La Semaine de Mai/Chapitre 19

Maurice Dreyfous (p. 122-128).


XIX

EXÉCUTIONS DIVERSES
(Suite)

Il serait trop long de dire combien de motifs pouvaient faire tuer une créature humaine à cette triste époque. On était fusillé pour un flacon d’huile ou un rat de cave ; on était fusillé parce qu’on était pompier ; on était fusillé parce qu’on portait un vêtement d’uniforme ; on était fusillé pour un mot ou pour un soupçon ; et cela, non pas dans l’entraînement du combat, mais au milieu des quartiers pacifiés et occupés depuis deux ou trois jours par l’armée.

On devine l’état violent produit par un tel massacre. La plupart, terrifiés, se taisaient. Mais il y a des natures excitables, que la colère emporte. Il se trouvait des hommes, des femmes surtout, pour insulter les vainqueurs dans un transport de rage aveugle. La réponse ne se faisait pas attendre : exemple le fait rapporté par la Politique du 31 mai :

« Rue de Bretagne, une femme passait près d’un groupe de soldats. Elle se mit à les apostropher violemment, les traitant d’assassins. L’officier qui commandait le poste tire son sabre et laboure la figure de la mégère ; elle a été achevée à coups de baïonnette. »

J’ai parlé des prétendus pétroleurs ; il ne faut pas oublier les prétendues empoisonneuses.

Un instant avant l’entrée dans Paris, les troupes, on le sait, avaient été averties de se garantir contre les « scélérats » qui composaient la population de la capitale. Je tiens d’un sous-officier de marine, qu’au moment de les conduire à la porte de Saint-Cloud, l’officier commandant les marins leur avait conté l’histoire médiocrement authentique d’un des leurs, pris par les fédérés, et pendu par les pieds jusqu’à ce que mort s’en suivît. C’est par de pareils racontars que le massacre s’explique. On avait chargé les fusils avec des légendes féroces. Combien de fois n’avons-nous pas entendu des hommes qui avaient pris part au massacre, déplorer qu’on les eût trompés pour les rendre impitoyables !

On avait répandu dans l’esprit des troupes, entre autres calomnies, l’idée que les Parisiennes essayaient d’empoisonner les soldats. M. Thiers, beaucoup plus politique que véridique, n’hésitait pas, pendant la semaine de Mai, à affirmer qu’en effet on l’avait tenté. La dépêche du 27 (6 h. 10 m. du soir), affichée dans tous les départements, qualifiait les fédérés de « gens qui incendiaient nos villes et nos monuments, et qui avaient préparé des liqueurs vénéneuses pour empoisonner nos soldats presque instantanément. » On ne contestera pas à l’auteur de l’Histoire du Consulat et de l’Empire la paternité de cette dépêche : elle est signée de lui à chaque ligne.

Or voici ce qu’atteste, dans l’enquête parlementaire, M. le maréchal de Mac-Mahon :

« Un membre. — Est-il vrai qu’il y ait eu des cas d’empoisonnement ?

» M. le maréchal. — J’ai entendu dire qu’un homme avait été transporté au palais de l’Industrie, dans l’ambulance dirigée par le docteur Chenu ; il avait des coliques très fortes ; on croyait qu’il avait été empoisonné. Les docteurs Chenu et Larrey, qui l’ont examiné, ont été de cet avis. Je crois que cet homme a succombé. Il aurait été empoisonné par une femme qui lui a donné à boire. C’est le seul fait de ce genre dont j’aie entendu parler. »

(Enquête parlementaire sur le 18 mars. T. II, p. 26.)

Ainsi un cas d’empoisonnement, et encore présenté au conditionnel, voilà tout ce dont le commandant en chef a entendu parler.

En somme il n’y eut pas plus d’empoisonneuses qu’il n’y eut de pétroleuses dans les quartiers déjà conquis. Mais on offrait à boire à des soldats qui arrivaient exténués, échauffés par la marche et le combat sous le soleil de mai. Le plus léger malaise suggérait les plus atroces soupçons à des hommes prévenus qu’on tenterait de les empoisonner : et du soupçon à l’exécution, il n’y avait qu’un pas.

Les journaux du temps mentionnent nombre de femmes arrêtées et exécutées comme empoisonneuses. Je me borne à un extrait du Times, no du 29 mai, correspondance datée de vendredi. Le rédacteur vit passer, rue de la Paix, un convoi de prisonnières.

« C’était vingt ou trente jeunes filles bien mises et jolies, employées dans un magasin de machines à coudre, accusées d’avoir attiré chez elles une compagnie de soldats, et, après les avoir séduits à la façon de Judith, de les avoir empoisonnés tous avec du vin.

» Ces jeunes filles s’avancèrent, entourées d’un cordon de gardiens, souriant à la foule qui les accablait d’imprécations, et marchant avec un entrain à la place Vendôme, où elles furent probablement fusillées. »

Il y avait un autre motif pour être exécuté. C’était d’être arrêté et d’essayer de s’enfuir ou simplement de refuser de marcher.

Chez les uns, la terreur développait une force de révolte, une énergie désordonnée de désespoir : d’autres, au contraire, avaient les jambes brisées soit par la maladie, soit par l’âge, soit par la crainte. On n’épargnait ni les uns, ni les autres.

Je cite quelques exemples des journaux du temps.

Le Siècle du 29 mai raconte le fait suivant d’après le Petit Journal :

« À cinq heures, nos soldats s’étaient emparés, à la rue de Rivoli, d’un homme suspect à juste titre, puisqu’il portait sur lui plus de deux mètres de mèches incendiaires...»

Le journal ajoute, bien entendu, que cet homme se déclara « communard », et eut soin d’avouer qu’il venait mettre à exécution des projets d’incendie. Il ne faut pas oublier que tous ces récits paraissaient en temps d’état de siège et à un moment où il n’aurait pas fait bon paraître imputer l’ombre d’un tort aux vainqueurs. — Le journal continue :

« Des hussards le conduisaient au parc Monceau où devait avoir lieu l’exécution de la sentence.

» Arrivé à l’église de la Trinité, il a commencé à refuser de marcher…

» Il s’est littéralement fait traîner.

» La patience des soldats était à bout.

» Au no 63 de la rue de Clichy, l’arrêt fatal était exécuté, et, à huit heures, on pouvait encore, en passant, se heurter, faute de gaz, au cadavre de ce forcené étendu sur le trottoir. »

C’est aussi le Siècle, du 29, qui raconte la mort de Dufil, sous-lieutenant aux cavaliers de la République, plus tard maréchal-des-logis et artilleur de la Commune. Le journal ne manque pas d’ajouter que les témoins l’accusaient d’avoir commencé le feu dans l’exécution de Clément Thomas et de Lecomte : imputation d’autant moins vraisemblable que, d’après le procès et le rapport du général Appert, personne ne commanda le feu dans cette scène d’horreur. D’ailleurs, comment, avait-on réuni, en arrêtant Dufil, les témoins qui portaient cette accusation ?

Quoi qu’il en soit, un sous-lieutenant et huit soldats du 26e de ligne furent chargés de conduire l’accusé au Châtelet. Rue de Berlin, devant un terrain vague donnant rue de Londres, il chercha à s’évader.

L’officier le poursuit, l’atteint d’un coup de revolver. Dufil blessé, tombe et cherche à se relever sur les coudes. Le sergent et les soldats font feu sur lui. Le cadavre, mis sur une civière, est porté à la Morgue.

Un témoin me fournit un fait que j’ajoute aux récits des journaux :

« Au premiers heures de mercredi matin, je vis passer dans la rue Rodier un capitaine fédéré, désarmé, entre trois soldats de ligne. Au détour de l’avenue Trudaine, il tenta de s’échapper. L’un des soldats le renversa par derrière d’un coup de baïonnette, mais c’était un homme robuste : bien qu’à terre et cloué sous la baïonnette, il se débattait vigoureusement. Alors les deux autres lignards, deux jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans, lui écrasèrent la figure à coups de crosse ; comme le corps remuait encore, on lui tira deux coups de fusil à bout portant. Après quoi il fut jeté dans un des fossés. »

Je termine par deux citations du Times du 29 mai ; elles sont extraites de la correspondance que j’ai déjà citée plus haut :

« Un convoi de neuf cents prisonniers vient de passer sous mes fenêtres, escorté par une compagnie de hussards. Il y avait parmi eux une femme avec ses cheveux noirs flottants, qui manifestait des intentions de révolte, et fut plusieurs fois repoussée dans les rangs à coups de plat de sabre. Elle fit plusieurs tentatives pour s’échapper. À la fin, comme elle avait poussé à bout la patience de ses gardiens, un soldat prit un revolver, et le lui tira au cœur. Elle tomba en paquet de vêtements sombres. Le cortège passa outre, la laissant gisante là où elle était tombée : elle y est encore…

» Un triste épisode s’est produit près du parc Monceau. On arrête une femme et son mari, et on leur donne l’ordre d’aller à la place Vendôme, à une distance d’un mille et demi. Tous deux étaient sans force et incapables de marcher si loin. La femme s’assit sur le trottoir et refusa de faire un pas, en dépit des efforts de son mari pour qu’elle essayât. Elle persista dans son refus, et ils se mirent tous deux à genoux, priant les gendarmes qui les escortaient de les fusiller de suite, s’ils devaient être fusillés ; vingt revolvers partirent, mais les victimes respiraient encore, et ce ne fut qu’à la seconde décharge qu’ils tombèrent morts. »