La Semaine de Mai/Chapitre 66

Maurice Dreyfous (p. 398-403).

LXVI

COMPARAISONS

Le lecteur connaît maintenant le massacre que l’on qualifie de répression. Ces sanglantes horreurs reviennent de loin en loin dans l’histoire. Aux temps de calme, les boucheries du passé semblent les marques d’une barbarie d’où l’humanité est sortie depuis. Ainsi apparaissaient aux grands esprits du dix-huitième siècle les atrocités du moyen âge ou des guerres de religion. Ainsi apparaissaient aux hommes du dix-neuvième siècle les tueries des guerres civiles anciennes. Soudain, de grands désastres bouleversent la société, et, dans cette civilisation si fière de son humanité, les hommes apparaissent plus sauvages qu’autrefois.

À cet égard, le massacre de Mai est digne d’une place à part. Il n’y a rien de tel dans toute notre histoire.

Assurément, il est impossible de comparer, au point de vue moral, la fureur qui suivit une guerre civile avec une trahison infâme, en pleine paix, comme celle de la Saint-Barthélemy. Mais cette Saint-Barthélemy, l’exécration de l’histoire, est, par le nombre des victimes, peu de chose auprès du massacre de Mai ; et le sang qu’elle répandit n’eût apporté qu’un bien maigre affluent au fleuve rouge dont Paris fut inondé en 1871.

Prenons le chiffre que donne M. Henri Martin dans son Histoire de France. Combien frappa-t-on de victimes dans Paris en 1572 ? Environ 2,000, d’après le savant historien. C’est le chiffre de de Thou, de Tavannes, etc.

D’autres contemporains vont à trois, à quatre mille ; les plus exagérés s’arrêtent à dix mille. En acceptant le chiffre de M. Henri Martin (deux mille), que représente la Saint-Barthélemy ? Moins que ce que la cour prévôtale du Châtelet fit à elle seule, en 1871, massacrer à la caserne Lobau.

Eh bien ! passons les murs de Paris, prenons toute la France, car la Saint-Barthélemy eut son contre-coup partout. À Toulouse, à Meaux, deux cents victimes : en 1871, on en tua plus dans la Madeleine, seulement. À Rouen, à Orléans, cinq cents : en 1871, c’est à peu près le chiffre de Mazas. Et pour l’ensemble, M. Henri Martin compte de dix à vingt mille morts : le chiffre donné par les exécuteurs, pour la semaine de Mai, est précisément dans cet intervalle : dix-sept mille. Le chiffre probable de 1871, trente mille, n’est attribué à la Saint-Barthélemy, que par le « Martyrologe des protestants ».

Je le répète, il s’agit de comparer, non la nature et l’horreur des deux actes, mais la largeur des deux taches de sang. Mais si, d’une part, il est inexact de mettre en parallèle la guerre civile de 1871 et le guet-apens de 1572, il ne serait pas moins inexact d’établir une assimilation entre les circonstances de la « répression de Mai », et celles de la « Terreur ». Les massacreurs de Mai étaient des vainqueurs impitoyables qui faisaient en toute sécurité une immense tuerie de vaincus. Ils noyaient dans le sang une insurrection politique accablée. En septembre 92, en 93 et 94, un peuple livré par les déserteurs à l’ennemi, entouré de complots, trahi par des Français alliés à l’étranger, exaspéré par la misère et la faim, exposé à d’impitoyables invasions en même temps qu’à la guerre civile, pour sauver ses libertés et la patrie par un effort colossal, était en proie à toutes les colères et à tous les soupçons, apprenait par des désertions criminelles à se défier de tout le monde, et était obligé de réduire, par la terreur, ses ennemis à l’impuissance.

On sait dans quelles circonstances se firent les massacres de Septembre : le duc de Brunswick marchait sur Paris, qu’il avait promis de réduire en cendres : dans Paris même, les royalistes, unis de cœur avec l’envahisseur, menaçaient les patriotes de leur prochaine vengeance : des furieux se portèrent sur les prisons où étaient enfermés beaucoup de ces amis de l’étranger. Un affreux massacre eut lieu : quel fut le chiffre des victimes ?

Je veux faire la part belle aux monarchistes : je vais prendre leur compte. Je l’extrais du livre de M. Mortimer-Ternaux : Prison de l’Abbaye, 171 ; — la Force, 169 ; — le Châtelet, 213 ; — la Conciergerie, 328 ; — Carmes et Saint-Firmin, 120 ; — Bicêtre, 170 ; — Salpêtrière, 35. — En tout, 1,368.

C’est une évaluation très élevée. Les sources contemporaines donnent les chiffres de 1,079, 1,035, 1,005, 966. M. Michelet s’en tient à ce dernier chiffre ; M. Louis Blanc, à 1,035. Seul, M. Granier de Cassagnac a osé aller jusqu’à 1,458. Eh bien ! j’accepte le compte de l’écrivain catholique et royaliste. Mettons 1,368. — C’est ce qu’on tuait dans une seule fournée à la Roquette, en 1871.

La Révolution a tué 213 prisonniers au Châtelet ? — La répression de la Commune, au Châtelet aussi, en a tué quatorze ou quinze fois autant.

Mais le massacre a eu ses contre-coups en province. On a tué à Meaux, à Versailles, à Lyon, dans neuf endroits divers. Et ces exécutions, racontées tant de fois avec des frissons d’horreur, montent en tout à 105 morts ; moins d’une fournée du Père-Lachaise. En 1871, d’un coup, on le sait, la troupe fusilla là 148 victimes.

À Versailles, on mit en pièces 64 prisonniers ; on en tua bien plus, également dans des convois de prisonniers, après la Commune. 64 victimes ! c’eût été peu pour une nuit des mitrailleuses de Satory.

Le massacre de Septembre, Paris et départements, n’arrive pas, d’après les évaluations des royalistes, à 1,500 morts : un vingtième du massacre qui suivit la Commune.

Mais il y a eu encore le tribunal révolutionnaire un an et deux ans après. Eh bien ! comptons ses victimes. Ici, il y avait des jugements légaux. La mort de Danton, de Camille Desmoulins, des Girondins, d’André Chénier, de tant d’autres, montre ce que valait cette légalité. Mais il ne s’agit plus d’une semaine. C’est en quinze mois d’angoisses terribles que tant de victimes périrent. N’importe, acceptons la comparaison. Ici, les chiffres sont authentiques. Je les prends dans la savante monographie de M. Campardon. Voici le bilan, mois par mois. Avril 1793, 9 condamnations à mort. — Mai, 9. — Juin, 15. — Juillet, 14. — Août, 5. — Septembre, 17. — Octobre, 13. — Vendémiaire an II, 10. — Brumaire, 65. — Frimaire, 67, — Nivôse, 61, — Pluviôse, 68. — Ventôse, 116. — Germinal, 354. — Floréal, 281. — Prairial (jusqu’à la loi du 22), 281. — Idem (du 22 au 30), 228. — Messidor, 796. — Thermidor (jusqu’au 9), 342. — Nous voici au 9 thermidor, fin de la Terreur. Le chiffre des victimes est de 2,625.

Pas tout à fait le chiffre du Châtelet en six jours. J’ajoute les 1,368 morts de septembre 92 (d’après les royalistes). La Révolution, dans cet espace de deux ans, si énorme en de pareils temps, n’a pas fait dans Paris quatre mille victimes ; le septième de ce que la victoire de 1871 a fait en une semaine.

Dans Paris, soit ; mais la terreur s’étendit à toute la France. — D’accord, mais comment comparer la répression de la Commune seule, aux répressions accumulées de tant d’insurrections diverses : insurrections de Lyon, d’Avignon, de Marseille, de Toulon, de Vendée ? Et dans le soulèvement de Paris, en 1871, la douleur patriotique de la capitulation joua assurément un rôle : les insurgés royalistes de l’Ouest appelaient l’étranger, ceux du Midi lui livraient Toulon. Et puis, est-il raisonnable de comparer une seule répression, dans une seule ville, avec des événements non seulement répartis à des intervalles de deux ans, mais encore disséminés sur tout le territoire français ?

N’importe, faisons la comparaison : prenons Carrier à Nantes : c’est la page la plus atroce de la Terreur. Quel est le chiffre des noyades ? M. Thiers, dans son Histoire de la Révolution (avant les recherches qui ont éclairci tous les événements de cette période) donnait un chiffre énorme, impossible : 4,000 ou 5,000. M. Michelet dit : « On peut noter 7 noyades ; rien de certain au delà… Combien de noyés ? de 2,000 à 2,800 peut-être. » Eh bien ! prenons le chiffre énormément exagéré de M. Thiers : prenons 4,000.

Ajoutons-y les 1,684 « guillotinés, fusillés et mitraillés à Lyon », toujours d’après M. Thiers, les 200 habitants de Toulon fusillés (Thiers), les 200 condamnés au tribunal révolutionnaire d’Orange, les 150 condamnés de Lebon à Arras. Cela fait en tout 6,300 environ. Mettons un chiffre énormément exagéré, 2,000 si l’on veut, pour le reste. Additionnons ce nombre avec les 4,000 de Paris. À quoi arrivons nous ? À douze mille au plus, pour toute la Révolution, dans toute la France. Un peu plus du tiers de la seule semaine de Mai dans Paris ! Et cinq mille de moins encore, que le chiffre, avoué par les fusilleurs, de 17,000 victimes !

Ainsi, deux ans d’incomparables tempêtes, la lutte pour la patrie et pour la liberté, pour l’enfantement de la France moderne, pour le salut de la France éternelle, la guerre aveugle contre la trahison cachée partout, de connivence avec les envahisseurs, toutes les convulsions de la misère, de la faim, de l’angoisse, la répression surhumaine de je ne sais combien d’insurrections, l’unité nationale maintenue par un miracle d’énergie, les représailles de la guerre sauvage des chouans, tout ce qu’il y a eu de tragique et d’épouvantable dans la plus terrible époque de notre histoire…, tout cela fit verser deux ou trois fois moins de sang que le « rétablissement de l’ordre » dans Paris en 1871.

Et pourtant, quelle légende a laissée la Terreur révolutionnaire ! L’égalité est donc une chimère, même devant l’histoire !

Pour trouver mieux que le massacre de 1871, il faut aller dans les pays où le catholicisme a été vraiment le maître ; dans l’Espagne du seizième siècle, longuement dépeuplée par l’Inquisition ; dans l’Autriche du dix-septième siècle, longuement dévastée par les jésuites.