La Semaine de Mai/Chapitre 17

Maurice Dreyfous (p. 109-116).


XVII

LES PÉTROLEURS

On sait que la vue des horribles incendies allumés de toutes part dans Paris, soit par les fédérés, soit par les obus, soit par des personnes intéressées, développa dans la population parisienne une sorte de folie ou de monomanie : on fut possédé de l’idée fixe que même dans les quartiers occupés par les troupes, des « communards » cherchaient encore à mettre le feu. On s’imaginait que des misérables, des femmes surtout, jetaient dans les caves, au passage, un peu de pétrole et une mèche incendiaire. On allait jusqu’à croire que les pompiers remplissaient leurs pompes, non avec de l’eau, mais avec des huiles minérales, pour activer les flammes. Et tout Paris, pris d’une même peur, se mit à boucher les soupiraux des caves.

Un peu de réflexion suffit pour voir ce qu’il y a d’absurde dans ces idées. Incendier une maison avec ce qu’on pourrait jeter de pétrole d’une boîte au lait, en allumant ce pétrole avec une mèche lancée rapidement à distance, serait assurément un des tours de force les plus extraordinaires ; et pour qu’on pût remplir les pompes d’huiles minérales, il aurait fallu faire apporter secrètement des quantités considérables de bombonnes au milieu des quartiers occupés par les troupes, sans que personne s’en aperçût, ce qui aurait été singulièrement difficile.

La Commune a eu un historien connu pour la violence de son parti pris : M. Maxime Ducamp. Le nouvel académicien a consacré trois volumes à affirmer que les fédérés ont voulu brûler non seulement les monuments incendiés, mais même les autres, et massacrer, non seulement les otages qui ont péri, mais même ceux qui ont survécu. Sa haine enragée n’a jamais assez de métaphores pour se satisfaire : et quand M. Ducamp a vu passer des cavaliers de la Commune, il pense de suite à un « troupeau de chacals ». On peut donc compter sur lui pour ne point innocenter légèrement les partisans du 18 mars. Eh bien ! dans le volume II de son livre, chapitre VI, 5, il traite la croyance aux pétroleurs de « légende absolument fausse ». Il ajoute : « Nulle maison ne brûla dans le périmètre occupé par l’armée française. Et il rapproche la peur sans objet qui s’empara de la population, d’une peur analogue qui se produisit au seizième siècle. En 1324, Paris, affolé, se mit aussi à « étouper » les soupiraux.

Un tel témoignage nous dispense de discuter la légende : tout le monde accordera ce que concède M. Maxime Ducamp : dans les quartiers conquis, il n’y eut ni pétroleurs, ni pétroleuses : eh bien ! c’est par milliers qu’on fusilla des malheureux et surtout des malheureuses, pour un geste suspect, pour une bouteille d’huile ou d’eau de Javel trouvée dans leurs mains, ou simplement pour un soupçon, pour la dénonciation d’un ennemi !

Les journaux de mai sont littéralement remplis du récit de ces exécutions : j’ai fini, en les dépouillant, par ne plus relever que les cas les plus extraordinaires : il faudrait un volume pour mentionner tous les assassinats commis sous ce prétexte.

J’en cite quelques exemples :

« Jeudi, une femme qui habitait le no 50 de la rue de Verneuil, et qui la veille avait fait la chaîne avec ardeur, a été surprise versant du pétrole dans une cave de la rue de Lille.

» Six soldats, avertis par une ouvrière qui avait vu accomplir cet acte horrible, l’ont fusillée derrière une barricade.

» Le même jour, deux cents individus, hommes et femmes, surpris dans le quartier Saint-Antoine au moment où ils préparaient de nouveaux incendies en arrosant les maisons avec du pétrole, ont été conduits au Champ-de-Mars où on les a fusillés impitoyablement. »

(Petit Moniteur du 28 mai.)

« Un nommé Alphonse L… (nous taisons le nom pour sa famille), ancien compositeur du Moniteur universel, d’où il a été renvoyé il y a plusieurs années pour vol, a été arrêté sur le pont des Saint-Pères. Il venait avec du pétrole brûler le Moniteur. Il a été fusillé sur-le-champ. »

(Moniteur de 28 mai.)
« Des hommes de son régiment ont arrêté et fusillé, sur la place (au Palais-Royal), des femmes qu’ils avaient surprises à jeter du pétrole au moyen d’arrosoirs dans les soupiraux des caves. Par-dessus ce pétrole, elles lançaient des étoupes enflammées… Les cadavres des femmes restaient jetés au hasard dans le jardin et dans les galeries. »
(Gaulois du 26 mai.)

« Jeudi nous avons vu conduire à l’état-major de la place Vendôme, treize femmes, jeunes pour la plupart, qui avaient été surprises versant du pétrole dans les caves.

» Quelques instants après, une lugubre détonation indiquait que justice était faite.

» À trois heures, une femme qui inspectait de trop près l’Opéra-Comique est arrêtée par les passants, fusillée, et trouvée porteuse de trois fioles de pétrole. »

(Paris-Journal du 20 mai.)

Nous pourrions multiplier ces citations à l’infini. Le lecteur voit comment les choses se passaient. On fusille une femme parce qu’une ouvrière l’a vue, ou croit l’avoir vue, et dit l’avoir vue jeter du pétrole ; on fusille une femme parce qu’on l’a vue « inspecter de trop près l’Opéra-Comique ». Le journal ajoute bien qu’on découvre du pétrole sur elle, mais après qu’elle est morte. Le premier moment de surexcitation passé, les journaux déploraient les erreurs commises. « Hier, quartier des Écoles, dit le Siècle du 31 mai, une pauvre femme a été presque mise en morceaux pour avoir acheté de l’huile d’olive. » Une autre fois, c’est une malheureuse allant faire la lessive et portant de l’eau de Javel qui est fusillée. Au mois de juillet encore la légende faisait des victimes. Quand M. Gambetta fut revenu à Paris, après les élections, comme il passait un jour au coin de la rue du Colisée avec son ami le docteur F…, il vit la foule menaçant, huant, saisissant une malheureuse femme, à qui on allait faire un mauvais parti. Elle était passée près d’un mur au pied duquel on avait vu un liquide répandu. « C’est une pétroleuse », cria quelqu’un, et les passants de s’attrouper, de malmener la pauvre femme. M. Gambetta et le docteur F… s’approchèrent : il était facile de se convaincre que le prétendu pétrole appartenait à l’espèce d’humidité qui salit les murailles dépourvues d’inscriptions préservatrices. L’éminent homme d’État suivit la foule jusqu’au commissariat de police, se nomma et fit relâcher la « pétroleuse ».

Un mois plus tôt, la femme aurait été fusillée : il se serait trouvé parmi les témoins des gens qui, de la meilleure foi du monde, auraient reconnu sur le mur l’odeur de pétrole : quelques-uns auraient cru voir une bouteille cachée sous les vêtements de la femme : le fait aurait grossi en passant de bouche en bouche et les journaux auraient raconté qu’on avait fusillé au coin de la rue du Colisée, une femme qui portait trois litres de pétrole, pour le moins. C’est ainsi que, dans la plupart des récits qui précèdent, on trouve sur la victime quelques flacons d’un liquide incendiaire. Nos lecteurs savent déjà, par les récits de l’affaire Saint-Sulpice, de quelle façon les faits se transforment dans les feuilles du temps.

Un ancien interne de Lariboisière m’affirme qu’on a fusillé, sous les fenêtres de l’hôpital, des femmes sur lesquelles on avait trouvé un paquet d’allumettes ou un rat de cave. En pareil cas, le rat de cave s’allongeait de récit en récit. Veut-on un exemple des développements qu’il pouvait prendre dans l’imagination du public et dans les colonnes des journaux ? Je lis dans la Liberté du 30 mai :

« On a arrêté, ce matin, rue Montmartre, une femme dans les poches de laquelle on a trouvé 134 mètres de mèches à pétrole. »

Vous avez bien lu : cent trente-quatre mètres. Quelles poches que celles qui contenaient un tel paquet !

Un journal versaillais rapporte le mot d’un soldat breton qui donne bien l’idée de l’état d’esprit des massacreurs. « Je rencontrerais le bon Dieu lui-même, disait-il, que, si je lui trouvais du pétrole, je le fusillerais ! »

C’était chose sinistre que cette fureur qui joncha Paris de victimes. « En des temps comme ceux-ci, dit le Times du 29 mai (lettre de Paris datée du jeudi), un soupçon vaut une condamnation, et c’est perdre son temps que d’essayer une défense qui ne sera pas écoutée. » — Dans le numéro de la veille (lettre datée du mardi 23 et du mercredi 24), le journal anglais décrit les exécutions de femmes au Palais-Royal : « Je vis quatre hommes, dit le correspondant, s’emparer de deux femmes, à huit heures du matin, près des magasins du Louvre. Elles furent conduites à coups de pied et de poing jusqu’à la porte du Palais-Royal, et là, on les força à s’agenouiller devant le monument en flammes. Une femme sortit de la foule… et s’annonça comme la sœur d’une des prisonnières : elle fut brutalement repoussée… pendant qu’une douzaine de soldats s’avançaient et les fusillaient tranquillement. Un morceau de tapis fut jeté sur leurs corps, et chacun alla à ses affaires comme si rien ne s’était passé. »

Des scènes semblables se produisaient dans tout Paris ; on a vu plus haut des exécutions en masse de prétendues pétroleuses. Eh bien ! c’est à ce moment qu’un journaliste en verve ou à court de copie publiait, comme pour un « Guide du massacreur dans Paris », la façon de reconnaître les pétroleuses parmi les passantes.

Voici, en effet, comment les décrit le Paris-Journal du 28 mai :

« Elles sont seules, le plus souvent mises modestement, mais non pauvrement. Elles glissent plutôt qu’elles ne marchent le long des maisons : on les prendrait volontiers pour des ménagères allant aux provisions. Celles qui sont munies de mèches les portent dans la main, et sans se baisser, sans s’arrêter, elles les lancent d’un geste brusque à travers les ouvertures qu’elles rencontrent sur leur chemin. Celles qui emploient le pétrole, dissimulent facilement dans leur jupe la bouteille qui le contient, puis opèrent comme les autres. Depuis hier, elles ont imaginé de cacher dans leur boîte au lait l’instrument de leur crime. »

À combien d’innocentes pouvait coûter la vie cette dénonciation des femmes « qu’on prendrait volontiers pour des ménagères allant aux provisions », qui font « un geste brusque » en passant et qui portent « une boîte au lait » !

Quant aux pompiers, ils furent exterminés. Sur onze cents qui restèrent à Paris, m’affirme-t-on, il y en eut plusieurs centaines de fusillés. Ceux qu’on ne fusilla pas, furent arrêtés. Au reste, on les tenait pour suspects avant les incendies, et le lundi ou le mardi matin on les mettait dans les convois de prisonniers, probablement parce qu’ils étaient restés et avaient réélu leurs officiers : c’était considéré comme un acte d’adhésion à la Commune.

Mais, dans la période qui suivit, on en exécuta un grand nombre. Je cite quelques exemples :

« Mardi, un officier de pompiers a été fusillé au marché Saint-Honoré par des soldats qui l’avaient trouvé porteur d’un flacon ayant contenu du pétrole.

» Ce matin, à l’heure où j’écris, rue du Vieux-Colombier, un détachement entraîne vingt officiers de pompiers. »

(Petit Moniteur, 29 mai.)

« Quinze pompiers ont été fusillés avant-hier pour avoir mis le feu à des maisons de la rue Royale. »

(Liberté du 27 mai.)

« On a découvert que les pompes de la rue Royale jetaient du pétrole au lieu d’eau dans le feu. Les principaux coupables furent entourés par un corps de cavalerie, conduits au parc Monceau, et, là, fusillés. »

(Times, 26 mai, dépêche.)

« Au moment où j’écris, au-dessous de ma fenêtre, passent, entre deux rangs de cavaliers, le pistolet à la main, un convoi d’environ deux cent cinquante pompiers. »

(Times, 26 mai.)

Nous verrons plus tard, boulevard de Reuilly, une exécution de dix-neuf pompiers.

L’uniforme suffisait pour dénoncer un homme. Or, le gouvernement avait appelé à Paris les pompiers de toute la France, pour éteindre les formidables incendies qui brûlaient encore… Il en accourut même de l’étranger. Et après avoir fait appel à leur dévouement, on en arrête et on en fusille quelques-uns.

Le Soir du 28 mai raconte l’histoire de trois pompiers d’une commune voisine de Versailles, venus à Paris pour éteindre les incendies, arrêtés là, et qui connurent les douceurs de Satory.

D’autres eurent plus de malheur encore. J’ai reçu une lettre où je lis :

« Il résulte d’une enquête faite par le commissaire de police du Pont-de-Flandres, en juillet 1871, que deux pompiers du département de l’Oise, venus pour éteindre l’incendie de Paris, ont été fusillés sur le pont de l’Ourcq (canal de la Villette) par la troupe, et cela au moins trois jours après que la troupe était maîtresse du quartier.

« L’un était père de famille, l’autre célibataire.

« Ce fait a eu pour témoin le marchand de plâtres qui est à l’entrée du pont. L’un a été fusillé à l’entrée, l’autre au milieu. Leurs cadavres sont restés encore assez longtemps sur le pont pour que tout le quartier s’en souvienne.

« Celui qui vous donne ce renseignement était alors inspecteur de police dans ce quartier et chargé des recherches. »

(Suivent la signature et l’adresse.)