La Semaine de Mai/Chapitre 37

Maurice Dreyfous (p. 231-236).


XXXVII

LE CHÂTELET (MADAME TINAYRE)

La France du 30 mars 1880 a reçu la lettre suivante, adressée à son directeur M. Émile de Girardin :

« Monsieur,

» On n’a jamais fait en vain un appel à votre esprit de justice ; voilà pourquoi je m’adresse à vous pour porter à la connaissance du public et surtout à celle des employés de l’Assistance judiciaire, des faits qu’ils auraient eu besoin de connaître, avant d’ajourner ma demande ou d’en retarder la solution jusqu’au moment où elle me deviendrait inutile.

» Ces faits se rapportent à l’un des mille épisodes terribles qui marquèrent l’écrasement de la Commune.

» Le 26 mai, à huit heures du matin, mon mari, qui n’avait jamais partagé mes opinions, sans vouloir m’imposer les siennes, me voyant accablée par la ruine de mon parti, cherchait à me consoler. Il me représentait l’ordre dont nous allions jouir, sous le gouvernement paternel de M. Thiers. Je n’étais guère en état de goûter ses consolations. Comme je ne lui répondais pas, il pensa qu’il valait mieux me laisser seule à ma douleur. À peine était-il monté à l’étage au-dessus de notre appartement, que j’entendis le bruit mat des crosses de fusil tombant sur le palier. M’arrêter, m’emmener fut l’affaire d’un instant pour les gardes nationaux.

» Vous n’avez peut-être pas oublié, monsieur, que pendant ces jours d’horreur, le temps faisait sa partie dans la tempête humaine déchaînée sur Paris. Comme fond de décor, il fournissait à la tragédie des rues un ciel tantôt sombre, tantôt éclatant. Après de radieux coups de soleil, des nuages noirs versaient des torrents d’eau sur le sang des pavés.

» Entre mon escorte de gardes nationaux, je cheminais sous la pluie et les insultes des bonnes marchandes, qui me menaçaient du seuil de leurs portes, contente que le hasard eût épargné à mon mari le spectacle de mon arrestation, quand vers le milieu de la rue Croix-des-Petits-Champs, je le vois accourir, un parapluie à la main. Il demanda aux gardes la permission de m’abriter, de m’accompagner. On ne lui permit que de nous suivre.

» — Pourquoi es-tu venu ? lui demandai-je.

» — Pour te défendre.

» — Je me défendrai bien sans toi. Va-t’en je t’en supplie. Dans des temps comme celui que nous traversons, il ne fait pas bon de se mettre en travers des passions déchaînées. Songe à nos deux enfants, nous ne devons pas leur manquer tous deux à la fois. Si on allait t’arrêter ?

» — M’arrêter ? Tu n’y penses pas. Suis-je un homme politique ? Tu as donc bien mauvaise opinion des gens de mon parti ?

» Un des gardes nationaux crut devoir mettre un grain de sel dans notre dialogue. S’adressant à Tinayre, il lui dit : « Madame vous croit entre les mains de la Commune. »

» Toujours sous la pluie, nous arrivâmes au Châtelet. Des fédérés, les uns debout, les autres assis, étaient là prisonniers, silencieux et pâles. Je demandai à l’un d’eux où siégeait le conseil. Il me montra du geste, derrière la table du contrôle, un jeune officier et un caporal.

» Comme j’avais l’air d’être étonnée, le fédéré me dit : « Oui, oui, ils ne sont que deux, mais ils font de l’ouvrage comme quatre. Depuis deux heures que je suis là, ils n’ont cessé de condamner à mort ! Nous attendons notre tour, vous allez, compléter le convoi. »

Les gardes aux brassards tricolores ne semblaient nullement se douter du rôle qu’on leur faisait jouer dans cet immense drame national. Ils étaient retournés à d’autres captures.

» L’officier me fit signe d’approcher. Il me demanda mon nom et quelques détails sur ma participation à la Commune. L’interrogatoire dura deux minutes ; alors l’officier, s’adressant à mon mari, lui demanda si c’était lui qui m’avait arrêtée.

» Sans croire absolument aux paroles du fédéré, — on ne croit pas à ces choses tout d’un coup, — je pressentais un danger et, voulant obliger mon mari à s’en aller, j’intervins et dis, en lui montrant à la dérobée la porte ouverte :

» — Oui, c’est ce misérable qui m’a arrêtée, mais moi ou les miens le retrouverons un jour.

» Mon mari, sans faire attention à mes signes, répondit :

» — Cette femme est ma femme. Je viens pour…

» L’officier lui coupa la parole :

» — Ah ! vous êtes le mari ! Fort bien ! classez monsieur, classez madame.

» Ou nous sépara et je me trouvai près de mon premier interlocuteur.

» — Eh bien, fit-il. Je vous l’avais dit : vous voilà condamnés !

» — Quoi ! ces mots ?…

» — Classez monsieur, classez madame, c’était votre arrêt de mort. Oui.

» Le souvenir de mes enfants me traversa le cœur. Je dus pâlir. L’homme s’en aperçut. Il me prit la main ; devinant ma pensée, il me demanda :

» — Combien en avez-vous ?

» — Cinq.

» — Tonnerre ! fit l’homme. Vous a-t-on prise les armes à la main ?

» — Non, mon mari s’est battu contre les Prussiens, jamais contre des Français ; il n’était pas comme moi pour la Commune.

» — Alors ! s’écria le fédéré, on n’a pas le droit de vous tuer.

» Il croyait à la justice, aussi, ce révolté qui allait mourir sans protestation, parce que c’était la guerre ! Le peloton d’exécution l’attendait, obscur martyr d’une cause, dans laquelle il ne devait pas même laisser un nom ; il n’y pensait plus ! Tout au redressement d’une injustice, il répétait ; « Non, on n’a pas le droit de vous tuer : je vais parler pour vous. » Il s’adressa à un des lignards qui nous gardaient, pour lui expliquer l’affaire en le priant d’aller le dire au chef. L’officier qui s’aperçut de la chose, cria : « Soldat, si quelqu’un de cette crapule vous adresse la parole, tirez dans le tas ! »

» Le rouge monta au visage pâle du fédéré. Nous nous serrâmes la main en silence.

» On fit l’appel du groupe dont mon mari faisait partie. Tinayre répondit à son tour. On l’emmena avec les autres. Je ne l’ai plus revu ! Depuis ce jour, il n’a pas donné signe de vie. Il n’est pas resté trace de son passage au Châtelet.

» Qu’est-il devenu ???

» La justice militaire, si ardente, si habile à découvrir des coupables dans les rangs des vaincus, n’a-t-elle rien à se reprocher ici ? A-t-elle droit de se laver les mains de cette disparition ? Qui en est responsable ? Est-ce que le ministère public n’avait pas le devoir de, s’en occuper ? N’y avait-il pas là des droits d’orphelins à sauvegarder ? J’avais beau écrire de l’étranger où je m’étais réfugiée après avoir par miracle échappé à la mort, on ne m’a jamais répondu.

» Après neuf ans d’exil, je reviens en France ; j’y ramène mes fils, heureuse de lui donner des ouvriers artistes, dont j’espère faire des citoyens dignes d’elle. Mais la grâce que l’on m’a faite, en me rendant le pays, ne m’a pas donné le droit d’y vivre. Je suis institutrice et ne puis enseigner. Il faut donc que mon soutien naturel ne me soit point ôté. Je réclame comme veuve, une exemption du service militaire pour mon fils aîné qui vient de tirer au sort. On me dit qu’un jugement du tribunal civil peut seul, en constatant la mort ou la disparition de mon mari, me donner droit à cette exemption.

» N’ayant pas le moyen de payer les frais de justice, j’adresse, le 26 janvier, une demande d’assistance judiciaire à M. le procureur de la République. Eh bien, à l’heure qu’il est, on ne sait pas encore si j’obtiendrai cette assistance, au moins d’après la déclaration de M. le chef de la troisième section.

» En sortant jeudi, 6 mars, de son cabinet, je me demandais si l’Assistance judiciaire, sous l’étiquette républicaine, ne se rattachait pas à quelque régime occulte d’un bon plaisir quelconque ; puisqu’on n’était pas certain de l’obtenir, quand on était, comme moi, dans l’impossibilité de vivre de son état ; qu’on avait encore quatre enfants à soutenir ; qu’on loge en garni, ne possédant plus rien au monde et qu’on est veuve de fait, sinon de droit.

» Peut-être, monsieur, en ouvrant une enquête dans votre journal, parviendriez-vous à avoir la preuve de l’exécution de mon pauvre mari. Alors, je serai dispensée des démarches, que la grossièreté des employés de l’Assistance judiciaire rendent si pénible à une femme, qui n’a rien fait pour mériter sa misère, l’a combattue avec courage et l’a supportée sans se plaindre.

» Agréez, monsieur, l’expression de ma reconnaissance et celle de mes meilleurs sentiments.

 » Veuve Tinayre. »