La Semaine de Mai/Chapitre 21

Maurice Dreyfous (p. 134-140).


XXI

JEAN-BAPTISTE MILLIÈRE

Le 28 mai, à deux heures et demie, M. Thiers expédiait dans les départements une dépêche où on lisait :

« Le trop fameux Delescluze a été ramassé mort par les troupes du général Clinchant. Millière, non moins fameux, a été passé par les armes pour avoir tiré trois coups de revolver sur le caporal qui l’arrêtait. »

L’homme dont M. Thiers annonçait ainsi la mort était représentant du peuple. Son exécution était deux fois un crime.

J’ai vu pour la première fois Millière au procès de Tours. Un homme grand et sec. Une longue figure à qui ses plis maigres, ses lunettes, ses cheveux gris tombant sur les épaules, donnaient une inoubliable physionomie. L’énergie imprimée dans les traits relevait chez lui l’aspect correct du bon employé de bureau. C’était à force d’énergie et d’âpre travail que Millière s’était fait ce qu’il était. Fils de tonnelier, je crois, il était arrivé d’abord au grade de docteur en droit. Quand il perça, dans les dernières années de l’empire, il y avait longtemps qu’il luttait.

Il avait l’amère passion de ceux qui ont souffert. Mais il savait la régler et la maîtriser. Ses façons régulières et calmes, sa parole d’une rare habileté, exerçaient une étonnante action. Au procès de Tours, il obtint un succès d’autant plus éclatant qu’il était imprévu. Sa déposition fut un véritable discours, qui révélait un orateur ; on chercha vainement à en atténuer l’effet. On interrogea les gendarmes qui l’accompagnaient : il avait su séduire jusqu’aux gendarmes ! Et leurs réponses confirmèrent ses paroles.

Millière était membre de l’Assemblée quand le mouvement du 18 mars éclata. Personne ne le déplora plus que lui. Il se rangea parmi les députés et les maires qui essayèrent d’arriver à une conciliation. Un membre conservateur de l’Assemblée, M. de Saint-Pierre, parle en ces termes de l’attitude de Millière dans l’enquête sur le 18 mars (tom. II, p. 519) :

« J’ai vu Millière pleurer dans mon bureau. Je lui ai entendu dire : « Ce que c’est que le peuple de Paris ! Il n’y a de bons que les gens de la campagne. Les autres ont une éducation factice. » Il pleurait en disant cela. Il avait l’air d’un fou ! »

M. de Saint-Pierre ne traduit probablement pas avec une grande exactitude les paroles de Millière : mais on peut au moins voir dans ce témoignage combien le député de Paris était éloigné du mouvement du 18 mars.

La guerre civile éclata : Millière resta à Paris. Mais tandis que MM. Floquet, Clémenceau, Lockroy envoyèrent leur démission à Versailles pour essayer l’œuvre de conciliation qui eût épargné tant d’horreurs, il resta député, et se borna à publier une lettre où il attaquait l’Assemblée en évitant d’abandonner son mandat. De quelque façon qu’on apprécie sa conduite et ses explications, il est certain que l’Assemblée n’eut pas à statuer sur une démission qui ne lui était pas donnée, qu’elle n’eut pas à autoriser des poursuites qu’on ne lui demanda pas, et que Millière continua à être investi du mandat de représentant du peuple.

Resté dans la grande ville que le pouvoir régulier bombardait et essayait d’affamer, il en partagea peu à peu la colère ; mais il ne fut mêlé en rien au gouvernement de la Commune ; il n’y accepta aucun titre ; il ne joua de rôle que dans le grand meeting des citoyens originaires des départements dans la cour du Louvre, meeting qu’il présida et harangua ; et le journal qu’il rédigeait avec Georges Duchesne était si bien considéré comme un adversaire par les hommes de l’Hôtel-de-Ville, qu’ils le supprimèrent par décret dans les jours qui précédèrent l’entrée des troupes à Paris. Aussi M. Jules Simon, dans son Histoire du gouvernement de M. Thiers, range Millière parmi ceux qui se séparèrent du gouvernement de Versailles sans s’attacher à la Commune.

Quel fut son rôle pendant le combat ? On raconte qu’il serait venu au Moniteur universel, avec des fédérés, qui y firent une perquisition ; on raconte (c’est M. Maxime Ducamp qui l’affirme) qu’on l’aurait vu à la prison de la Santé ; ce qui paraît certain, c’est que la veille de la prise du Panthéon, on l’a vu aller et venir dans le quartier sans armes, et en costume civil. Je lis dans le Times du 25 mai cette dépêche : « Hier, un chasseur à pied refusant de se joindre aux communeux, ne fut sauvé que par les efforts de M. Millière. »

Il avait dans les rangs des communalistes un homonyme, colonel des fédérés : on confondit les deux. Le lecteur sait combien ces sortes de confusions firent de victimes.

J’ai, sur son exécution, outre les notes des journaux, trois témoignages de témoins oculaires : c’est d’abord le fameux récit du capitaine Garcin, dans l’enquête parlementaire ; puis celui de M. Louis Mie, l’orateur éminent, qui mourut député de la Gironde, et assista par hasard au drame. Il venait de Périgueux, comme délégué du conseil municipal, avec son collègue, M. Leymarie, pour voir M. Thiers ; de passage à Paris, il vit fusiller Millière ; il a rédigé et publié un récit de l’exécution qu’il a fait précéder de ces mots : « Je jure que ceci est la vérité et rien que la vérité. » Son compagnon, M. Leymarie, a contresigné le récit avec la même formule et le même serment. Enfin, l’administrateur de la Justice, M. Marpon, dont la librairie, comme on sait, est sous les galeries de l’Odéon, s’est trouvé présent avec un de ses amis et m’a fourni les détails qui concordent d’ailleurs avec le récit de M. Louis Mie.

M. Garcin dit (Enquête parlementaire, p. 239) :

« Millière a été arrêté vers dix heures du matin, dans une maison qui était la sienne, je crois. Il avait opposé une certaine résistance au sergent et au caporal qui l’arrêtaient : il avait tiré un revolver, et il était amené par deux hommes très surexcités, la foule était frémissante : elle voulait le lacérer. »

Ce début du récit est absolument faux. Millière n’a pas été arrêté chez lui : Millière n’a pas tiré sur les soldats qui l’arrêtaient.

Le Figaro du 16 juin contient une lettre curieuse de M. Henri de Montant, chef d’escadron, délégué au Ve arrondissement. Ce représentant du pouvoir militaire de l’époque adresse au journal une lettre d’information qui commence par ces mots : « Cher monsieur de Villemessant… » Touchant exemple de l’union de la presse boulevardière et de la dictature du sabre.

M. Henri de Montaut dit que, peu de jours après l’exécution de Millière, il a reçu dans son cabinet madame Fourès, belle-mère de Millière, qui venait lui demander de lui faciliter l’accès près de sa fille, détenue à Versailles. Et il ajoute : « Elle m’a apporté deux rectifications à mon récit, qu’elle déclarait, du reste, elle aussi, très exact. Millière aurait été trouvé caché chez elle, et n’aurait pas tiré sur la troupe. Il n’a jamais tenu une arme de sa vie, monsieur, me dit-elle en pleurant. »

Dans l’assignation envoyée plus tard, le 12 février 1873, par madame veuve Millière à M. Garcin, il est dit que Millière a été arrêté le 26 mai 1871, vers dix heures du matin, chez les époux Fourès, cordonnier, son beau-père et sa belle-mère : ce qui confirme sur ce premier point la lettre du Figaro.

Quant aux prétendus coups de revolver, que la dépêche de M. Thiers raconte triple, et que M. Garcin mentionne plus vaguement, la déposition de M. Louis Mie permet de deviner ce qu’il en fut.

Aussitôt après avoir vu l’exécution, MM. Mie et Leymarie, profondément émus, se jetèrent dans une voiture et se rendirent à Versailles. Là, sans même changer de vêtements, ils allèrent demander audience à M. Barthélémy Saint-Hilaire.

Je cite le récit de M. Louis Mie :

« À un moment donné, je dis à M. Barthélémy Saint-Hilaire :

» — On a fusillé Millière devant nous.

» — Alors, interrompit-il, vous avez dû entendre les coups de revolver qu’il a tirés sur la troupe !

» — Les coups de revolver qu’il a tirés sur la troupe ? Mais, répondis je, depuis trois quarts d’heure il était entre deux haies de soldats et les mains vides lorsqu’il est tombé au Panthéon.

» — Nous avons reçu un rapport officiel qui constate ce que je vous dis.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Quelques heures plus tard, causant avec Leymarie, je lui faisais observer que, partis de la place du Panthéon au moment même où Millière venait d’expirer et conduits très rapidement à Versailles, nous y trouvions le procès-verbal de son exécution. »

Notez bien qu’avant la fusillade, M. L. Mie avait vu Millière amené au Luxembourg par les soldats qui venaient de l’arrêter : ces soldats, la foule amassée là, celle qui l’avait suivi depuis le Panthéon, le couvrait d’injures : Millière resta quelque temps collé au mur du Luxembourg, au milieu des invectives, et ni M. Mie, ni M. Marpon ni son ami qui se trouvaient là en même temps et qui furent hués pour avoir fait une observation, n’avaient entendu parler de ces prétendus coups de feu. C’était pourtant le premier bruit qui devait se répandre dans le public, le premier mot que les soldats, venant d’essuyer la décharge du revolver, devaient jeter à la foule, le premier reproche que les hurleurs devaient lancer à la victime.

Pourtant, il n’en est pas question : et le fameux revolver paraît seulement à Versailles, dans le rapport officiel par lequel l’autorité militaire annonce (et justifie), au moment même où elle a lieu, la mise à mort d’un représentant du peuple.

Je ne crois pas qu’il puisse s’élever de doute sur la manière dont les choses se sont passées.

Millière a été arrêté le vendredi, vers dix heures du matin, chez son beau-père, M. Fourès, cordonnier, 38, rue d’Ulm, et n’a pas tiré sur la troupe qui l’arrêtait.

Voyons maintenant son exécution.