LA

Seine Maritime


III.

Rouen




Quoniam non potest id fieri quod vis,
   id velis quod possis.
Cic. De officiis. L. II.

Nous avons commencé l’exploration de la Seine maritime par la visite du Havre, et nous l’avons poursuivie en côtoyant le golfe allongé que forme l’embouchure de la rivière[1] : pour la terminer, il nous reste à considérer, en amont de Quillebeuf, la partie du bassin dont Rouen est la métropole. Le flot, depuis que l’élan s’en est accru par l’effet des travaux exécutés dans le chenal inférieur, remonte jusqu’au barrage éclusé de Poses, à 4 kilomètres au-dessus de l’embouchure de l’Eure. Nous nous arrêterons à cette limite.


I. — État général du bassin de la Seine.

De Quillebeuf à Poses, la distance est de 53 kilomètres en ligne directe et de 132 en suivant les longs détours que décrit la Seine. Cet espace se divise, pour la navigation, en deux sections fort distinctes par les services auxquels elles se prêtent. Le point du cours d’une rivière à marées où la force décroissante du flot apporte encore de grands navires et commence à se prêter à la gaucherie de manœuvre des bateaux de rivière est la place naturelle d’un port de commerce : le nœud entre la navigation maritime et la navigation fluviale s’y forme de soi-même, et telle est la raison d’être originelle des ports de Hambourg sur l’Elbe, de Brème sur le Weser, de Rotterdam sur la Meuse, d’Anvers sur l’Escaut, de Nantes sur la Loire, de Bordeaux sur la Garonne, comme de Rouen sur la Seine. Dès les premières années du XIIe siècle, la démarcation entre les deux navigations a été établie à Rouen par un pont en pierre de treize arches, construit par la reine Mathilde sur l’emplacement du pont suspendu d’aujourd’hui. De nos jours, la ligne de démarcation est remontée au double pont de pierre qui s’appuie sur l’île Lacroix. Quoique l’importance de la navigation d’amont ne soit nullement comparable à celle de la navigation d’aval, l’avantage du renversement alternatif des courans qui desservent une ville de l’ordre de Rouen ne saurait être dédaigné, et cet avantage s’est notablement accru par l’aptitude des bateaux à vapeur venant de la mer à remonter jusqu’à Paris.

Le bassin de la Seine maritime ressemble à un sillon profond et sinueux creusé dans la grande formation crayeuse dont les falaises du pays de Caux montrent la tranche aux navigateurs. Le fleuve reçoit du sud l’Eure, la Risle, la Touques, et du nord l’Andelle et les petites rivières de Cailly et de Sainte-Austreberte. Les arêtes de ce bassin sont élevées de 150 à 200 mètres au-dessus de la mer, et le plateau qu’elles limitent s’abaisse par des pentes insensibles jusqu’auprès de la Seine, dont elles dominent encore le lit d’une centaine de mètres. Ce territoire, de plus d’un million d’hectares, est sillonné d’étroites et profondes vallées ; la couche supérieure est très variée dans son épaisseur et ses élémens : les alluvions argileuses anciennes y prédominent ; les grès, les falhuns, les marnes, s’y offrent de tous côtés pour amendemens, et les éboulemens des talus du plateau ont étalé sur les flancs et dans le fond des vallées des terres d’une fécondité exceptionnelle. Partout où le sol arable n’est point trop argileux, il est aisément pénétré par les pluies, et la puissance d’absorption du calcaire poreux auquel il est superposé constitue une sorte de drainage naturel ; si quelque part l’interposition de couches de glaise arrête cette sécrétion salutaire, on la rétablit en les perçant. Cet appel souterrain, prévenant l’évaporation des eaux à la surface, affranchit le plateau d’une cause de refroidissement nuisible à la végétation, et en assure la parfaite salubrité. La rareté des eaux disponibles est le revers de ces avantages, et devient dans les sécheresses une véritable calamité. Il y est imparfaitement pourvu par l’établissement de mares ombragées qui, remplies dans les saisons humides, tarissent trop souvent l’été. Le creusement de vastes citernes serait le seul remède complet à ce mal ; mais il exige des capitaux dont la culture n’est point encore en possession. La masse crayeuse fait pour la contrée l’office d’un immense réservoir : les eaux du ciel que lui transmet la couche arable l’imbibent et la traversent lentement ; puis, arrêtées par la couche compacte d’argile brune qui sert de base à la formation ou par le calcaire jurassique, elles reparaissent au jour dans le fond des vallées, fraîches, limpides et chargées de sels fertitisans. De là vient cette abondance de sources qui sourdent du pied des coteaux à un niveau presque constant, de là viennent aussi la fraîcheur et la fécondité proverbiales des vallées normandes.

Cette constitution du terrain n’est pas le seul avantage naturel dont soit en possession la Normandie. Les vents d’ouest lui distribuent les vapeurs tièdes du gulfstream ; ils tempèrent ses étés, adoucissent ses hivers, et ne laissent jamais les sécheresses ni les gelées y interrompre longtemps la marche de la végétation. Ce concours de la perméabilité d’un sol riche et de la moiteur de l’air donne à la contrée dont il est le privilège une avance considérable sur celles qui ne jouissent que d’une seule de ces conditions ; à égalité de surface et de qualité, la terre y produit beaucoup plus d’herbe et de feuillage, la saison de la végétation y est beaucoup plus longue que sous un ciel moins voilé. De cette active reproduction d’une herbe toujours vive, touffue, substantielle, découlent la force, la beauté, la multiplicité des animaux ; l’abondance des engrais vient à la suite, et complète les circonstances naturelles favorables à la bonne culture.

Les contrées envers lesquelles la nature est le plus prodigue sont rarement celles où l’homme est le plus laborieux, et un vieux dicton reproche aux fermiers normands de ne savoir que regarder ruminer leurs bœufs. Le temps qui se perdait jadis se regagne aujourd’hui. L’emploi à larges doses de la marne, qui s’extrait le plus souvent tout près de la surface du sol, devient général ; lorsque la marne est trop profonde ou trop éloignée, elle est remplacée par la chaux. Après les amendemens, on a multiplié les engrais ; les jachères font place à toute sorte de cultures fourragères ; les cheptels des fermes ont doublé et triplé ; le produit moyen de l’hectare de blé, qu’on évaluait naguère à 15 hectolitres, est aujourd’hui dans les fermes bien cultivées entre 20 et 25, et il est en voie de s’élever à 30 comme en Angleterre. Parmi les causes de cet accroissement de produit, il en est une d’autant meilleure à signaler qu’il est partout facile de se l’approprier : c’est le soin apporté dans le choix des semences. On ne s’est pas contenté de trier sur les lieux les grains les plus purs et les plus pesans : on a fait venir des bords de la Méditerranée, de la Mer-Noire, de la Baltique, de la Mer du Nord, les variétés les plus estimées, et des essais qui n’avaient d’autre but qu’une amélioration empirique des récoltes ont conduit à la connaissance d’une influence régulière que paraissent exercer sur la production les températures sous lesquelles sont nées les semences. Les blés du midi jaunissent péniblement sous le pâle soleil de la Normandie ; ceux du nord au contraire gagnent visiblement à passer sous un ciel plus doux. La différence de latitude entre la Basse-Normandie et la Picardie suffit à la manifestation d’effets déjà sensibles, et, dans les expériences sur les propriétés respectives des semences que fait au Val-Richer M. de Witt, les blés d’Ecosse sont ceux qui ont donné les meilleurs résultats. La principale propriété qu’aient mise en relief ces transplantations est la promptitude avec laquelle les grains du nord mûrissent en allant au sud ; on dirait leur maturité rationnée à une dose fixe de calorique qui s’absorbe en moins de temps quand la température s’élève. À ce compte, les semences recueillies sur des montagnes élevées doivent se comporter dans les vallées adjacentes comme celles d’une latitude plus septentrionale, ce qui simplifierait pour beaucoup de provinces les embarras des transplantations lointaines. La précocité des moissons ne fît-elle qu’épargner aux céréales sur pied des chances de grêle et d’autres accidens et qu’allonger le temps disponible pour les secondes récoltes, elle serait une des plus précieuses conquêtes que pût faire l’agriculture du pays. On peut tirer d’un fait qui se produit sur d’autres végétaux en vue des côtes mêmes de Normandie un augure favorable. Les vergers de l’île de Jersey sont peut-être les plus productifs de l’Europe : ils n’empruntent point au midi leur plus riche parure, et les meilleurs fruits qu’on y cultive, notamment le raisin black-Hamburg, qui est aussi celui de la fameuse treille d’Hamptoncourt, sont originaires du nord. Les lois de la nature ne sont point capricieuses, et ce qui est vrai des fruits et des légumes doit l’être aussi des céréales.

Le progrès agricole est très loin d’être au même niveau dans toutes les parties du bassin de la Seine maritime ; mais les bons exemples y sont assez multipliés pour entraîner ce qui reste en arrière. À considérer le pays dans son ensemble, le produit brut de la terre, qui n’était sous l’ancien régime que le double du produit net, en est successivement devenu là le triple, ici le quadruple, et, secondée par quelques circonstances favorables, l’ingénieuse économie des cultivateurs a constitué des capitaux dont la convergence vers une destination uniforme accroît singulièrement la puissance. En rendant hommage aux travaux individuels, il y aurait ingratitude envers le passé à ne pas reconnaître qu’ils n’auraient pas pu s’accomplir sans une application de la loi du 15 avril 1836 sur les chemins vicinaux, qui a été aussi large qu’intelligente dans cette contrée. Cette loi, grâce à laquelle le bienfait des communications faciles fait circuler la vie dans les campagnes les plus reculées, est la mesure la plus efficace qu’aucun gouvernement ait jamais prise dans l’intérêt général d’un grand pays ; elle féconde la production sur toute la surface du territoire et élève la condition de l’universalité des cultivateurs. Nous en recueillons les fruits dans nos finances aussi bien que dans notre agriculture et notre industrie, et nous devons à sa puissance modeste la plupart des ressources avec lesquelles ont été payées les fautes, les folies et les grandes choses que nous avons faites depuis douze ans.

Quand le cardinal de Richelieu voulut fortifier notre puissance navale sur la Manche, il comptait prendre l’abondance territoriale de la Normandie pour point d’appui des arméniens. Nous avons à développer aujourd’hui la culture pour élargir les bases de l’établissement maritime. En dehors de l’alimentation des populations urbaines, de celle des masses d’ouvriers du district manufacturier de Rouen, les provisions de bord nécessaires aux équipages des navires constituent au Havre, à Rouen, à Honfleur, une exportation considérable de denrées. Les bâtimens qui partent annuellement de ces trois ports pour l’étranger portent au-delà de 50,000 tonnes, et les caboteurs, dont, il est vrai, la plus grande partie, ne va qu’à de courtes distances, en portent plus de 30,000. Cette absorption locale des produits du sol explique comment les expéditions du bassin de la Seine pour l’Angleterre s’aperçoivent à peine auprès de celles des autres rives de la Manche ; mais elle va toujours croissant, et, pour ne pas rester trop en arrière de la progression des besoins, l’agriculture ne doit pas cesser d’étendre et d’améliorer son domaine.

Sous ce point de vue, le pays ne pouvait pas faire de plus précieuse conquête que celle des atterrissemens qui se sont logés en arrière des digues longitudinales établies, — pour l’amélioration de la navigation de la Seine, — de La Mailleraie à Tancarville et à la pointe de La Roque. La longueur de ces digues est, sur la rive droite, de 31,100 mètres, sur la rive gauche, de 25,200 mètres ; les surfaces limonées ont en tout une étendue de 4,402 hectares pour 563 hectomètres de digues. Dès que ces dépôts sont élevés au-dessus du niveau des marées ordinaires de vive-eau, ils se couvrent spontanément d’une riche verdure, et se rangent d’eux-mêmes parmi les meilleurs herbages de la vallée : la fertilité s’en maintient pendant une dizaine d’années ; puis, s’ils sont abandonnés à eux-mêmes, commence une période de décroissance d’une durée à peu près égale, et à la suite ils ne sont plus guère que des sables arides. Il faut alors renouveler le sol par le concours de labours très profonds, de colmatages bien dirigés et d’engrais très abondans. L’engrais ne manque pas, et si la Normandie possédait au même degré que la Flandre l’art de le multiplier, une partie de ce qui s’en perd dans les vidanges et les immondices des villes de Rouen et du Havre suffirait pour maintenir et augmenter la fécondité des atterrissemens endigués de la Seine ; la rivière amènerait elle-même ces engrais aux lieux où ils seraient employés, et le transport en serait moins cher que dans les environs de Lille ou de Paris. Tels qu’ils sont, les atterrissemens ne sauraient être évalués à moins de 300 francs par hectare en produit brut annuel, de 3,000 francs en capital, et sur des points nombreux cette valeur est de beaucoup dépassée. Ils ont donc déjà, sans parler du développement de travail auquel ils offrent une base, ajouté 12 millions et plus au capital immobilier de la contrée, et ils lui livrent par récolte pour 1,200,000 francs de denrées. La dépense de premier établissement sera d’une dizaine de millions, répartis entre, l’état et les propriétaires riverains, qui ont peut-être été favorisés avec exagération ; mais quand une grande richesse est créée dans un pays, la manière dont elle se distribue est une question secondaire, et il y aurait mauvaise grâce à s’y appesantir. Nous ne sommes d’ailleurs pas assez accoutumés à voir l’administration faire un emploi reproductif des deniers des contribuables pour que de pareils résultats passent sans être applaudis.

La puissance d’envasement d’une rivière qui dépose en une dizaine d’années 4,402 hectares d’herbages est grande sans doute ; mais, les matières terreuses que roulent ici les eaux de la Seine venant presque exclusivement de la mer, la densité en diminue à mesure qu’elles s’éloignent de leur source : le flot porte cependant assez de limon avec lui pour en déposer partout sur des bas-fonds en cuvette, dont l’exhaussement importe bien plus que celui des grèves. Ces bas-fonds sont les marécages dont les miasmes promènent dans la vallée les germes de fièvres endémiques. Le plus pernicieux de ces foyers d’infection est le Marais-Vernier, dont la pestilentielle influence n’a jamais été sérieusement attaquée que par ordre d’Henri IV. L’étendue à colmater en arrière et en contre-bas des dépôts formés sous l’influence des digues construites de Quillebeuf à la pointe de La Roque approche de 2,000 hectares, et pour l’élever par remblai au niveau des plus hautes marées d’équinoxe, il suffirait de creuser au travers d’un sol meuble un large canal d’amenée des eaux troubles. En amont, indépendamment de ce que les atterrissemens ne sont pas partout à l’état de maturité, le marécage s’est maintenu dans les concavités des courbes que décrit la Seine devant Caudebec, devant La Mailleraie, à La Harelle, au sud de la presqu’île de Jumiéges, vis-à-vis Duclair, enfin sur plusieurs points des terres basses comprises entre Saint-Martin de Boscherville et Sahurs. La réunion des surfaces à assainir à divers degrés embrasse en dehors du Marais-Vernier au moins 2,000 hectares. Toutes ces cuvettes, d’où la maladie aiguë, la vieillesse prématurée et la mort se déversent sur le pays, doivent être ensevelies sous d’épaisses couches de terre salubre. Le moindre mal causé par les marais est l’appauvrissement du sol qu’ils occupent ; les souffrances, la débilitation, l’incapacité de travail, la dégradation physique et morale des populations qu’ils avoisinent, en sont un beaucoup plus grand, et leur influence extérieure est bien pire que leur non-valeur propre. S’il est un ordre de travaux que recommande son caractère d’utilité publique, c’est celui qui rend à des régions très peuplées la salubrité dont elles sont déshéritées. Vainement objecterait-on les difficultés qu’opposent à ces entreprises les aberrations de l’intérêt particulier ou des habitudes. Le droit de propriété n’est nulle part le droit d’empoisonner autrui, à plus forte raison quand la propriété privée, loin d’avoir aucun sacrifice à faire à la santé publique, doit, comme ici, profiter des mêmes travaux.

L’endiguement de la Seine ne rend pas à la pêche autant de services qu’à l’agriculture. On voit avec étonnement, dans les chroniques des abbayes de Saint-Wandrille et de Jumiéges, pour quelle part considérable le poisson pris sur les lieux entrait au moyen âge dans l’alimentation des moines et de leurs vassaux, et, pour remonter moins haut, Noël de La Morinière écrivait à la fin du siècle dernier, sur la pêche de la Basse-Seine, des notices bien peu applicables à celle d’aujourd’hui. Des bandes de marsouins, si nombreuses que les eaux en étaient assombries vers Peliville et Norville, faisaient sous ses yeux invasion dans la rivière. Or le marsouin, le plus vorace des poissons, ne se montre jamais que dans les eaux où l’affluence de ses congénères lui assure une proie abondante ; sa présence est toujours le présage d’une bonne pêche, et il se garde aujourd’hui, comme un gourmand de la table d’un amphitryon ruiné, de l’entrée d’une rivière où il risquerait de mourir de faim.

Naguère encore les eaux qui s’épandaient au loin entre le Marais-Vernier et l’embouchure du Bolbec attiraient le poisson par leur tranquillité, par la pâture que leur offraient des fonds herbeux, et les pêcheurs de Quillebeuf y tendaient rarement en vain leurs filets ; ceux de Caudebec et de Duclair exploitaient dans leur voisinage des relais et des lagunes que ravivaient tous les jours les courans de marée. Les digues ont resserré les eaux dans un canal où leur mouvement acquiert une grande vivacité, et l’on engraisse des bœufs sur les emplacemens des anciennes pêcheries : le poisson ne s’est point plié à ce nouveau régime ; il est même devenu rare dans les parties de la rivière sur lesquelles ne s’est point étendu l’endiguement. La raison en est simple : les espaces colmatés étaient ceux où se formaient les frayères, et leurs essaims ne repeuplent plus le haut de la rivière. Le Rhône et le Rhin sont, sur une grande partie de leur cours, encaissés comme l’est aujourd’hui la Basse-Seine. Le poisson y quitte le lit principal pour frayer, et dépose ses œufs, dans les affluens les plus tranquilles. Le petit nombre des affluens de la Seine maritime est encombré d’usines, et il faut ouvrir ailleurs des ateliers de reproduction. La réunion dans le canal ébauché de Tancarville de la masse des eaux qui, dans leur état de diffusion actuelle, sont inutiles à la navigation et nuisibles à la salubrité locale, la transformation du Marais-Vernier en une petite Hollande dont les canaux, ramifiés autour du bassin de Quillebeuf, lieraient à la Seine le lac intérieur appelé la Grande-Mare, rendraient au poisson une partie des abris qu’il a perdus, d’autres canaux d’assainissement des terres humides ou d’exploitation des tourbières de la vallée ajouteraient à ces ressources, et cet ensemble de travaux réclamés dans des intérêts beaucoup plus élevés concourrait efficacement au repeuplement de la rivière.

Les pêcheurs disséminés entre Poses et Quillebeuf, et j’en ai rencontré de remarquablement intelligens, sont unanimes à affirmer que tous les poissons qui fréquentent ces eaux, même les carpes, habitent alternativement les eaux douces et les eaux salées, et que leurs migrations sont principalement déterminées par les exigences du frai. Pour remonter la rivière, les poissons se rangent par espèces, à la manière des oiseaux voyageurs, en longues et étroites files ; le secret du bonheur de la pêche consiste ainsi à savoir placer les filets sur la ligne suivie par l’éperlan, l’alose et même le saumon ; mais ces caravanes aquatiques se heurtent depuis 1857 contre le barrage de Poses, et, ne pouvant plus chercher des frayères plus haut, elles tourbillonnent quelque temps au pied de l’obstacle jeté sur leur route, puis se dispersent, dépérissent ou du moins ne reviennent plus. C’est ce qui est arrivé dès 1858, année où l’affluence des saumons fut telle que le prix en était tombé à 70 centimes la livre. Quand les individus ainsi rebutés s’exposeraient plusieurs fois à de semblables mésaventures, ce que ne croient pas les pêcheurs, les empêchemens mis à la reproduction arrêteraient le peuplement de la rivière. Les moyens de remédier à ce mal, depuis longtemps recommandés par M. Coste, sont décrits, dans la nouvelle édition de son exploration ichthyologique des côtes de France et d’Italie, avec des détails qui en rendent l’intelligence facile[2] ; ils consistent en escaliers et en échelles hydrauliques par lesquelles le poisson remonte les chutes d’eau, et l’application de ces moyens artificiels au bassin de la Seine y substituerait l’abondance à la pénurie. C’est Là un service social qui ne peut être rendu que par les ingénieurs des ponts et chaussées. Ils ont privé, par les barrages qu’ils ont échelonnés de Poses à Paris sur la rivière, le poisson de la liberté de circulation : sans cette liberté, les bonnes espèces cessent de multiplier, et eux seuls peuvent réparer le tort dont ils sont les auteurs ; mais l’indifférence de l’administration des travaux publics est quelquefois telle qu’elle a oublié que le décret du 23 décembre 1810 lui confère, en raison des travaux qu’elle a elle-même exécutés, la police de la pêche sur la Seine, et, en présence des besoins toujours croissans de Paris, elle la laisse dans les loyales et impuissantes mains de la régie des forêts.

Des eaux qui reçoivent les déjections de villes telles que Paris et Rouen offrent toujours au poisson une riche alimentation, et la pauvreté de celles de la Seine n’accuse que notre incurie. Des mesures fondées sur une connaissance exacte des faits naturels rétabliront un jour dans la rivière des espèces qu’elle livrait autrefois avec prodigalité : tels sont l’éperlan et l’esturgeon, qui sont à Hambourg une des bases essentielles de l’alimentation populaire. Des espèces nouvelles appropriées à l’état des eaux de la Seine peuvent aussi y être introduites, et si les succès obtenus dans cette voie, à la suite des savantes leçons de M. Pouchet sont encore peu nombreux, ils sont assez positifs pour entraîner les retardataires par l’autorité de l’exemple. Les alimens qu’il importe de multiplier à la portée des districts manufacturiers sont ceux qui réunissent l’abondance à la salubrité, et la Seine maritime offre à cet égard un champ d’une valeur inappréciable à exploiter. Pour le faire avec succès, de patientes observations, de profondes études d’histoire naturelle sont indispensables ; mais une pareille nécessité n’a rien d’effrayant dans une ville aussi riche en ressources scientifiques que Rouen.

II. — Caudebec. — Jumiéges.

Après ce coup d’œil jeté sur l’ensemble du bassin de la Seine maritime, remontons-en le cours à la suite du flot ; nous sommes en marée de quartier, et nous n’avons pour le moment rien à espérer ni à craindre de ces phénomènes brutaux qui sont à des échéances écartées le grand spectacle et la désolation de ces rives.

De Quillebeuf à Rouen, la rivière enveloppe dans de longs méandres quatre presqu’îles qui sont autant de prolongemens du plateau dans lequel est découpée la vallée. Tantôt les escarpes du plateau s’éloignent du lit, tantôt elles s’en rapprochent : les terres basses sont en général d’une admirable fertilité ; mais l’étage supérieur des presqu’îles, souvent maigre et graveleux, serait peu propre à la culture, et il est couvert de forêts qui n’occupent pas sur les versans immédiats de cette partie du cours de la Seine moins de 30,000 hectares. Cette masse de bois exerce sur l’état physique de la contrée la plus salutaire influence ; elle absorbe les vapeurs tièdes dont est chargée l’atmosphère, et les rend en eaux limpides aux étages inférieurs. On dirait le sol forestier fatigué sur beaucoup de points de porter des bois durs : les jeunes chênes y sont mal venans et rabougris, tandis que les conifères semés en massifs de place en place, notamment dans la forêt de Roumare, y sont d’une remarquable vigueur. Le contraste que forment entre elles ces plantations montre qu’on n’a pas toujours assez tenu compte, dans l’aménagement de ces forêts, des lois d’assolement qui régissent les grands végétaux aussi bien que les petits. La terre, épuisée des sucs propres à l’alimentation de telles espèces, ne les renouvelle qu’en se reposant dans une production différente. Cette rotation s’établit sans intervention de l’homme dans les Alpes, où les essences diverses sont assez rapprochées les unes des autres pour que leurs semences se rencontrent sur les mêmes surfaces ; le sol, dégoûté des anciennes, leur refuse la sève qu’il prodigue aux nouvelles ; celles-ci étouffent promptement leurs devancières, et, après l’exploitation des futaies, les pins, les sapins, les mélèzes se substituent d’eux-mêmes aux chênes et aux hêtres, et réciproquement. Peut-être souhaiterait-on dans les semis, d’ailleurs fort bien entendus, d’arbres verts qui s’opèrent dans cette région un peu plus de variété et de choix des espèces. Le plateau produirait assurément sans effort les bois résineux les plus propres à la mâture et aux constructions navales. Parmi ces espèces privilégiées, il en est même qui affectionnent de préférence les sols les plus déshérités : tel est, pour les calcaires dénudés, le pin de la vallée du Danube, pinus nigra austriaca, dont les radicules traçantes pénètrent dans les moindres fissures des roches, ne laissent pas échapper un atome de terre végétale ou d’humidité, et élèvent sur les bases les plus ingrates des troncs droits, élastiques et résistans. Depuis que les Alpes-carniques sont percées de voies faciles, ce bois est devenu l’un des principaux alimens des exportations du port de Triesle, et le voisinage de la mer en doublerait ici le prix. Le pin noir d’Autriche semble l’arbre prédestiné à la mise en valeur des escarpes crayeuses du plateau qui se montrent à nu de tous côtés le long de la Seine et dans les vallées de ses affluens : le défaut de communications l’a longtemps isolé des lieux où il nous importerait le plus de le propager ; mais aujourd’hui que la vallée du Danube n’est guère moins à portée de celle de la Seine que ne l’était, il y a trente ans, celle de la Loire, il ne faut, pour s’en approprier les végétaux, que la volonté de le faire. Les terres vagues susceptibles d’être ainsi boisées comprennent dans le bassin une étendue de 2,500 hectares.

Le revers oriental de la pointe de Quillebeuf est le point d’appui de la courbe de Vieux-Port et d’Aizier, ouverte du côté du nord ; les navires y venaient autrefois étaler le mascaret : la convexité en est taillée dans le plateau du Roumois, et dans l’intérieur de riches pâturages recouvrent les alluvions récemment déposées par la mer montante. La Seine change bientôt de direction pour exposer au midi l’arc profond des escarpes du plateau cauchois, au milieu duquel est assis Gaudebec. Joseph Vernet, qui s’y connaissait, prétendait n’avoir découvert nulle part un si magnifique panorama. La rivière, grossie par les marées, décrit, au pied de pentes boisées étagées comme les gradins d’un cirque, un demi-cercle de cinq lieues de diamètre ; la concavité qu’elle embrasse est garnie de pâturages verdoyans ; dans le lointain, les hauteurs du Roumois sont couronnées par la forêt de Brotonne, autrefois parsemée de villas romaines dont l’opulence oubliée se révèle dans les marbres et les mosaïques découverts sous les racines des futaies qu’on abat ; les voiles des navires et le sillage aérien des pyroscaphes animent de leur vie ces campagnes incomparables de grandeur, de calme et de simplicité.

La conque verdoyante de Villequier, creusée dans le flanc du plateau cauchois, est un des plus gracieux accidens de ce paysage. Le village est étagé dans ce creux, et, disposés avec art, les débris des carrières ouvertes à côté pour la construction des digues de la Seine l’ont doté, presque sans dépenses, d’un petit port qui lui manquait. C’est en face de Villequier que le 4 septembre 1843 ont été submergés ensemble, pendant une promenade sur l’eau, la fille de M. Victor Hugo, son mari et son beau-père. Les deux époux furent tirés de l’abîme serrés dans les bras l’un de l’autre : ils avaient l’un vingt-cinq ans, l’autre dix-neuf, et ne connaissaient de la vie que ses jours de bonheur. Les trois tombes, réunies à l’ombre de l’église du village, portent simplement les noms, les âges différens et le jour de la mort simultanée de ceux qu’elles renferment.

Aucun atterrage de la Basse-Seine n’a subi plus de vicissitudes que celui de Caudebec. Le moyen âge n’avait point de service hydrographique pour enregistrer les variations des rivières à marées ; mais Charles le Chauve ayant fait don en 840 du port et du péage de Caudebec à l’abbaye de Saint-Wandrille, les moines crurent avoir sur les îles qui se formaient dans l’étendue de leurs concessions des droits que leur disputaient les ducs de Normandie, et les documens sur l’état du fleuve se sont accumulés dans les archives du couvent de la province et du parlement. Un fait en ressort, c’est que le tronçon du cours de la Seine qui baigne les murs de Caudebec a toujours été de ceux où le mascaret a déployé le plus de violence. Les eaux tumultueuses, repoussées de la rive septentrionale par des escarpes rocheuses, se rejetaient sur la rive gauche, formée d’alluvions qu’elles entamaient ; elles élargissaient leur lit sans mesure, et y formaient des îles destinées à être tôt ou tard dévorées. Tel a été au commencement du XIe siècle, après plus de quatre cents ans de stabilité constatée, le sort de la fameuse île de Belcinac, dont l’étendue approchait de 200 hectares. La largeur du lit devant Caudebec avait pour conséquence naturelle l’insuffisance de la profondeur de l’eau, sauf dans un chenal étroit que la force centrifuge du courant maintenait le long de la rive droite. Deux beaux vallons ouvrent au nord une communication facile de la Seine au plateau d’Yvetot. Ce point de contact entre un atterrage toujours praticable et un territoire fertile appelait des habitans ; une colonie de pêcheurs s’y forma au IXe siècle, et ce fut sans doute pour consacrer cette origine que la ville naissante prit pour armes trois éperlans argentés. Elle faisait au XIVe siècle un commerce considérable par terre et par mer. Sa richesse lui fit une nécessité et lui donna le moyen de s’envelopper de fortes murailles ; elle était d’ailleurs considérée avec raison comme la clé de la Seine, puisque aucun navire ne pouvait passer devant sans raser ses quais. Tout ce que fit et souffrit la population de Caudebec pour la cause du pays pendant la première moitié du XVe siècle donne de sa puissance une idée à laquelle ne répond pas son état actuel. Elle soutint en 1419 un siège de six mois contre les armées d’Henri V d’Angleterre, et après une défense héroïque elle eut Talbot pour gouverneur. Elle prit une part glorieuse à l’insurrection de 1435 contre les Anglais, et reçut triomphalement Charles VII en 1449. L’expulsion des Anglais fut chez elle le signal d’un essor très remarquable de l’industrie. Plus tard, la ligue et la couronne se disputèrent avec acharnement Caudebec, dont la possession était alors une des conditions de la sûreté de Rouen. Ces temps de troubles passés, la ville conserva ses fabriques et ses relations de commerce avec l’Angleterre et la Hollande. En 1685, au moment de la révocation de l’édit de Nantes, elle fournissait tout le nord de l’Europe de ces chapeaux autour desquels Boileau lisait la préface des livres que Cotin faisait contre lui. Les maîtres et les ouvriers furent dispersés à cette époque désastreuse, et Caudebec perdit en même temps son état industriel et son état militaire : ses fortifications, dominées de trois côtés et impuissantes contre l’artillerie, étaient vendues en 1687 ; il lui restait les avantages attachés au chef-lieu d’une élection ; en 1791, ils furent transférés à Yvetot. Caudebec n’a fait que décliner depuis : il comptait encore 3,000 âmes sous le consulat, n’en avait plus que 2,750 au recensement de 1826, et 2,752 à celui de 1856.

L’ère municipale a légué au Caudebec de nos jours un hospice trop grand pour sa population actuelle, et une église qui est un chef-d’œuvre d’art gothique dans la plus riche de nos provinces en monumens. On a prétendu, parce qu’il y fut travaillé en 1426, qu’elle était un ouvrage de l’occupation anglaise : cette période fut au contraire celle de l’interruption des travaux. L’édifice, commencé en 1416, fut terminé en 1484 par Guillaume Letellier, de Fontaine-le-Pin, près Falaise, qui, dit son épitaphe, en fut maistre-maçon pendant trente ans. On aurait pu mettre sur le marbre de cet humble et grand artiste avec autant de justice que sur celui de sir Christopher Wren à Saint-Paul de Londres : Si monumentum quœras, circumspice. Notre-Dame de Caudebec montre dans son harmonieuse richesse combien les inspirations de l’architecture du XVe siècle l’emportaient sur la froideur guindée de la nôtre ; elle est aussi un témoignage plein de tristesse de la décadence de l’art. Ce que créait l’ancienne communauté, notre temps ne sait pas même l’entretenir, et, les sculptures du clocher s’étant lézardées, on n’a rien imaginé de mieux pour les consolider que de les envelopper dans un grossier briquetage. L’église, humiliée de cet appareil, fait, si j’ose le dire, l’effet d’une très belle et très élégante personne sur l’œil de laquelle serait mis un emplâtre d’hôpital qui aurait déjà servi à d’autres, et cet aspect a l’inconvénient de provoquer les comparaisons entre les œuvres de la centralisation administrative et celles des libertés municipales.

Caudebec ne reprend les apparences de son ancienne prospérité qu’aux jours de marché ; mais il n’y a point dans un si riche pays de décadence irrémédiable. Si la rapidité actuelle des communications exclut les étapes et les entrepôts secondaires, qui sont autrefois entrés pour beaucoup dans le commerce de la ville, la facilité de recevoir et d’expédier par les courans alternatifs de la Seine toute sorte de matières premières et de produits manufacturés appellera tôt ou tard l’attention sur cet atterrage privilégié : peut-être suffira-t-il d’un seul succès individuel pour donner le signal d’une régénération complète. On ne voit, en attendant, d’amélioration immédiate à procurer à Caudebec que celle de sa communication avec la presqu’île opposée, dont cette ville est le débouché naturel, et où l’agriculture est appelée à de grands progrès. Le passage est desservi par un bac du modèle que durent adopter sous Charles le Chauve les moines de Saint-Wandrille, et il serait temps d’y substituer un bac a chaîne sous-marine, tel qu’en installent dans des circonstances analogues les ingénieurs anglais.

À 3 kilomètres de Caudebec se cache, dans un repli de la vallée, la demeure, autrefois si peuplée, des bénédictins de Saint-Wandrille, presque aussi célèbre que sa voisine de Jumiéges et toujours associée à sa bonne ou à sa mauvaise fortune. Beau, brave, spirituel, Wandrille était le plus brillant chevalier de la cour dissolue de Dagobert Ier. Sa famille voulut le marier contre son gré ; il lui céda, mais, reprenant sa liberté dans la bénédiction nuptiale, il fit vœu de chasteté aussitôt après l’avoir reçue et s’enfuit dans les forêts, où il mérita d’être canonisé. Il y fut rejoint, non par sa femme, mais par plusieurs de ses amis de la cour, et c’est ainsi que fut fondée l’abbaye de son nom. Il ne reste de l’église qu’un admirable débris gothique ; mais le monastère, reconstruit à la veille de la dispersion des ordres religieux, s’est conservé dans toute son amplitude, et la distribution en est si bien appropriée à son ancienne destination, que notre temps n’a point su lui en trouver une différente.

En continuant à remonter la Seine, le navigateur a bientôt au-dessus de sa tête un spectacle d’une singulière majesté : c’est celui des ruines de l’abbaye de Jumiéges, si souvent mentionnée dans l’histoire de l’église et dans celle de la Normandie. Placées à mi-côte, elles semblent, du côté de la rivière, se détacher sur une crête ; vues des hauteurs voisines, elles blanchissent au bord du vert foncé de la plaine. Après avoir quitté un peu plus haut le rivage de Duclair, la Seine forme un coude, se dirige vers le sud, puis revient à trois quarts de lieue de son point de départ, en embrassant, dans une courbe ovale de 19 kilomètres, la presqu’île de Jumiéges. Ce territoire, d’une étendue de 2,700 hectares, consiste en un soulèvement qui se dresse brusquement du côté de l’est, s’abaisse en pentes graduées sur le revers opposé, se prolonge au sud par des alluvions marécageuses, et se rattache à la rive droite par une large et profonde dépression.

La presqu’île n’était qu’un repaire de bêtes fauves, couvert de bois et de broussailles, lorsque, de 657 à 600, saint Philibert entreprit, sous le patronage et presque avec le concours du roi Clovis II et de la reine sainte Bathilde, d’en défricher le revers occidental et d’y fonder un monastère. Le couple royal cherchait dans cette œuvre l’expiation d’un jour d’horrible cruauté exercée contre son propre sang. Pendant une expédition de Clovis, ses deux fils aînés s’étaient révoltés contre la régente leur mère, et ils avaient été vaincus. À son retour, le roi ordonna qu’on les tînt dans l’eau bouillante jusqu’à ce que cette cuisson infernale leur eût fait perdre complètement l’usage des pieds et des jarrets. Les deux princes étaient jumeaux, et le monastère qui leur fut donné pour dernier asile fut nommé JUMiéges, GEMeticum,

Jumegia ex natis Clodovœi dicta gemellis.


Ils furent, après leur mort, ensevelis ensemble dans une tombe isolée autour de laquelle des inscriptions latines, dont l’une comprenait le vers qui précède, rappelaient leur crime et leur malheur. Sur ce tombeau s’éleva plus tard la fameuse chapelle des Énervés[3], dont les débris subsistent encore.

Un poème latin du temps décrit l’heureuse transformation qu’éprouva la presqu’île sous les mains des compagnons de saint Philibert. Les blés et les arbres fruitiers y prirent la place des ronces, et elle devint, au milieu de la barbarie, une oasis où fleurirent la piété, la justice et le savoir. Les Normands remontèrent en 841 la Seine jusqu’à Rouen, renversant tout sur leur passage. Une partie des moines de Jumiéges, ferme dans la terreur commune, périt les armes à la main, en défendant contre les barbares le dépôt sacré mis sous sa garde :

Duxerunt satius forti succumbere letho
Quam sacra barburicae spurcanda relinquere genti.


Le monastère, pris et brûlé, renaquit bientôt, mais incomplètement, de ses cendres. Rollon le fit respecter en 895 par les siens, et l’aspect de ce monument d’une civilisation inconnue fut peut-être la source de ses premières aspirations à un changement d’existence. Son fils, Guillaume Longue-Épée, rétablit Jumiéges dans toute sa splendeur, et songeait à s’y retirer, après vingt-cinq années d’un règne glorieux, lorsqu’il fut assassiné par le comte de Flandre.

Ce fut, plus tard un honneur fort prisé que d’être inhumé dans l’enceinte consacrée de Jumiéges, et les cercueils des chevaliers de Charles VII à qui la Normandie dut sa délivrance y furent réunis. Le roi était entré à Rouen depuis plus de trois mois, et préparait à Jumiéges même l’expulsion des Anglais des dernières places qu’ils occupaient dans la vallée de la Seine, lorsqu’Agnès Sorel vint inopinément le joindre au Mesnil-la-Belle, domaine qu’elle possédait dans la presqu’île, à une lieue de l’abbaye. Quel dessein si pressant l’émouvait ? Les chroniques du temps s’accordent à insinuer qu’elle accourait pour avertir, le roi d’un complot tramé contre sa vie au profit du dauphin :

Ici la belle Agnès, comme lors on disait,
Vint pour lui découvrir l’emprise qu’on faisait
Contre sa majesté… La trahison fut telle
Et tels les conjurés qu’encore ou nous les cèle [4] !


Peu de jours après, Agnès fut subitement prise de coliques, et mourut au Mesnil le 9 février 1449[5]. Le règne de Louis XI allait commencer.

Agnès n’avait pas à sa mort quarante ans révolus : elle était encore dans l’éclat de sa beauté ; placere simul et vivere desiit. « Entre les plus belles, dit Monstrelet qui l’avait vue, elle estoit la plus belle. » La beauté est une des puissances de ce monde ; celles qui lui durent une influence considérable sur les événemens de leur temps ont avec raison une place dans l’histoire, et cette place est rarement glorieuse. Agnès fut, il est vrai, l’une de ces pécheresses ; mais elle fit d’un amant vulgaire un grand roi, et de son abaissement personnel une arme pour la délivrance de son pays. Qui pourrait être sans merci pour des fautes accompagnées d’une telle expiation ? Qui sait si Agnès n’a pas souffert beaucoup pour l’accomplissement de sa mission, et qui a le droit de dire anathème sur l’instrument, peut-être sur la victime des desseins de la Providence ? La charité d’Agnès était inépuisable ; toutes les chroniques sont unanimes sur ce point. « Piteuse envers toutes gens, et qui largement donnoit de ses biens aux esglises et aux paovres, » elle s’efforçait de racheter par l’aumône le scandale de ses faiblesses, et la reine Marie d’Anjou elle-même, qui sans doute était en droit de la haïr, ne put s’empêcher de l’aimer.

Agnès rendit l’âme à cinq lieues de la place où s’était allumé le bûcher de Jeanne d’Arc. On a souvent opposé l’une à l’autre ces deux femmes de destinées si différentes : elles ne s’étaient jamais vues. Je ne veux point rappeler ici l’infamie commise par Voltaire ; mais M. Casimir Delavigne, qui devait savoir l’histoire de sa province, n’a pas craint d’immoler au besoin qu’il avait d’une antithèse le plus beau côté du caractère d’Agnès. À l’entendre, ce fut à sa passion pour elle que Charles VII sacrifia

La vierge qui mourait pour lui.


Or Jeanne d’Arc monta le 30 mai 1431 sur le bûcher de Rouen, et le roi vit Agnès pour la première fois au mois de décembre suivant, à Vienne en Dauphiné, où elle accompagnait comme demoiselle d’honneur Isabeau de Lorraine, épouse de René d’Anjou. Il n’y avait plus alors à sauver Jeanne, il ne restait qu’à la venger.

L’abbaye de Jumiéges est tombée sous le marteau des révolutions, mais à la manière de ces temples antiques dont l’écroulement jonche le sol de débris généreux et lègue une carrière de matériaux aux générations qui ne les ont pas vus debout. Les travaux des bénédictins de la presqu’île sont partout, et, malgré des pertes incalculables, leurs livres et leurs tableaux sont encore la principale richesse des bibliothèques, des musées et des églises de la Haute-Normandie. Les démolisseurs du temps n’avaient pas le droit de reprocher aux Turcs les boulets qu’ils faisaient avec les marbres du Parthénon. Un ingénieur des ponts et chaussées envoyé à Jumiéges en 1807 trouva l’adjoint au maire bâtissant une loge à son chien avec des fragmens détachés de l’église et la pierre tumulaire sous laquelle avait été déposé le cœur d’Agnès Sorel servait de marchepied à l’entrée du jardin de M. Dorgebled, maître de musique à Rouen. Le rapport est aux archives de la ville. M. de Caumont commença plus tard à mettre de l’ordre dans ces ruines, et on doit de la reconnaissance à M. Lepel-Cointel, propriétaire actuel de ce domaine historique, pour les soins qu’il consacre à la conservation de ce qui en reste.

Quand des crêtes de la forêt de Jumiéges on se voit presque enveloppé dans les bras argentés de la Seine, l’esprit est saisi de la pensée d’épargner par la coupure de l’isthme d’Yainville un pénible circuit à la navigation. Ces 19 kilomètres sont de tout le trajet de Rouen au Havre les plus lents à franchir à la voile, ne fût-ce que parce que le même vent, arrière d’un côté de la presqu’île, est contraire de l’autre. Dans les circonstances de navigation les plus favorables, la coupure de l’isthme d’Yainville ferait gagner du Havre à Rouen un jour aux bâtimens à voiles, trois heures aux remorqueurs à vapeur : il n’en faut pas davantage, en raison des concordances qui s’établissent entre les durées des nuits et celles des mouvemens des marées, pour transférer aux jours de printemps et d’automne les avantages des jours d’été, aux jours d’hiver ceux des jours de printemps.

M. Frissard, dont la mémoire ne sera jamais oubliée au Havre, a proposé en 1824 de couper l’isthme par un canal de 3 kilomètres de longueur et de la section nécessaire au croisement de bâtimens de 200 tonneaux. Il en estimait la dépense à 1,320,000 fr. ; mais depuis le lit de la Seine s’est approfondi, l’échantillon des navires qui le fréquentent a triplé, l’emploi des chemins de fer a changé tous les procédés de déblais des terres, les capitaux se sont multipliés, en un mot toutes les conditions de l’entreprise sont changées, et les anciens projets ne sont plus acceptables. Peut-être même est-il des personnes hardies qu’effraierait à peine la proposition d’ouvrir dans l’isthme un passage à la Seine tout entière ; elles allégueraient l’avantage de livrer à la culture, par l’atterrissement du lit abandonné de la Seine, 600 hectares du plus riche terrain, d’allonger, par l’élan que donneraient aux marées la rectitude et l’abréviation de leur lit, leur portée en amont de Rouen, d’élever devant les quais de cette ville le niveau des hautes mers, d’étendre aux villes de Louviers et des Andelys le bienfait des renversemens alternatifs des courans de marée. Toutefois, indépendamment des questions de dépenses, auxquelles nous ne regarderions guère s’il s’agissait d’une chose inutile, la réduction des surfaces d’amoncellement des eaux de marée, dont le jeu maintient la largeur des passes de l’embouchure de la Seine, ne serait proposable qu’autant que des observations précises démontreraient que les vitesses des eaux mises en mouvement compenseraient cet inconvénient. La prudence ne permet en attendant de rien demander de plus que l’exécution du projet élargi de M. Frissard.

Le bourg riant de Duclair s’épanouit au débouché de la vallée de Sainte-Austreberte, et ses quais allongés sur la Seine deviennent en automne le rendez-vous de navires qui se chargent de fruits pour l’Angleterre : il sert toute l’année de marché aux denrées de la riche contrée qui l’environne, et concourt par là dans une forte proportion à l’alimentation des populations de Rouen et du Havre. Il n’est point déplacé de noter en passant que les canetons renommés de Rouen s’élèvent à Duclair, et principalement sur la Seine et dans les terres humides de la rive opposée et de la presqu’île de Jumiéges. L’espèce ne se distingue par aucun caractère particulier, et la supériorité de sa chair sur celle des canards de basse-cour ordinaires ne tient indubitablement pas à d’autres causes que la liberté dont jouissent ici ces oiseaux.

Les escarpes du plateau crayeux se dressent brusquement au-dessus de Duclair, et il a fallu en entamer le pied pour ouvrir le long de la Seine la route qui conduit à Rouen. L’exploitation de la falaise ainsi commencée se poursuit de place en place et fournit par la navigation des matériaux aux constructions lointaines ; les excavations qu’elle pratique sont souvent muraillées et converties en habitations. La solidité des produits si faciles à travailler de ce gisement est très supérieure à ce qu’annoncent les apparences ; la preuve en est dans la belle église de pure architecture normande de Saint-Georges de Boscherville, qui, construite de 1050 à 1060 par Raoul de Tancarville, n’exige, au bout de huit cents ans de durée, que quelques travaux de consolidation. À l’extrémité orientale de ce soulèvement se dresse la chaise vénérée où s’asseyait Gargantua quand il se lavait les pieds dans la Seine, et avec un peu de bonne volonté on peut en voir les bras dans deux roches qui percent le terrain supérieur : la hauteur du siège est d’une cinquantaine de mètres, ce qui se rapporte assez bien à l’idée que se font les Parisiens de la taille du plus célèbre bourgeois de leur ville, et confirme la véracité de la tradition, qu’on serait mal venu de contester devant certains habitans de Duclair. Plus près du bourg et sur le front de la falaise, des terrassemens d’une destination plus authentique forment l’enceinte des Catelins, quadrilatère de 8 à 10 hectares garni de fossés à déblais retroussés dans l’intérieur et beaucoup plus profonds que ne les faisaient les Romains. Cette fortification ne peut être qu’un poste avancé de l’occupation de la presqu’île de Jumiéges par les Normands : comme l’attestent l’histoire et quelques vestiges de retranchemens tracés sur l’isthme, ils avaient fait de la presqu’île un de leurs repaires, et, maîtres de l’embouchure de la Seine, ils s’étaient appliqués à prendre des sûretés du côté de la terre et du haut de la rivière. C’est principalement dans le choix de ses positions que s’est partout manifesté le génie militaire de cette race.

Les bords tant célébrés du Rhône, du Rhin et du Danube sont à peine comparables, pour leurs beautés naturelles, à ceux de la Seine maritime ; on le reconnaît surtout en approchant de Rouen. Au-dessous de l’étage occupé par les bois, les coteaux, chargés d’arbres fruitiers, se couvrent de gracieuses habitations ; les prairies descendent jusqu’à la rivière ; des îles à ombrages épais surgissent du sein des eaux, dépouillées de la vase qui les souillait plus bas ; le mouvement maritime s’anime, et le bruit des marteaux, la fumée des hautes cheminées des usines signalent la présence des travaux de l’industrie entre ceux de la culture et ceux de la navigation. Rouen se découvre enfin dans toute sa majesté avec la forêt de mâts de son port, les arbres touffus de ses royales avenues, avec les flèches élancées de ses édifices, se projetant sur le fond du grandiose et verdoyant paysage dans lequel il est encadré.

III. — Rouen.

César, Strabon ni Pline n’ont fait mention de Rouen : sans doute de leur temps le bassin de la Seine, couvert de forêts, n’avait point encore de navigation intérieure suffisante pour alimenter des établissemens commerciaux permanens ; mais, une fois formés, ces établissemens grandirent rapidement. Lorsque Dioclétien divisa la Gaule lyonnaise d’Auguste en quatre provinces, Rouen fut donné pour capitale à celle du nord-ouest[6], qui comprenait Paris.

Après plusieurs siècles passés sous la domination romaine ou sous le sceptre des rois francs, la Neustrie devint au commencement du IXe siècle le but principal des déprédations des Normands. Ils dévastaient depuis longtemps la Frise, la Flandre, la Bretagne, et avaient obligé Charlemagne à organiser contre eux de puissans moyens de défense, lorsqu’en 804 ils attaquèrent Rouen pour la première fois. Revenant sans cesse à l’embouchure de la Seine, ils finirent par en faire leur quartier-général : ils remontaient par les fleuves dans l’intérieur des terres, et saccagèrent à plusieurs reprises Aix-la-Chapelle, Cologne, Bonn, Trêves, Metz, Bruges, Gand, Anvers, Amiens, Soissons, Troyes, Nantes, Tours, Orléans, Poitiers, Bourges, Limoges, Saintes, Angoulême, Bordeaux, Toulouse ; ils assiégèrent trois fois Paris, et dans ces expéditions lointaines ils laissèrent partout une horrible trace de leurs cruautés.

Ces brigandages séculaires s’expliquent jusqu’à un certain point par les surprises que, maîtres de la mer, d’audacieux pirates pouvaient exercer sur des populations dépourvues de marine, par la terreur qui paralysait leurs victimes, par le morcellement de l’autorité dans les pays attaqués, par l’impossibilité de s’entre-secourir, faute de communications. Il est moins facile de dire comment, à partir de 912, les deux presqu’îles Scandinaves, qui avaient alimenté jusque-là de si nombreuses émigrations, cessèrent tout à coup de déverser leur trop-plein sur le monde, et quels changemens opérés par le christianisme dans les mœurs de leurs habitans tarirent presque instantanément la source d’où s’élançaient ces hordes dévastatrices. Quoi qu’il en soit, elles avaient à leur tête, dans les dernières années du IXe siècle, un homme dont le génie égalait l’intrépidité. Ses compagnons l’appelaient Rhou, nom dont, après son baptême, on a fait ceux de Raoul et de Rollon. Ce chef profita de la terreur qu’il inspirait pour donner un établissement fixe aux bandes qui le suivaient : il se fit céder la Neustrie par Charles le Simple, reconnut sa suzeraineté, embrassa le christianisme, et se montra dès lors aussi habile fondateur qu’il avait été destructeur intraitable. Il enrichit et honora le clergé, instrument presque unique de civilisation de ce temps ; il fit cesser parmi les siens le règne de la violence, inaugura celui d’une justice régulière, et la rendit quelquefois de ses propres mains, avec une rigueur sans doute indispensable pour la faire comprendre à des barbares. C’est ainsi qu’il fut surnommé le Justicier, et la clameur de haro, à laquelle tout Normand devait être à l’instant conduit devant le juge, n’était autre chose que la dégénération du cri : Ha ! Rhou ! qui était une invocation aux lois du premier duc. Rollon trouva la Normandie inculte et déserte ; il la peupla de ses anciens compatriotes et des réfugiés qu’attira des provinces voisines la sécurité dont il la fit jouir.

Plusieurs des institutions auxquelles les navigateurs normands attribuaient la puissance de leurs armes s’implantèrent naturellement avec eux dans leur nouvelle patrie. Les coutumes scandinaves conféraient parmi les chefs tout l’héritage à l’aîné de la famille ; les cadets n’avaient pour domaines que la mer à écumer, et pour capitaux que des barques, des filets et des armes. La polygamie était admise dans cette société, et comme les femmes y étaient très fécondes, les cadets y étaient fort nombreux. Les anciens chroniqueurs n’hésitent pas à voir dans cette organisation la source des flots de barbares qui désolèrent si longtemps les côtes de l’Europe. La translation du droit d’aînesse en Normandie n’a pas pu être étrangère à l’esprit d’aventure qui, sous l’ancienne monarchie, se maintenait si bien dans cette province. Lorsque Tancrède de Hauteville vit ses fils grands, il leur déclara que tous ses biens appartenaient à leur aîné, et que chacun des autres avait pour dot un cheval, une armure et une épée. Ils partirent et allèrent achever la conquête de la Pouille, préparée par Drengot-Osmond. Leurs succès attirèrent sur leurs pas une foule de leurs compatriotes, et, tout pliant devant leur audace réfléchie, ils furent bientôt maîtres de la Sicile et de la Grande-Grèce. Les rangs en tête desquels Guillaume le Bâtard gagnait la bataille d’Hastings et soumettait l’Angleterre en six semaines étaient formés de cadets de Normandie. La révolution a fait disparaître jusqu’aux traces de ces anciennes institutions : les terres de Tancrède de Hauteville seraient aujourd’hui divisées en lots égaux, et au lieu de conquérir la Sicile, d’assiéger Constantinople et de faire trembler les soudans de Babylone, Guillaume Bras-de-Fer, Drogon, Robert Guiscard, engraisseraient des bœufs ou feraient courir des chevaux. Chacun vit aujourd’hui pour soi, et le monde en est plus tranquille. On ne saurait cependant considérer avec indifférence un état social dans lequel les habitans d’une de nos provinces ont vaincu la Pouille, la Sicile, Constantinople, l’Angleterre, et donné à un historien le droit d’écrire : Normanni possident Apuliam, devicere Siciliam, propugnant Constantinopolim, inferunt metum Babyloni, Angliœ terra tota se eorum pedibus lœta prosternit[7].

La conquête de l’Angleterre, accomplie en 1066 par un duc de Normandie, rendait ce vassal trop puissant pour son suzerain, et les rapports entre le duché et la couronne de France furent, à partir de ce moment, le sujet de tiraillemens douloureux. Enfin en 1202 le roi Jean-sans-Terre, quatorzième duc de Normandie, est accusé d’avoir assassiné sur la terre de France son neveu Arthur, duc de Bretagne. Il avait affaire à Philippe-Auguste. Cité devant la cour des pairs, il refuse de comparaître et est déclaré déchu de son duché. Philippe en prononce la confiscation et exécute son arrêt à main armée. En 1203, il ne restait plus en la possession de Jean que les villes d’Arques, de Verneuil et de Rouen. Rouen se rend au mois de juillet 1204, et la Normandie revient tout entière à la France 292 ans après en avoir été détachée.

Rouen fut pris par les Anglais en 1419. « Le roy d’Angleterre, dit Alain Chartier, assiégea la ville en la saison nouvelle, et demoura l’espace de sept mois devant la ville. Et s’y gouvernèrent moult grandement ceux de ladite ville, gens d’armes et commun, et tellement qu’ils mangièrent les rats avant que eulx rendre. Monseigneur le daulphin ne les put secourir pour ce qu’il avoit assez à faire contre le duc de Bourgoigne et ses gens, et aussi que les Anglois tenoient tous les passages dessus la Seine depuis Paris en bas. » Le 31 mai 1430, Jeanne d’Arc était brûlée vive dans l’enceinte du Vieux-Marché, sous la garde des Anglais et aux yeux d’un clergé dont quatre siècles n’ont point atténué l’immortelle infamie. Aucun sacrifice, depuis celui du Christ, n’avait eu de plus sainte ni de plus noble victime. À la place où s’alluma le bûcher s’élève un monument qui n’est digne ni de l’héroïne ni de la ville, et il y a là trop à expier et trop à glorifier pour qu’un jour les voix unies de la religion, de la patrie et de la justice n’obtiennent pas une autre consécration du plus navrant souvenir de notre histoire.

« Au mois d’octobre 1449, le roy estoit à Pont-de-l’Arche et son ost près de lui : il envoya sommer ceux de Rouen qu’ils lui rendissent la ville ; mais les Anglois qui dedans estoient ne voulurent souffrir que les héraults parlassent au peuple, les menacèrent très fort à faire mourir et les renvoyèrent à grand’hâte. Quand le roy sut ces nouvelles, il envoya devant ladite cité grant puissance et multitude de gens de guerre dont estoit conducteur le comte de Dunois. » Après une série de combats dans lesquels Anglais et Français firent très bien leur devoir, après un assaut repoussé, mais qui montra clairement les dispositions des habitans contre la garnison, la pression de la population de la ville sur les Anglais devint plus énergique, et le duc de Sommerset, se voyant entre deux ennemis, parla d’arrangemens et entra en rapport avec Dunois. Déjà les soumissions des plus considérables de la ville, l’archevêque en tête, arrivaient à Pont-de-l’Arche, et « les Anglois estoient très desplaisans, courrouchiez et marriz, connoissant à cette heure les grands désirs et volontés que le commun avoit au roy, » Ils jugèrent prudent d’abandonner l’intérieur de la ville pour mieux garder le château, les portes et les remparts. Bientôt cependant ils durent abandonner ces dernières positions devant lesquelles Dunois était venu mettre le siège, et le duc de Sommerset, après avoir résisté, puis parlementé, se retira. « Le roy, accompagné du roy de Sicile et des autres seigneurs, fit la feste de la Toussaint en grant joie et liesse au lieu de Sainte-Catherine. Et le dixième jour du mois de novembre, qui fut un lundi, se partit de la pour entrer en sa cité de Rouen accompagné des susdits seigneurs qui estoient en grants, riches et divers habillemens, les uns couverts eux et leurs chevaux de draps d’or et de velours, les autres de brodeures et d’orfèvrerie et de draps de Damas et de satin en maintes guises et manières, entre lesquels estoient après le roy en plus riches habillemens les comtes de Saint-Pol et de Nevers. » Le premier de ces deux brillans seigneurs eut plus tard la tête tranchée par ordre de Louis XI, qui, alors dauphin, l’honorait de sa faveur particulière.

Peut-être y a-t-il un peu d’enfantillage dans le soin minutieux avec lequel le chroniqueur se complaît, après le récit de ces grands événemens, à décrire dans leurs moindres détails les costumes du roi et de ses compagnons. Cela intéressait évidemment beaucoup le public de ce temps. Le cortège, il faut en convenir, ne devait pas avoir mauvaise grâce, et l’enthousiasme du peuple devait être grandement excité par la vue de tant de braves chevaliers dont on se racontait les faits d’armes, et peut-être aussi, mais plus discrètement, quelques abus du droit de la guerre commis sur les pauvres gens et les femmes.

Passons sur les épisodes sanglans des guerres de religion dont Rouen fut le théâtre de 1552 à 1582. La ville prit plus tard le parti de la ligue, et Henri IV l’assiégea en 1591. Il faut lire dans Agrippa d’Aubigné comment le roi fit à ce siège pâlir les plus braves par son audace. Il revint à Rouen cinq ans plus tard. Le récit de son entrée[8] n’est guère moins détaillé que la chronique d’Alain Chartier, et ce qu’on y remarque le plus, c’est la profusion de devises latines et grecques dont étaient ornés sur son passage les édifices publics et particuliers. Peut-être le roi n’était-il pas celui qui les comprenait le mieux ; mais il ne ressort pas moins de cette circonstance que la ville de Rouen était, il y a deux cent soixante-dix ans, tout au moins aussi lettrée qu’aujourd’hui. Le grand Corneille y naissait sous ce règne béni, et l’énergique concision de son style est empreinte de la saveur des fortes études latines qu’il y fit. Le roi Henri logea à l’abbaye de Saint-Ouen, et son séjour à Rouen fut de dix-sept semaines : elles ne furent pas les moins occupées de sa vie ; il ne cessa de travailler en réparateur aux affaires de la ville, de la province et du royaume. Il fut si heureux des témoignages d’amour qu’il y recevait et si frappé de l’importance de la position, qu’il voulut, dit la chronique, « y faire bastir un chasteau et ville neuve de l’autre costé de la rivière, dont il fit faire plusieurs devis et dessins par savans et experts architectes mandés exprès par son commandement pour cet effet. » La population entière l’accompagna à son départ jusqu’à une lieue de la ville, et en la congédiant « il l’assura derechef du désir qu’il avoit de faire bastir une maison en sa ville de Rouen pour s’y accommoder et y séjourner quelque saison de l’année. » D’autres soins l’entraînèrent, et cette parole de Gascon à Normands n’a jamais été tenue.

Tandis que les ténèbres et la violence régnaient sur l’Europe, la civilisation, le commerce, les arts se développaient à Rouen. Le plus populaire de tous, celui dont les œuvres exigent le plus le concours de la science, l’architecture, y brillait d’un éclat dont elle est aujourd’hui bien éloignée. La cathédrale a été reconstruite du commencement du XIIIe siècle à celui du XVIe. L’érection de l’église de Saint-Ouen, le chef-d’œuvre de l’art gothique, date à peu près du même temps[9]. Jean Marcdargent, issu d’une famille de cultivateurs, qui fut abbé de 1302 à 1339, employa les seize premières années de sa prélature à la réunion des ressources nécessaires pour la construction de ce monument ; il en jeta les fondations en 1318, et à sa mort plus de la moitié en était achevée. Après lui, cent soixante ans ont été employés à le porter au point où il était en 1830. Projet, dessin, matériaux, main-d’œuvre, tout dans cette entreprise provenait du pays ; les quêtes et les dons des fidèles venaient en aide aux fonds de l’abbaye ; des artistes et des artisans payés en prières et en indulgences dévouaient leur existence entière aux travaux de l’église. C’est ainsi que s’est élevé de la terre vers le ciel, dans un temps que nous réputons barbare, un monument aussi supérieur aux autres temples chrétiens que l’était le Parthénon d’Athènes à ceux de la Grèce et de Rome. Marcdargent valait Ictinus. Tout est motivé dans le vaisseau de Saint-Ouen, tout y est nécessaire, et il ne serait pas plus aisé d’en détacher une pierre que d’effacer un vers dans les grandes scènes de Corneille. Nous avons, il y a vingt ans, prétendu donner à l’église la façade qui lui manquait, mais nous n’étions pas inspirés du sentiment du fondateur de l’ensemble, et l’œuvre pénible du XIXe siècle s’est imparfaitement fondue dans l’harmonie de celle du XIVe[10].

Les ouvrages de l’église ne sont pas seuls à témoigner de l’état de la société à Rouen à l’époque de nos plus grands malheurs publics. Un marin d’un rang élevé, don Pedro Nino, que nous avons déjà rencontré à Harfleur, amenant à Charles VI les galères qu’envoyait à son secours le roi d’Espagne Henri III, vint hiverner en 1405 à Rouen : « c’est, dit-il, une puissante ville, où abonde tout ce qui importe à la commodité de la vie, » et il prend dans l’hospitalité qu’il y reçoit une idée trop flatteuse de notre caractère. « Les Français, ajoute-t-il, sont une noble nation ; ils sont sages, intelligens, discrets, pleins de politesse et de courtoisie, élégans dans leurs meubles et leurs habits, sincères et généreux, aimant à plaire aux étrangers et à les honorer, tenaces dans leurs opinions, prompts dans leurs colères, mais sans méchanceté, ardens au plaisir. » Don Pedro ne voit qu’une ombre à ce portrait, c’est que nous sommes trop amoureux, et il « attribue obligeamment ce travers aux malicieuses influences de la planète de Vénus. Voilà certainement le tableau d’une civilisation avancée. Dans un autre chapitre intitulé Como son los Ingleses diversos y contrarios de todas las otras naciones de christianos, le brave Nino ne se montre pas à beaucoup près aussi indulgent pour nos voisins d’outre-Manche[11].

La part du commerce dans le mouvement de la civilisation ne pouvait manquer d’être considérable en de pareils lieux, et elle témoigne de sa puissance d’autant mieux que les obstacles à surmonter étaient plus grands. Ils tenaient surtout à l’état intérieur du pays. En étudiant les travaux de M. de Fréville[12], on a peine à comprendre comment le commerce se mouvait sous le réseau de règlemens absurdes et de péages tortionnaires dont l’accablait la féodalité. Impudente et brutale entre les mains des seigneurs, elle était entre celles des moines habile à faire payer au-delà de leur valeur des services rendus, tels que des établissemens de bacs ou des entretiens de passages en rivière. Heureusement la Normandie a toujours été la province de France où l’on tire le mieux parti du silence ou de l’obscurité de la loi : on savait presque toujours amener à composition ces petits exacteurs locaux, et si les marchands laissaient quelques plumes dans le filet, ils n’y restaient jamais empêtrés. Il faut admettre l’existence d’un régime de fraudes et d’exemptions à peu près normal pour expliquer la circulation des marchandises entre Rouen, Paris et la mer au moyen âge.

Dès 1207, Philippe-Auguste, attentif à consolider l’incorporation de la Normandie à la France, accordait à la ville de Rouen, avec d’autres importantes franchises commerciales, le privilège du trafic avec l’Irlande. Le régime établi par ce grand prince a longtemps suffi aux besoins du pays. Une amélioration considérable y fut apportée sous Henri III dans « l’establissement d’un prieur et de deux consuls pour cognoistre, décider et juger en première instance des différends concernant le trafic et commerce. » Le commerce fut de la sorte affranchi des frais et des lenteurs de la justice ordinaire, et cette institution, étendue par Henri IV à la plupart des villes maritimes qui le demandèrent, est l’origine de nos tribunaux de commerce.

Pour voir l’industrie prendre à Rouen un essor auparavant inconnu, il faut passer au règne de Louis XIV. Colbert devient ministre ; en 1662, il étudie ; en 1664, il agit. Il commence par créer à Dunkerque, à Bayonne, à Nantes et à Rouen « des conseils de commerce dans lesquels les principaux marchands se réunissaient tous les six mois pour étudier les questions relatives aux intérêts du commerce et de la navigation et proposer au roi les moyens de les favoriser. » Puis, comme l’intendant de la Haute-Normandie craignait que les protestans ne prissent de l’autorité dans ces assemblées, Colbert lui fait écrire par Seignelay « qu’on ne fait point de distinction dans les affaires du commerce des gens de la religion prétendue réformée, qu’ainsi les marchands de Rouen peuvent députer qui bon leur semble pour apporter les mémoires qui leur sont demandés. » En même temps le chevalier de Clerville, dont on se souviendrait davantage si Vauban n’était pas venu après lui, terminait à Rouen une reconnaissance des ports de la Normandie, et, guidé par les instructions de Colbert, il déterminait les négocians de la ville à former la première compagnie d’assurances maritimes qu’ait possédée notre pays. Une association de capitaux entre Rouen et Paris réunit un fonds de 1,400,000 livres, et les assurances, dont la Hollande et l’Angleterre avaient le monopole, leur furent enlevées. La compagnie prêtait ses fonds libres à 6 1/4 pour 100, à la condition d’exigibilité à volonté, et Clerville constata que les expéditions locales de toiles en Espagne payaient les laines et les métaux précieux que nous en tirions.

Le cardinal de Richelieu et Colbert après lui avaient, a-t-on dit, des espions qui allaient pour eux à la recherche des gens de mérite. Les ministres de nos jours ne sont pas réduits à cette extrémité ; s’ils demandent un homme capable, il se forme à l’instant une émeute à la porte de leur cabinet. Les espions de Colbert ne le trompèrent pas le jour où ils lui dénoncèrent Fermanel, négociant de Rouen, dont il fit son correspondant et son agent le plus intime pour les affaires de la Normandie. La correspondance de ces deux hommes et les mesures qui en furent le résultat, de 1669 à 1679, sont un modèle d’intelligence quant au progrès de l’industrie et l’amélioration du sort des populations ouvrières ; malgré deux siècles écoulés, on est souvent tenté, en parcourant la ville de Rouen, d’en recommander l’étude, comme celle d’une nouveauté, aux administrations publiques du pays.

Colbert mourut en 1683, et l’édit de Nantes fut révoqué en 1685, mesure fatale, dont les résultats devraient servir de leçon à tous les gouvernemens temporels qui s’immiscent dans la direction des consciences. On comptait deux cent mille religionnaires en Normandie, dont quatre mille à Rouen. Ils n’avaient pas toujours eu pour le culte catholique la tolérance qu’ils réclamaient pour le leur, et les torts des deux communions étaient au moins réciproques ; mais le gouvernement, en excluant de fait les protestans des carrières publiques, les avait rejetés dans les carrières industrielles, et le-vide qu’ils y firent, les forces qu’ils portèrent à l’étranger furent d’autant plus considérables. L’intendant de la province faisait remarquer en 1699 qu’avant 1685 il abordait à Rouen beaucoup d’étrangers, surtout de Hollandais, qu’ils y formaient des établissemens, au grand avantage du commerce local, mais que presque tous s’étaient retirés, se voyant privés de l’usage de leur religion. Tout n’était pourtant pas perdu, car dans ce même mémoire l’intendant signalait une maison Legendre dont la fortune était de 4 à 5 millions, ce qui en vaudrait au moins 12 d’aujourd’hui, et dont les correspondances s’étendaient dans tous les lieux du globe où il y avait intérêt d’en avoir. Il n’est pas très sûr qu’aujourd’hui cette seconde condition soit remplie à Rouen par beaucoup de maisons.

Rapprochons-nous du temps présent : son inventaire comprend tout ce qui méritait d’être conservé dans l’héritage du passé.

En 1840, M. Cousin, s’appropriant pendant son court ministère une pensée qu’il a prêtée à Colbert, transférait de Rouen à Caen la faculté de théologie, dont les leçons étaient peu courues dans une ville de marchands ; il la remplaçait par des cours de dessin linéaire, de géométrie appliquée, d’histoire naturelle, de chimie, et donnait à une industrie et à une agriculture pleines de vie les guides dont elles ont le plus besoin. La déposition de ce germe d’une réforme dont le développement complet serait si fécond prouve que la philosophie a du bon toutes les fois qu’elle n’est pas gâtée par les philosophes.

Le fait le plus considérable pour la ville de Rouen qui se soit réalisé depuis plusieurs siècles est l’endiguement de la Seine sur lequel nous reviendrons plus loin. Les conséquences de ce fait se résument dans un chiffre : les transports par eau, qui, du Havre à Rouen, revenaient à 12 francs par tonne, n’en coûtent plus que 6 ou 7. Qui ne croirait que le résultat d’un tel abaissement de prix a été un notable accroissement de circulation ? Il n’en a rien été. Le mouvement des années 1846 et 1847, qui ont précédé les travaux, a été à Rouen de 801,451 et de 723,966 tonneaux ; celui des années 1858 et 1859, qui en ont profité, s’est réduit à 603,933 tonneaux et à 564,862. Ce n’est pas que dans cette période le commerce maritime se soit en général affaibli. Au Havre, le tonnage des mêmes années a été pour les premières de 1,496,394 et de 1,674,921 tonneaux, pour les secondes de 2,081,355 et de 1,871,597. Tandis que Rouen descendait dans l’échelle de 100 degrés à 77, Le Havre montait de 100 à 124. Il ne faut ni exagérer ni amoindrir les conséquences de pareils faits. Le cabotage est l’élément de circulation qui s’est le plus réduit à Rouen ; la raison en est simple : les chemins de fer se sont progressivement emparés d’une partie des marchandises qui alimentaient cette navigation, et, pour ne citer qu’un exemple, le bassin de la Seine tire de grandes quantités de vins de la Provence, du Languedoc, de la Gironde : ces vins arrivaient autrefois par mer et par Rouen ; ils se dirigent aujourd’hui vers leur but par des voies plus courtes et plus rapides. Revenir aux anciens erremens est impossible, et il ne peut plus être question que de chercher des compensations au vide qui se produit. Des administrateurs, qu’il faut bien ici distinguer des commerçans, en ont cru trouver une dans la création de docks et d’entrepôts de douane à Rouen. De pareils établissemens sont essentiellement du domaine de l’industrie privée ; ils prospèrent par la clientèle de négocians qui aiment beaucoup mieux avoir affaire à leurs pairs qu’à des administrations dont le mouvement des marchandises n’est pas le métier, et partout où ils sont à leur place, les intelligences et les capitaux se tournent avec empressement vers eux. Des intelligences et des capitaux ! Quelle ville est à cet égard mieux dotée que celle de Rouen ? Cependant personne ne s’y est soucié d’y devenir fondateur de docks : soit qu’on n’y remarquât pas cette quantité d’entrepôts particuliers par laquelle se signale ordinairement l’opportunité de la création d’un entrepôt général, soit qu’on craignît la concurrence du Havre, où les affaires attirent les affaires, où l’assortiment sera toujours plus complet, où la rupture de charge est inévitable, tandis qu’elle a cessé de l’être à Rouen le jour où des remorqueurs à vapeur et des trains de chemins de fer ont fait passer debout sous ses murs des marchandises venues de la mer, soit par d’autres causes qui nous échappent, on a mis les docks au compte de la ville. La ville a d’autant moins résisté à prendre à sa charge cette conception qu’elle n’avait aucune avance à y consacrer, et l’on sait combien peu les villes et les jeunes gens qui se ruinent hésitent à se jeter dans les entreprises qui n’engagent que leur avenir.

Dans le bilan de l’endettement public qu’il vient de dresser si courageusement, M. Fould a oublié un chapitre : celui des dettes municipales. Il y aurait un livre à faire, et des plus instructifs, sur l’énormité des charges improductives imposées depuis quelques années à l’avenir des communes, et sur l’art avec lequel se groupent les chiffres dans des comptes dont ceux qui devraient en réprimer le désordre détournent complaisamment les yeux. Il suffit ici de rappeler qu’une loi du 14 juillet 1860 a ajouté pour treize ans 20 centimes additionnels au principal des contributions directes de la ville de Rouen, prolongé les surtaxes de l’octroi, et autorisé, en attendant mieux, une émission d’obligations municipales de 11,500,000 fr. Ces mesures financières ont mis la ville en état de terminer ses docks, de percer un certain nombre de rues, et personne n’a demandé si cette aggravation des charges locales ajouterait aux moyens qu’a le district manufacturier de Rouen de soutenir la concurrence anglaise, protégée par nos nouveaux traités de commerce.

L’administration s’est mise à l’ouvrage. Il a fallu, pour ouvrir les rues portées au programme, abattre des maisons. On dirait qu’une trombe de Malaunay est passée sur plusieurs quartiers de Rouen ; mais il ne paraît pas, au peu d’empressement que mettent les riverains à reconstruire, que les nouvelles voies aient été tracées avec beaucoup de réflexion. Il est bon de donner du jour et de l’air à des populations entassées dans des rues étroites ; mais pourquoi chercher du nouveau quand le but serait atteint d’une manière beaucoup plus heureuse par la simple continuation d’anciens projets ? Ce qui distingue les monumens de la Grèce, c’est l’art avec lequel ils sont placés autant que la perfection de l’architecture. On voyait le Parthénon de tous les quartiers et de toute la campagne d’Athènes, et le temple du cap Sunium annonçait l’Attique aux navigateurs de l’Archipel. Cet art de doubler la valeur des monumens par la grandeur des perspectives n’a pas été celui des architectes normands, si ce n’est dans le choix de l’emplacement de la jolie église de Notre-Dame-de-Bon-Secours, construite de nos jours sur des souscriptions particulières. Rouen possède des édifices qu’aucune capitale de l’Europe ne peut s’empêcher de lui envier ; mais rien n’est plus obstrué que les abords, et il suffirait d’en dégager la vue et l’accès pour rendre la ville incomparable. C’est ce qu’avait compris M. de Crosne, l’intendant que la révolution trouva sur le siège de Rouen. Il voulait, disait-il, que du beau portail de l’Hôtel-Dieu on vît l’archevêque à l’autel de la cathédrale. Si l’on n’avait pas vu l’archevêque, on aurait au moins admiré, de toute la longueur d’une avenue de 1,100 mètres à percer entre les deux monumens, le merveilleux ensemble du temple. M. de Crosne en a ouvert 500 mètres. Le surplus serait facile à ouvrir, et le premier effet du complément de son projet serait de tirer de leur obscurité la place historique où fut immolée Jeanne d’Arc et celle où naquirent les deux Corneille. Si l’on avait employé à délivrer la cathédrale des ignobles masures entre lesquelles elle est resserrée le quart des fonds dépensés en démolitions jusqu’à présent stériles, outre d’admirables perspectives obtenues, le jour et la salubrité seraient rendus au quartier de la ville qui en a le plus besoin. — Le palais de justice est partout, et non moins en Normandie qu’ailleurs, un lieu de rassemblement : celui de Rouen, à demi construit par Louis XII, et judicieusement terminé de nos jours sans qu’on ait rien changé aux plans du premier architecte, est le plus beau dont se glorifie notre pays. La façade donne sur une rue de quatre mètres de largeur ; elle se rattacherait par un percement d’une cinquantaine de mètres au prolongement de la rue de Crosne. Rouen est du très petit nombre de villes situées sur un fleuve qui n’aient point de grande voie parallèle au courant. Le tracé de M. de Crosne remplit cette condition, et il est, par sa direction aussi bien que par l’importance des ramifications qui s’y rattacheraient, destiné à devenir le centre et l’artère principale du mouvement de la cité. On le délaisse pour une rue parallèle, rejetée beaucoup plus loin, à laquelle on donne pour point de mire la grosse maçonnerie carrée de l’entrée de l’hôtel de ville. Un Athénien en aurait mis l’axe en face de la sublime tour couronnée de Saint-Ouen. En s’inspirant de la pensée de M. de Crosne et procédant avec mesure, on aurait relié sans grands frais les uns aux autres, par des lignes rattachées aux quais, les foyers naturels de la circulation : c’était le moyen de faire pour l’embellissement de la ville autant que les auteurs des monumens qu’on eût mis en relief.

Qu’on ne croie pas que, même pour les masses d’ouvriers des communes suburbaines dont les mains tissent les toiles qui convergent vers la halle de Rouen, la splendeur de leur métropole soit chose indifférente. Ce pays est un pays d’artistes : c’est celui de Marcdargent, du Poussin, de Jouvenet, de Boïeldieu, de Géricault ; rien de ce qu’on y fera de grand et de beau ne sera perdu pour la foule, et peut-être des hommes faits pour ouvrir des routes nouvelles à nos arts et à notre industrie n’attendent-ils pour sortir de son sein et se révéler à eux-mêmes que la vibration produite par un sentiment de plaisir mêlé d’admiration. Aujourd’hui que notre industrie ne peut avoir de supériorité effective sur celle de nos voisins que par le bon goût, rien de ce qui doit en favoriser l’expansion ne peut être négligé. Ces vœux ne sont point ceux d’ennemis de l’embellissement des villes. Toutefois dans les pays d’industrie les besoins immédiats des populations ouvrières sont les premiers à satisfaire, et ce qui fortifie leur santé, ajoute à leur capacité de travail, doit passer avant les jouissances d’un luxe de bon goût. Sous ce point de vue, le peuple de Rouen n’obtient point de ses mandataires les égards qui lui sont légitimement dus. « La halle, a dit Napoléon, est le Louvre du peuple ; » il la voulait spacieuse, salubre, éclairée, et l’amélioration des marchés de Paris a été l’un de ses premiers soins. Ces paroles et ces exemples n’ont point eu de retentissement à Rouen. Les archéologues y retrouvent encore les antiques parapluies de toile cirée sous lesquels s’abritaient les dames de la halle de Vadé, ainsi que l’humidité fangeuse du vieux charnier des Innocens : il ne manque à l’harmonie des lieux que le langage du Catéchisme poissard.

Il est fort louable, quand une ville a des fonds disponibles, de les employer à l’ouverture de nouvelles rues ; il le serait davantage de pourvoir d’abord à la viabilité des anciennes qu’elle conserve. Hors des traversées de routes dont l’entretien est à la charge des ponts et chaussées, le pavé de Rouen est des plus remarquables par son mauvais état. Les faux pas des piétons accoutumés à ses inégalités, les entorses des étrangers, les frais qui en résultent pour le camionnage local, ne sont rien auprès de l’insalubrité produite sous un ciel brumeux par l’humidité qui se maintient dans ses lignes disjointes. L’établissement d’un bon pavé était une des choses que Colbert recommandait le plus instamment en 1670 dans l’intérêt de l’industrie de Rouen ; il allait jusqu’à faire ouvrir dans le haut de la Seine des carrières pour cette destination. Il indiquerait aujourd’hui à la ville celles d’Erquy, dont le grès serré et impénétrable à l’humidité est d’une durée presque indéfinie, et il assurerait ainsi à une navigation dont le pays déplore l’amoindrissement un aliment que rien ne pourrait lui enlever[13].

Enfin c’est pitié de voir à Rouen, aux abords de filets d’eau intermittens qu’on décore par courtoisie du nom de fontaines, de pauvres gens se mettre à la queue pour remplir non un broc, mais une bouteille ! La facilité de l’alimentation et l’aérage des logemens ne sont pas toutes les conditions de l’hygiène des familles d’ouvriers : il y faut encore l’abondance des eaux. L’Ecosse et l’Angleterre l’ont depuis longtemps compris, et elles ont par là beaucoup ajouté aux forces vives de leur industrie manufacturière[14]. Nous commençons à marcher dans cette voie : les villes de Toulouse, de Marseille, de Lyon, de Saint-Etienne, y sont entrées des premières. Rouen en est aux études et les a mises en excellentes mains ; mais quand il s’agira d’exécuter, ne regrettera-t-on pas d’avoir égaré dans des entreprises d’un avantage problématique des moyens d’action réclamés par des besoins du premier ordre ?

J’ai parlé de ce qui saute aux yeux du voyageur qui, sur la vieille réputation de la ville de Rouen, vient y chercher des modèles de bonne administration. Pour n’y point éprouver de mécomptes, peutêtre faut-il plus regarder au passé qu’au présent. Un avenir prochain donnera la mesure de ce qu’aura gagné la ville à se jeter dans la carrière des emprunts pour imiter ce que le commerce fait fort à propos au Havre, et l’administration fort inconsidérément à Paris. Le concours du traité de commerce avec l’Angleterre, de la guerre des États-Unis et de la cherté des subsistances ne donne pas à ses entreprises le mérite de l’opportunité. Ces circonstances sont, grâce à Dieu, passagères ; mais, ne le fussent-elles pas, l’industrie et la population se seraient tout aussi bien trouvées d’une administration modestement appliquée à modérer les taxes municipales, à raffermir la santé publique, et préparant le surplus en comptant davantage sur le bénéfice du temps.

La filature et le tissage du coton, qui dominent tous les autres travaux dans le district manufacturier de Rouen, ne sont point concentrés dans la ville : ils occupent trente mille ouvriers dans les campagnes adjacentes et projettent au loin de fécondes ramifications ; mais la ville est le cœur et le foyer de toute cette activité. C’est dans son sein que se mesurent les capitaux, que se combinent les organes mécaniques ou autres de la fabrication, que se distribuent les matières premières, que se réunissent les produits ouvrés, que se règlent les prix d’achat et de vente des marchandises ; elle réagit ainsi sur toutes les veines de la vaste organisation dont elle est le centre, et rien de ce qui l’affecte dans sa puissance ou son économie n’est indifférent au plus humble hameau de son ressort.

IV. — Elbeuf, Louviers, Pont-de-l’Arche.

La marée, qui monte et descend sous le pont de pierre construit à Rouen par M. Lamandé, l’éminent ingénieur à qui Paris doit le pont d’Iéna, heurte, aux jours des syzygies, le barrage de Poses, et expire d’un côté dans l’Eure, de l’autre dans l’Andelle, au pied de la côte célèbre des Deux-Amans. Le flot embrasse sur tout cet espace des îles couvertes de bois et de pâturages ; les forêts du Rouvray et de Pont-de-l’Arche couvrent les terrains graveleux de la rive gauche, et aux approches d’Elbeuf les coupes accidentées du terrain crayeux éclatent de blancheur aux rayons du soleil, ou apparaissent comme de gigantesques fantômes au travers de la brume. Le district manufacturier de Rouen s’étend dans cette partie du bassin par les industrieuses agglomérations d’Oissel, d’Elbeuf et de Louviers. Réuni à Rouen par la Seine, par une route facile et par le chemin de fer, Oissel en est presque un faubourg ; il est un tributaire de sa halle aux toiles, et le nombre de ses grandes cheminées témoigne de l’activité dont y jouissent, dans les circonstances ordinaires, la filature et le tissage du coton. Elbeuf et Louviers sont avec Sedan les métropoles de notre fabrication de draps dans le nord, et, tout en profitant beaucoup du voisinage de Rouen, ils s’appartiennent davantage. Colbert passe assez généralement pour le créateur de l’industrie de ces deux villes ; il n’en a été que le fécondateur. L’heureuse situation, les laborieuses habitudes d’Elbeuf et de Louviers, une population ouvrière toute formée, offraient des élémens de succès qui ne pouvaient lui échapper, et qu’il mit en œuvre avec un rare bonheur. Ce ne sont point seulement la vivacité des couleurs, l’harmonie de la composition, la correction du dessin, qui intéressent dans les vitraux des vieilles églises de Normandie : on consignait souvent dans ces peintures inaltérables des traits de l’histoire locale, et elles sont quelquefois, pour l’éclaircissement des événemens ou des coutumes du passé, d’un secours qui vaut celui des inscriptions et des médailles. Tels sont à Elbeuf les vitraux des églises de Saint-Etienne et de Saint-Jean : on y voit quels étaient au XVe siècle les procédés de la fabrication des draps. Des bateaux couverts y servent au lavage des laines ; des tisserands y manœuvrent l’ourdissoir ; une force à tondre les draps, des croisées de chardons pour les peigner, s’y montrent comme instrumens, et la figure de saint Roch, patron des tisserands, y est offerte à l’affectueuse vénération de ses confrères. Les règlemens de Colbert sont de 1667, par conséquent postérieurs d’au moins deux cents ans à ces manifestations de l’existence d’une industrie qui devait être beaucoup plus ancienne.

Lorsque Colbert se mit à l’œuvre, on ne fabriquait guère en France que des lainages grossiers ; les draps fins se tiraient d’Espagne et d’Italie. Pour enraciner à jamais cette fabrication dans notre pays, il fallait s’en approprier la matière première. En 1671, Colbert chargea Fermanel, que nous connaissons déjà, de se procurer deux par deux, une par une, une quarantaine des plus belles bêtes à laine d’Angleterre ; il donnait en même temps au consul de France à Cadix commission de faire transporter, en attendant mieux, à bord de vaisseaux du roi en croisière devant cette ville vingt-quatre béliers de Ségovie. Ce n’était pas alors une petite affaire que de tirer des étalons d’Angleterre ou d’Espagne : ces cas de contrebande étaient réputés crimes de lèse-majesté, et la potence attendait les coupables ; mais ce ne fut point par là que manqua l’entreprise. Les vues économiques de Colbert étaient fort en avant des procédés d’acclimatation de ses contemporains ; ses bêtes à laine ne se conservèrent pas, et l’on conclut des tentatives infructueuses qui furent faites après lui, pendant près d’un siècle, que le sol et le climat de la France se refusaient à la propagation des mérinos. Enfin en 1766 M. Trudaine chargea Daubenton d’étudier ce grand problème, et, confiant dans les solutions données par ce naturaliste, Louis XVI obtint en 1775 du roi d’Espagne ce troupeau de Rambouillet, dont les rejetons semblent devenus chez nous des indigènes. Si vastes que soient aujourd’hui les résultats de cette amélioration, ils sont bien éloignés de pourvoir aux besoins de nos manufactures. Nous achetons annuellement pour 100 millions et plus de laines, dont les quatre cinquièmes sont des laines fines : Elbeuf et Louviers absorbent du quart au tiers de ces importations. Nous sommes maîtres de combler cet énorme déficit en étendant à l’Algérie la révolution agricole à laquelle Louis XVI a donné l’impulsion. La laine, si désirée chez nous, est la seule marchandise que produisent avec facilité les tribus d’une région qui ne comporte pas d’autre vie que la vie nomade. Leurs troupeaux s’enfoncent de nos jours, comme il y a deux mille ans[15], dans les solitudes du Sahara, rapportant de même les toisons dont ils s’y sont chargés vers la côte. L’Algérie ne nous envoie guère que des laines grossières ; l’intérieur du pays en produit cependant, il est vrai en petite quantité, de comparables aux plus belles d’Espagne, et s’il n’est pas démontré que les mérinos de la Péninsule y soient venus d’Afrique, il est hors de doute qu’ils s’y propageraient sans le moindre effort. Quand nous saurons le vouloir, nous aurons sur la côte d’Afrique une Australie beaucoup mieux placée que celle des Anglais, et l’amélioration des races ovines algériennes établira entre nos ports, nos manufactures de la vallée de la Seine et les profondeurs du Sahara une connexion d’intérêts beaucoup plus efficace pour l’affermissement de notre possession qu’aucune de nos organisations civiles ou militaires.

Tous les obstacles qu’avait à surmonter Colbert ne venaient pas de la nature ; souvent il trouvait la résistance aux lieux d’où il était en droit d’attendre de l’appui. S’il s’agissait d’élargir la fabrication de Louviers, les drapiers se mettaient en travers, le parlement leur venait en aide, et, pour qu’on pût bâtir une manufacture, Louis XIV était obligé d’interposer son autorité dans un bizarre conflit. « Le roi, écrivait Colbert le 18 août 1682 au premier président de Lamoignon, a appris que les lettres patentes qu’il a accordées à des particuliers pour l’établissement d’une manufacture de draps à Louviers ont été registrées depuis peu au parlement, nonobstant une opposition des drapiers, et depuis l’arrêt d’enregistrement qu’ils ont été reçus opposans à son exécution. Sa majesté m’ordonne de vous faire savoir qu’elle désire que ces drapiers soient déboutés de leur opposition sans retardement, et elle m’ordonne en même temps de vous dire que les longueurs et les sollicitations depuis un si long temps ont fait un grand tort à cet établissement, et peuvent dégoûter d’autres particuliers de faire de pareils établissemens, qui sont toujours avantageux à ses peuples. »

Peu d’usages sont plus salutaires à propager dans notre pays que celui des vêtemens de laine. La fabrication d’Elbeuf, répandue dans les campagnes environnantes, témoigne par ses progrès que nous sommes à cet égard en bonne voie. La population de la ville était en 1826 de 10,200 âmes, celle du canton de 20,706 ; elles ont été trouvées au recensement de 1856 de 18,821 et de 34,335. Un embranchement des chemins de fer de l’Ouest est à la veille de fortifier, en rattachant directement Elbeuf aux ports de Rouen et du Havre, la clientèle que ces laborieuses cités apportent à notre navigation.

La dernière population urbaine qu’atteigne le flot de marée est celle de Pont-de-l’Arche, à 12 kilomètres au-dessus d’Elbeuf. La ville est étagée sur la rive gauche de la Seine, et son ancienne enceinte, construite pour un nombre d’habitans beaucoup plus élevé, en contient 1,660. La fondation de Pont-de-l’Arche remonte à Charles le Chauve, qui régna de 840 à 877. L’emplacement des établissemens de ce prince sur la Basse-Seine a été l’objet de longues discussions entre les plus savans hommes du XVIIe siècle. Si, au lieu de pâlir sur les livres, ils étaient venus voir le pays, ils se seraient aisément convaincus que ces établissemens ne pouvaient pas être ailleurs qu’ici. Charles avait à défendre la Neustrie contre ses frères, l’empereur Lothaire et Pépin, roi d’Aquitaine ; il avait surtout à arrêter les incursions des Normands dans la vallée de la Seine. Il établit dans un lieu propice un pont de vingt-deux arches très étroites, sauf une seule, sous laquelle le resserrement des autres rejetait la masse des eaux et formait une chute de 60 centimètres de hauteur. Cette arche, seule praticable aux bateaux, était très difficile à passer, très facile à défendre. Ces dispositions ont paru de nos jours irréfléchies à cause des entraves qu’elles imposaient à la navigation ; elles étaient fort bien entendues au IXe siècle, quand il s’agissait de faire échouer des attaques auxquelles la mer servait de base. Pont-de-l’Arche, fortifié, était ainsi devenu du côté de Paris la clé de Rouen et de la navigation de la Seine, et les avantages militaires attachés à cette position expliquent l’acharnement avec lequel on se l’est toujours disputée dans les guerres dont la Normandie a été le théâtre.

Ce fut à Pont-de-l’Arche que commença, en 1449, la série de revers au bout de laquelle les Anglais furent définitivement expulsés de la Normandie. Le duc de Sommerset avait enlevé Fougères en pleine trêve ; Alain Chartier raconte comment il fut tiré vengeance de cette trahison. « Pour commencement de faire la guerre pour le duc de Bretaigne, dit-il, messire Pierre de Brézé, du pays d’Anjou, Robert de Flocques, du pays de Normandie, Jacques de Clermont, du pays de Daulphiné, et Guillaume de Bigars eurent entreprise sur la ville et chastel de Pont-de-l’Arche par le moyen d’un marchand de Louviers, lequel menoit souvent son charroi par Pont-de-l’Arche. Et vindrent les dits seigneurs eulx embuschier de pied devers le pont Saint-Ouyn, et Robert de Flocques avec quatre ou cinq cents combattons à cheval dedans le boys du costé de Louviers. Le marchand lui troisième vint de Louviers un jeudi de mai passer une charrette par dedans le Pont-de-l’Arche, feignant d’aller à Rouen, et parla au portier du chastel pour lui ouvrir la porte pour retourner à Louviers, et lui promit donner le vin. Et retourna le marchand, comme à heure de mi-nuict, accompagné de plusieurs de l’embusche de pied, et logèrent en une hostellerie joignant le chastel, et incontinent saillirent pour venir au boulevard, dont icelui portier se doubta ; mais le marchand lui dit qu’ils estoient de Louviers. Lors le marchand lui jeta à terre pour son vin deux bretons et une placque, et ainsi qu’il les levoit, le marchand le tua et laissa sa charrette sur le pont du boulevard. Ceux du chastel ouirent le bruit, et en descendit un homme hastivement en sa chemise qui cuida lever le pont du chastel pour ce que le boulevard était prins. Mais le dit marchand se hasta et le tua. Ainsi prindrent le chastel et vinrent au plus près du pont et prindrent la ville, et là furent que morts et que prins tous les Anglais, qui estoient de cent à six-vingts. Et quand ceulx de pied furent en la ville, ils ouvrirent la porte de Louviers, par laquelle entrèrent le bailly d’Évreux et le sire de Maugny et toutes leurs gens, et crioient : Bretaigne et Saint-Yves ! » L’histoire n’a point conservé le nom du brave marchand de Louviers, et ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’elle ait oublié les petits à qui la victoire était due pour mieux glorifier les grands à qui elle profitait.

« Pont-de-l’Arche, continue le chroniqueur, est une moult belle place et un très fort chastel et beau pont assis sur la Seine. » Entrons dans l’église où Charles VII vint remercier Dieu de cette conquête : un des vitraux y représente le lieu de l’action racontée par Alain Chartier. Elle se passa sur la rive droite ; l’île du bout du pont était alors entièrement occupée par des fortifications dont elle porte encore des vestiges, et le petit bras, qui faisait office de fossé, était couvert par une forte tête de pont : le paisible hameau construit à la place de cet ouvrage a gardé le nom de Fort. Sur la rive gauche, on entrait en ville par une porte crénelée et flanquée de tours. Le passage d’un bateau sous l’arche marinière est peint sur le vitrail ; une douzaine de chevaux et une foule de haleurs vêtus comme au XVe siècle y sont attelés. — Jusqu’en 1812, aucun bateau n’a remonté autrement que par cette manœuvre la chute de la rivière sous le pont ; pour un bateau de Seine de notre temps, il fallait deux cents hommes et cinquante chevaux. À l’apparition d’un bateau, la population des haleurs était convoquée à son de trompe. Pour être toujours prête à répondre à cet appel, elle n’acceptait aucune profession assujettissante, et il a suffi de cette coutume pour interposer pendant des siècles un nid de frelons oisifs entre les ruches laborieuses de Louviers et d’Elbeuf. En 1812, la conversion du fossé de l’ancienne fortification en un beau canal écluse a changé la route de la navigation et conduit à la réforme des mœurs locales. Enfin en 1856 le pont de Charles le Chauve s’est écroulé après mille ans de service ; il a été remplacé par un pont de neuf arches de 30 mètres d’ouverture chacune, sous lequel les eaux coulant sans contrainte ne forment plus aucune chute ; l’allongement de la portée des marées y accroît en vive-eau la profondeur. L’écluse de 1812 est à son tour délaissée et les bateaux franchissent aujourd’hui, sans daigner ralentir leur marche, le passage autrefois si redouté.

Ne quittons point ce rivage, sans rappeler un souvenir aussi éloigné de nous par le changement de direction des idées que par la course du temps. Colbert, qui ne négligeait rien de ce qui peut contribuer à polir les mœurs, voulait animer et embellir les abords de la ville de Rouen, et dès 1679 il recommandait à l’intendant de la province d’établir des troupes de cygnes sur les eaux de la Seine. « Vous savez, lui écrivait-il le 10 juin 1686, que le roy a fait mettre des cygnes sur la rivière de Seine. Étant sous la protection particulière de sa majesté, elle veut non-seulement qu’aucun n’y touche, mais même que chacun prenne plaisir à avoir un ornement de cette qualité sur cette rivière. J’apprends qu’il y a beaucoup de cygnes entre Pont-de-l’Arche et Rouen. Je vous prie d’envoyer un des gardes servant près de vous pour les reconnoître, et en même temps vous devez donner une ordonnance et la faire afficher dans toute l’étendue de la généralité sur les bords de la rivière, portant défense à toute personne de leur faire aucun mal. »

Combien de temps ces flottilles ailées ont-elles égayé les bords de la Seine ? On l’ignore, et l’on a perdu jusqu’au souvenir de leur passage. Peut-être les éducations de canards de Duclair en sont-elles un pâle reflet : pourquoi ne remonteraient-elles pas en effet à quelques ménagères cauchoises, qui, par un judicieux amendement des instructions de Colbert, auraient substitué à des palmipèdes d’une suprême élégance tant qu’ils nagent des congénères dont la supériorité devient incomparable dès qu’ils sont cuits ? Sans attacher une importance exagérée à cette question historique, la Société d’agriculture de Rouen devrait examiner quels obstacles empêchent de nos jours l’industrie de Duclair de s’étendre à tout le cours de la Seine ; elle n’en découvrirait probablement pas d’autres que l’incurie des riverains. La Hollande est parvenue, par la propagation des oiseaux aquatiques et du poisson dans ses canaux, à rendre ses eaux intérieures encore plus productives que ses terres. Appliquons-nous à suivre ses exemples ; les besoins alimentaires de nos populations d’ouvriers talonnent partout notre agriculture, et le district de Rouen n’est pas celui où ils sont le moins pressans.

V. — Le chenal de la Seine. — Le Mascaret.

Les travaux d’endiguement de la Seine maritime ont eu pour objet la fécondation de tout le bassin hydrographique que nous venons de parcourir, de ses campagnes et de ses villes secondaires aussi bien que de sa métropole. Ils devaient produire deux résultats, la conquête de terrains précieux et l’amélioration du chenal de la Seine.

On sait à quoi s’en tenir sur les dépôts des terres d’alluvion ; ils ont surpassé les espérances de l’agriculture au point de causer quelques inquiétudes à la navigation. Quant aux résultats commerciaux de l’amélioration du chenal de la Seine, ils ont été résumés par la chambre de commerce de Rouen en termes d’une éloquente précision. « La marée, a dit la chambre[16], remonte aujourd’hui plus haut et plus longtemps qu’autrefois dans le port de Rouen ; elle se fait sentir plus loin en amont, et favorise ainsi la navigation fluviale. — Aux marées de vive-eau, le chenal endigué de Caudebec à Tancarville offre de 6 à 7 mètres d’eau là où il n’y en avait autrefois pas plus de 3. — Il monte aujourd’hui à Rouen des navires calant 4m 60, lorsque autrefois le maximum était de 3 mètres. — Du 1er janvier 1830 au 31 décembre 1851, il y a eu entre Tancarville et Caudebec 103 navires totalement perdus, coques et cargaisons, soit près de cinq par an, et les avaries des autres navires étaient évaluées à 75,000 francs par an. Depuis le complet endiguement, il n’y a plus de sinistres sur cet espace de 29 kilomètres. — L’assurance maritime se payait, pour Rouen, 1/4, 1/2 et 3/4 pour 100 de plus que pour Le Havre ; aujourd’hui les primes sont les mêmes. Le mouvement annuel du port de Rouen comprend six mille navires, jaugeant 600,000 tonneaux, valant 120 millions, et portant 131 millions en marchandises. L’assurance revenait à plus de 450,000 francs qu’on épargne. — Le fret du Havre à Rouen coûtait 12 francs par tonneau ; il ne se paie plus que de 6 à 7, et l’économie s’élève à plus de 2 millions. — Avant l’endiguement, les navires, obligés d’attendre les marées de vive-eau pour passer les traverses, mettaient de dix à douze jours pour remonter la Seine ; aujourd’hui ils vont du Havre à Rouen en douze heures. — En récapitulant toutes les économies dues par le commerce et la navigation a l’endiguement, on arrive à une réduction de frais totale de 3 à 4 millions par an. » — On pourrait se contenter de pareils avantages ; mais la chambre de commerce est plus exigeante.

Les travaux d’endiguement ont laissé subsister sur les eaux contenues entre leurs lignes un ennemi de la navigation. Cet ennemi, c’est le mascaret. De savans ingénieurs en proclamaient naguère l’abolition ; mais un jour, sans que personne eût averti les riverains, il a repris possession de ses anciens domaines avec une violence accrue par le resserrement des entraves qu’on avait prétendu lui imposer. J’ai vu en 1860 les digues de la Seine bouleversées par le choc des marées de l’équinoxe du printemps. Le mascaret avait agrafé en passant les blocs de roches du revêtement, les avait arrachés de leurs places, et déposés comme par fantaisie en lignes inclinées, laissant entre elles des vides où se montraient à nu les alluvions. À basse mer, des kilomètres entiers du rivage ressemblaient de loin, avec les reflets alternativement sombres et blanchâtres du terrain et des roches roulés, à une bande étroite obliquement taillée dans une peau de zèbre. Les digues avaient coulé par places dans les affouillemens creusés sous leurs fondemens, et des échancrures grandes comme des champs étaient taillées dans les alluvions. Il n’en a pas coûté cette fois moins d’un million pour réparer les brèches ouvertes et les désordres commis en quelques heures.

J’avais assisté, dans des circonstances ordinaires, à la formation et à la course du mascaret sur la Dordogne et sur la Seine elle-même ; j’ai tenu à voir à Caudebec celui du dernier équinoxe, et j’avoue n’avoir eu auparavant aucune idée de la puissance et de la majesté de ce phénomène. Je devrais peut-être en calquer la description sur les récits d’observateurs plus clairvoyans que moi : j’aime mieux dire simplement le spectacle que j’ai eu sous les yeux et les impressions que j’en ai rapportées.

C’était le 5 octobre 1861 : la mer devait s’élever au Havre de 8m10 et être pleine à neuf heures cinquante-neuf minutes du matin ; l’air était calme, et aucun vent ne paraissait devoir accélérer ou ralentir la marche de la marée. La brume qui couvrait au lever du soleil la vallée de la Seine s’était éclaircie peu à peu ; à huit heures et demie, les objets éloignés se distinguaient aisément, et j’étais établi seul sur un vieux mur formant quai à l’angle où le chemin de Villequier vient toucher à la Seine. Le jusant s’écoulait paisiblement, rien n’en émouvait la surface unie, et après quelques momens les embarcations assez nombreuses qui stationnaient devant Caudebec se détachèrent des quais et se portèrent en ordre sur la rive gauche, vis-à-vis le Château-Roulleau, où l’inflexion du lit détermine le flot à appuyer sur la rive droite. À neuf heures vingt minutes, des brisans tumultueux apparurent en aval de Villequier sur les deux bords ; entre eux marchait sans aucun bouillonnement une terrasse liquide. Cette masse glissait sans le moindre choc et avec la vitesse d’un cheval de course sur la surface de la rivière ; elle n’y pénétrait évidemment pas, et, le pied marqué par une frange d’écume à peine perceptible, elle envahissait l’espace, sans rider l’eau, à un décimètre devant elle. Le flot avançait en cascades et en élans alternatifs, formant d’un bord à l’autre des rangs et des sillons régulièrement disposés en arcs de cercle, la concavité tournée vers le haut de la rivière. Dans leur rapide passage, j’ai compté quatorze de ces rouleaux gigantesques ; ils brisaient sur chaque bord, et j’ai cru apercevoir au travers de l’écume des roches de la rive du sud jaillir et tomber, comme le galet des falaises quand il est fouetté par les lames. À 20 mètres du rivage, pas un tourbillon, pas un flocon d’écume sur les rouleaux ; l’extrême vitesse ne laissait pas à un atome de la masse emportée parallèlement à son axe la faculté de dévier d’une ligne. Autant qu’on puisse en juger sur des repères mesurés à vue d’œil, la hauteur des ondes n’était pas, du creux au sommet, de moins de 3 mètres, et la largeur des sillons en représentait au plus une fois et demie la profondeur. Au faîte et au niveau de ces sillons, le flot accumulé s’avançait horizontalement, et il ramenait à leur poste de Caudebec, avec rapidité et sans secousses, les embarcations réfugiées en face du Château-Roulleau. J’ai minutieusement noté les circonstances de ce passage, afin que chacun en tire comme il l’entendra les conséquences. À la rigoureuse régularité d’allures de ce bras de l’Océan s’allongeant subitement entre deux rivages, j’ai mieux compris pourquoi l’on avait appelé Dieu le grand géomètre, et rien, pas même une tempête en pleine mer, ne m’a donné de la puissance irrésistible de ses décrets une image aussi saisissante que l’a fait cette formidable et silencieuse invasion.

Pour apprendre à dompter le mascaret, ou, si la chose est impossible, à nous résigner à son retour périodique, demandons-lui ce qu’il est, comment il se forme, et souvenons-nous que l’eau qui se montre alors si violemment animée n’a ni volontés ni caprices, qu’elle est en elle-même un corps inerte, obéissant par sa fluidité aux impressions les plus délicates, qu’enfin il n’y a pas dans le monde physique deux hydrostatiques. Si tout cela est vrai, si les lois de la nature sont immuables, la marche du mascaret ne nous semble incompréhensible que parce que quelques-unes des circonstances dans lesquelles il se produit échappent à notre attention.

En attendant une explication du mascaret qui puisse être acceptée par tout le monde, chacun est en droit de proposer la sienne. J’ai cru entrevoir une des données de ce phénomène dans le spectacle de l’invasion des marées d’équinoxe sur les grèves du Mont-Saint-Michel. Partout où la mer, agissant sur des matières maniables, règle elle-même le profil de son rivage, l’estran se divise en deux pentes séparées par une ligne correspondante au niveau des basses mers de morte-eau. La pente inférieure, et de beaucoup la plus inclinée, disparaît lentement sous la mer montante ; la pente supérieure, plus ou moins rapprochée du plan horizontal suivant la largeur de la grève, est submergée avec une rapidité proportionnée à l’inclinaison. Dans la baie du Mont-Saint-Michel, où la largeur de la grève est de 12 kilomètres et l’amplitude des marées très grande, dès que la mer a franchi l’arête de séparation des deux pentes, elle envahit avec une vitesse inouïe l’espace ouvert devant elle. Si, au lieu de s’épandre librement sur un plan où elle ne rencontre aucun obstacle, elle avait à s’engouffrer au milieu de sa course dans un goulet plus ou moins étroit, le flot gagnerait en hauteur une partie de ce qu’il perdrait en largeur, et du tumulte de cette contraction naîtrait une sorte de mascaret. Sur la Basse-Seine, la ligne qui sépare les deux pentes est à peu près à la hauteur de Quillebeuf : le flot passe d’une large baie dans le rétrécissement du chenal ; il y trouve, au lieu d’un plan incliné, un plan qu’on pourrait dire horizontal, tant la pente en est faible, et au lieu d’une surface sablonneuse, une surface liquide. La vitesse avec laquelle il y glisse n’a rien de surprenant, et pour peu que le moment où il s’y précipite coïncide avec l’arrivée d’une des ondes interférentes dont la découverte est due à M. Chazalon, la formation du mascaret de la Seine est expliquée par la théorie qu’a exposée dans la Revue M. Babinet[17]. Il reste pourtant à résoudre une grave difficulté. S’il en était ainsi, réduit au rôle d’un phénomène chronique, le mascaret se produirait à toutes les grandes marées : des séries d’années passent néanmoins sans qu’il se manifeste. Il y a donc dans les causes qui le produisent quelque chose de plus que l’attraction des astres et la configuration normale du lit de la rivière. Ce quelque chose ne peut être que le relief essentiellement variable des bancs de sable qui se forment dans le golfe intérieur de l’embouchure de la Seine au-dessous du débouché du chenal. Essayons de saisir ce qui se passe dans cette région.

Les sables qui remontent de la mer dans l’embouchure de la Seine ne s’y déposent pas en couches régulières ; ils s’accumulent de préférence sur les points où le calme produit par la rencontre du flot et du jusant a le plus de durée, c’est-à-dire vers l’entrée du chenal de la Seine dans le golfe intérieur. Les bancs qui se forment ainsi s’appelaient autrefois le Tot ; ils sont maintenant ensevelis dans les alluvions recueillies en arrière des digues de Petiville et du Mesnil ; mais les causes sous l’influence desquelles ils étaient nés n’ont pas cessé d’agir : la marée se charge toujours le long de la côte du Port-en-Bessin, d’Arromanches, de Villers et de Trouville, des débris des falaises écroulées, et tant que la côte sera ce qu’elle est, le débouché du chenal aura toujours un banc du Tot devant soi. Ce banc gît en ce moment dans l’angle ouvert entre les digues du Marais-Vernier et le revers occidental du Nais de Tancarville, et la consistance en est depuis peu assez grande : la mer montante se divise en l’atteignant, court sur ses flancs en ondes rapides, et ces courans se retournent l’un contre l’autre après avoir dépassé le banc, se heurtent, s’exhaussent par le choc, et finissent par former en travers du golfe le bourrelet liquide que, dans leur langage expressif, les matelots appellent la barre. À sa place actuelle, la barre est inévitablement fortifiée par le remous des eaux qui rencontrent sur la rive gauche, dans la pointe de La Roque et l’extrémité de la digue du Marais-Vernier, un obstacle perpendiculaire de 2,700 mètres de longueur. Voilà donc le fond du golfe barré par l’amoncellement tumultueux d’ondes qui se combattent et s’élèvent au-dessus du niveau des eaux adjacentes ; mais le flot qui vient de la mer grossit en arrière du barrage liquide : il le presse, il le pousse ; l’équilibre se rompt, la masse d’eau dont la course était suspendue se précipite de haut en bas, comme une éclusée gigantesque, dans le chenal paisible de la Seine. Telle est, ou je m’abuse beaucoup, la condition complémentaire de la formation du mascaret. La transition de la largeur du golfe au rétrécissement du chenal et l’interférence des ondes de marées ne feraient en se combinant seules que pousser très vivement le flot en rivière. Pour lui donner la violence de la marée du 5 octobre, il faut une cataracte soudaine.

À la suite de l’endiguement de l’ancien banc du Tot, on a proclamé la suppression du mascaret : elle a duré juste le temps nécessaire pour le dépôt du banc actuel. Un décret a récemment prescrit de porter les digues au-delà de ce banc indiscipliné : la disparition immédiate du mascaret sera infaillible : mais pour combien de temps ? On en sait assez aujourd’hui sur la puissance d’ensablement du flot pour calculer que le comblement des enclos ouverts en arrière des nouvelles digues et la formation d’un troisième Tot exigeraient de sept à huit ans. En poursuivant ce système de travaux, on arriverait, dans une période facile à déterminer, à rejeter toutes les alluvions sur l’atterrage du Havre et à convertir finalement en prairies les bassins de cet inestimable port.

Il y aurait quelque naïveté à imaginer que des travaux exécutés dans le fond du golfe ne peuvent rien compromettre à l’ouverture. Que fait-on lorsqu’on allonge le chenal endigué de la Seine ? On rapproche de la mer le sommet du talus du golfe, et comme la pente et la longueur de ce talus sont réglées par des forces naturelles dont il n’appartient point à l’homme de changer l’action, elles resteront ce qu’elles sont. Le sommet du talus ne peut pas être avancé sans que le pied le soit également, et ce pied est déjà aux portes du Havre : qu’il soit poussé plus loin, et les grands navires qui apportent les cotons d’Amérique ou des Indes et n’entrent au Havre que par les marées vive-eau ne trouveront d’eaux praticables que dans les rades de Cherbourg ou de Brest. Il y a dans cette perspective de quoi donner à réfléchir aux manufacturiers de Rouen.

Le mascaret ne mérite pas qu’on lui fasse de si grands sacrifices. Il se montre une dizaine de jours dans l’année, et dans ces jours son action dure quelques minutes ; son arrivée est toujours exactement prévue ; les points sur lesquels il crée des dangers sont parfaitement connus, il est donc facile de l’éviter. Les capitaines de remorqueurs de la Seine, sur lesquels roule actuellement presque tout le mouvement de la rivière, n’ont jamais tenu compte du mascaret que pour le règlement de leurs heures de départ. Il est à peine une gêne pour la navigation. Il en est autrement de la conservation des digues, dont la valeur agricole et maritime a été appréciée dans le courant de cette étude ; mais les bouleversemens auxquels elles sont encore sujettes cesseront lorsqu’elles se seront consolidées par le tassement, et l’on peut affirmer dès aujourd’hui que, si le talus en avait été un peu plus incliné, elles auraient été beaucoup moins vulnérables, sans être en fin de compte plus dispendieuses.

Une étroite connexion existe entre les intérêts des places du Havre et de Rouen. C’est la même qui est si bien comprise à Liverpool et à Manchester : en Normandie comme dans le comté de Lancastre, l’établissement industriel et l’établissement maritime se complètent et se font valoir réciproquement. Ce serait un enfantillage que de prétendre établir un antagonisme maritime entre la position du Havre et celle de Rouen ; c’en serait un non moindre que de chercher à transférer dans le voisinage du Havre les fabriques de coton qui sont si bien placées plus haut, et s’il fallait définir les bases les plus solides qui puissent être données à la puissance de l’industrie de Rouen, l’approfondissement du port du Havre serait en première ligne. Le secret de la prospérité générale est partout et toujours que chacun s’applique, sans porter envie à ses voisins, au développement des avantages spéciaux de sa position.

Nous sommes au terme de notre course, et cette exploration du bassin de la Seine maritime a embrassé une période de deux mille ans. Sans sortir de l’embouchure de la rivière, nous avons vu la mer montante corroder des caps, en charrier les débris dans les golfes voisins, transformer en pâturages les anciens mouillages des flottes, ensevelir sous le sable vaseux les établissemens maritimes de la domination romaine et du moyen âge, faire enfin sortir du sein des eaux les alluvions sur lesquelles sont bâtis Honfleur et Le Havre. Cette marche des atterrissemens domine toutes les vicissitudes de l’atterrage de la Seine : elle en explique le passé, elle en fait entrevoir l’avenir. Par une inconcevable singularité, un phénomène aussi fécond en conséquences a passé presque inaperçu dans les projets qu’on est prêt à exécuter à l’embouchure de la Seine, et au moment où l’on recueillait le bienfait agricole de la puissance des envasemens, on oubliait l’influence fatale qu’elle doit inévitablement exercer sur la condition de la navigation ; on croyait faciliter l’accès du port de Rouen en compromettant celui du Havre, comme si Rouen pouvait ne pas se ressentir à la longue de l’exhaussement du seuil par lequel un port intérieur débouche sur la haute mer ! Pour résoudre le problème, il fallait en envisager toutes les données. Il est possible, il est facile, non de tarir toutes les sources des alluvions qui se dirigent de la mer sur l’embouchure de la Seine, mais de les appauvrir assez pour éloigner de plusieurs siècles l’époque où elles deviendront dangereuses pour la navigation : il ne faut pour s’en convaincre que regarder ce qui se passe au pied des falaises disloquées de Trouville, dans l’intervalle entre la Touques et la Dives, sur quelques autres points de la côte du Calvados, et remarquer dans le voisinage les effets de procédés vulgaires par lesquels on écarte les courans de lieux non moins menacés. En attendant qu’on se décide à étudier les forces de la nature au lieu de prétendre les contraindre, il n’est plus à former qu’un seul vœu : c’est que les sables poussés par le flot dans la Seine aient pour les mesures décrétées contre eux en 1861 un peu plus de ménagemens que n’en eut pour le trône du roi Canut la marée qui remontait dans la Tamise.

J.-J. Baude, de l'institut.
  1. Voyez les livraisons de la Revue des Deux Mondes du 15 novembre 1859 et du 15 août 1860
  2. Voyage d’exploration sur le littoral de la France et de l’Italie, in-4o, 18’ I. — Ce livre, rempli de faits instructifs, n’est point dans le commerce, et il serait fort à désirer qu’il y fût mis sous un format un peu plus maniable.
  3. La légende des énervés, longtemps admise sans contestation, a été au XVIIe siècle l’objet de longues controverses ; on a même prétendu la reléguer au rang des fables. Dom Adrien Langlais, grand-prieur de Jumiéges, en a soutenu la réalité dans un ouvrage fort savant, et le père Dumoustier, dont la critique est si judicieuse, trouve que, si dom Langlais ne donne pas une démonstration rigoureuse de l’événement, il s’appuie sur de si fortes présomptions et des traditions si anciennes, que son récit est parfaitement admissible. On a allégué contre l’authenticité de cette histoire que le vêtement des deux statues qui étaient sur la tombe des énervés est celui du temps de saint Louis ; mais ces sculptures peuvent être d’une époque fort postérieure à la mort des deux princes, et pourquoi les artistes de ces siècles reculés se seraient-ils fait scrupule de donner à leurs figures les costumes qu’ils avaient sous les yeux, lorsque les Achille, les Oreste et les Britannicus de Racine ont commencé par être joués à Versailles en perruques à la Louis XIV ?
  4. Ces vers sont de Jean-Antoine de Baïf, ami de Ronsard, poète d’une singulière énergie. Ses œuvres ont été réunies en 1573 en un volume in-8o, aujourd’hui fort rare ; elles comprennent un petit poème sur la mort d’Agnès Sorel.
  5. L’année commençait alors le 1er avril, et s’il s’agissait de compter des anniversaires, le quatre-centième de la mort d’Agnès se placerait en 1850.
  6. Ce territoire correspondait à peu près à celui des sept départemens de la Seine, de Seine-et-Oise, de l’Eure, de la Seine-Inférieure, de l’Orne, du Calvados et de la Manche.
  7. Historia Conquestarum, Guglielmi Pictavi.
  8. Discours de la joyeuse et triomphale entrée de très haut, très puissant et très magnanime prince Henri IVe de ce nom, très chrestien roi de France et de Navarre, faicte en sa ville de Rouen le mercredi 16e jour d’octobre 1596.
  9. Histoire de l’abbaye royale de Saint-Ouen de Rouen, par le père François Pommeraye, des bénédictins de Saini-Maur ; petit in-folio, Rouen 1662.
  10. L’architecte du portail de Saint-Ouen aurait mieux fait de prendre simplement dans le livre du père Pommeraye le plan du portail comme il doit être achevé. Ce plan n’a pas, que je sache, une irrécusable authenticité ; mais l’adoption en aurait été très préférable à ce qu’on a fait. Le constructeur de la façade peut toutefois invoquer une circonstance atténuante : c’est que son projet a été, à ce qu’on assure, six fois recommencé sous la pression du conseil des bâtimens civils, et pour peu qu’il ressemblât à Mme de Sévigné, qui ne se reprenait, disait-elle, que pour faire plus mal, il a dû finir par accepter de lassitude des idées qui n’étaient plus les siennes.
  11. Cronica de don Pedro Nino conde de Buelna. In-4°, Madrid 1782.
  12. Histoire du Commerce de Rouen au moyen âge, 2 vol. in-8o.
  13. C’est ici le lieu de rappeler que l’élément calcaire est le seul qui manque à la fertilisation du sol granitique de la Bretagne. De Rouen à Quillebeuf, les bords de la Seine sont une longue carrière de pierre à chaux : il n’y aurait donc jamais de voyages à vide dans le trafic entre Erquy et Rouen.
  14. La ville de Glasgow a donné à cet égard un grand exemple : depuis 1859, elle s’est définitivement approprié le lac Katrine, dont Walter Scott a fait la demeure de sa dame du lac, et les lacs Vennachar et Drunkie. Ces lacs communiquent entre eux ; la capacité totale en est de 40 millions de mètres cubes, et ils donnent par vingt-quatre heures à la population de Glasgow 227,000 mètres, ou à peu près 5 hectolitres par tête d’habitant. Le lac Katrine est à 110 mètres au-dessus du niveau de la mer, et, pour arriver à leur destination, ses eaux font un trajet de 55 kilomètres, dont 21 en souterrains. Les travaux ont duré quarante-deux mois et coûté 17,500,000 francs ; les expropriations et les indemnités aux entreprises qui desservaient auparavant la ville ont absorbé 37,500,000 francs, en sorte qu’un capital de 55 millions est immobilisé dans le système d’approvisionnement actuel.
  15. Saepe diem noctemque et totum ex ordine mensem
    Pascitur, itque pecus longa in deserta sine ullis
    Hospitiis : tantum campi jacet ! Omnia secum
    Armentarius Afer agit, tectumque, Laremque,
    Armaque.....               (Georg., I. III.)
  16. Notice sur les Avantages et les Économies déjà recueillis de l’Endiguement de la Seine exécuté jusqu’à Tancarville, et sur ceux à recueillir si la baie était améliorée jusqu’à Berville, in-8o ; Rouen, décembre 1859.
  17. Voyez la livraison du 1er novembre 1852.