La Semaine de Mai/Chapitre 33

Maurice Dreyfous (p. 204-212).


XXXIII

LE LUXEMBOURG — TONY-MOILIN
(suite)

J’ai dit plus haut, en racontant, le procès de M. Ulysse Parent devant la cour martiale du Luxembourg, qu’au moment où les juges délibéraient sur son sort la délibération fut tout à coup interrompue.

Je cite le récit de M. Parent :

« Subitement, une clameur formidable, s’élevant au dehors, vint attirer l’attention de tous ; la porte s’ouvrit avec fracas ; un flot d’hommes fit irruption dans la salle. Ils en traînaient un autre au milieu d’eux, qu’ils jetèrent, avec des cris de triomphe, au pied du tribunal.

» Quand l’homme se releva, pâle, meurtri, je reconnus le docteur Tony-Moilin.

» Dès cet instant, je fus oublié, et un nouvel interrogatoire commença.

» Des dépositions des témoins et des déclarations même de Tony-Moilin, je pus apprendre qu’il était recherché depuis le commencement de la semaine ; qu’il avait trouvé d’abord asile chez un ami, lequel, bientôt inquiet de la responsabilité à encourir pour ce fait, l’avait prié d’aller chercher refuge ailleurs. Tony-Moilin, découragé, était retourné nuitamment à son domicile, rue de Seine.

» Faut-il que j’ajoute que la délation qui venait de l’en arracher avait été provoquée par l’un de ses voisins, un docteur en médecine, son confrère ?

» Ces premier points établis, le président a continué ses questions :

» — Vous connaissez le sort qui attend ceux qui ont pris les armes contre l’armée régulière, surtout quand, comme vous, ils ont eu un commandement supérieur ?

» — Je n’ai jamais eu de commandement, a répondu l’accusé du ton lent et calme qui lui était habituel ; mais simplement chirurgien du bataillon de mon quartier, et j’ai trop souvent trouvé l’emploi de ma lancette et de mes bistouris, a-t-il ajouté avec un triste sourire, pour avoir pu songer à me servir de mon épée ou d’un fusil.

» — C’est cela ! vous donniez vos soins aux hommes de la Commune, et vous faisiez fusiller nos soldats !

» — J’ai donné mes soins à tous, a répliqué encore Tony-Moilin, et je n’ai fait fusiller personne.

» — Dès le 18 mars, vous envahissiez la mairie du VIe arrondissement, et vous deveniez l’un des adeptes les plus fervents de la Commune,

» — J’ai été désigné, après la retraite du gouvernement, pour les fonctions d’administrateur du VIe arrondissement, fonctions que je n’ai remplies que pendant quelques jours ; quant à mes idées sur la Commune, elles ne sont pas celles que vous pensez.

» Ici Tony-Moilin cessa de parler. Une rêverie soudaine semblait avoir envahi son esprit tout entier ; son regard était devenu vague ; il paraissait avoir oublié aussi bien le lieu où il se trouvait que l’accusation qui pesait sur lui, et ce fut certainement plus en se parlant à lui-même qu’en s’adressant au tribunal que je l’entendis murmurer à voix basse, en ponctuant chacune de ses phrases d’une sorte de hoquet nerveux.

» — Oui, la Commune a commis des fautes… Elle s’est perdue en chemin… Ce n’est pas cela qu’il fallait faire… Ils n’ont pas su résoudre le problème…

» Il prit sa tête entre ses deux mains, comme s’il eût voulu comprimer les pensées tumultueuses qui l’assiégeaient ; puis redressant tout son corps dans une fière altitude, le bras levé, le visage illuminé, d’une voix claire et grave, il s’écria hautement :

» — Moi, je suis pour la République universelle et pour l’égalité parmi les hommes.

» Il y eut des rires dans la salle, immédiatement réprimés par le président.

» Cette scène m’avait profondément ému, je ne connaissais que fort peu Tony-Moilin, mais je l’avais maintes fois rencontré, en 1868, dans les réunions publiques. Je le savais épris des idées de réformes sociales, mais aussi animé d’un esprit paradoxal et quelque peu chimérique ; sentimental à l’excès, doux et bienveillant, on sentait en lui la foi d’un apôtre.

» Le président avait repris la parole.

» — Les principes que vous énoncez ne font que confirmer les renseignements que nous avons sur votre compte ; du reste la notoriété attachée à votre nom suffirait à nous convaincre. Vous êtes l’un des chefs du socialisme et un homme des plus dangereux ; ces gens-là on s’en débarrasse. Avez-vous quelque chose à ajouter à votre défense ?

» L’accusé leva les yeux, surpris, il fit un geste négatif. »

J’ajoute un détail à ce récit, si dramatique et si juste. Il y avait sur la table du tribunal la délation du docteur M…s, sur les prétendues bonbonnes de pétrole.

« Il y eut une courte délibération ; le président se leva, et d’une voix ou perça l’émotion :

» — Monsieur, fit-il solennellement, vous êtes condamné à être passé par les armes ; il vous sera donné signification du jugement.

» J’avais oublié, en cet instant, ma propre situation, et, plein de pitié et d’angoisse, le cœur oppressé au point de se rompre ; je regardais de tous mes yeux cet homme qui allait mourir.

» Son visage était contracté, et le tic nerveux que j’ai déjà signalé avait reparu. Ce fut cependant d’un accent contenu qu’il reprit la parole :

» — Messieurs, en mourant, je laisserai une compagne, une femme. Me sera-t-il permis avant ma mort, de régulariser ma situation vis-à-vis d’elle et devant la loi ?

» Il fit une pause ; puis, avec un léger tremblement dans la voix et un léger effort pour cacher son trouble, il ajouta :

» — Messieurs, j’y tiendrais beaucoup.

» — Si cela est possible, dit le président, soyez certain que cela sera fait : maintenant retirez-vous. »

Tony-Moilin alla s’asseoir sur un banc réservé, placé dans un coin de la salle : le banc des isolés.

Au bout d’un instant, le président apercevait M. Ulysse Parent, qu’on avait par mégarde laissé à une autre place, et le faisait asseoir sur le même banc : c’était sa condamnation à mort.

Tony-Moilin et lui se serrèrent silencieusement la main.

— Vous aussi, dit le médecin.

Puis ils restèrent silencieux.

Vers minuit, la séance était levée, et les deux condamnés étaient séparés.

Cependant on avait été chercher madame Moilin chez elle, et pendant cet affreux procès on la fit attendre dans une sorte de salle basse. Tony-Moilin y fut amené :

« Qu’a-t-on décidé ? — Je serai fusillé à cinq heures. » Et tous deux passèrent la nuit parlant à mi-voix, dans cette salle terrible, devant des gardes.

Ils échangeaient leurs dernières paroles ; ils s’entretenaient de leur union à légaliser : et je ne sais quel amer scrupule tourmentait l’esprit de cet homme, prêt à donner sa vie pour sa foi ; il avait peur de léguer avec son nom, à celle qui était la compagne de sa vie, l’horreur sanglante de sa mort. Ce même homme, qui acceptait l’exécution la tête haute, demandait doucement ; « Cela ne t’effraye pas, de devenir la femme d’un supplicié ? »

Puis, madame Moilin songeait que dans quelques heures, elle n’aurait plus rien de l’époux auquel la loi allait l’unir, rien, pas même ses restes ; — que la fusillade allait en faire un corps mutilé, troué, haché par les balles, qu’on irait perdre dans la promiscuité de la fosse commune… et le cadeau de noces qu’elle demandait c’était ce cadavre ; et la prière qu’elle adressait à Tony-Moilin, c’était d’obtenir de ses bourreaux qu’elle pût avoir son corps, et que ce corps ne fût pas trop hideusement défiguré.

C’est ainsi que Tony-Moilin vit s’écouler cette étrange nuit de noces, mêlée à la veillée de la fusillade, et se lever son dernier jour aux vitres de la salle basse. On avait été réveiller un notaire, à côté, rue de Condé, pour dresser le contrat de mariage. Son arrivée interrompit le tête-à-tête des deux époux, surveillés par leurs geôliers. Cette triste union, sur le conseil du notaire, eut pour contrat un testament. L’acte est daté de sept heures du matin. Le maire, M. Hérisson, arriva à huit heures et procéda tristement au mariage. Quel temps que celui où un magistrat municipal était contraint de mettre dans la main d’une femme celle d’un homme que lui amenaient, à lui, représentant de la loi, et qu’allaient lui reprendre des meurtriers !

On ramena les deux époux dans la salle où ils avaient passé la nuit. Puis, au bout de dix minutes, on fit demander madame Tony-Moilin. Elle sortit et trouva un prêtre. Le lecteur sait que les massacreurs étaient grands amis de la religion. « Madame, dit-il, il faut aussi légaliser votre union devant Dieu ! » Et il se mit à débiter le mysticisme de circonstance ; à parler de l’âme et de la matière, à invoquer ce Dieu qui permettait à son prêtre d’être l’aumônier en titre du massacre. N’est-il pas étrange qu’un ministre de l’Évangile, mêlé à ces boucheries, crût avoir à parler aux victimes et non aux bourreaux ?

Madame Tony-Moilin promit de transmettre les adjurations du prêtre à son mari. Celui-ci l’interrompit aux premiers mots : « Est-ce que tu as changé d’avis ? dit-il. — Mais si nous nous trompions ! — Nous ne nous trompons pas. » Et Tony-Moilin alla faire lui-même la réponse : « Nous vous montrerons que nous pouvons avoir nos martyrs comme le catholicisme », lui dit-il. L’abbé demanda, au moins, au condamné la permission de l’accompagner au supplice. Tony-Moilin y consentit volontiers, disant que s’il repoussait jusqu’au bout les secours du prêtre, il acceptait avec plaisir la compagnie d’un galant homme.

Maintenant, il restait à voir M. Garcin. Les condamnés appartenaient à cet officier d’état-major, chargé de leur arracher, pour M. de Mac-Mahon, des renseignements sur l’insurrection. La victime avant d’être immolée, passait comme « document humain » dans les mains de ce perspicace historien. Il questionna Tony-Moilin sur ce qu’il pensait de la Commune ; il eut même l’idée ingénieuse de lui demander les noms des chefs étrangers de l’Internationale. La Commune, pour ces messieurs, était un ténébreux complot de romans feuilletons, dirigé du dehors par une sorte de « Vieux de la montagne » ; et M. Garcin voulait trouver le fil du roman qu’il rêvait.

Tony-Moilin, persécuté par ce questionneur, repartit simplement et obstinément :

« Je ne connais pas les noms que vous me demandez, et, si je les connaissais, je ne vous les dirais pas. »

Enfin le peloton arriva. Le condamné embrassa sa femme et marcha au supplice.

La malheureuse femme resta là. C’était affreux : M. Garcin était toujours entouré par sa meute de dénonciateurs. Les bourgeois lâches et féroces qui avaient cherché la piste de Tony-Moilin, qui l’avaient rabattu, qui l’avaient livré, les F***, les D***, les G***, étaient là, avec le capitaine d’état-major. Il fallait subir leur révoltant voisinage. Madame Moilin était soutenue par l’idée de voir et d’obtenir les restes du fusillé. Le prévôt lui avait promis qu’ils lui seraient remis, si c’était possible. Elle avait fait demander par Tony-Moilin qu’on donnât le coup de grâce au cœur, pour ne point abîmer le visage. Savez-vous où on la fit entrer pour attendre ? Dans une chambre dont les fenêtres donnaient sur le jardin, sur l’endroit où l’on fusillait son mari ! Elle dut rester dans un coin et tourner le dos pour ne point voir !

Je rappelle qu’elle était enceinte.

Le condamné fut conduit au pied du lion de pierre placé à gauche des quelques marches par où l’on monte à la grande allée du Luxembourg. Les traces des balles se voyaient encore récemment sur le piédestal.

Au bout d’un instant, le prêtre revint très pâle, disant à madame Moilin : « Ne demandez pas à voir le cadavre… on vous le rendra demain… » C’est qu’on s’était arrangé pour que le cadavre fût affreusement ravagé par les balles.

Faut-il dire comment on fit reconduire la malheureuse femme par les soldats ; comment on fit encore de nouvelles perquisitions chez elle ; comment le lendemain, le dénonciateur F***, osa venir lui dire : « Vous n’avez pas perdu beaucoup, il était bien hideux, fusillé ; » comment on se joua d’elle pendant deux mois pour lui refuser le corps, la renvoyant de Versailles à la préfecture de police, de la préfecture au cimetière, lui faisant faire les premiers frais, lui faisant prendre des autorisations de M. Thiers et du préfet, dont on ne tenait aucun compte… Il y avait ordre formel de ne retrouver le cadavre à aucun prix.

Écoutez comment M. Garcin raconte les choses :

« Tony-Moilin a été arrêté un soir, à neuf heures. Il a dit qu’il voulait prendre certaines dispositions. Un point à noter, c’est que presque tous les chefs vivaient en concubinage. Tony-Moilin a demandé à régulariser son union ; il voulait assurer sa fortune à sa concubine ; on lui a donné toute la nuit pour prendre ses dispositions. Je ne l’ai su que le lendemain matin, et je lui ai demandé comme aux autres la part qu’il avait prise à l’insurrection, quelles étaient ses idées sur la Commune qu’il voulait fonder. Il m’a répondu : Je repousse très fort les actes odieux de la Commune ; je voulais fonder la République telle que je l’avais rêvée ; je n’ai pas réussi, c’est un malheur pour moi.

» Je lui ai dit : « Mais en somme, comment approuvez-vous ces faits odieux, comment admettez-vous ces incendies ? Il m’a dit : Mais c’est la guerre. — Ah ! vous appelez la guerre, mettre le feu dans tous les quartiers, faire sauter des populations ! Vous les avez vu ces femmes, ces enfants qui ne savaient où se cacher. — C’était la guerre. — Rien que ces mots-là dégagent tout homme qui vous condamne à mort. Vous ne méritez aucune pitié. »

» Les dernières paroles adressées à sa femme ont été : Tu élèveras mon enfant dans la haine de ceux que j’ai combattus. » C’était sa dernière recommandation.

» Madame Tony-Moilin avait demandé que son mari fût fusillé d’une certaine façon, qu’on ne touchât pas à la tête et qu’on lui donnât le cadavre.

» Le général en chef n’a pas cru devoir déférer à cette demande.

» On s’est souvenu de l’affaire Baudin, il a été enterré dans la fosse commune, et des ordres ont été donnés pour qu’il ne fût pas retrouvé. »

(Enquête sur le 18 mars, pp. 239, 240.)