La Sensibilité des Végétaux

La Sensibilité des Végétaux
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 370-388).
LA
SENSIBILITE DES VEGETAUX

La vie, qu’on pourrait définir d’une manière très générale l’expression de l’activité des êtres organiques, n’est pas absolue dans ses manifestations. Elle varie ses formules, les gradue et se proportionne au rang qu’occupent respectivement les êtres divers. Énergique, violente parfois dans les régions supérieures de la création, elle s’atténue dans les bas-fonds, se voile, ou plutôt ne se révèle à nous que dans la mesure de son infériorité. Il ne faut donc pas s’attendre à la voir produire des manifestations également perceptibles dans l’animal perfectionné et dans la plante élémentaire. Ici pâle étincelle, là foyer brûlant, pourquoi chercher à les assimiler ? Comparons-les tout au plus ; contentons-nous d’analogies, et tenons-nous pour satisfaits de ne trouver que de simples différences de degré entre deux règnes dont on a si longtemps et à tort exagéré tous les contrastes. Si la vie n’est point partout identique à elle-même, au moins est-elle toujours une dans son principe fondamental. Les deux règnes supérieurs, le règne végétal et le règne animal, peuvent être confondus sous la dénomination de règne organique. Soumises aux mêmes lois, partant d’une origine commune et aboutissant à un même degré de développement proportionnel, les créatures de l’un et l’autre embranchement naissent, grandissent, s’agitent et meurent en parcourant un cycle d’évolutions semblables.

Dès la fin du XVIIIe siècle, divers physiologistes crurent pouvoir affirmer que la matière verte de Priestley, appelée aussi protococcus et généralement classée parmi les algues les plus élémentaires, se compose d’une réunion d’infusoires, de même qu’elle se résout en infusoires. Quelques années plus tard, cette assertion, d’abord timide, fut confirmée avec une telle certitude que Bory de Saint-Vincent, suivi de beaucoup d’autres naturalistes, établit que certaines créatures ambiguës oscillent entre les deux règnes, et alternativement en franchissent la frontière de démarcation. On vit des conferves se dissoudre en une infinité de globules. L’on crut à une désorganisation, c’était tout au contraire la formule d’une nouvelle vie ; ces globules étaient des infusoires. Bien plus, on vit ces animalcules se ranger lentement les uns à la suite des autres dans un ordre déterminé. Ils dessinaient en se rangeant ainsi une figure particulière et comme une forme végétale. Était-ce une illusion, était-ce un simple jeu de la nature ? Il n’y avait nulle illusion, on était en présence d’une merveilleuse réalité. Cette forme végétale en effet n’était autre qu’une plante vivante, et ces infusoires qui provenaient de la décomposition d’un végétal reconstituaient un végétal au moyen de leurs molécules de nouveau rapprochées et agglomérées par la vie. On comprend qu’il suffit d’un petit nombre de faits semblables pour modifier le cadre entier d’une science. De cette éloquente et féconde confusion naquit toute une philosophie, et l’on vit nombre de physiologistes parmi les plus autorisés déclarer qu’ils ne reconnaissaient plus aucune différence essentielle entre le végétal et l’animal.

La plupart des querelles scientifiques qui depuis des siècles se perpétuent dans le champ de l’histoire naturelle ne proviennent que d’un malentendu. C’est en commettre un en effet de ne concevoir la vie que telle qu’elle nous apparaît dans les animaux. La vie est progressive comme la série des êtres qu’elle anime. La plante est aussi vivante que l’animal ; mais c’est d’une vie relative qu’elle est animée, et l’on voit dans les deux règnes une longue gamme de nuances graduer la double série des manifestations de l’activité. De ce malentendu sont nées de graves et préjudiciables erreurs. Des esprits trop absolus n’ont plus cherché que des antithèses là où ils n’avaient pu trouver l’identité. Toute vie élémentaire a été obstinément contestée ; c’est ainsi que l’unité méconnue de la création a fait place aux morcellemens les moins philosophiques, et que la nature, frémissante d’une éternelle vibration, a été systématiquement transformée en un froid laboratoire où des résultats nécessaires ne proviennent plus que de forces aveugles.

C’est dans des données toutes différentes qu’une étude sera tentée ici sur la sensibilité végétale. Ce mot n’implique dans notre esprit ni assimilation forcée, ni rapprochement injustifiable entre les phénomènes de la vie des plantes et ceux que manifestent à nos yeux les êtres doués d’une vitalité plus intense. La sensibilité végétale n’est que l’expression d’une vie relative que nous allons tâcher de saisir dès sa première apparition. Les débuts en sont obscurs, si obscurs, que les physiologistes en multiplient sans mesure les définitions et les noms explicatifs[1]. Des procédés semblables ne font que reculer la difficulté. Mystère pour mystère, il vaut autant remonter dès l’abord jusqu’au premier et accepter la cause incompréhensible, mais seule efficiente, de tous les phénomènes dont nous allons parcourir l’instructive nomenclature.


I.

Une question se présente tout d’abord : que sont les corps organisés, et peut-on, d’après la composition immédiate qu’ils présentent, les distinguer nettement des corps inorganiques ? Ils offrent ceci de commun avec ces derniers, qu’ils résultent comme eux de la combinaison d’un petit nombre de substances élémentaires unies en proportions variables d’un corps à l’autre et définies pour chacun d’eux. Analysez un tissu végétal, du sucre, de la gomme ou de l’amidon, qu’en retirez-vous ? Du carbone, de l’oxygène et de l’hydrogène, trois élémens, parfois quatre, quand l’azote y figure aussi. Les corps vivans se distinguent toutefois, même au point de vue de la composition, de ceux qui sont privés de vie. Outre que ce sont toujours des composés ternaires ou quaternaires, ce qui n’est pas la règle générale dans le monde inorganique, on peut dire que les proportions dans lesquelles ces trois ou quatre corps simples s’associent pour les former présentent d’ordinaire des combinaisons plus compliquées que chez les minéraux ; mais c’est surtout par la nature de la force qui préside à l’agencement de leurs molécules que les êtres organiques l’emportent sur tous les autres. Cette force n’est point seulement l’affinité chimique, c’est encore une énergie vitale ou plastique en laquelle sont contenus tous les secrets de la création.

Énergie plastique, avons-nous dit ; c’est elle en effet qui détermine les formes dont la nature nous offre la collection inépuisable. De la méduse gélatineuse à l’hirondelle, de la plante la plus infime jusqu’à l’homme lui-même, le dernier terme des créations terrestres, quel cadre et quelles interminables séries ! L’unité cependant règne dans le monde des formes organiques, dont l’élément générateur est la ligne courbe souple et féconde, tandis qu’un autre type préside aux formations du monde inorganique. Là, tout est pauvre en combinaisons, raide, inflexible, glacé. Des lignes droites, des surfaces planes, des angles immuables, tels sont les élémens. Le règne minéral est le règne de l’immobilité ; on sent que la matière y sommeille, et qu’elle est pour jamais enchaînée dans le moule de ses rigides arêtes. Faut-il toutefois s’arrêter à ces apparences, et, en poursuivant nos investigations sur les origines de la vie, ne trouverions-nous pas au fond de ce royaume pétrifié quelques vibrations imperceptibles ? Le cristal symétrique, qui refait ses angles brisés et reconstitue ses formes altérées par une fracture accidentelle, — on l’a tout récemment découvert, — qui dans certains cas même affecte une disposition utriculaire, comme les tissus organiques, n’éprouve-t-il pas dans la plus faible mesure de vagues frémissemens ? La vie, en un mot, n’éclaire-t-elle pas de quelque pâle lueur les régions froides où s’agglomèrent d’inertes molécules ? On ne le sait, et toute réponse est impossible dans l’état présent de la science.

Quoi qu’il en soit, nous pouvons dès maintenant affirmer que deux manifestations antithétiques paraissent se partager le cercle entier de la création : ce sont le mouvement et l’immobilité. Le mouvement, c’est la vie ; l’immobilité, c’est la mort ou tout au moins l’inertie de l’être qui n’a pas encore vécu. La vérité de ce double rapprochement est d’une rigueur absolue. Autant l’on peut dire que le mouvement est une propriété essentiellement inhérente à l’être qui vit à un degré quelconque, autant l’on peut affirmer que l’immobilité est le résultat nécessaire de la constitution même des corps privés de vie. On ne conçoit ni d’où naissent ni comment finissent les phénomènes vitaux ; mais ce qui s’impose à l’observateur, c’est que le mouvement est l’unique manifestation sensible par laquelle nous les constations. Or quels sont les organismes doués de mouvement ? La plante et l’animal. Ne les séparons plus désormais.

À peine a-t-on pénétré dans le monde des êtres organisés, qu’on voit disparaître tous les caractères qui avaient frappé dans l’étude de la matière inerte ; c’est un changement complet. Aux rudes arêtes du minéral succèdent les surfaces arrondies et ces belles formes dont les lignes symétriques témoignent d’une formule supérieure. Le progrès ne s’arrête pas aux simples apparences. Les corps se perfectionnent en se compliquant. Aux matières solides s’ajoutent des liquides et ces élémens mixtes, demi-liquides et demi-solides, où, dans l’élasticité des tissus contractiles, palpite le muscle, bat l’artère et circule la sève. C’est là bien véritablement la trame de la vie. D’un bout à l’autre de la série, nous retrouvons toujours la cellule organique, qui, demeurant simple utricule, s’allongeant en vaisseau ou se durcissant en fibre, constitue le principe de tous les tissus. Depuis la gélatine de l’algue élémentaire ou la matière fongueuse du champignon microscopique jusqu’aux muscles, jusqu’aux viscères les plus complexes, toujours reparaissent en combinaisons diverses la cellule, la fibre et le vaisseau. Il est vrai que, si les tissus sont partout à peu près identiques, il n’en est pas de même des organes qu’ils constituent. À la matière celluleuse du végétal, au cartilage du polype, comparez le cerveau de l’homme, et mesurez la distance ! Tandis que chez les premiers tout se borne aux seules fonctions de la vie matérielle, chez ce dernier les phénomènes de la vie physique se compliquent de sensations, de perceptions, de sentimens, de raisonnemens, d’idées, d’actes de volonté. Qu’on embrasse d’un coup d’œil cette gradation des êtres, et l’on verra la vie peu à peu se concentrer, se centraliser. Dans le minéral, rien qu’une surface rigide ; point d’organes, pas même une simple cavité dans la masse de la matière homogène. Dans le végétal, des organes, mais tous au dehors ; rien au cœur, pas même de centre, puisqu’une force véritablement centrifuge chasse à la surface toute manifestation de la vie : tiges, feuilles, fleurs et fruits, tout jaillit et s’étale. Dans l’animal enfin, c’est le centre que cherche la vie, ou plutôt c’est du centre même qu’elle s’épanche. C’est le cœur qu’elle anime le premier, le cœur qu’en dernier lieu elle abandonne. Du cœur et de la tête, appelés organes centraux, part une double ramification d’artères et de nerfs qui établissent entre toutes les parties du corps la solidarité la plus complète.

Certes la gradation est rapide, et c’est en décrivant deux courbes immenses que la vie monte du premier des règnes au troisième ; mais cependant combien la distance qui sépare le minéral de la plante paraît plus grande que celle qui s’étend de la plante à l’animal ! Quelque inférieure que paraisse à certains égards la vie végétale, elle n’est, toute proportion gardée et dans sa sphère propre, ni moins caractérisée, ni moins énergique que celle des sphères supérieures. S’il est un acte vital par excellence, c’est bien à coup sûr celui de l’assimilation, ou, en d’autres termes, l’élaboration du suc nourricier, à laquelle concourent chez les animaux la nutrition et la respiration. Eh bien ! que remarque-t-on de prime abord dans le végétal, sinon l’accomplissement continu de cette fonction de premier ordre ? À proprement parler, la plante n’est qu’un long tube digestif. Racines, tiges et feuilles s’associent et collaborent. Les matières, pompées par les premières et transmises par les secondes, sont rendues aptes par les dernières à devenir ces sucs nourriciers ou plastiques pour la préparation desquels l’animal de son côté met en réquisition ses organes les plus compliqués. Les feuilles de la plante, véritable appareil respiratoire, renouvellent sans cesse sous les rayons du soleil les manipulations secrètes qui, dans les poumons de l’animal, s’opèrent au contact de l’atmosphère. Sève ascendante, puis sève élaborée, sang veineux, puis sang artériel, autant de termes corrélatifs deux à deux, double phénomène aussi merveilleux dans le tronc et les branches de l’arbre que dans la poitrine de l’animal, où l’oxygène de l’air, mis en présence du carbone du sang, alimente incessamment le foyer vital.

À côté des analogies, nous ne méconnaissons pas les différences. Elles sont nombreuses et conformes à la loi qui préside aux formations végétales et animales. Qu’importe toutefois que le terme de circulation végétale ne soit pas d’une signification rigoureusement exacte ? Si la sève monte et redescend dans la plante sans parcourir ce circuit où le sang animal est sans cesse refoulé par les pulsations périodiques du cœur, il n’en est pas moins vrai qu’elle chemine sous l’impulsion de certaines contractions propres que les physiologistes n’hésitent pas à comparer à l’irritabilité musculaire. Ces contractions en effet, qu’elles soient végétales ou animales, sont occasionnées par une même activité fonctionnelle que produit un moteur ou excitateur unique, l’oxygène. Ce n’est pas tout. Une manifestation essentiellement vitale et qu’on ne trouve à l’état constant que chez les animaux supérieurs se rencontre dans la plante, à l’état transitoire, il est vrai : il s’agit de la production de la chaleur. Les végétaux ne paraissent pas être doués de la faculté d’engendrer du calorique par leur propre activité et de le maintenir au milieu des variations de l’atmosphère ambiante ; mais il est des époques dans leur existence où une production de chaleur se manifeste d’une façon remarquable : ce sont celles de la germination et de la fécondation. Les affirmations de la science sont formelles à cet égard. « S’agit-il de faire germer un embryon, dit M. Dumas, de féconder une fleur, la plante, qui absorbait la chaleur solaire, qui décomposait l’acide carbonique de l’atmosphère, change tout à coup d’allure. Elle brûle du carbone et de l’hydrogène, devient appareil de combustion, se fait animal en un mot, et comme tel dégage du calorique[2]. »

Ainsi la plante respire, elle se nourrit, c’est-à-dire qu’elle s’incorpore par un travail de savante assimilation des matières inorganiques puisées dans le sol et l’air atmosphérique ; elle possède une sorte de circulation spéciale, produite et réglementée par une contractilité vasculaire parfaitement analogue à celle des tissus animaux, elle jouit enfin à certaines époques du pouvoir de produire un dégagement de calorique relativement considérable.

Faisons un pas de plus, et montrons maintenant que la plante peut, outre les évolutions organiques que nous venons d’indiquer, se mouvoir comme les animaux, d’une façon extérieure et visible. La motilité, dit expressément Tiedemann, ne doit plus être considérée comme une propriété appartenant exclusivement aux animaux. Les végétaux, à la vérité, sont impuissans à changer de place à volonté, enchaînés qu’ils sont par leurs racines, mais des mouvemens distincts accompagnent la formation, l’accroissement et la nutrition de la plante. Chez quelques-unes, les organes floraux se rapprochent l’un de l’autre à l’époque de la fécondation ; d’autres offrent en outre une motilité périodique en rapport avec les différentes heures du jour ; enfin chez certaines, les fleurs, les feuilles et les organes fructificateurs entrent en mouvement à l’occasion d’excitations extérieures. Avant d’étudier ces divers phénomènes, il est nécessaire, pour la clarté du sujet, d’établir quelques distinctions. Tous les mouvemens n’ont pas une même origine : les uns, paraissant dépendre de la marche même de la végétation, se manifestent soit d’une façon constante, soit d’une manière périodique. Nous les appellerons mouvemens spontanés. Les autres, pouvant se reproduire subitement et en toute circonstance sous l’excitation des mêmes causes extérieures, seront désignés sous le nom de mouvemens accidentels.

On ne saurait commencer plus naturellement l’histoire des mouvemens végétaux spontanés que par celle des premières évolutions de la graine. Dans quelque situation que se trouve une semence en germination, deux courans s’établissent aussitôt. La radicule plonge vers le sol, la tigelle s’élance en sens inverse et se dirige vers la lumière. Tout le monde connaît cette particularité ; mais ce que personne ne saurait dire, c’est la cause de cette double tendance. La plupart des physiologistes l’ont naturellement cherchée dans les agens extérieurs. La lumière, la chaleur, l’humidité, la pesanteur, la force centripète, la force centrifuge, certaine polarité vague qu’il serait difficile de définir, ont tour à tour été mises à contribution. Autant de stériles hypothèses, les expériences l’ont surabondamment prouvé. Parmi ces expériences, il en est de fort curieuses. Duhamel tourna et retourna des tubes pleins de terre ouverts aux deux extrémités et où germaient des glands de chêne ; ses tentatives n’aboutirent qu’à une chose, à prouver que radicules et tigelles, plus obstinées que les plus obstinés physiologistes, n’acceptent aucun compromis et ne cèdent même pas à la violence. Dans l’obscurité comme dans la lumière, dans l’humidité comme en pleine chaleur, elles obéirent à la loi constante

L’expérience de Dutrochet fut plus concluante encore. Il suspendit en l’air un vase rempli de terre et percé de trous à la base. Dans ces trous furent semés des haricots, tout au bord, c’est-à-dire à la partie inférieure de la couche de terre. Que feront ici tigelles et radicules ? Ces dernières, attirées par l’humidité du terreau, vont-elles s’allonger en montant, et celles-là, auxquelles il faut air et lumière, vont-elles au contraire descendre pour en jouir ? Non, les radicules descendirent dans l’espace vide, tandis que les tigelles, s’acharnant à monter quand même, s’enfoncèrent dans la lourde couche de terre qu’elles ne purent soulever. Les unes et les autres moururent à la peine, celles-ci asphyxiées, celles-là desséchées ; mais force restait à la loi. Un botaniste anglais, Knight, fit mieux encore. Il disposa une roue tournante verticale qui faisait 150 tours par minute. Des haricots furent placés dans des espèces de manchons ouverts aux deux extrémités et fixés aux faces latérales de cette roue, qu’ils traversaient de part en part. Ils germèrent au bout de quelques jours. Le problème se compliquait singulièrement. Comment les lois de la végétation, qui poussent les tigelles vers le zénith et les radicules vers le centre de la terre, allaient-elles se combiner avec la rotation des appareils ? De la combinaison de ces forces sortit une résultante remarquable : toutes les radicules s’éloignèrent en rayonnant de la circonférence, tandis que toutes les tigelles convergeaient vers le centre, avec cette différence toutefois que les tendances normales des plantes, plus ou moins contrariées par la vitesse de la rotation, furent proportionnellement neutralisées par cette dernière, de telle sorte que l’angle de déviation fut toujours d’autant plus ouvert que la vitesse était plus grande. Un autre botaniste, modifiant l’expérience, établit une roue horizontale qui faisait 250 tours par minute et où les haricots étaient semblablement disposés. Le résultat fut le même. Rotations graduées, coups de marteau périodiques, rien ne modifia les résultats fondamentaux de l’expérience, si bien qu’il fallut conclure à l’indépendance décidément autonome de cette force vitale que nous retrouverons, tout le long de cette étude, irréductible et invaincue.

Les mouvemens de la tigelle devenue tige ne sont ni moins tenaces ni moins caractéristiques. Les longues spirales des tiges appelées volubiles, qui embrassent les corps qu’elles ont choisis pour appui, se font remarquer par la persistance avec laquelle dans chacune d’elles se maintient le mode d’ascension de la première spire. Les unes tournent de gauche à droite, les autres de droite à gauche, et il n’est pas de surprise, pas de violence qui parvienne à modifier la direction initiale. Un curieux détail, c’est que les plantes volubiles, au moment où elles commencent à paraître, ne manifestent aucune tendance vers la disposition en spirale. Il faut qu’un entre-nœuds se forme tout d’abord, quelquefois deux ou plusieurs, pour que les fibres commencent à s’infléchir. Fort lent d’abord et comme indécis, le mouvement de courbure s’accélère progressivement. Telle plante qui ne faisait d’abord qu’un cercle en vingt-quatre heures finit par en effectuer quatre, six et jusqu’à huit par jour sous l’influence d’une température favorable. Il ne faut pas croire, malgré la facilité avec laquelle les plantes volubiles s’enroulent autour de la plupart des corps, que la nature, la couleur et la matière de ces derniers leur soient absolument indifférentes. Il y a des plantes qui ne s’attachent jamais autour de certaines autres, et la cuscute, petite parasite bien connue, a le soin de ne jamais s’accrocher à une tige qui ne serait point parfaitement vivante. Quant à la cause de cette torsion singulière, elle ne paraît tenir en aucune façon à la structure même des plantes qui en sont douées. Les tissus sont les mêmes ; bien plus, les tissus existent à peine que déjà se manifeste dans cette masse molle, aqueuse et presque fluide une force dont l’énergie lasse toute patience et résiste à tout obstacle. Ce que nous venons de dire des tiges volubiles s’applique exactement aux vrilles de certaines plantes. Ce sont de véritables pattes végétales facultatives qui, sachant qu’elles ont été créées pour rendre des services immédiats, cherchent, à peine nées, à utiliser les crampons dont elles sont pourvues, s’accrochent à tout ce qu’elles rencontrent et se laissent briser plutôt que de lâcher prise.


II.

Les mouvemens que nous avons étudiés jusqu’ici frappent peu parce qu’ils sont difficilement appréciables. Qu’une racine s’en aille aux provisions en dépit de tous les obstacles, qu’une tige opère les plus curieuses évolutions pour arriver à la lumière, qu’une plante volubile multiplie rapidement ses spirales, ou qu’une vrille fasse les tours de force les plus étranges pour chercher un point d’appui et s’y maintenir, voilà sans doute autant de phénomènes remarquables ; mais encore faut-il, pour les constater, des observations suivies et parfois même fort délicates. En voici d’autres bien plus frappans et qu’il est facile d’observer sans étude, sans le moindre appareil scientifique. Il s’agit du sommeil des plantes. Ce phénomène, connu dès la plus haute antiquité, doit à Linné le nom sous lequel il a été désigné depuis. Cette dénomination du reste est mal appropriée. Le mot de sommeil, qui entraîne avec lui l’idée d’un certain alanguissement, tout au moins d’un repos amené par le relâchement du système nerveux, ne devrait point s’appliquer à l’espèce de contraction des végétaux que l’on dit endormis[3]. Quoi qu’il en soit, le phénomène fournit à l’observateur les résultats les plus variés. C’est par les situations diverses des feuilles qu’il se manifeste. Pendant le jour, on le sait, elles se déploient toutes larges et exposent à la lumière du soleil la face supérieure, ordinairement concave ou légèrement cannelée. Vers le soir, la situation générale se modifie d’une façon sensible. Les feuilles simples qui sont opposées tantôt se redressent au point d’appliquer l’une à l’autre leurs faces supérieures, tantôt se resserrent contre la tige. Il en est qui se replient en entonnoir et enveloppent les fleurs, d’autres qui forment au-dessus de ces dernières une sorte de voûte gracieuse pour les abriter pendant la nuit. Des mouvemens plus marqués s’effectuent chaque soir chez les végétaux à feuilles composées ou ailées comme le cytise ou le robinier faux acacia. On voit ces plantes faire chaque soir leurs nocturnes préparatifs. Celles-ci replient simplement leurs feuilles, d’autres, plus prévoyantes, enveloppent prudemment leurs fleurs. Les grands lotus du Nil, les nénufars de nos lacs, retirent au fond des eaux leurs corolles soigneusement fermées, et il faut que le soleil revienne le lendemain illuminer la terre pour que la fleur endormie et frileuse consente à rouvrir ses pétales. Le sommeil des plantes, qui n’a évidemment d’autre cause qu’une propriété vitale inhérente aux végétaux eux-mêmes, se trouve toutefois en rapport manifestement intime avec la lumière plus ou moins intense dont ils sont entourés. Ainsi les plantes qui pendant longtemps ont été soustraites à l’action de la lumière solaire perdent la double faculté d’étendre et de reployer leurs feuilles. Cette faculté est toujours en raison directe de la quantité de lumière ambiante, et enfin, ce qui est plus concluant, des plantes fortement éclairées pendant la nuit, tandis qu’elles étaient pendant le jour maintenues dans un lieu obscur, avaient changé leurs habitudes au point de dormir pendant le jour et de veiller pendant la nuit.

Une particularité également curieuse, c’est l’influence qu’exerce sur l’économie végétale l’action désorganisatrice de certains poisons. On a vu des plantes, après l’absorption de substances toxiques telles que l’acide prussique, la noix vomique ou l’eau distillée de laurier-cerise, perdre la faculté soit d’abaisser leurs feuilles, soit de les reployer pendant la nuit. Celles-ci demeuraient étendues, mais inertes ; la vie paraissait en elles comme suspendue ; puis, au bout de quelques jours, elles se détachaient de l’arbre une à une, vertes encore, mais paralysées pour jamais. Les substances purement narcotiques les endorment d’un éternel sommeil. Après l’absorption d’une dissolution de camphre, les folioles de certains végétaux s’appliquent les unes contre les autres comme à l’approche de la nuit, mats elles ne se réveillent pas le lendemain. Si devant la manifestation d’aussi remarquables phénomènes l’observateur le plus superficiel ne peut se défendre d’une certaine surprise, l’intérêt sera plus vif encore en présence de l’hedysarum girans ou sainfoin oscillant, découvert au Bengale à la fin du XVIIIe siècle. Ce n’est plus à telle ou telle heure de la journée que l’hedysarum entre en mouvement, c’est perpétuellement qu’il oscille, qu’il palpite. Chacune de ses feuilles, composée de trois folioles, possède en triple la faculté de se mouvoir. Tandis que la plus grande, c’est-à-dire celle du milieu, suivant les dégradations de la lumière solaire, s’incline jusqu’à s’appliquer contre la tige, les deux folioles latérales, petites ailes frémissantes, montent et descendent en se tordant sur le pédoncule qui les soutient, selon l’impulsion saccadée d’une incessante agitation. Après un repos d’une minute environ, chacune d’elles à tour de rôle parcourt le champ circulaire de sa course. Le mouvement ascensionnel est uniforme, mais la descente s’effectue par petites secousses, scandées parfois de seconde en seconde, si bien qu’il est tout naturellement venu à la pensée d’appeler le sainfoin oscillant une horloge végétale.

Comment expliquer ces mouvemens bizarres, continus et surtout indépendans les uns des autres ? Invoquera-t-on certains afflux intermittens de sève qui, selon quelques physiologistes, produiraient dans les vaisseaux de chaque feuille une alternative de turgescence et de vacuité ? Alors comment se fait-il que ces mouvemens se ralentissent et finissent par s’arrêter quelques jours après la floraison ? Cette suspension n’indique-t-elle pas que les mouvemens de l’hedysarum sont en raison directe de sa vie surabondante, et alors même que l’on consentirait à voir dans les afflux liquides la cause de la motilité de ses feuilles, ne serait-on pas contraint d’attribuer à quelque particularité vitale l’intermittence des sucs végétaux qui la déterminent ? Comment expliquer surtout avec cette hypothèse que, même sur des feuilles détachées de la plante, les oscillations persistent assez longtemps, pourvu que le pétiole demeure intact ?

Passons donc sans conclure, d’autant plus que voici la question qui s’élève et se complique encore. Il est si vrai que le mouvement est l’expression directe de la vie et qu’il lui est corrélatif en toute circonstance, que la plupart des végétaux manifestent des facultés de motilité correspondantes à l’énergie même de leur vitalité. C’est ainsi qu’ils s’agitent presque tous à l’époque fiévreuse de la fécondation. On a déjà vu plus haut, — à l’occasion du sommeil du lotus et des nénufars, — que les fleurs animées de mouvemens périodiques subissent comme les feuilles l’influence de certaines heures du jour. Les pédoncules s’abaissent et se relèvent, les corolles s’ouvrent et se referment avec une telle régularité que Linné a pu établir une « horloge de Flore » au moyen d’une série de fleurs qui, tout le long du jour et de la nuit, s’épanouissent successivement. C’est particulièrement dans les organes de la fécondation que se manifestent les mouvemens les plus vifs et les plus apparens.

Les contractions des étamines paraissent avoir été découvertes pour la première fois vers le commencement du XVIIIe siècle. Depuis, les observations ont été innombrables. Le plus souvent, les étamines se dressent, puis se courbent vers le pistil, et ne s’en éloignent qu’après y avoir déversé la poussière fécondante dont l’extrémité de l’étamine est chargée. Toutefois le procédé n’est pas uniforme, et les particularités varient selon les espèces. Tantôt chaque étamine séparément, à mesure que le pollen qu’elle porte est parvenu à maturité, vient à son tour se mettre ainsi en contact avec le stigmate du pistil ; tantôt c’est deux par deux ou trois par trois, d’autres fois toutes ensemble, que les étamines accomplissent l’acte mystérieux de la transmission de la vie. Ce ne sont pas seulement les étamines, ce sont aussi les pistils qui, le moment venu, font acte de motilité spontanée. Il est vrai qu’ils y sont contraints par la conformation particulière d’une certaine classe de végétaux. Le plus souvent en effet les étamines égalent le style en longueur, ou bien encore le dépassent, parfois le surmontent. Rien de plus facile alors : les uns se rapprochent, les autres simplement s’inclinent ; mais dans les fleurs où les étamines, trop courtes, sont dépassées par le style, qu’arriverait-il, si ce dernier ne se penchait pas ? La nature a tout prévu : il se penche, témoin, entre beaucoup d’autres, ceux de la passiflore, du cactus, du lis ou de la nigelle. Lentement, mais méthodiquement il s’incline vers chaque anthère, reçoit son pollen, puis, la ronde faite, se redresse et demeure immobile au centre de la fleur. Dans le laurier Saint-Antoine, dans l’épilobe, s’opère une merveilleuse variante. Le style est penché vers la terre. Voici l’heure : il se relève et se partage en quatre stigmates ; mais les étamines sont courtes, inflexibles : qu’à cela ne tienne, les stigmates se recourberont en crochet pour atteindre au but désiré, et avec une telle énergie que chacun d’eux peut soulever de légers corps, ainsi que l’ont démontré de très nombreuses expériences. Citons une dernière plante, la fritillaire méléagre, dont tout le monde connaît les clochettes charmantes. Son pistil est très long, ses étamines fort courtes et très rapprochées. Que fait-elle ? Elle renverse sa clochette, le pollen tombe ; puis, la fécondation faite, la corolle se relève, alors que les stigmates, imprégnés, n’ont plus rien à attendre des étamines. Les pavots, les campanules et bien d’autres en savent faire autant ; la multiplicité des exemples n’ajouterait rien à la singularité du phénomène. Deux plantes célèbres, l’utriculaire et la vallisnérie, ont trouvé, pour assurer la fructification, des moyens non moins imprévus. Toutes deux sont aquatiques. La première, flottant sous les eaux de nos marécages, munit ses feuilles inférieures de petites utricules admirablement construites. Ces utricules lui servent d’abord de lest. Remplies d’un liquide épais et lourd, elles maintiennent la plante dans les régions moyennes qu’elle affectionne, ni trop près des bas-fonds vaseux, ni trop près de la surface agitée par les vents. Pour fleurir, il faut sortir de l’eau ; c’est alors que les utricules fonctionnent. Le liquide dense est rejeté, remplacé par un léger gaz distillé sur place, et l’utriculaire, soulevée par de véritables vessies natatoires, monte à la surface et fleurit en plein soleil ; puis, les beaux jours passent, il faut redescendre. Nouvelle intervention des utricules, qui, par une opération inverse de la précédente, chassent l’air qu’elles contenaient, se remplissent du liquide dense, et, convenablement alourdies, ramènent la plante entre deux eaux.

La vallisnerie avait à résoudre un problème plus compliqué. Elle est dioïque, c’est-à-dire que certains pieds ne portent que des fleurs à étamines tandis que les autres ne produisent que des fleurs à pistils. Quand vient le moment de la fécondation, un double mouvement s’opère. Du fond des eaux qu’habitent les deux sortes de fleurs, les femelles ou pistillées viennent s’épanouir à la surface, portées sur de longues hampes enroulées en spirales qui, suivant le niveau de la nappe liquide, s’allongent ou se resserrent, tandis que les fleurs mâles ou staminées, dépourvues de hampes élastiques, sont retenues prisonnières au fond des eaux. L’heure venue, la prison s’ouvre. Du cornet, disons mieux, de la spathe où elles étaient renfermées, elles s’échappent après avoir brisé les pédoncules qui les retenaient, montent en fiévreux tourbillon, et couvrent la surface des eaux de leurs paillettes argentées où se jouent les rayons du soleil. Les physiologistes, — est-ce une illusion ? — nous parlent même d’une sorte de frémissement au milieu duquel les fleurs staminées s’approchent des fleurs à pistils pour les couvrir de leur pollen ; puis les paillettes argentées, désormais inutiles, s’en vont entraînées par le courant, tandis que les corolles fécondées se referment, raccourcissent la spirale à laquelle elles sont attachées, et regagnent, pour y mûrir leurs fruits, leurs retraites silencieuses.

Les mouvemens de la vallisnerie, de l’utriculaire, des pistils, des étamines et des feuilles sont certes concluans au plus haut degré ; mais combien le spectacle serait plus saisissant encore, si l’on pouvait voir sous l’écorce, sous l’épiderme et jusque dans les canaux les plus profonds la perpétuelle agitation qui y règne ! Les tissus, agités de spasmes contractiles, poussent les liquides de cellule eu cellule ; des corpuscules vitaux, animés de mouvemens spontanés, remplissent en nombre incalculable les fluides nourriciers et les sucs fécondateurs ; c’est partout le frémissement, partout la palpitation de l’être dont les organes solidaires vibrent à l’unisson, se répondent et collaborent à la même œuvre collective. Nous avons dit ailleurs[4] combien sont remarquables les mouvemens des végétaux élémentaires. Les conferves, les tremelles, les oscillaires, rampent, se balancent et impriment à leurs filamens des torsions spirales dont il est impossible de méconnaître le caractère spontané. Ce sont particulièrement les spores ou germes vivans des cryptogames qui révèlent au plus haut degré la motilité végétale. Spores et infusoires paraissent être animés d’une vie absolument identique. Les classificateurs, surpris, hésitent, confondent leurs séries et ne peuvent clore leurs cadres.

C’est dans les individualités supérieures que nous pourrons, après les mouvemens spontanés dont il vient d’être question, étudier les mouvemens accidentels qui se manifestent dans les feuilles de certaines plantes. La qualification d’accidentels montre déjà que ces mouvemens sont déterminés non par l’évolution de la végétation, mais par une cause étrangère, extérieure ; c’est sous la dénomination générale et un peu vague de retournement des feuilles qu’ils sont désignés en botanique. La situation des feuilles, sauf quelques exceptions fort rares, est déterminée d’une façon absolue. La face la plus lisse et la plus colorée est tournée vers le ciel, tandis que l’autre, plus pâle et généralement sillonnée de nervures, est tournée vers la terre. Telle est la loi à laquelle nulle feuille ne peut échapper. Aussi, qu’on essaie d’en déplacer une, et l’on verra au moyen de quels subterfuges elle s’efforcera de reprendre sa position normale. Elle s’incline, monte, s’abaisse et se tord jusqu’à extinction de force vitale, tant que la face supérieure est maintenue loin de la lumière. Voilà le phénomène dans sa simplicité originelle ; tout ne se borne pas cependant à ce mode de protestation. Ce n’est pas seulement pour se soustraire à une contrainte que s’agitent certaines feuilles, c’est d’une bien plus haute sensibilité qu’elles font preuve, et il suffit de citer les sensitives pour rappeler à l’esprit toute une série de faits bizarres. Les sensitives sont nombreuses[5], mais il en est particulièrement deux dont l’histoire est à bon droit célèbre ; on les connaît au moins de nom, ce sont la mimosée pudique, vulgairement appelée sensitive, et la dionée attrape-mouche, ou gobe-mouche tout simplement. La mimosée pudique est la reine des sensitives. Cette papilionacée est originaire de l’Amérique méridionale. C’est généralement une plante frêle, surtout celle de nos serres ; les rameaux sont menus, délicats, et les feuilles, composées de quatre doubles rangées de folioles ovales et rapprochées sur un pétiole commun, se rattachent à la tige par un certain nœud ou renflement dans les tissus duquel s’opèrent ces mouvemens curieux qui tout d’abord ont attiré l’attention des physiologistes. La mimosée, qui naturellement n’est étrangère à aucune des manifestations de la sensibilité végétale, est douée de la faculté de s’endormir suivant les modes qui ont été décrits plus haut. Le soir venu, elle rapproche et incline ses folioles, replie ses pétioles généraux, vers minuit les remue insensiblement ; puis, dans un ordre inverse, elle relève tigelles et feuilles aux premiers rayons du soleil. Ces phénomènes sont d’une périodicité fixe. Ils s’accomplissent aussi bien dans le vide qu’à l’air libre, et sont même à peine atténués par l’immersion complète de la plante dans l’eau ; mais il s’en faut bien que là se borne la motilité de la mimosée. Indépendamment de ces évolutions lentes qui se trouvent en rapports immédiats avec la végétation, elle en effectue d’autres subitement et en toute circonstance suivant les excitations accidentelles qui lui viennent du dehors. Celles-là sont innombrables et varient singulièrement.

Il serait vraiment difficile de se faire une idée de l’exquise sensibilité de cette papilionacée. Le moindre choc, le plus léger contact, un simple bruit, une odeur forte même, occasionnent chez elle des ébranlemens plus ou moins considérables. Si l’on pince une foliole ou bien qu’on la coupe avec des ciseaux, elle s’élève aussitôt ainsi que sa voisine de face ; le même effet se reproduit dans les paires contiguës, puis dans les suivantes ; toutes se ferment ainsi l’une après l’autre, et alors le pétiole commun s’affaisse brusquement comme s’il obéissait à la détente d’un ressort. Si la secousse a été violente, ce n’est pas seulement la feuille attaquée qui manifeste son effroi, toutes celles de la plante frémissent, et l’émotion générale semble provenir de la transmission d’un véritable signal d’alarme. Des irritations chimiques d’espèces diverses exercent également sur la mimosée les plus remarquables influences. Une seule goutte d’eau-forte, déposée sur un pétiole, fait rapidement fermer non-seulement les folioles adhérentes, mais les voisines de proche en proche jusqu’aux branches les plus éloignées. Les mêmes effets sont produits par l’ammoniaque, les vapeurs sulfureuses, divers acides, des huiles essentielles et des éthers ; mais parmi toutes ces substances c’est le chlore qui détermine les mouvemens les plus précipités. Il n’est pas jusqu’à la tige et à la racine qui, arrosées de liquides caustiques, ne transmettent aux feuilles la cruelle impression ressentie. Que sera-ce donc, si l’on met ces substances dangereuses en contact immédiat avec les feuilles elles-mêmes ? Les narcotiques les endorment, les paralysent, et les poisons violens, tels que l’arsenic et l’acide prussique, les foudroient presque instantanément.

Cela se comprend encore ; mais ce qui semble bien plus surprenant, c’est l’effet d’influences infiniment plus douces, telles que l’action modérée de la chaleur, de la lumière et de l’électricité. Une mimosée fut un jour recouverte d’une cloche de verre que frappaient les rayons du soleil. Quelques momens après, cette cloche fut soulevée, non brusquement, mais au contraire avec une lenteur étudiée et sans qu’aucune feuille eût subi le moindre attouchement. Précautions vaines, les folioles se fermèrent, les pétioles s’infléchirent, et la plante tout entière, crispée par la fraîcheur de l’air, prit cette attitude douloureuse qui lui est particulière alors qu’elle subit quelque expérience désagréable. Mêmes résultats quand la sensitive est frappée par une lumière trop vive. L’ombre également l’affecte et le moindre choc électrique produit en elle de véritables bouleversemens. Eh bien ! cela n’est rien encore. Ce qui, plus que toute chose, rend difficile l’appréciation des propriétés de ce végétal extraordinaire, c’est ce fait bien constaté que la sensitive s’habitue aux impressions pénibles, aux chocs, aux secousses prolongées, et qu’elle en prend, pour ainsi dire, son parti. On connaît l’histoire de cette mimosée qui, placée dans une voiture, ferma précipitamment ses folioles aux premières secousses, puis les rouvrit lentement pendant la marche, les contracta de nouveau après un arrêt de quelques minutes, et qui de la sorte, épouvantée à chaque nouvel ébranlement, reprenait peu à peu ses sens et finit par se résigner complètement aux désagrémens du voyage. Que peuvent objecter en présence de faits semblables les partisans de la doctrine des causes mécaniques ? Pourquoi donc les effets sont-ils suspendus, puisque ces causes sont persistantes, et comment expliquer, s’il est vrai que les mouvemens de la sensitive sont les résultats d’une subite affluence de sève, que cette affluence cesse de se produire, bien que les trépidations de la voiture se prolongent ? Et quand ces prétendus afflux de sève rendraient compte de certains résultats, quelle signification peuvent-ils avoir dans les effets de transmission ? Un homme s’avance dans un champ de sensitives, moins que cela, il s’arrête à la lisière, touche du pied ou du bout de son bâton les individus les plus rapprochés de lui, et voilà que de feuille en feuille et de branche en branche vole, jusqu’à l’extrémité du champ, la nouvelle qu’un ennemi est en vue, que la république est en danger, et la république, épouvantée, replie feuilles et tiges, n’ayant nul autre moyen de défense.

On comprend sans peine ici l’insuffisance de toute explication banale. Une seule chose est incontestable, c’est que les causes sensibles font complètement défaut. Les plus habiles physiologistes ont maintes fois et vainement poursuivi la solution de ce problème sur le terrain de l’anatomie. La mimosée, disséquée de toute façon, n’a révélé ni fibre plus ou moins nerveuse, ni muscles tant soit peu irritables, et ce fameux renflement lui-même situé à la base du pétiole et dans lequel s’opèrent manifestement les inflexions n’a fourni aux investigateurs qu’un tissu cellulaire mou, flexible et contenant, en même temps que de nombreux petits globules, des cellules remplies d’un liquide coagulable. Ce tissu du reste ressemble d’une façon surprenante à la matière muqueuse des animaux gélatineux, et il ne faut pas chercher ailleurs que dans la contractilité même de ces matières la cause occasionnelle des mouvemens qu’elles transmettent. Un dernier exemple, le plus curieux de tous peut-être, même après l’histoire de la sensitive, nous est fourni par la dionée attrape-mouche, plante qui croît dans les contrées ombragées et marécageuses du nord de l’a Caroline. Ici, tout est bizarre, même la forme. Les pétioles de la dionée, fortement élargis, se terminent par un appareil extraordinaire. C’est une feuille divisée en deux lobes que réunit une sorte de charnière ; des cils raides bordent ces lobes, à la surface desquels des glandes nombreuses sécrètent un liquide visqueux et sucré. Lorsqu’un insecte vient se poser sur l’irritable et perfide végétal, celui-ci ferme rapidement ses pinces, et retient prisonnière jusqu’à la mort l’indiscrète ou trop confiante victime. Après cela, le piège se rouvre ; nouvelle mouche, autre détente subite et nouvelle capture. Ainsi se passe l’existence de la dionée attrape-mouche.

Tels sont les phénomènes généraux de la sensibilité végétale. Les faits abondent, on le voit. Toutefois une dernière objection demeure, il s’agit de l’absence du système nerveux chez les végétaux. Les nerfs, a-t-on dit, sont les organes de la sensation ; or les végétaux en sont dépourvus, donc chez eux nulle sensation n’est possible. Que n’ont-ils été logiques jusqu’au bout ces physiologistes, et pourquoi n’ont-ils pas ajouté : Les nerfs sont également les organes du mouvement ; or les végétaux n’ont pas de nerfs, donc ils ne sauraient se mouvoir ? Une éclatante réfutation de cet argument ressort du simple exposé des faits, et il faut avouer que la plante fait exactement comme ce philosophe bien connu qui, pour démontrer l’existence du mouvement, se mit à marcher : elle ne marche pas, mais elle se meut sur place. En définitive, pourquoi donc s’en étonner ? Ne se meuvent-ils pas aussi ces polypes divers, ces annélides, ces méduses, tous ces animaux gélatineux privés de système nerveux et de fibres musculaires, et jusqu’à ces infusoires dénués de tout organe, simples globules de matière homogène contenue dans une mince membrane élastique ? On est bien forcé de conclure que la faculté de se mouvoir est parfaitement indépendante de l’appareil nerveux, et, puisque les animaux inférieurs se meuvent, pourquoi ne se remueraient pas aussi les conferves, les oscillaires et puis au-delà, c’est-à-dire au-dessus, toutes les plantes vasculaires ? Ce qu’ils possèdent les uns et les autres, c’est la contractilité des tissus. La sensibilité végétale n’est ni l’irritabilité nerveuse ni l’irritabilité musculaire ; elle procède surtout de la contractilité cellulaire, et lui est peut-être entièrement identique.

Le mouvement est donc en résumé l’acte vital par excellence. Il n’a pour cause dans les plantes ni les lois mécaniques qui régissent la matière, ni l’impulsion d’une force extérieure. La vie ne dépend que d’elle-même, et il n’est pas jusqu’aux affinités chimiques qui ne soient comme transformées quand elles sont entraînées dans le cercle de sa puissante activité. Le mouvement, c’est la vibration de toutes les molécules de la matière que pénètre et qu’enfièvre la vie. C’est à ce point de vue que nous l’avons étudié dans le règne végétal. Malheureusement étudier n’est pas toujours comprendre. Autant les manifestations vitales se révèlent avec abondance, autant le ressort primordial se cache avec obstination. Les palpitations du tissu végétal, aussi mystérieuses que les contractions musculaires et que l’irritabilité nerveuse, demeurent cachées derrière un voile que nul homme encore n’a pu déchirer. Contentons-nous de savoir que toutes trois ont une même origine.

Cette conclusion peut nous aider à élucider une dernière question qui ressort directement de notre sujet, celle de la souffrance chez les végétaux. Ce problème, obscur sans doute, ne paraît point toutefois absolument insoluble. Des faits que nous avons rapportés, il résulte manifestement que la plante possède tous les symptômes de la vie. Naissance, accroissement par la nutrition et mort, tel est le cercle parcouru ; pourquoi donc en retrancher le phénomène le plus inséparable de la vie, la souffrance ? La santé de la plante implique chez elle l’existence de la maladie. Au XVIIIe siècle, Roger Schabol fit de la médecine végétale une science véritable ; abstinence, saignées, scarifications, bandages, ligatures, rien n’y manqua, et son travail sur l’analogie entre les plaies des végétaux et celles des animaux fut couronné par l’Académie de chirurgie de Paris. L’absence du système nerveux chez les végétaux ne prouve pas plus contre la possibilité de souffrir que contre la faculté de se mouvoir. Cependant il ne faut point oublier que tout est relatif dans la plante, aussi bien sa vie que ses facultés. Sa sensibilité l’est nécessairement aussi, et il ne serait ni scientifique ni même rationnel de chercher à l’identifier à la sensibilité animale. Sans doute il est fort difficile de parler de choses pour lesquelles il n’est pas d’expressions usitées ; mais de cette impuissance du langage est-il légitime de conclure à la non-existence des réalités ? La plante peut et doit éprouver des sensations sourdes, confuses, qu’il est impossible de caractériser. Le mot de sensation ne convient peut-être même qu’imparfaitement ; mais qu’importe le mot, si l’idée se comprend ? N’est-il pas évident que, de même qu’il existe une série décroissante de facultés à partir des types élevés du règne animal, il existe également une série parallèle de sensibilités graduellement atténuées depuis l’homme, dont chaque parcelle de muscle peut devenir une source inépuisable de souffrances, jusqu’aux insectes, aux animaux rayonnes, aux polypes et aux végétaux enfin, où la douleur, toujours proportionnelle à la nature de l’organisme, ne mérite peut-être plus que le nom de malaise ? Quoi qu’il en soit, la plante souffre ; elle souffre comme elle vit, comme elle se meut, comme elle respire, comme elle se nourrit, c’est-à-dire dans la mesure de son organisation et suivant le rang hiérarchique qu’elle occupe. La vie ou le mouvement, puisque c’est tout un, n’a qu’un mode de développement, l’évolution ; or l’évolution suppose le progrès, c’est-à-dire une marche graduelle, et la gradation, mot qui résume toutes les formes de la vie, en explique justement les contrastes par la raison qu’elle en rapproche méthodiquement toutes les nuances.


ED. GRIMARD.

  1. C’est tantôt l’irritabilité de Glisson, tantôt l’animisme de Stahl, tantôt la sensibilité de Haller, l’incitabilité de Brown, l’excitabilité de Tiedemann, ou bien encore la force vitale de divers physiologistes.
  2. On a vu, dans la spathe de certaines aroïdées, le thermomètre marquer plus de 20 degrés centigrades au-dessus de l’air ambiant.
  3. Les feuilles endormies ne présentent en effet aucune souplesse ; elles sont comme crispées, résistent au doigt qui les sollicite, et, quand on les écarte de la disposition qui caractérise ce prétendu sommeil, elles y reviennent comme poussées par un léger ressort.
  4. Voyez, dans la Revue du 1er avril 1867, les Algues.
  5. Les unes agitent leurs feuilles, telles que la mimosée pudique, la dionée, l’oxalis et l’averrhoa du Bengale ; d’autre » remuent leurs corolles ou telle partie de leur appareil floral, telles que l’ipomea, divers cactus, les cistes, les scabieuses, les centaurées et le vinettier ou épine-vinette, dont tout le monde connaît les étamines irritables. Il suffit de toucher l’une d’elles avec un corps léger pour la voir aussitôt s’appliquer contre le pistil.