La Semaine de Mai/Chapitre 24

Maurice Dreyfous (p. 156-161).


XXIV

LES ERREURS SANGLANTES

Dans un des passages du rapport fait par le lieutenant Sicre sur la mort de Varlin, il y a un mot terrible : « Tout le monde l’a reconnu sur son passage. » C’est ainsi que M. Sicre interprétait les cris de mort poussés autour d’un prisonnier. La foule s’amasse : le bruit se répand que l’homme que l’on emmène est Varlin. Cent voix hurlent : « À mort Varlin ! » — Et le lieutenant prend ces hurlements pour un certificat d’identité.

« Tout le monde a reconnu Varlin !… » Le lieutenant n’a pas une minute l’idée que parmi tous les passants qu’il a entendus crier, il n’y en avait peut-être pas un qui eût déjà aperçu Varlin une fois dans sa vie et fût en état de le reconnaître. On crie : « À mort Varlin ! » Cela suffit.

M. Sicre n’était pas le seul officier qui eût ces larges théories en matière de certificat d’identité ; il ne se trompa pas, lui, et c’est bien Varlin qu’il fusilla. Mais d’autres appliquèrent sa doctrine, et se trompèrent. J’ai déjà parlé des trois « Billioray » qui furent exécutés avant que le véritable fût jugé à Versailles. On connaît le nom d’un de ces malheureux : il s’appelait Constant : il était mercier au Gros-Caillou ; il ne ressemblait nullement au membre de la Commune. La foule criait : « À mort Billioray ! » Pourquoi ? Qui le saura jamais ? Qui devinera quel soupçon, quelle folie pouvait pousser dans un esprit surexcité ? Qui recherchera les vengeances qui trouvaient l’occasion bonne pour se satisfaire ?… Il suffisait d’une dénonciation, pour que les passants fissent chorus… Un officier trouva, comme M. Sicre, que tout le monde avait reconnu Billioray… Et ce malheureux périt. Il avait sur lui des pièces établissant son nom véritable.

Notez bien ce détail : il ne ressemblait pas à Billioray. La plupart des innocents fusillés comme membres de la Commune ne ressemblaient même pas à celui sous le nom duquel ils mouraient.

Il n’est guère de personnage marquant de l’époque qui n’ait été fusillé une demi-douzaine de fois, pour le moins, dans les journaux de l’époque. Mais combien de ces exécutions n’ont jamais existé que dans les journaux ? Le plus souvent, les noms des victimes sont dans des listes de fusillés, sans détails. Un reporter pouvait grossir sa liste avec une certaine fantaisie.

On a été jusqu’à prétendre qu’il n’y avait rien de réel dans ces fusillades multiples ; et que les amis des vaincus, les vaincus eux-mêmes, les faisaient insérer dans les journaux pour dépister plus commodément les recherches. — C’est purement absurde. On a vu que l’exécution des faux Billioray n’était pas douteuse ; je citerai tout à l’heure celles des faux Vallès ; j’en puis citer une autre encore. Quand M. Ulysse Parent, le conseiller municipal de Paris, fut arrêté pour la première fois, on le conduisit près de la mairie de la Banque et on lui désigna un cadavre dans un tas de fusillés, en lui disant que c’était « son ami Lefrançais ». Le faux Lefrançais, cette fois, ressemblait au vrai à un tel point que M. Parent s’y trompa lui-même. Et pourtant M. Lefrançais n’a pas été fusillé.

D’ailleurs, toutes les fois que la mention de l’exécution est accompagnée de détails assez précis ou qu’elle se retrouve dans beaucoup de journaux à la fois, il faut bien qu’elle corresponde à un fait réel.

Je viens de citer un faux Lefrançais. Ici, le fait est attesté par un témoin irrécusable. Eh bien ! je trouve la mention de cette fusillade dans un journal de l’époque.

« Courbet, Lefrançais, Gambon et Amouroux ont été fusillés hier rue de la Banque. »

Or, de ces quatre membres de la Commune, aucun n’a péri dans la semaine de Mai.

La Petite Presse du 1er juin exécute Cerisier, Jourde et Fontaine avec des formes. Tous trois ont passé depuis devant les conseils de guerre.

Ferré a été fusillé un certain nombre de fois avant d’aller au poteau de Satory ; Vermersch, Vermorel, Eudes, Ranvier décédé récemment à Paris, sont aussi tués à plusieurs reprises.

Je ne sais pourquoi les trois qu’on a le plus fusillés sont MM. Billioray, Courbet et Jules Vallès. Cela est assez étonnant pour Courbet, qui était facile à reconnaître et dont la figure était extrêmement connue. Son exécution, tantôt au ministère de la marine, tantôt au ministère de la guerre, a été racontée par nombre de journaux.

Je lis dans la Constitution du 27 mai :

« Gustave Courbet a été fusillé !

» Le peintre d’Ornans a été pris dans une armoire du ministère de la marine où il s’était réfugié…

» Il a refusé la croix d’honneur par orgueil, et il est mort au coin d’une barricade, encore par orgueil ! »

Nous l’avons déjà vu mourir rue de la Banque ; il mourut encore une fois dans le Petit Journal du 28 ; et toutes ces exécutions ne l’ont point empêché d’aller finir ses jours en Suisse.

Quant à l’auteur des Réfractaires, il est fusillé par des pompiers de Rouen, qui l’arrêtent dans une cave (Gazette de France du 28 mai) ; il est fusillé près des Halles (Petit Moniteur du 28 mai) ; à l’angle de la rue Saint-Denis (Constitution, du 27 mai) ; il meurt avec une lâcheté incroyable à l’École militaire (Bien public du 27 mai). Il faut citer ce dernier récit.

« Le citoyen Vallès, l’homme aux moyens chimiques, a été vraiment lâche. Conduit aussi à l’École militaire et placé contre un mur, il se jetait à genoux, criait grâce, se désolant de quitter la vie, se traînant de frayeur la face contre terre : on a dû le fusiller ainsi… »

Peut-on songer sans un serrement de cœur au malheureux dont la mort est décrite en ces termes ?

Mais ce n’était pas assez de mourir dans une cave, rue Saint-Denis, près du Châtelet, à l’École militaire. M. Jules Vallès a encore été fusillé rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois.

Le Times du 29 mai, confondant probablement deux faits distincts, parle de cette dernière exécution, et dit que le corps de Jules Vallès, tué avenue Victoria, a été porté rue des Prêtres. Mais les journaux du temps donnent des récits beaucoup plus précis. M. Maxime Ducamp s’est occupé de ce fait. Il a cru trouver l’occasion de montrer combien ces récits d’exécutions multiples étaient peu certains. Il a été rue des Prêtres le jour même où un faux Vallès y aurait péri. Personne, d’après M. Ducamp, n’avait entendu parler d’aucune exécution. L’auteur des Convulsions de Paris prétend que Vallès a rédigé de sa propre main le récit de sa mort imaginaire. Telle était la noirceur de ces membres de la Commune : ils se fusillaient eux-mêmes, et quand on racontait que l’armée de Versailles les massacrait, c’était une calomnie glissée par eux dans les journaux conservateurs.

On peut juger par cet exemple de l’exactitude historique de M. Maxime Ducamp. Nous savons le nom du faux Vallès, tué rue des Prêtres ; un de nos collaborateurs de la Justice, M. C. Lainé, l’a connu, et tient de la mère de la victime la confirmation du fait. D’ailleurs, un médecin, hautement estimé, aujourd’hui conseiller municipal de Paris, notre ami le docteur Paul Dubois, a assisté au drame, et a bien voulu me fournir les détails les plus précis.

Le prétendu Vallès s’appelait Martin. C’était un jeune homme de vingt-six ans, ayant quelque fortune. Il vivait au quartier Latin et prenait ses repas à la pension Laveur, bien connue des artistes et des hommes de lettres. Courbet, Vallès y mangeaient habituellement. Il en sortait quand, à la place Saint-André-des-Arts, il fut pris pour Vallès, on ne sait pourquoi : il ne ressemblait nullement à l’auteur des Réfractaires. On le conduisit à la place du Châtelet ; la foule criait : « À mort ! À mort ! » On ne prit même pas la peine de le conduire devant la cour martiale, ni de s’enquérir de son identité ! D’après le Paris-Journal du 1er juin, le faux Vallès se débattait furieusement et se jetait à la gorge de l’officier qui le conduisait. On lui faisait lâcher prise à coups de crosse et à coups de pied. En passant devant la petite rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois, le prisonnier se jeta encore sur l’officier. Deux coups de crosse l’étendirent. Puis on le fusilla.

La feuille conservatrice ajoute au prétendu Vallès un prétendu Ferré, qu’on aurait exécuté en même temps. Elle termine son récit ainsi : « La foule regarda quelque temps le cadavre des deux bandits, puis des applaudissements unanimes éclatèrent. C’était le jeudi. »

Ce récit n’est pas absolument exact. Le docteur P. Dubois, passant devant la rue des Prêtres, vit arriver le prisonnier. Il était escorté par trois soldats, avec un capitaine d’infanterie, sabre en main, et suivi par une quinzaine d’individus criant : « C’est Vallès. » En vain le malheureux protestait, se débattait, jurait qu’il n’était point Vallès. Le docteur ne le vit pas se jeter à la gorge de l’officier ; mais celui-ci leva son sabre, et un soldat tira un coup de chassepot presque à bout portant. La balle traversa la cuisse gauche du prisonnier. Blessé, il entra rue des Prêtres ; les deux autres soldats tirèrent ; le faux Vallès tomba : l’officier et ses hommes se retirèrent aux bravos de la foule. Le docteur Dubois s’approcha du cadavre, couché le long de la boutique d’un charbonnier. Il pria le charbonnier de lever la tête du malheureux. Elle n’avait aucun rapport avec celle de l’auteur des Réfractaires.

M. Maxime Ducamp consentira-t-il à reconnaître que la fusillade de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois n’était pas une invention du véritable Vallès ?