister la royauté des vaincus, cette royauté n’est qu’une ombre. La veuve de Lazare, Milica, après avoir partagé un instant le trône déchu avec son fils Stefan Lazarevitch, va s’enfermer dans un couvent. La vie monastique était le refuge des Serbes. On a remarqué le caractère religieux des rois de la dynastie de Nemanja, les liens qui les unissent au clergé national, ce goût qui les porte vers le cloître, même aux jours de prospérité, le prix qu’ils attachent à compter dans leur famille des archevêques, des patriarches, l’ambition qu’ils ont tous, même les plus violens, d’être inscrits plus tard sur la liste des saints. Était-ce instinct politique ou sentiment religieux ? Je crois que les deux choses marchent ici d’accord. Il est certain que l’union de la royauté et de l’église, cette union sans ombrage, sans effort, sans besoin de concessions réciproques, cette union naturelle et naïve telle qu’on la voit chez les Serbes d’autrefois, est une chose unique dans l’histoire. Les rois serbes obéissaient au génie de leur race en favorisant cette union ; il est clair pourtant qu’ils savaient très bien ce qu’ils faisaient quand ils voulaient avoir une église à eux et prendre place après leur mort parmi les saints nationaux. Princes politiques, princes doux et rêveurs, tous ont suivi la même voie. On ne s’étonnera donc pas que le premier roi de la Serbie déchue, le pieux Stefan Lazarevitch, n’ait plus songé qu’à devenir un saint. Sa cour ressemblait à un cloître. Il vivait dans la prière et la contemplation, indifférent aux événemens du dehors, désintéressé de ces luttes où la Serbie n’avait plus de rôle à jouer, attentif seulement à remplir ses devoirs de vassal tantôt envers le sultan des Turcs, tantôt envers l’empereur d’Allemagne. Après lui, d’autres souverains apparaîtront encore, pâles ombres, figures plaintives dans le crépuscule de la nuit qui descend. Quelques-uns essaieront de s’unir aux Hongrois, de prêter main-forte à Jean Hunyade. Inutiles efforts ! la religion même, leur dernière ressource, la religion, qui faisait leur force, les condamne à l’inaction ; ils craignent le prosélytisme catholique des Magyars. À quoi bon d’ailleurs s’occuper de ces hommes qui n’ont des rois que le titre ? Les derniers souverains de la vieille Serbie, c’est la reine Milica, devenue religieuse, c’est le doux Lazarevitch, perdu dans ses contemplations. La véritable oraison funèbre de cette dynastie morte, ce sont les pages où un moine célèbre, Constantin le Philosophe, trace l’éloge enthousiaste du moine couronné. « Honorons Stefan Lazarevitch, répète sur tous les tons le panégyriste convaincu : il est grand, il est sage, il est le digne fils du glorieux Lazare, il est le protégé de Dieu, il est le gardien de la foi ! » Curieux exemple de cette alliance obstinée de l’église nationale et des dynasties nationales au moment même où ces dynasties viennent de s’éteindre !

En étudiant cette histoire de la Serbie primitive, de sérieux esprits se sont demandé si ce n’a pas été un malheur pour l’empire de Douschan d’avoir été attaché à la religion orthodoxe, s’il n’eût pas mieux valu pour les Serbes suivre la communion latine et prendre part avec elle aux destinées de la société romano-germanique, de cette société à qui appartient la civilisation du monde. Pendant deux siècles, du ixe au xie, de saint Cyrille, apôtre catholique des Slaves, à saint Sava, fondateur de l’église nationale des Serbes, la Serbie paraît hésiter entre les Latins et les Grecs. Si elle eût marché avec les Latins, n’eût-elle pas été mieux défendue aux jours des suprêmes périls ? Et quand les Grecs se montraient si peu dignes de l’empire d’Orient, les Serbes, soutenus par la société occidentale, n’auraient-ils pu recueillir ce grand héritage au profit de la chrétienté européenne ? L’histoire alors eût changé de face. Que de hontes, que d’horreurs épargnées aux contrées du Bosphore, si Stefan Douschan, l’empereur puissant et juste, le tsar de Macédoine aimant le Christ, muni des secours du pontife de Rome, eût transporté son trône à Constantinople ? M. Ranke, qui pose la question au seul point de vue politique, n’a pas de peine à répondre que ces arrangemens rétrospectifs sont presque toujours des chimères. Les Hongrois étaient restés fidèles à la communion latine ; on les a même vus en des heures funestes se faire les exécuteurs des vengeances romaines, on les a vus porter une guerre d’extermination chez l’héroïque George de Podiebrad, accusé d’hérésie ; à quoi leur a servi cette fidélité, complice d’odieuses violences, lorsqu’ils sont devenus à leur tour le rempart de la chrétienté contre l’invasion ottomane ? Ils ont succombé aussi ; ni l’église romaine ni l’Europe occidentale n’ont pu préserver de la conquête une grande part de leur territoire. Il y avait dès cette époque trop de rivalités, trop d’intérêts complexes dans l’Orient chrétien pour que l’unité religieuse elle-même pût le défendre. À supposer d’ailleurs que les Serbes, de saint Cyrille à saint Sava, en cette période d’irrésolution apparente, se fussent décidés pour l’église latine, est-ce que leurs affinités naturelles avec l’église d’Orient ne les auraient pas ramenés de ce côté à l’heure où la primitive unité du moyen âge se disloquait de toutes parts ?

Un des vieux chants serbes parvenus jusqu’à nous raconte une singulière aventure. La guerre ayant éclaté entre les Hongrois et les Turcs, un des derniers défenseurs de la Serbie expirante, George Brankovitch, alla trouver Jean Hunyade. — « Si tu es vainqueur, lui dit-il, que feras-tu de notre église ? » Hunyade répondit : — « J’établirai la religion catholique romaine. » — Alors Brankovitch va trouver le sultan. — « Si tu es vainqueur, que feras-tu de notre église ? — Auprès de chaque mosquée, dit le sultan, il y aura une église, et tout habitant sera libre de se prosterner dans l’une ou de faire ses signes de croix dans l’autre. » On voit ici l’opinion répandue alors dans tout l’Orient qu’il valait mieux conserver sa foi sous les Turcs que de la perdre sous les Latins. La même idée reparaît en toute occasion, dans l’histoire comme dans la légende. La belle-fille de George Brankovitch, Hélène Paléologue, veuve de Lazare Georgevitch, avait cru pouvoir sauver ce qui restait encore de l’ancienne Serbie en offrant au pape la soumission religieuse de ses sujets ; le peuple s’indigna de cette trahison, et fit appel aux Turcs. C’est là un exemple entre mille. Qu’elle était profonde, solide, tenace, l’aversion des chrétiens orientaux pour les chrétiens de l’église latine ! Et pour expliquer cette haine suffit-il de rappeler la croisade de 1204, la prise de Constantinople, les dévastations des vainqueurs, l’établissement des Latins en Morée ? Des historiens affirment que les Byzantins s’en souvenaient encore deux siècles plus tard, lorsqu’ils aimaient mieux voir dans Sainte-Sophie un turban de muphti qu’un chapeau de cardinal ; on peut croire pourtant que ce ne fut pas là une impression unanime, et il semble que ces tristes souvenirs auraient dû s’effacer en présence des hordes asiatiques. La vraie cause de cette haine poussée ici jusqu’à l’aveuglement, c’est l’opposition fondamentale des deux esprits, de l’esprit de l’Orient et de l’esprit de l’Occident, éclatant au sein du christianisme.

De tous les écrivains qui ont traité ces questions, Fallmerayer est celui qui me paraît le plus voisin de la vérité. Quand nous apprécions l’église grecque, nous nous rappelons surtout les subtilités byzantines, les chicanes des Grecs dégénérés ; il y a autre chose dans l’église d’Orient, je dirai volontiers dans l’église des peuples slaves, et l’élément que nous oublions, c’est le caractère même de ces peuples enfans, peuples naïvement et paisiblement religieux, peuples qui aiment l’immobilité comme l’Occident aime l’agitation et la vie. À considérer ces choses d’un peu haut, on s’aperçoit bien vite que catholiques et protestans de l’Europe occidentale représentent deux aspects divers d’un même esprit ; le catholicisme du moyen âge avec sa scolastique hardie, ses systèmes innombrables, ses transformations continuelles, a enfanté le protestantisme du xvie siècle, car le protestantisme n’a pas été seulement une révolte fortuite contre le paganisme italien de la renaissance, il a été surtout une évolution de la pensée chrétienne dans cet Occident toujours en travail. Les deux communions, si divisées qu’elles soient, tiennent donc l’une à l’autre, relèvent l’une de l’autre, agissent l’une sur l’autre à travers les âges, elles sont enfin toutes les deux l’expression de la société romano-germanique, tandis que l’église orthodoxe, au milieu des misères qui la dégradent, emprunte sa force à son immobilité, c’est-à-dire au génie même de l'Orient. Les moines d’Occident étaient des pionniers infatigables ; les moines d’Orient n’ont jamais été que des contemplatifs : Les couvens, aujourd’hui que tout est changé, sont des exceptions dans l’Europe occidentale, et tout au plus les ambulances d’une armée en campagne ; l’Orient sera toujours le pays des cloîtres. Fallmerayer a tiré de là toute une philosophie de l’histoire ; il a montré la société slave, qui grandit en face de la société romano-germanique, et il a essayé de prouver que c’était là non-seulement un drame politique, mais un drame religieux. On verra par la suite de ce récit que la Serbie du xixe siècle a pris du moins une place distincte dans le drame religieux annoncé par Fallmerayer, puisque le prince Milosch y a établi la liberté des cultes, et que protestans ou catholiques y sont assurés des mêmes droits que les orthodoxes. Pour qui cherche dans le passé les indications de l’avenir, il est permis d’espérer que le souple génie des Serbes saura se préserver religieusement et politiquement des dangers où pourrait l’entraîner l’influence moscovite.

Ainsi écartons le problème soulevé par certains publicistes, ne cherchons plus si la Serbie des premiers temps eût mieux fait de s’attacher à l’église latine, et par l’église latine à la société occidentale. Ce qui a été devait être. La Serbie a suivi sa pente ; nation orientale et destinée à jouer un rôle en Orient, c’est le christianisme de l’Orient qui est devenu le sien. Pour apprécier son esprit, il nous suffit de savoir que, par ses rapports avec l’Italie et l’Allemagne, elle a été dès le moyen âge une sorte d’intermédiaire entre l’Occident et l’Orient. Qui pourrait d’ailleurs regretter l’attachement des Serbes à l’église orthodoxe en voyant ce que cette église a fait pour les fils de Douschan et de Lazare ? Pendant cinq cents ans de servitude, c’est elle qui a empêché la vie nationale de s’éteindre. Ni la barbarie ottomane ni ses propres misères n’ont pu altérer sa foi. Au fond de ses ignorances et de ses superstitions, l’étincelle sacrée vivait toujours. La vieille église avait consacré les vieux rois, elle était prête à saluer les dynasties nouvelles. Sans cette tradition invincible, sans cette foi et cet espoir, les deux pâtres, les deux gardeurs de pourceaux, Kara-George et Milosch, auraient pu être d’héroïques chefs de bandes ; ils n’auraient pas rassemblé les tronçons de ce peuple et ressuscité les morts.


II.

On vient de voir la formation, la grandeur, la chute soudaine de l’empire serbe ; on l’a vu frappé au cœur en pleine vie, en plein essor, au moment où il allait toucher le but. Quel contraste entre ces années d’activité glorieuse et la période qui va suivre ! Un voyageur du xvie siècle rapporte que les Serbes des environs de Belgrade lui apparurent comme de misérables captifs portant toujours la tête basse. De nos jours même, il y a vingt-cinq ans, M. Blanqui écrivait ces mots : « J’avais fait connaissance en Afrique avec la barbarie musulmane, et je la reconnus à ses œuvres dans Belgrade. Je retrouvais dans le faubourg de cette ville habitée par les Turcs la même hideuse physionomie que j’avais déjà observée à Koleah, à Blidah et à Constantine. Les costumes de l’Orient ne m’apparaissaient plus que comme la livrée de la misère et du fanatisme[10]. Si cela est vrai de tous les sujets de la Porte, même après un Selim, un Mahmoud, après ces souverains qui voulurent être, non pas les sultans des Turcs, mais les empereurs d’Orient, qu’était-ce donc pour les Serbes vaincus au lendemain de la conquête ?

On ne saurait imaginer un tableau plus navrant que celui-là. Certes les orthodoxes ne soupçonnaient point ce qui les attendait quand ils préféraient les Turcs aux Latins. L’église catholique du moyen âge, dit M. Ranke, même aux époques de ténèbres et de barbarie, n’opprimait les dissidens que pour les convertir à ses dogmes ; l’islamisme est fondé sur la distinction des croyans et des infidèles, les uns qui doivent régner, les autres qui doivent servir. L’islamisme ne cherche pas à convertir, même par le sabre ; il croit posséder la vérité, cela lui suffit. Bien plus, s’il n’y avait pas d’infidèles, comment vivrait-il ? C’est le Coran qui a dit : « Celui que Dieu abandonne à l’erreur, tu essaierais en vain de l’éclairer. » C’est aussi le Coran qui assure aux soldats de Mahomet la jouissance de la terre. Un peuple croyant et dominateur, un peuple infidèle et condamné à nourrir son maître, tel est l’idéal de l’état d’après la foi de l’islam. L’église chrétienne, avec ses trésors de vie, a enfanté les grandes nations de l’Occident ; l’islamisme ne pouvait que détruire celles d’Orient.

La tolérance des Turcs reposait donc sur l’intérêt politique autant que sur le mépris de l’infidèle. C’est ainsi que les Serbes, aux premiers temps de la servitude, conservèrent leur organisation ecclésiastique, leur patriarche et leurs évêques. Des événemens dont le détail est étranger à notre récit vinrent bouleverser tout cela. La Hongrie et l’Allemagne ayant lutté contre les Turcs et arrêté leur invasion, il arriva que de nombreuses familles serbes émigrérent soit chez les Magyars soit dans les états des Habsbourg ; les empereurs d’Allemagne mirent à profit cette circonstance, et au nom de leurs sujets serbes établirent des relations avec le patriarche de Serbie. Les sultans, avisés du péril, ne tardèrent point à supprimer ce patriarcat, rendant ainsi l’autorité au patriarche de Constantinople, qu’ils avaient sous la main ; est-il besoin d’ajouter que celui-ci, servant sa politique en même temps que celle de son maître, n’envoya désormais à l’église de saint Sava et de saint Siméon que des évêques choisis parmi les Grecs ? Ces évêques même, espèces de phanariotes, étaient plutôt des fonctionnaires turcs que les chefs d’une église chrétienne. Trois sortes de personnages représentaient l’administration ottomane chez les Serbes, le pacha, le cadi, l’évêque venu de Constantinople. Au pacha était dévolu le gouvernement, au cadi la justice, à l’évêque le culte, à tous les trois le devoir de faire payer les impôts. Il y avait d’autres collecteurs plus exigeans encore et plus redoutables, les spahis et les janissaires, qui avaient droit à des tributs directs, présens, dîmes, corvées. C’est pour eux que les pauvres Serbes labouraient les vallées et menaient paître les troupeaux de porcs dans les forêts de la montagne. À ces conditions, ils avaient conservé leur église, je veux dire leurs popes, leurs moines, condamnés comme eux à la misère et à la servitude.

Que pouvait être l’action de cette église décapitée ? Fort grande, on va le voir ; mais d’abord, car tout cela se tient, il faut achever en quelques traits la peinture du joug qui écrasait les Serbes. Obligés par la dîme, par le tribut, par la corvée, à nourrir leurs maîtres, ils ressemblaient à des bêtes de somme plutôt qu’à des créatures humaines. Sur ce sol qui leur rappelait tant de glorieux souvenirs et qu’ils arrosaient de leurs sueurs, aucun d’eux ne pouvait rien posséder, si ce n’est par la tolérance ou le caprice du pacha. Étaient-ils bien sûrs de se posséder eux-mêmes ? Les plus forts, les plus habiles, sans parler des autres contributions, devaient cent jours de corvée par an, presque le tiers de l’année. Qu’ils ne pussent avoir en propre ni un cheval ni une arme dans un pareil état de choses, cette défiance se comprend ; une mesure plus humiliante, c’était l’interdiction de tout travail relatif au métier de la guerre. Forger et ciseler les métaux, préparer le cuir, fabriquer les selles, disposer les harnais, pourvoir à l’équipage du spahi ou du janissaire, c’était l’affaire des Turcs ; aux Serbes les durs labeurs et les métiers infimes, ce qui procurait le pain et l’or, fouiller le sol, couper le bois, garder les troupeaux de porcs. Tout était combiné de manière à leur rappeler sans cesse leur servitude et leur néant. Certes, malgré ces prescriptions outrageantes, il pouvait bien leur arriver de monter un cheval dans la campagne, ne fût-ce qu’un cheval de labour. S’ils entrent dans une ville, il faut aussitôt mettre pied à terre. Un Turc, le premier venu, les appelle, leur donne des ordres ; il faut obéir. On les insulte, on les frappe ; il faut souffrir en silence. La moindre résistance est punie des peines les plus dures. Dans les champs même, sur les routes, aux environs de la ville, si un Serbe rencontre un Turc, il doit s’arrêter aussitôt ou s’écarter la tête basse. Il avait peut-être, le malheureux, une arme légère à sa ceinture, un poignard, un couteau, quelques pouces de fer, de quoi tailler une branche d’arbre ou se défendre contre les malfaiteurs ; qu’il la cache au plus vite, sinon il pourrait bien être traité en rebelle et conduit au pal.

Le peuple serbe, comme tous les Slaves, a des trésors de résignation. Sa foi le soutient, son espérance lui parle de jours meilleurs ; il souffre, et il attend. Comment s’étonner toutefois que de telles indignités exaspèrent des milliers d’hommes ? Dans cette race si douce, il y a des cœurs indomptables, et les montagnes sont là qui les appellent. Quiconque est cité devant le cadi, quiconque se sent menacé par le pacha trouve là un refuge assuré ; les forêts sont si épaisses, les montagnes si hautes ! et que de défilés, que d’abris, que de remparts ! Ce sont des forteresses que ces blocs de rochers, les forteresses natales, dont l’étranger ne connaît pas les abords. L’opprimé s’enfuit donc, gagne la forêt prochaine, s’élance vers les cimes, et va se joindre aux haïdouks. Les haïdouks sont les brigands serbes. Sans doute, bien avant la conquête, les montagnes de Serbie avaient pu être infestées par des gens qui vivaient de brigandage ; c’est l’histoire de tous les pays de montagne aux temps de barbarie. S’il reste encore des traces de ces désordres dans des contrées comme l’Italie et l’Espagne, il est tout simple que l’ancienne Serbie n’en fût pas délivrée, même après les règnes de Douschan et de Lazare. Une fois les Serbes courbés sous le sabre ottoman, les choses prennent un autre caractère. Du xve siècle au commencement du xixe, les haïdouks ne sont plus des bandits ordinaires. Ne les comparez ni aux fuorusciti de l’Apennin, ni aux bandolieri des sierras ; les derniers défenseurs de l’indépendance nationale viennent chaque jour grossir leurs rangs. Les héros mêlés aux brigands finissent par les élever jusqu’à eux. Une guerre de montagne s’organise sur mille points à la fois, guerre funeste aux Turcs, funeste aussi, on doit l’avouer, aux paisibles populations des villages serbes, car ce sont elles qui paieront pour les coupables, si quelque riche convoi des pachas est tombé aux mains des haïdouks. N’importe, le récit de ces aventures entretient l’esprit guerrier dans la nation. Un reflet des vieux héros illumine le front des bandits. Leur légende se mêle à la légende de Marko le fils de roi. Quelles mâles figures dans les chants populaires que celles de Starina Novak et de son fils Grouïtza, tous deux invincibles, tous deux rois de la verte montagne ! C’est à eux que les gens de la vallée demandent secours quand la tyrannie est trop odieuse, et jamais ils ne demandent en vain. Écoutez l’histoire de Grouïtza et du pacha de Zagorié, c’est le vivant tableau de la période que nous résumons.


« Le pacha de Zagorié écrit une lettre, et il l’expédie vers la plaine de Grahovo pour être remise aux mains du knèze Miloutine. « Miloutine, knèze de Grahovo, lui dit-il, prépare-moi un logement splendide, fais nettoyer trente chambres pour mes trente braves, et procure-moi trente jeunes filles dans les trente chambres pour mes trente braves. Pour moi, fais décorer la blanche tour, et que là soit ta chère fille, la belle Ikonia, afin qu’elle reçoive les caresses du pacha de Zagorié. »

« La lettre va de main en main jusqu’à ce qu’elle arrive à la plaine de Grahovo, aux mains du knèze Miloutine. En la lisant, les larmes lui tombent des yeux, et sa fille Ikonia, qui le voit, lui demande humblement : « O mon père, knèze Miloutine, d’où vient cette lettre (que le feu consume !) pour qu’en la lisant tu verses des larmes ? Quelles nouvelles si tristes t’apporte-t-elle ? — Ma fille, belle Ikonia, répond le knèze, la lettre vient de la plaine de Zagorié, du pacha maudit. Le pacha veut venir loger chez nous, il me demande trente chambres, avec trente jeunes filles pour ses trente braves ; pour toi, il te veut avoir dans la blanche tour, afin de t’y donner ses caresses, moi vivant ! Voilà pourquoi je gémis et je verse des pleurs. » Mais la belle Ikonia lui dit : « O mon père, knèze Miloutine, fais nettoyer les trente chambres et préparer un souper splendide ; ne t’inquiète point des jeunes filles, je me trouverai trente compagnes, et pour moi je serai dans la blanche tour[11]. »


Que fait Ikonia ? — Cette institution des probratimes, c’est-à-dire des frères d’élection, qui joue un rôle si original et si touchant dans la vie des peuples serbes, ne s’applique pas seulement aux jeunes hommes, aux compagnons de guerre et d’aventures ; les femmes n’en sont pas exclues. Ikonia, la fille du knèze, a un frère d’élection parmi les haïdouks, c’est Grouïtza Novakovitch. Elle lui écrit : « Frère, choisis dans ta bande trente jeunes compagnons qui soient beaux comme des vierges, et viens avec eux vers la plaine de

Grahovo, dans notre blanche maison. » Grouïtza répond à l’appel de sa sœur ; les trente haïdouks, aussi beaux que des vierges, vêtus de fines chemises sous leurs tuniques de soie et d’or, vont être conduits dans les trente chambres. Grouïtza aussi ressemble à la fille d’un knèze, c’est Ikonia qui lui a donné son costume. « Frères, dit le jeune haïdouk, quand mon fusil retentira dans la tour, c’est que j’aurai tué le pacha ; que chacun de vous alors tue son homme. » On entend résonner le pavé de marbre, c’est le pacha de Zagorié qui arrive. Grouïtza le reçoit dans la tour, baise sa main, son habit, lui verse le vin et l’eau-de-vie comme une esclave empressée ; puis, quand le pacha étendu sur les coussins l’appelle à ses côtés, le jeune haïdouk, saisissant sa barbe blanche : « Tyran débauché, dit-il, je ne suis pas la belle Ikonia, je suis Grouïtza Novakovitch. » En même temps il le poignarde, et, courant à la fenêtre de la tour, tire deux coups de fusil pour avertir ses compagnons. C’était le signal de l’exécution terrible : dans les trente chambres du knèze, trente têtes tombèrent à la fois.

« ….. Les haïdouks ôtèrent leurs vêtemens de filles et remirent leurs habits, puis s’assirent à une table servie et mangèrent un souper splendide ; mais voici venir le knèze Miloutine portant six cents ducats qu’il remet à maître Grouïtza : « Prends, mon fils, il y en a moitié pour toi et moitié pour tes compagnons, vous qui m’avez assisté dans l’extrémité où j’étais. » Après lui vient la belle Ikonia, portant trente chemises, dont elle fait présent aux trente haïdouks ; quant à Grouïtza, son frère, elle lui donne des habits dorés et une aigrette toute d’or. Ensuite elle les congédie et les renvoie vers son père d’affection, Starina Novak, pour lequel elle avait préparé un cadeau de cent ducats, envoyant en outre à son oncle Radivoï le sabre du knèze son père. « Voici, frère, dit-elle, des cadeaux pour m’ avoir assistée dans cette calamité. » Ensuite elle échange avec Grouïtza un baiser au visage. Grouïtza part vers le mont Romania, et la vierge rentre dans la blanche tour. »

Voilà une image de la Serbie sous les Turcs ; çà et là, dans les villages, des knèzes, d’anciens seigneurs, ayant conservé un certain prestige de fortune, mais soumis aux mêmes outrages que le pauvre peuple, et là-haut, dans les Balkans, les généreux bandits protecteurs de tous les opprimés. Que Grouïtza Novakovitch soit uni à la belle Ikonia par les liens de la fraternité adoptive, ce fait seul prouve le caractère religieux qui rachetait chez les haïdouks les désordres d’une vie barbare. Cette fraternité, union tout idéale, formait empêchement au mariage comme la fraternité du sang. Et ce n’était pas seulement dans les familles des knèzes que les haïdouks avaient des frères et des sœurs ; on voit dans un des chants populaires que Grouïtza, frère adoptif de la belle Ikonia, avait aussi pour sœur d’adoption Mara la tavernière. L’homme qui a tant fait pour conserver les chants et les traditions de son pays, M. Youk Stefanovitch, écrivait en 1818 dans le Dictionnaire serbe : « Les haïdouks se regardent tous comme des héros. Aussi ne se fait guère haïdouk que celui qui peut compter sur lui-même. Ils ont de la religion, ils jeûnent et prient Dieu comme tout le monde. Quand ils sont condamnés au supplice, si on leur promet la vie sauve à condition de se faire musulmans, pour toute réponse ils injurient Mahomet. « Est-ce qu’après tout il ne faut pas mourir ? » ajoutent-ils, et pendant qu’on les conduit au pal, ils chantent à pleine tête. »

Eh bien ! ces haïdouks, tant qu’a duré la conquête ottomane, ont été à certains égards l’expression et le symbole du peuple serbe. On a vu plus haut à quelles humiliations étaient soumis les Serbes des villes ; qu’est-il résulté de là ? Que les Serbes ont quitté les villes pour les villages. À la fin du xviiie siècle, la première chose qui frappait les voyageurs d’un bout de la Serbie à l’autre, c’était l’étrange répartition des habitants : dans les villes et les forteresses, rien que des Turcs ; dans les campagnes, au fond des vallées, partout où s’étaient formés des villages, rien que des Serbes. Combien de vieillards, interrogés par les voyageurs, déclaraient n’avoir jamais mis le pied dans une ville ! Ainsi, comme les haïdouks, dans les gorges des montagnes, entretenaient l’ardeur guerrière et les héroïques souvenirs, les tribus résignées, au fond de leurs solitudes, gardaient avec la même fidélité opiniâtre les mœurs, les croyances, les institutions des anciens jours, l’âme et la vie de leur race.

De ces institutions, les unes remontent aux origines les plus lointaines des peuples slaves, les autres sont le fruit d’un christianisme ingénu ; il y en a de singulières, toutes sont poétiques et touchantes. D’abord quel sentiment des liens de nature ! chaque famille est une tribu, et cette tribu n’a qu’une demeure. À mesure que le nombre des habitans s’accroît, la maison s’agrandit. Les maisons des villages serbes, sans doute en prévision de ces agrandissemens, sont séparées les unes des autres par des espaces considérables. Des murailles d’argile avec des toitures de chaume, voilà la construction. Au centre est la chambre principale, habitée par le père et la mère, la seule pièce où s’allume le foyer ; autour, à droite et à gauche, s’ouvrent les chambres destinées aux enfans. Quand les enfans deviennent des hommes, quand un des fils se marie, on construit une nouvelle chambre. La maison s’allonge, s’allonge ; on en voit qui forment toute une rue. L’autorité du père est sacrée dans ce monde patriarcal ; c’est lui qui est le lien du faisceau. S’il meurt, le fils aîné le remplace jusqu’au moment où la communauté trop nombreuse est contrainte de se partager. Le sentiment de la famille est si fort que le rôle de l’individu en bien des cas s’efface et disparaît. Chez ces peuples qui aiment tant à se mettre sous la tutelle de leurs patrons, jamais un des habitans de la maison, pas plus le père que le fils, ne songerait à sa propre fête ; on célèbre le saint de la famille, le patron de la tribu. Ne croyez pas cependant que cette amitié générale s’oppose aux amitiés particulières ; au sein de la communauté, et comme pour l’empêcher de se dissoudre, le sentiment de la fraternité se déploie avec une généreuse vigueur. Le frère est orgueilleux de sa sœur, la sœur jure par le nom de son frère. De deux frères, si l’un vient à mourir, l’autre est attaché par ses parens à la tombe où repose le mort jusqu’à ce qu’il ait fait choix d’un jeune homme du pays à qui l’enchaîneront ces mêmes liens que le trépas a rompus. Point de jeune Serbe sans un frère, c’est la vieille loi. Il leur faut à tous un soutien et une occasion d’être utile. De là aussi l’institution des probratimes, frères et sœurs d’adoption. Deux jeunes hommes qui se sont unis de la sorte s’appellent désormais frères en Dieu ; entre un jeune homme et une jeune fille, c’est aussi une amitié religieuse, une alliance plus sainte encore que l’affection des enfans nés de la même mère. Ces fiançailles spirituelles écartent absolument toute idée de mariage. On ne s’engage pas ainsi à la légère ; avant que la fraternité idéale avec ses devoirs et ses conditions soit irrévocablement conclue, il faut s’y préparer par une épreuve, j’allais dire par un noviciat d’une année.

Les alliances des probratimes ne regardent que les intéressés ; toute la famille au contraire prend part aux cérémonies du mariage. Les deux pères arrêtent les conventions. La jeune fille n’a pas besoin de dot ; introduire dans une maison une jeune femme qui aura de si sérieux devoirs à remplir, qui pourra faire tant de bien, dont la présence sera une bénédiction, quel profit pour la communauté ! C’est le père du jeune homme qui offre des présens, et parfois des présens de haut prix, au père de la jeune fille. Le jour, des noces, son frère la confie au cortége d’honneur envoyé par la famille où elle va prendre place. Elle arrive, des cérémonies patriarcales accompagnent les rites religieux. On lui met un enfant dans les bras ; elle lui fait sa toilette. On lui donne une quenouille ; elle en touche les murailles, ces murailles qui la verront si souvent occupée à son fuseau. On lui remet un pain, une cruche d’eau, une bouteille de vin ; elle les dispose sur la table, promettant ainsi à la maison une ménagère attentive. On place entre ses lèvres un morceau de sucre qui lui ferme la bouche ; ce signe veut dire que la bouche sera discrète et qu’il n’en sortira que de douces paroles. La voilà mariée ; pendant une année encore, la jeune femme sera considérée par les parens comme une jeune fille. Elle garde son titre de fiancée. Avec celui-là même qu’elle peut appeler son maître, la pudeur orientale lui inspire une réserve presque farouche. En lisant ces détails, on se rappelle certaines figures de la Bible, certains traits de la poésie hellénique. Au bout de quelques années seulement, quand ses enfans auront grandi autour d’elle, la fiancée sera décidément admise parmi les membres de la communauté.

Le même sentiment qui unit chaque famille unit les habitans de chaque village. Le village est une famille composée de plusieurs branches. C’est le village qui choisit ses deux chefs, l’ancien et le seigneur, le kmète et le knèze. Chaque famille fête son saint, chaque village aussi fête son patron. Ce jour-là, les habitans se réunissent sur une hauteur voisine, les popes arrivent avec des croix, des bannières, et la procession se déroule à travers les champs, appelant les bénédictions de Dieu sur les travaux de la terre. Les Turcs ayant interdit de bâtir des églises dans les villages, ces cérémonies en plein air sont des moyens d’entretenir le culte national. Bien des souvenirs de l’ancienne religion slave s’y mêlent aux traditions et aux croyances chrétiennes. Cette vieille religion n’offrait pas de mythes profonds, de rêveries grandioses, comme celles de l’Inde ; elle reposait avant tout sur un sentiment vif et poétique des choses de la nature. Les alternatives des saisons, l’engourdissement et le réveil de la terre, la fête des morts, la fête de la vie et de l’amour, et tout cela sous des noms qui rappellent les divinités primitives, voilà ce qui se retrouvait dans les coutumes religieuses des Serbes. On comprend que le pope, même sans église, associé à ces fêtes, à ces cérémonies dont la nature est le temple, contribue à maintenir les traditions du pays. Il est pauvre, il est ignorant, il a plutôt l’air d’un paysan réduit à mendier que d’un représentant d’une grande doctrine ; il vit du moins avec les malheureux opprimés, et, baptisant les nouveau-nés, bénissant les époux, ensevelissant les morts, il récite pour la communauté les prières qui entretiennent l’espérance. M. Banke, tout en insistant beaucoup sur les fêtes poétiquement païennes où les Serbes invoquent le dieu de la pluie, le dieu du soleil, mêlés aux prophètes et aux saints, est obligé de reconnaître chez les disciples des popes un sentiment profond du Dieu annoncé par l’Évangile.

Et cependant, il faut le dire, les popes étaient trop ignorans, trop misérables pour avoir pu exercer parmi les Serbes l’action libératrice que signalent les historiens. Quand on parle de cette influence qui a tant contribué à entretenir la flamme du patriotisme, ce n’est pas le pope qu’on désigne, c’est le moine. Enfermé dans son couvent, livré à la méditation, le moine inspire plus de respect que le pope, obligé souvent de gagner sa vie en cultivant les terres ou en gardant les troupeaux de ses fidèles. On se fie plus volontiers au moine : c’est à lui que le pénitent va confesser ses fautes, c’est de ses mains qu’on aime à recevoir la communion. Si les fêtes patronales sont pour les habitans de chaque village une occasion de resserrer les liens fraternels, les visites aux couvens sont une occasion semblable pour tous les villages d’une même contrée. L’ancienne Serbie s’était couverte de monastères élevés par la munificence et la piété des rois : pendant les siècles de servitude, c’est là qu’est le refuge de la vie nationale. À de certains jours, toute la région environnante y envoie ses enfans. Le couvent est caché derrière les forêts sombres, dans les plis de la montagne, retraite propice aux traditions comme aux espérances. On y arrive de toutes parts, on s’y installe souvent dès la veille au soir, puis après les cérémonies de la matinée, après la confession et la communion, la fête populaire commence. La grande famille a réuni quelques-uns de ses tronçons ; on pense qu’à la même heure les autres monastères rassemblent des milliers de frères dispersés. On danse, on chante, surtout on écoute les moines racontant les légendes des vieux rois, on écoute le rapsode aveugle célébrant sur la guzla les malheurs de Douschan ou les prouesses de Marko.

Ainsi, tandis que les évêques grecs venus de Constantinople parcourent de loin en loin la contrée avec un appareil solennel, escortés et armés à la turque pour se défendre des haïdouks, c’est aux pauvres couvens des solitudes qu’appartient l’empire des âmes. « Se moquera-t-on encore, dit très bien M. Ranke, de cette manie qu’avaient les vieux rois serbes de construire partout des monastères et de s’y enfermer aux approches de la mort, pour y recevoir l’auréole des saints ? » Leurs tombeaux sont là, et c’est de là que sortira la vie. Jamais religion nationale n’a mieux accompli sa mission ; nulle part on n’a vu dépôt plus fidèlement gardé, nulle part vigilance plus naïve, plus sereine, plus confiante, entre la mort et la résurrection d’un peuple. « On l’a remarqué fort justement, dit encore le savant historien, si les Serbes de Bosnie ont passé à l’islamisme, c’est qu’il n’y avait pas chez eux d’aussi nombreux monastères pour protéger les vieux souvenirs. »

La poésie aussi, comme la religion, comme l’esprit de famille et de communauté, a entretenu la vie pendant cinq cents ans chez un peuple qui semblait condamné à mort, ou plutôt cette race saine, cordiale, religieuse, est une race naturellement poétique. On peut dire que le peuple serbe est le peuple poète par excellence au lieu des poétiques populations de l’Orient. Miçkiewicz l’a proclamé, lui qui se connaissait en poésie, et qui avait bien quelque droit d’être jaloux d’une telle louange pour ses frères de Pologne. Savez-vous comment il définit les Serbes ? « Un peuple destiné à être le musicien et le poète de toute la race slave, » et cela naïvement, sans y prétendre, sans se douter seulement qu’il serait un jour, Miçkiewicz l’affirme, « la plus grande gloire littéraire » de cette famille immense[12]. Cette poésie en effet est toute spontanée et absolument anonyme. Elle éclate partout, aussi drue que les herbes des vallées, aussi vivace que les chênes des montagnes. Et je ne parle pas ici de leur foi au monde des fantômes. Que les Serbes, peuple agricole, avec un sentiment si vif de la nature et une imagination si prompte, personnifient les puissances bienfaisantes ou terribles, que les hommes du sillon croient aux vampires et aux sorcières, qu’ils aient des rapports avec les vilas, ces belles jeunes filles aux robes blanches, aux longs cheveux flottans, habitantes des eaux solitaires, occupées à chercher les simples qui guérissent et toujours secourables aux malheureux, ce sont là des hallucinations qui se retrouvent plus ou moins chez tous les peuples enfans. Un phénomène bien autrement original, c’est le besoin unanime de chanter toutes les actions de la vie individuelle, tous les événemens de l’existence commune, et d’écouter religieusement ceux qui les chantent.

La grande collection de chants, de pesmas, publiée de nos jours par M. Vouk Stefanovitch Karadjitch, et si connue des lettrés de l’Europe, est le plus complet résumé de la vie nationale des Serbes. Il y a les pesmas héroïques et les pesmas domestiques, les poésies que l’on déclame et celles que l’on chante, celles qui peuvent se dire en tout lieu, à toute heure, et celles qui supposent un auditoire attentif. Ici les sentimens individuels, les strophes joyeuses ou attristées, là les souvenirs et les émotions de la patrie, les légendes qui font battre tous les cœurs. Une plume très compétente a retracé ici même d’après ces chants le caractère du peuple serbe[13]. Nous n’avons pas à refaire ce tableau, notre sujet est tout autre ; il suffit d’emprunter aux pesmas héroïques un petit nombre de traits qui se rapportent directement à cette étude. Nous voulons montrer comment la poésie, complétant l’œuvre de la religion et l’influence de l’esprit de famille, a maintenu du xve siècle au xixe cette vitalité nationale que le joug ottoman n’a pu briser. Dans cette série de chants épiques où apparaissent Douschan, Lazare, Marko ; les haïdouks, deux faits surtout frappent singulièrement, d’abord l’explication de cette défaite de Kossovo qui mit fin à l’indépendance de la vieille Serbie, ensuite le rôle attribué à Marko Kralievitch, c’est-à-dire à un personnage fort équivoque dans l’histoire réelle, grand batailleur, mais grand traître, qui tour à tour servit ou combattit les Turcs, tour à tour trahit et consola sa patrie.

Quel est donc, selon les héroïques rapsodes, la cause de la défaite de Kossovo ? Une cause toute religieuse. Un faucon à tire-d’aile est arrivé de Jérusalem à Kossovo, tenant dans ses serres une hirondelle légère. Ce n’est pas un faucon, c’est le grand saint Élie, et ce que saint Élie apporte au prince des Serbes, ce n’est pas une hirondelle, c’est une lettre de la Vierge. « Lazare, illustre chef, veux-tu l’empire du ciel ou l’empire de la terre ? Si tu choisis l’empire terrestre, fais seller les chevaux, fais serrer les sangles, et lance tes guerriers, sabre en main, sur l’armée des Turcs ; tous les Turcs périront. Si tu choisis l’empire céleste, construis une église à Kossovo, non pas une église de marbre, mais une église de soie et d’écarlate, la vaste église des tentes guerrières ; puis fais communier l’armée et range-la en bataille. L’armée succombera tout entière, et toi, prince, avec elle tu périras. » Lazare médite longuement, le roi et le saint se livrent un combat dans son cœur, il se décide enfin. « L’empire de ce monde est pour peu de temps, l’empire du ciel dure dans les siècles des siècles. » Il érige donc à Kossovo le mystique temple dont lui parle le message divin, le patriarche de Serbie vient d’arriver avez douze évêques, l’armée communie, la bataille s’engage ; mêlée terrible ! Les Turcs paient cher leur victoire, mais Lazare avec tous les siens, Lazare avec son immense armée est couché sur le flanc dans le temple de Kossovo. La vieille Serbie n’est plus qu’un souvenir.

Ainsi c’est librement que la Serbie est tombée ; elle a préféré le ciel à la terre. Vous comprenez l’intention du rapsode inspiré par les moines, qui sait ? du moine peut-être, du moine enthousiaste et pieux qui dans la défaite même de son pays veut trouver un motif d’orgueil et d’espérance. Elle est vraiment belle, cette explication de la journée fatale. Ne croyez pas qu’il y ait là un sentiment de résignation inerte. Ce poète, quel qu’il soit, n’est pas de ceux qui psalmodient quand il faut agir. Lazare sait qu’il succombera, qu’importe ? il se bat comme un lion, et le sultan des Osmanlis mordra la poussière à ses côtés. Avec quelle émotion le chantre populaire glorifie les héros tombés dans la bataille ! avec quelle indignation il flétrit les traîtres qui ont donné la victoire aux Turcs ! Il oublie que cela devait être, que Lazare avait librement consenti à son héroïque défaite ; il oublie la religieuse consolation qu’il propose à son pays. Quand le serviteur de Lazare revient tout sanglant de Kossovo, la reine Militza l’interroge en pleurant :


« Où est tombé le glorieux prince Lazare ? Où est tombé le vieux Youg-Bogdaji ? Où sont tombés les neuf Yougovitch ? Où est tombé Milosch le voïvode ? Où est tombé Vouk Brankovitch ? Où est tombé Strahinia Banovitch ?

— Tous sont restés, maîtresse, à Kossovo, où le glorieux prince Lazare a succombé. Là beaucoup de lances ont été brisées, des lances turques, des lances serbes, mais plus de serbes que de turques, pour la défense de ton seigneur, maîtresse, de ton seigneur le glorieux prince Lazare. Youg, ton père, a péri en exemple au premier choc. Tombés aussi sont huit des Yougovitch, le frère ne voulant point abandonner le frère tant qu’un seul survivrait. Restait encore Bochko Yougovitch faisant flotter sa bannière sur Kossovo, dispersant les Turcs par troupes comme un faucon de légères tourterelles. Où le sang baignait jusqu’aux genoux, c’est là qu’a péri Strahinia Banovitch. Milosch, maîtresse, est tombé au bord de la Stinitza à l’eau glacée, et là bien des Turcs ont péri ; Milosch a immolé le tsar turc Murad, et des Turcs douze mille soldats ; Dieu ait en sa miséricorde qui l’a engendré ! Il restera en souvenir au peuple des Serbes pour être raconté et chanté tant qu’il y aura des hommes et qu’il y aura un Kossovo. Et pour ce que tu demandes de Vouk le Maudit, maudit soit-il et qui l’a engendré ! Maudite soit sa race et sa postérité ! Il a trahi le tsar à Kossovo et détaché douze mille, ô maîtresse ! de nos hardis guerriers[14]. »


Pourquoi ces clameurs, si les Serbes du prince Lazare devaient gagner l’empire céleste au prix de leur terre natale ? N’est-ce pas en toute liberté que le noble chef avait fait son choix ? Touchantes contradictions du poète, vive image des sentimens qui l’agitent ! Il invente pour ses frères une consolation surhumaine, et au moment où il la décrit en ses vers, il a besoin lui-même d’être consolé. Que de choses d’ailleurs dans ce tableau épique ! Celui qui, ayant consenti devant Dieu à être vaincu par les Turcs, s’est battu si vaillamment jusqu’au bout, Dieu le bénira dans sa race. Il a gagné l’empire du ciel ; l’empire d’ici-bas n’est point perdu pour ses enfans.

Et Marko Kralievitch[15], que représente-t-il dans les chants populaires ? En réalité, son histoire n’est pas belle ; hardi soldat, homme de coups de main, il a plus d’une fois appelé les Turcs en Serbie pour la satisfaction de ses vengeances. Seulement, une fois les Turcs vainqueurs à Kossovo et la Serbie sous le joug, ce terrible batailleur a fait trembler ses alliés de la veille. Voilà ce que la légende a retenu, oubliant tout le reste, et de là sont nés ces poèmes où Marko représente ce qu’il y a de plus pur au monde, l’héroïsme national et religieux. C’est exactement l’histoire du Cid Campéador telle que l’a retrouvée l’érudition de nos jours. Ce Marko transfiguré est le type du peuple serbe sous la domination ottomane, comme le Cid transfiguré est le type du peuple espagnol sous la domination des Maures. Marko ne craint rien, excepté Dieu. Le premier acte de sa vie est un acte de loyauté sublime. Son père, Youkachine, un des petits rois serbes vassaux de l’empereur Douscban, était le tuteur d’Ourosch, le dernier héritier de l’illustre race des Nemanja ; quand Youkachine veut détrôner son pupille, Marko n’hésite point. « Mon père a tort, dit-il, l’empire est à cet enfant. » À ces mots, Youkachine le maudit : « Marko, mon fils, que Dieu t’extermine ! Puisses-tu n’avoir ni tombeau ni postérité ! Et puisse la vie ne pas te quitter que tu n’aies servi le tsar des Turcs ! » En revanche, Ourosch le bénit : « Marko, mon parrain. Dieu t’assiste ! Que ton visage brille dans le conseil ! Que ton épée tranche dans le combat ! Qu’il ne se trouve point de preux qui l’emporte sur toi, et que ton nom partout soit célébré, tant qu’il y aura un soleil et tant qu’il y aura une lune ! » Cette malédiction et cette bénédiction, voilà d’avance la destinée de Marko. Il est esclave des Turcs, mais Dieu l’assiste, et partout où paraît Marko, le Turc est saisi d’épouvante. Un jour, Marko entre dans le divan, sa masse d’armes à la main, et le sultan recule jusqu’au mur. Une autre fois, il tue un vizir qui l’a insulté à la chasse, et afin de prévenir les faux rapports il va lui-même raconter la chose au sultan dans son palais d’Andrinople. Le sultan écoute, puis, éclatant de rire : « Bravo ! dit-il, si tu n’avais pas agi de la sorte, je ne t’aurais plus appelé mon fils. Tout Turc peut être vizir, mais de brave pareil à Marko, il n’y en a point. » En même temps il lui donne mille ducats pour se réjouir et aller boire du vin frais. « Mais, ajoute le poète, ce n’était pas pour qu’il bût du vin que le sultan lui donnait ces ducats, c’était pour qu’il s’ôtât de ses yeux, car la colère de Marko était terrible. »

Dans cette longue série de poèmes consacrés à Marko, le fils de roi, bien des personnages serbes ont un rôle significatif ; les plus touchans sont la mère de Marko, Euphrosine, et Milosch Obilitch, son frère d’armes. Ce que Marko fait de plus grand, c’est Euphrosine la pieuse reine qui le lui inspire. Lorsque Marko, appelé en arbitre au sujet de la couronne, se trouve placé entre son père et le jeune Ourosch, Euphrosine lui dit : « Marko, mon seul fils, que maudit soit le lait dont je t’ai nourri, si tu témoignes faussement ! » Quant à Milosch, guerrier et poète, c’est une sorte de héros idéal qui exprime les sentimens les plus élevés de sa race, comme Marko en représente la force et les colères formidables. Aussi, quel dévouement que celui de Marko pour Milosch Obilitch ! Il le protége non-seulement contre les Turcs, mais contre les puissances mystérieuses, contre les vilas de la montagne. Sentimens de famille, tendre et virile amitié, comme tout cela est bien l’image du peuple serbe ! Enfin, et c’est là surtout ce que signifie cette légende extraordinaire, Marko jusqu’à son dernier souffle est l’espoir des Serbes et l’épouvante des Turcs. Quand il s’éteint âgé de trois cents ans, quand la vila de la montagne l’avertit que son heure est venue, et que, ne pouvant tomber sous les coups du sabre ou de la lance, il va mourir de la main de Dieu, « l’antique tueur, » sa première pensée est de ne rien laisser derrière lui qui puisse profiter aux ennemis et nuire à ses frères. Quelle honte si Scharatz, son vaillant cheval, qui le porte depuis cent cinquante ans, allait tomber aux mains des Turcs ! Il faut que Scharatz et Marko meurent ensemble. Il lui abat la tête d’un coup de sabre, et pieusement il lui creuse sa fosse. Ensuite il brise son sabre, il brise sa lance, et de sa main droite saisissant sa masse noueuse il la précipite « du haut de l’Ourvina dans la mer grise et profonde. » Comme il meurt sans blessure, sans fatigue même, et uniquement parce que son heure est venue, les gens qui passeraient par la montagne pourraient le croire endormi ; lui-même il écrit une lettre pour annoncer qu’il est mort et demander qu’on l’ensevelisse. Il a sur lui tout un trésor de jaunes ducats qu’il divise en trois parts ; l’une sera pour le passant qui lui rendra les derniers devoirs, l’autre sera consacrée à l’ornement des églises, la troisième sera donnée aux manchots et aux aveugles, afin que les aveugles aillent par le monde chantant Marko Kralievitch[16]. Il place la lettre sur une branche du pin au pied duquel il va mourir ; puis, ôtant son dolman vert, il l’étend sur l’herbe, se signe, s’assied, rabat son bonnet de martre sur ses yeux, se couche et ne se relève plus. Pendant une semaine entière, tous ceux qui passent sont persuadés qu’il dort, et s’écartent sans bruit, respectant son sommeil. Un vieux moine, l’igoumène Yaço[17], de la blanche église de Vilindar, traversant la montagne avec son diacre Isaïe, aperçoit la lettre sur la branche du pin, il s’approche, il l’ouvre… Ah ! comme il pleure, le religieux à barbe blanche, en apprenant que Marko a cessé de vivre ! Il met le corps sur son cheval, le porte jusqu’à la mer, puis, installé dans sa barque, se dirige vers le mont Athos. C’est là, sur la sainte montagne, dans le couvent serbe de Vilindar, que le moine ensevelit le héros. « Il ne lui éleva, dit le poète, aucun monument, afin qu’on ne reconnût point sa tombe, et que ses ennemis ne pussent y exercer de vengeance. » Sa tombe est donc un secret ; qui sait même, à part le moine et son diacre, qui sait vraiment si Marko est mort ? Bien des légendes contredisent la fin des poèmes populaires que nous venons de résumer ; Marko n’est qu’endormi dans une caverne des Balkans, il se réveillera un jour et affranchira les Serbes. Vieilles mœurs, religion, poésie, tout est d’accord pour maintenir la sève chez le peuple des Douschan et des Lazare. Voilà comment les pâtres du xixe siècle ont pu renouer la chaîne des princes et des héros du xive ; voilà comment ces raïas méprisés du Turc se sont levés d’un seul bond à la voix de Kara-George et de Milosch Obrenovitch.

III.

Avoir conservé de tels élémens de vie, c’était beaucoup sans doute ; il fallait pourtant quelque chose de plus. Sans un concours de circonstances extraordinaires, combien de temps encore les Serbes auraient pu ignorer leur force ! Rien de plus intéressant à ce point de vue que la dernière période du xviiie siècle. Il y a là une quinzaine d’années qui ont exercé sur la Serbie une action décisive. Fallmerayer a raison de dire que l’empire de Pierre le Grand, par le fait seul de son existence, ouvrait une ère nouvelle à tous les chrétiens opprimés de l’Europe orientale. Il faut ajouter que l’Autriche, en ce qui touche les Serbes, a joué dans cette histoire un rôle plus direct et bien autrement salutaire. L’apparition de la première flotte russe dans la mer Égée en 1770 avait soulevé les Grecs ; quand l’Autriche en 1788 se joignit à la Russie pour attaquer les Turcs et, comme disait Joseph II, « venger l’humanité sur ces barbares, » on vit les Serbes, sous le drapeau des Habsbourg, reconquérir les armes à la main toute une partie de leur pays. C’était vraiment la résurrection de Marko Kralievitch. À l’appel de l’empereur Joseph, des bandes étaient accourues de tous les points de la Serbie ; à côté des laboureurs de la plaine et des pâtres de la montagne, on pense bien que les haïdouks ne manquaient pas. Ces corps-francs firent merveille en 1789, au siége et à la prise de Belgrade. Leur chef, le colonel Mihaljevitch, pénètre bientôt dans l’intérieur du pays ; à la fin de 89, conduisant ses hardis montagnards par des chemins où jamais n’avait passé un canon, il paraît devant la forteresse de Karanovatz et en chasse la garnison turque. Au mois de janvier 90, il prend d’assaut la ville dont le nom fait battre les cœurs serbes, Krouschevatz, la résidence des vieux rois, le sanctuaire des dynasties nationales. Les églises des Nemanja, si longtemps profanées par les Turcs et converties en écuries, retentissent d’actions de grâce à la louange du Christ.

Que de promesses dans ce premier élan ! La politique européenne vint tout arrêter. Ce n’est pas seulement de nos jours qu’on se préoccupe de sauver l’empire ottoman pour faire obstacle à l’ambition moscovite. La diplomatie du xixe siècle, en poursuivant ce but, est bien obligée de compter avec les plaintes des populations chrétiennes, et de là les difficultés de sa tâche. D’une part soutenir les opprimés, de l’autre empêcher que cette juste cause ne soit exploitée par des intérêts égoïstes, l’entreprise est périlleuse. Le dernier siècle avait moins de scrupules. D’ailleurs qui connaissait les Serbes, qui pouvait s’intéresser à la patrie des Douschan, des Lazare, si vaillamment reconquise par les corps francs ? Les puissances maritimes de l’Occident, l’Angleterre et la Hollande, virent avec effroi cette marche de la Russie vers le Bosphore. Est-il vrai que la Prusse, visant dès cette époque à pousser l’Autriche vers le Danube et l’Orient, ait essayé de la soutenir contre les réclamations de l’Angleterre ? M. Ranke l’affirme, et, si le fait est prouvé, ce serait là, pour le dire en passant, un curieux indice des conceptions qui dirigent depuis Frédéric le Grand la politique prussienne. Quoi qu’il en soit, les négociations diplomatiques arrêtèrent la marche victorieuse de la Russie et de l’Autriche. Le statu quo serait-il maintenu ? obligerait-on la Turquie à faire des concessions ? Tel était le fond du débat. Ces concessions étaient nécessaires, il est évident que l’humanité les exigeait ; comment, dans quelle mesure, avec quelles garanties les imposer ? Tout cela demandait une longue étude, et pendant ce temps les événemens prodigieux qui agitaient la France et l’Europe réclamaient l’attention des cabinets. On résolut de couper court au règlement des affaires de Turquie ; le traité qui terminait la lutte et rétablissait le statu quo ante bellum fut signé à Sistova le 4 août 1791. N’importe, cette campagne manquée n’avait pas été infructueuse pour les Serbes, puisqu’ils s’étaient mesurés avec leurs tyrans, et qu’à leur naturelle bravoure ils avaient ajouté les ressources de la discipline militaire. On raconte qu’un des commissaires turcs auxquels les impériaux remettaient les forteresses prises pendant la guerre, voyant sortir une compagnie serbe en bon ordre, ne put retenir une exclamation de surprise où se mêlait un sentiment d’effroi : « Voisins, voisins, ah ! qu’avez-vous fait de nos raïas ? »

Malgré cette brusque interruption d’une entreprise si favorable aux chrétiens d’Orient, le traité de Sistova ne mettait fin ni aux alarmes des oppresseurs ni aux espérances des opprimés. Des événemens d’un autre ordre, compliquant et aggravant la servitude des Serbes, précipitèrent bientôt le dénoûment inévitable. Le sultan Sélim III, qui venait de monter sur le trône, était un de ces princes réformateurs comme en a suscité l’esprit du xviiie siècle. Avant lui déjà, bien des rapports s’étaient établis entre la Turquie et l’Occident, surtout depuis que la diplomatie française commençait à s’inquiéter des projets moscovites. En 1785, un ambassadeur de Venise auprès de la Porte, Agostino Garzoni, dans une de ses relations, signalait la présence d’un grand nombre d’officiers français envoyés en Turquie aux frais de leur gouvernement et occupés à y introduire des réformes militaires. À l’avènement de Sélim, en 1789, ce travail de rénovation prit un caractère bien autrement hardi. Changer l’armement des troupes, relever la marine, fortifier les ports, ce n’était pour lui qu’une faible partie de sa tâche. Avec les ingénieurs français, les idées françaises avaient pénétré à Constantinople. On traduisait en turc les ouvrages de Vauban, on traduisait aussi l’Encyclopédie. Sélim conçut le projet de détruire le vieux système ottoman, cette féodalité militaire qui paralysait l’empire, et d’y substituer la puissante organisation des états modernes. D’après le plan de Sélim, plus de pachas héréditaires gouvernant les provinces en maîtres et obligés seulement de payer au sultan le tribut annuel ; on ne les nommerait que pour trois ans, et, ce terme passé, si leur administration soulevait des plaintes, on les remplacerait. Plus de ces janissaires établis dans les villes, y pratiquant toute sorte de métiers, imposant des corvées aux raïas, ne faisant le service qu’aux jours de solde, espèce d’aristocratie guerrière dégénérée et n’employant ses priviléges qu’à la satisfaction de ses intérêts ; il s’agissait de les reconstituer en armée régulière et de soumettre cette armée à la discipline occidentale. Plus de ces despotes sans nombre autorisés à pressurer les raïas, pourvu qu’une grande part de ces rapines enrichît le trésor des sultans ; l’état, comme chez les nations chrétiennes, formerait une vaste régie, et la dette de chacun serait légitimement perçue par des employés responsables. C’est toute une révolution ; Sélim y succombera. Il fallait bien des années, bien des luttes, bien des tragédies horribles, avant que l’empire des sultans pût réaliser quelque chose d’un tel programme.

Quel va être pour les Serbes le résultat de ces révolutions ? Un résultat singulier et bien inattendu. Tantôt un pacha favorable aux réformes de Sélim appellera les Serbes à son secours contre les janissaires révoltés, et les Serbes ne laisseront pas échapper l’occasion de se jeter sur l’ennemi ; tantôt, au milieu de complications inextricables, trompé par de faux rapports, dominé par les scrupules des gardiens du Coran, le sultan abandonnera les Serbes, et les malheureux raïas retomberont sous un joug plus effroyable. En quelques mots, voilà de 1793 à 1803 le sort de la Serbie. On peut lire dans l’ouvrage de M. Ranke tous les détails de cette histoire ; qu’il me suffise de les résumer, le dénoûment nous appelle.

Il y avait déjà une dizaine d’années que duraient ces alternatives ou plutôt ces soubresauts de la servitude à la guerre et de la guerre à la servitude. Les janissaires avaient fini par l’emporter. Ce n’étaient même plus les janissaires d’autrefois, défendant leurs priviléges et voulant perpétuer les abus ; la lutte en avait fait de véritables tribus armées qui, sous la conduite de leurs chefs, prétendaient se rendre indépendantes des sultans, afin de piller à loisir les villes et les campagnes. Ce pouvoir que les deys avaient conquis sur les côtes d’Afrique, les dahis (c’est le même nom) se l’attribuaient déjà dans les contrées du Danube. Vainqueurs des pachas, qui représentaient du moins pour les raïas une certaine liberté relative, les dahis avaient fait main basse sur le territoire serbe. Rien de plus affreux que cette prise de possession. Qu’on se représente à toute heure et saus toutes les formes un immense brigandage. Piller, incendier, c’étaient les moindres cruautés de ces êtres féroces. L’homme de la glèbe était littéralement leur jouet. Que de fois une bande de cavaliers entrait au galop dans un village, forçait toutes les femmes à danser sur la place, puis emmenait les plus belles ! Séparés les uns des autres, égorgés au moindre signe de résistance, les Serbes étaient paralysés par la terreur. Un jour pourtant quelques-uns des knèzes de la montagne se réunissent dans un cloître et rédigent une supplique au sultan ; l’un d’entre eux se chargera de la porter à Constantinople. « Ô toi, notre tsar, lui disent-ils, sache que les dahis nous ont tout arraché, jusqu’à nos vêtemens, et que nous en sommes réduits à nous couvrir d’écorces d’arbre. Et les brigands ne sont point satisfaits ; il faut que notre âme aussi devienne leur proie, il faut qu’ils nous prennent notre religion et notre honneur. Pas un mari n’est assuré de garder sa femme, pas un père sa fille, pas un frère sa sœur. Couvens, églises, nos moines et nos popes, rien de sacré n’est à l’abri de leurs outrages. Si tu es encore notre tsar, lève-toi et délivre-nous des méchans. Si telle n’est point ta volonté, fais-nous-le savoir ; alors il ne nous restera plus qu’à nous enfuir tous dans les montagnes, ou à nous jeter la tête la première dans nos fleuves et nos torrens. » Ces clameurs furent entendues ; quelques-uns des pachas adversaires des dahis se trouvaient à Constantinople et purent appuyer les plaintes des raïas. Malheureusement le sultan n’opposa que des menaces aux violences des bandits, et des menaces irritantes qui aggravèrent le mal. « Si vous ne changez de conduite, écrivait-il aux dahis, j’enverrai une armée contre vous, non pas une armée turque, puisqu’il est défendu aux croyans de combattre les croyans, mais une armée d’une autre race, d’une autre religion, et il vous arrivera ce qui jamais n’est arrivé aux Osmanlis. » Les dahis eurent peur. Ils se disaient entre eux : « De qui donc parle-t-il ? une armée d’une autre race et d’une autre religion ? Point de doute, ce sont les raïas. Nous les avons vaincus, alors que le pacha de Belgrade se servait d’eux en hésitant. Cette fois, armés, enrégimentés, avec l’autorisation et l’appui du sultan, ils vont se lever en masse pour nous exterminer. Prenons les devans nous-mêmes, exterminons les Serbes. »

C’était au mois de février 1804. La razzia meurtrière fut bien vite combinée. On n’extermine pas un peuple de plusieurs millions d’âmes, mais on peut le réduire à rien pour longtemps en lui tuant ses chefs, ses soldats, tous ceux qui sont de taille à donner des ordres ou des exemples. Ce fut le plan des dahis, et ils l’exécutèrent avec une rapidité foudroyante. D’un bout à l’autre de la Schoumadia (c’est la plus grande province de l’ancienne Serbie), sur tous les points, dans tous les villages, knèzes, chefs de famille, chefs de communauté, tous ceux qui avaient action sur leurs frères, furent égorgés le même jour. On verra par la suite de cette histoire que deux dynasties princières sont sorties des derniers rangs de ce peuple ; combien d’humbles chefs eussent été dignes du même honneur parmi ceux qui furent assassinés en 1804 ! Humbles chefs, héros inconnus, leur gloire est d’avoir été désignés à la rage des dahis. Les chroniques serbes ont conservé leurs noms. Le premier tué fut Stanoje, knèze de Begalitza, puis Stefan, knèze de Seoke, Théophan, knèze d’Oraschje, Pierre, knèze de Ressava, Raiza, knèze de Sabridge, et Elias Rirtschanin, et Mark Tschaparapitch, et Alexa Nenadovitch... La liste est longue, et le clergé y tient noblement sa place : Hadschi Gero, supérieur du monastère de Moravtzi, Ruvim, archimandrite du cloître de Rogavadja, méritèrent d’être égorgés avec les knèzes.

Parmi les hommes dont les dahis craignaient le plus la force et la colère, il y avait dans la Schoumadia un certain George, fils de Pierre, George Petrovitch, que les Turcs appelaient Kara-George, c’est-à-dire George le Noir[18]. Il s’était battu contre les oppresseurs de son pays dans les corps-francs de l’Autriche ; après le traité de Sistova, il avait continué sa vie de guerre parmi les haïdouks de la montagne, puis il était redescendu dans la plaine, et faisait paître les porcs qu’il vendait aux Allemands de la frontière. Il était taillé en colosse ; taciturne, impétueux, soumis aux Turcs, puisqu’il le fallait, mais ayant parfois des éclats de fureur qui faisaient trembler ses maîtres, on eût dit une rustique image de Marko Kralievitch. On pense bien qu’un tel homme devait être une des premières victimes des dahis. Il habitait le village de Topola, lieu consacré désormais dans l’histoire de la Serbie nouvelle. Au moment où les meurtriers y pénétrèrent, Kara-George, aidé de ses pâtres, rassemblait ses troupeaux de porcs pour les vendre sur la frontière autrichienne. À la vue de l’ennemi qui accourait sur lui au galop, il laisse les troupeaux se débander, réunit ses hommes et s’élance dans la montagne. Il y trouve deux compagnons dignes de lui, Janko Katitsch, Yasso Tschaparatitch, tous deux du bourg de Sibnitza dans le district de Belgrade, tous deux désignés au poignard des assassins et qui avaient pu s’échapper à temps. Janko était renommé pour sa sagesse et son éloquence autant que pour sa bravoure ; Vasso, frère de Mark, tombé l’un des premiers sous le fer des égorgeurs, était impatient de venger la chère victime. Les haïdouks des cimes voisines, deux surtout, deux chefs célèbres, Glavasch et Yéliko, viennent grossir cette petite troupe qui sera bientôt tout un peuple. C’est de là que part le signal. Des émissaires s’en vont sur tous les points, portant cet ordre de Kara-George : « Que tout homme capable de manier un fusil se hâte de se joindre à nous. Emmenez les femmes, les vieillards, les enfans. Si quelqu’un s’y refuse, qu’on l’entraîne ! »

Du haut de ces montagnes et dans un pays préparé de la sorte, les échos portent loin. Tous obéirent, tous marchèrent, les popes comme les autres. Il y avait des armes chez les haïdouks. En quelques jours, la Serbie entière était debout, la faux ou le fusil à la main, à l’abri des grandes forêts et des rochers inaccessibles. Ainsi, sans que l’Europe le sache, occupée qu’elle est de ses guerres où le destin du monde est en jeu, voilà un petit peuple qui engage une lutte à mort contre un puissant empire. Il ne s’agit plus seulement des dahis ; l’ennemi, c’est le Turc : la Serbie sera libre ou elle périra écrasée. N’admirez-vous pas comme les poèmes populaires, chantés depuis cinq ; cents ans, se traduisent ici en actes héroïques ? Enfin les jours annoncés sont venus !... Pour Kara-George et ses compagnons, ce sera la revanche décisive ou la conséquence suprême de Kossovo. Que Douschan et Lazare, que Marko et Milosch leur soient en aide !


  1. "Gesammelte Werke von Jacob-Philipp Fallmerayer" ; Leipzig 1861. Voyez dans le deuxième volume l’article intitulé "Blick auf die untern Donauländer", à la date de 1839. Voyez aussi sur Fallmerayer la Revue du 1er novembre 1862.
  2. Serbien. Historisch-ethnographische Reisestudien aus den Jahren 1859-1868, von F. Kanitz, 1 vol. in-4o. Leipzig 1868.
  3. Südslavische Wanderwigen, von Siegfried Kapper, 2 vol. ; Leipzig 1853.
  4. Servia and the Servians, by rev. W. Denton, in-8o. ; Londres 1862.
  5. OEst-Reich, empire de l’est.
  6. Voyez sur ce point d’intéressans détails dans la thèse que M. Louis Léger a soutenue récemment devant la faculté des lettres de Paris, Saint Cyrille et saint Méthode.
  7. Ce rapport, traduit en allemand, a été publié à Saint-Pétersbourg par M. Fraehn : Ibn-Fosslan’s und anderer Araber Berichte über die Russen älterer Zeit, 1823. — Le même fait est attesté par des voyageurs arabes du xe siècle, Ibn Haukhal et Massudi ; Klaproth a traduit ces textes dans sa description des provinces russes situées entre la mer Caspienne et la Mer-Noire : Beschreibung der Bussischen Provinzen zwischen dem Kaspichen und Schwarzen Meere ; Berlin 1814.
  8. Un siècle avant Stefan Ier, un autre prince des Serbes, Michel (1050-1080), avait porté le titre de roi ; c’est celui que le pape Grégoire VII avait salué de ce nom. Toutefois il ne paraît pas que ce titre se soit maintenu alors, sans doute parce qu’il était d’origine étrangère. Il est certain du moins que Stefan, fils de Stefan Nemanja, consacré roi des Serbes par son frère saint Sava, s’appelle dans l’histoire de Serbie Stéfan Prvovjencani, Stefan le premier couronné (1195-1224). C’est ce même Stefan le premier couronné qui se fit moine avant de mourir, et qui aujourd’hui encore est invoqué par l’église serbe sous le nom de saint Siméon. Les deux frères, le premier archevêque et le premier roi, sont les deux grands saints de la Serbie.
  9. M. Kanitz, plus complet ici que M. Ranke, ne s’appuie pas seulement sur l’estimable histoire de l’Allemand Engel et les recherches profondes des deux créateurs de l’érudition slave, Dobrowski et Schafarik ; il résume les découvertes plus récentes des Allemands et des Russes, Hilferding, Dümmler, Zachariœ, Pichler.
  10. Voyage en Bulgarie pendant l’année 1841, par M. Blanqui, membre de l’Institut de France ; Paris, 1843, p. 66.
  11. J’emprunte ici la traduction faite directement sur le texte serbe par M. Auguste Dozon, Poésies populaires serbes, traduites sur les originaux par M. Auguste Dozon, chancelier du consulat-général de France à Belgrade ; 1 vol. Paris 1859.
  12. Miçkiewicz, les Slaves, t. Ier, p. 334.
  13. Voyez, dans la Revue du 15 janvier 1865, la Nationalité serbe d’après les chants populaires, par Mme Dora d’Istria.
  14. Traduction de M. Auguste Dozon.
  15. Marko Kralievitch, c’est-à-dire Marko fils de roi. Kral est le mot serbe qui répond à roi.
  16. Dès cette époque en Serbie, les pesmas héroïques étaient chantés par les mendians aveugles, qui les portaient de village en village.
  17. L’igoumène, le supérieur du couvent, mot que les Serbes ont emprunté aux Grecs.
  18. En serbe, Tserni-George. On l’a désigné longtemps sous les deux noms, mais la forme turque a prévalu.