La Seconde abdication
Revue des Deux Mondes5e période, tome 13 (p. 38-66).
LA
SECONDE ABDICATION

I
LE RETOUR DE L’EMPEREUR A PARIS


I

En France, on attendait avec anxiété des nouvelles de l’armée. L’opinion générale était que l’Empereur gagnerait les premières batailles. On croyait, on pariait qu’il serait à Bruxelles avant le 30 juin. Malgré ses succès en Espagne, on ne craignait guère Wellington. On disait qu’à Talavera, aux Arapiles, à Vittoria, il n’avait combattu que les maréchaux et qu’il verrait la différence quand il se mesurerait avec Napoléon. Néanmoins l’inquiétude était grande. Après ces premières victoires n’en faudrait-il pas remporter d’autres et d’autres encore ? La France pouvait-elle résister à l’Europe entière ! Les optimistes pensaient, il est vrai, que la défaite de l’armée anglaise, dont personne ne doutait, déconcerterait les coalisés au point de les engager à faire des ouvertures de paix. Au début de cette guerre, la paix était le vœu unanime. En 1815, on aimait la paix avec passion, mais on n’accusait pas Napoléon d’avoir à reprendre les armes. Le bon sens public comprenait que, si l’Empereur était la cause ou le prétexte de la guerre, il n’en était point le promoteur. Cette guerre redoutée et exécrée, c’était l’Europe qui l’avait voulue, qui l’avait rendue inévitable. Tout l’odieux en retombait sur les étrangers et sur les Bourbons, leurs protégés. On disait que charbonnier est maître chez lui ; la fierté française se révoltait à la pensée que les puissances prétendaient imposer un gouvernement au peuple de la Révolution. Plus on aimait la paix, plus on était animé contre ceux qui la troublaient pour d’insolentes raisons. La menace d’une nouvelle invasion ralliait les esprits à Napoléon, car on voyait toujours en lui l’épée de la France.

S’ils dominaient dans la masse de la population, ces sentimens n’y régnaient pas sans partage. Les royalistes continuaient d’espérer et d’agir. Ils ne se bornaient pas à souhaiter la défaite de l’Empereur ; ils le combattaient par tous les moyens en leur pouvoir : fausses nouvelles, propos alarmans, chansons, pamphlets, menaces aux fonctionnaires, appels à la désertion, tentatives corruptrices, embauchages, séditions, prises d’armes. Marseille, Bordeaux, Toulouse, Caen, le Havre, étaient agités. Dans l’Aveyron, la Lozère, le Gard, le Vaucluse, l’Orne, la Sarthe, des bandes d’insurgés et de réfractaires escarmouchaient contre les gendarmes et les colonnes mobiles. L’armée vendéenne, qui s’était dispersée à la mort de Louis de La Rochejaquelein, se reformait sous le commandement de Sapinaud. Les principaux chefs, d’Autichamp, Suzannet, Auguste de La Rochejaquelein, Saint-Hubert, rassemblaient de nouveau leurs paysans pour les mener à la rencontre des troupes de Travot et de Lamarque. Sur la rive droite de la Loire, les chouans de Sol de Grisolles se concentraient à Auray au nombre de quatre à cinq mille.

A côté des royalistes, il y avait les constitutionnels de profession et les libéraux de carrière ; à côté des petites armées de Vendéens et de chouans, il y avait la Chambre. Sans doute, les libéraux n’étaient pas disposés à prendre le fusil comme les Vendéens, et ils ne faisaient point de vœux, comme les royalistes, pour le succès des alliés. Mais ils n’envisageaient pas sans appréhension de nouvelles victoires napoléoniennes. Par delà la lutte entre l’Europe et la France, ils voyaient la lutte entre ; l’Empereur et la liberté. Ils redoutaient que le triomphe de la France par l’épée de Napoléon n’eût pour conséquence le retour au despotisme. Tel était chez quelques-uns l’attachement aux idées libérales qu’ils en arrivaient à se demander s’il ne fallait pas préférer encore la victoire de l’étranger à la perte des libertés publiques. La plupart d’entre eux, cédant à l’instinct du patriotisme, souhaitaient tout de même des succès aux frontières, mais c’était l’esprit contraint et avec plus de résignation que d’ardeur. « On éprouve une vive douleur, écrivait La Fayette, dans une lettre intime, en pensant qu’on ne peut, dans les circonstances présentes, s’abstenir de porter secours à l’Empereur. » Ces sentimens dominaient dans la Chambre. La grande majorité des représentans ne voyaient en Napoléon que le moindre de deux maux. Elle le subissait comme une condition de l’état de guerre ; elle n’était bonapartiste que dans le sens de la défense du pays. En cette assemblée de six cents députés, on n’en aurait pas trouvé cent sincèrement dévoués à la personne de l’Empereur et partisans convaincus du régime impérial. « J’ai bien moins d’inquiétudes, écrivait, le 17 juin, Sismondi à sa mère, sur les opérations militaires que sur la conduite de la Chambre. Elle est tout à fait déraisonnable. Jusqu’à présent, elle ne me donne que de la crainte. »

La Chambre des pairs jugeait de bon goût et de politique habile de se modeler sur l’esprit de la Chambre des représentans. Les pairs tenaient leur nomination de la seule volonté de l’Empereur et, pour la plupart, ils se trouvaient fort heureux de siéger au Luxembourg, mais ils se gardaient bien de témoigner leur reconnaissance et de manifester leur dévouement. (Il est juste de dire que le plus grand nombre des officiers généraux membres de la Chambre haute avaient rejoint les armées.) Les pairs étaient déterminés à rivaliser de libéralisme avec les représentans. Ces hommes qui presque tous avaient fait partie du servile Sénat impérial voulaient désormais étonner le monde par leur indépendance. Si Napoléon, ayant reçu de la victoire une nouvelle investiture, avait seulement levé « le vieux bras de l’Empereur » selon son expression, sans doute leur volonté eût fléchi. Les députés, eux aussi, se fussent vraisemblablement montrés moins revêches. Mais qu’advinssent des revers, Napoléon aurait tout à craindre de la Chambre des représentans et rien à espérer de la Chambre des pairs.

Le 18 juin, Paris fut réveillé par le canon des Invalides. On courut aux Tuileries, au Palais-Royal, à la place Vendôme pour avoir des nouvelles de la victoire. Enfin le Moniteur parut. Il y avait une dépêche de six lignes, datée du 16 juin, au soir, annonçant que l’Empereur venait de remporter en avant de Ligny une victoire complète sur les armées de Wellington et de Blücher. « Ce furent des transports de joie, disent des témoins véridiques. L’orgueil brillait dans tous les regards. » Ce jour-là étant un dimanche, la foule se pressait dans les rues et sur les promenades. Des groupes se formaient pour entendre la lecture de l’Extrait du Moniteur, imprimé sur une feuille volante que l’on distribuait gratuitement. Chacun suppléait à la concision du bulletin par de merveilleux commentaires : Wellington était prisonnier, Blücher blessé à mort ; on avait fait 25 000 prisonniers. Bientôt connue dans les départemens, la victoire de Ligny y eut pour effet d’exalter les patriotes, d’entraîner les indécis et de consterner les opposans de tout parti.

Le 19 juin, et jusqu’au matin du 20, les bonnes nouvelles continuèrent. La rue était joyeuse, la stupeur régnait dans les salons. A la Bourse, les jours précédens, les agioteurs avaient fait monter les cours dans l’espoir d’une défaite de l’Empereur qui, selon leurs prévisions, amènerait vite la paix. Ils prirent peur et vendirent. La rente tomba de 56 francs à 53 francs. Mais la Chambre céda à l’entraînement des bons Français. « Aujourd’hui pour la première fois, écrivait, le 19 juin, le conseiller d’Etat Berlier, la Chambre a, presque à l’unanimité, développé le désir de faire tout ce qu’exigeront les besoins de l’Etat. » La veille, sous l’impression de la dépêche datée de Ligny, le président Lanjuinais avait adressé à l’Empereur une lettre de félicitations, l’assurant « qu’il n’avait dans le Corps législatif que des admirateurs passionnés et des amis intrépides dont même les plus grands revers n’ébranleraient pas le dévouement. »

Dans le monde politique, cependant, et jusque chez les plus chauds partisans de l’Empereur, il y avait des doutes sur l’importance de la victoire. On attendait avec une anxieuse impatience le bulletin détaillé de la bataille de Ligny, et l’on s’alarmait que l’état-major impérial tardât tant à l’envoyer. On disait que ce n’avait été qu’une action très disputée et très meurtrière, et non un succès décisif comme Austerlitz ou Iéna. En proie à de mauvais pressentimens, Lucien Bonaparte conseilla même à son frère Joseph de ne point faire tirer le canon pour célébrer cette victoire, qui risquait d’être sans lendemain.


II

Dans l’après-midi du 20 juin, Joseph reçut l’effrayante lettre que l’Empereur vaincu lui avait écrite la veille, pendant la halte à Philippeville. Napoléon relatait le désastre de Waterloo sans en rien atténuer et annonçait son retour immédiat à Paris. A cette lettre pour Joseph seul, en était jointe une autre destinée à être lue au conseil des ministres et qui ne révélait qu’avec certaines réticences l’issue de la bataille. Joseph réunit le conseil aux Tuileries. On se borna à entendre la lecture de la lettre, car l’Empereur devant être à Paris dans la nuit ou le lendemain matin, il n’y avait point de décision à prendre. On exprima seulement lavis que l’Empereur ferait mieux de rester à l’armée ; une dépêche lui fut même envoyée par un courrier extraordinaire pour l’engager à différer son retour. Ce courrier put-il rejoindre l’Empereur ? C’est douteux. En tout cas, l’opinion de ses ministres, dont un au moins lui était plus que suspect, n’aurait pas modifié la résolution que lui dictaient impérieusement le soin de renforcer sur l’heure l’armée vaincue à Waterloo et la crainte de trahisons dans le ministère et de complots dans la Chambre. Autant pour la défense désespérée du pays que pour sauver sa couronne. Napoléon jugeait que, pendant quelques jours, sa place était à Paris.

La princesse Hortense, Rovigo, Lavalette, avaient été instruits de la fatale nouvelle presque en même temps que les ministres. Chose en vérité surprenante, chacun garda le secret, sauf sans doute Fouché, qui mit dans la confidence deux ou trois familiers. Ce soir-là, la catastrophe demeura à peu près ignorée à Paris. Dans les salons, dans les spectacles, dans les cafés des boulevards et du Palais-Royal, l’inquiétude régnait, on parlait de mauvaises nouvelles arrivées aux Tuileries ; mais on ne savait rien de précis. Chez Carnot lui-même, qui recevait quelques amis intimes, on en resta aux conjectures jusqu’assez tard dans la soirée. Assailli de questions, le ministre, pour s’y dérober, s’assit à une table de whist. Comme il battait machinalement et longuement les cartes, absorbé dans sa pensée, son partenaire, le baron de Gérando, leva le regard vers lui. Le visage de Carnot était contracté par la douleur, de grosses larmes roulaient dans ses yeux. Son émotion l’avait trahi. Il se leva en jetant les cartes et dit d’une voix étouffée : « — Oui, la bataille est perdue ! »

Le lendemain, de très bonne heure, le désastre était connu dans tout le monde gouvernemental et parlementaire. Pendant la nuit, Sauvo, directeur du Moniteur, avait reçu le courrier extraordinaire qui apportait le Bulletin de la bataille ; le duc de Bassano précédant Napoléon était arrivé à Paris ; le personnel de la Maison de l’Empereur avait été commandé de service. De grand matin, Joseph adressa aux ministres une convocation pour un conseil à l’Elysée, et les affidés de Fouché, parmi lesquels Jay et Manuel, ses commensaux et ses porte-paroles, colportèrent les nouvelles chez les coryphées du parti libéral. Les membres du Parlement étaient en émoi. Déjà grondaient les colères et s’annonçaient les défections. On se rappelait ce qui s’était passé, l’année précédente, à Fontainebleau. Les mêmes désastres semblant devoir aboutir à un même dénouement, l’idée de l’abdication était dans tous les esprits, le mot sur toutes les lèvres. On courait les uns chez les autres. C’étaient des visites multiples, des entrevues rapides, des intrigues ébauchées. On allait aux nouvelles chez le prince Joseph, on allait aux conseils chez Fouché, qui seul dans ce grand trouble conservait tout son calme.

Fouché n’avait été nullement surpris de la victoire des alliés. Dès le mois de mai, il avait dit à Pasquier : « L’Empereur gagnera une ou deux batailles, il perdra la troisième ; et alors notre rôle commencera. » Ce rôle, c’était de profiter de la défaite subie par Napoléon pour le renverser au plus vite. En faveur de qui ? Les circonstances et aussi les intérêts du duc d’Otrante en décideraient. Toutefois le retour soudain de l’Empereur ne laissa pas de déconcerter un peu Fouché. Il se serait senti plus tranquille et plus libre si Napoléon fût resté avec les débris de l’armée bien loin de l’Elysée. L’Empereur revenait à Paris, avait dit Joseph, pour demander de grands pouvoirs à la Chambre. Ces pouvoirs dictatoriaux, Fouché doutait fort qu’on les donnât au souverain vaincu, mais il pensait que Napoléon serait bien capable de les prendre, nonobstant les députés. Il aurait pour lui la garnison, les fédérés, les ouvriers. Les bourgeois libéraux et la garde nationale ne s’aviseraient pas de bouger pour défendre la Chambre. La dictature de l’Empereur ne durât-elle que quelques jours, elle pourrait cependant être redoutable à ses ennemis politiques. Et Fouché, surtout depuis la découverte de sa correspondance avec Metternich, se savait très suspect. Au lieu d’agir lui-même, il jugea donc plus prudent pour le présent et tout aussi profitable pour l’avenir de faire agir les autres jusqu’à ce que les choses fussent tout à fait décidées.

Avec une habileté diabolique, jouant tour à tour l’animation et l’abattement selon l’opinion de ses interlocuteurs, décourageant ceux-ci, enflammant ceux-là, paraissant de l’avis de chacun et amenant chacun à son propre avis, Fouché sut associer pour un même dessein et pousser vers un même but les hommes les plus opposés d’opinions. Aux libéraux comme La Fayette, il dit : « Napoléon revient furieux ; il veut dissoudre la Chambre et prendre la dictature. Souffrirez-vous ce retour au despotisme ? Le danger est pressant. Dans quelques heures, la Chambre n’existera plus. Il ne faut pas se contenter de faire des phrases. » Aux partisans de l’Empereur, comme Regnaud de Saint-Jean-d’Angély, il représenta que la fermentation était extrême dans l’Assemblée, que la majorité semblait déjà acquise au projet de proclamer la déchéance comme l’année précédente. Il insinuait qu’une abdication spontanée était peut-être le seul moyen pour l’Empereur d’éviter la déposition, de préserver le pays de l’invasion et du démembrement, et de sauver la dynastie. Les souverains qui n’avaient entrepris la guerre que pour en finir avec lui, arrêteraient leurs armées et ne s’opposeraient pas sans doute à la reconnaissance de Napoléon II. Le duc d’Otrante laissait entendre qu’il avait, quant à cela, par des rapports secrets de Vienne, des quasi-certitudes. A d’autres bonapartistes moins faciles à endoctriner, il disait que la Chambre était avant tout patriote et que dans l’intérêt public elle ne refuserait pas son concours à Napoléon ; mais qu’il devait se confier franchement à elle, car en présence d’un si grand péril il fallait l’union complète entre l’Empereur et la nation. Par ces manœuvres, Fouché rendait l’abdication volontaire ou forcée, presque inévitable, et, en même temps, il prenait ses sûretés contre tout événement. Si même Napoléon gardait le pouvoir, le duc d’Otrante trouverait des défenseurs convaincus parmi les familiers du souverain qu’il aurait tout fait pour détrôner.


III

Pendant ces menées et ces conciliabules, le 21 juin, à huit heures du matin, Napoléon arriva à l’Elysée. Avec lui étaient Bertrand et Drouot, ses aides de camp Corbineau, Gourgaud, Labédoyère, son écuyer Canisy et son secrétaire-adjoint Fleury de Chaboulon. Le duc de Bassano qui l’avait quitté à Laon, la veille dans la soirée, était déjà rentré à Paris.

Caulaincourt, devançant l’heure fixée par Joseph pour le conseil des ministres, se trouvait à l’Elysée. Il accourut vers l’Empereur quand celui-ci descendit de voiture. Napoléon semblait terrassé par les journées fatales. Il respirait péniblement. Son visage avait la pâleur de la cire, ses traits étaient tirés, ses beaux yeux, naguère si brillans, fascinateurs, où passaient des éclairs, étaient sans vie. Après un soupir pénible qui trahissait l’oppression et la souffrance, il dit d’une voix haletante : « — L’armée avait fait des prodiges, la panique l’a prise. Tout a été perdu... Ney s’est conduit comme un fou ; il m’a fait massacrer toute ma cavalerie... Je n’en puis plus... Il me faut deux heures de repos pour être à mes affaires. » Il porta la main à sa poitrine, disant : « J’étouffe là ! » Il commanda de lui préparer un bain, et reprit : « Mon intention est de réunir les deux Chambres en séance impériale. Je leur peindrai les malheurs de l’armée ; je leur demanderai les moyens de sauver la patrie. Après cela, je repartirai. » Depuis trois mois, le duc de Vicence ne cessait pas de désespérer. A force de pressentir la catastrophe, il était préparé à la subir sans résistance, comme on accepte l’inévitable. Sans chercher un mot de réconfort dont Napoléon avait si grand besoin, il s’empressa de lui apprendre les dispositions hostiles des représentans. Il dit ses craintes que l’Empereur ne trouvât pas d’appui dans les Chambres, et ses regrets qu’il ne fût point resté au milieu de son armée « qui était sa force et sa sûreté. » Napoléon l’interrompit : « — Je n’ai plus d’armée ! je n’ai plus que des fuyards. » Puis, se reprenant à l’espérance, déjà tout ranimé, il dit : « — Mais je trouverai des hommes et des fusils. Tout peut se réparer. Les députés me seconderont. Vous les jugez mal, je crois. La majorité est bonne et française. Je n’ai contre moi que La Fayette et quelques autres. Je les gêne. Ils voudraient travailler pour eux... Mais je ne les laisserai pas faire. Ma présence ici les contiendra. »

Les princes Joseph et Lucien arrivèrent à l’Elysée à quelques minutes d’intervalle. Joseph, qui venait d’avoir avec Lanjuinais une entrevue peu encourageante, était aussi abattu que Lucien était ardent. Tous deux s’accordèrent, bien que guidés par des sentimens très différens, à confirmer l’opinion de Caulaincourt sur l’hostilité de la Chambre. L’Empereur les quitta pour se mettre au bain. Il s’y trouvait depuis quelques instans quand on lui apprit la venue de Davout. Il donna l’ordre de l’introduire dans sa salle de bains. Lorsqu’il le vit entrer, il leva les deux bras en l’air et les laissa retomber de tout leur poids dans l’eau qui rejaillit jusque sur l’uniforme du maréchal. « Eh bien ! Davout ! Eh bien ! » s’écria-t-il. Puis il retraça le désastre, décrivit l’état de dissolution où se trouvait l’armée, s’épancha en plaintes, comme avec Caulaincourt, contre le prince de la Moskowa, Davout prit la défense de Ney : « Il s’est mis la corde au cou pour vous servir, » dit-il. L’Empereur l’interrompit par ces mots : « Qu’est-ce que tout ça va devenir ? » « Rien n’est perdu, répondit Davout, si Votre Majesté prend promptement des mesures énergiques. La plus urgente est de proroger les Chambres, car, avec son hostilité passionnée, la Chambre des représentans paralysera tous les dévouemens. »

Le temps passait, les ministres étaient réunis. Davout pressa L’Empereur de sortir du bain pour venir au conseil. Napoléon n’y mit nulle hâte. Il se fit vêtir lentement ; quand il fut habillé, il prit un léger repas. Dix heures avaient déjà sonné. Les ministres étaient surpris que l’Empereur tardât tant ; ceux d’entre eux qui lui gardaient encore leur foi s’alarmaient de cette indolence. Il parut enfin.

Le conseil était au complet. Il y avait les princes Joseph et Lucien, Bassano, ministre secrétaire d’État, les huit ministres à portefeuille, Cambacérès, Caulaincourt, Carnot, Gaudin, Mollien, Davout, Decrès et Fouché, les quatre ministres d’État, membres de la Chambre des représentans, Defermon, Regnaud, Boulay, Merlin de Douai, et le secrétaire du conseil des ministres, Berlier.

L’Empereur ouvrit la délibération par un court exposé des événemens militaires et de l’état actuel de l’armée du Nord. Puis il dit : « Nos malheurs sont grands. Je suis venu pour imprimer à la nation un grand et noble dévouement. Que la France se lève, l’ennemi sera écrasé… J’ai besoin pour sauver la patrie d’être revêtu d’un grand pouvoir, d’une dictature temporaire. Dans l’intérêt public, je pourrais me saisir de ce pouvoir ; mais il serait plus utile et plus national qu’il me fût donné par les Chambres. » Les ministres gardant un morne silence, expression trop visible du découragement qui les paralysait, Napoléon interpella chacun d’eux.

Carnot, qui comme tous les grands cœurs connaissait mal les hommes, les croyant à sa ressemblance, se faisait illusion sur le patriotisme des représentans. Il approuva le dessein de l’Empereur et conclut qu’il fallait déclarer la Patrie en danger, mobiliser les fédérés et toutes les gardes nationales, rappeler les armées de Vendée et du Midi, livrer bataille appuyé aux retranchemens de Paris, et, si l’on était vaincu, se replier derrière la Loire pour y continuer la guerre.

Caulaincourt objecta à Carnot qu’il était prouvé par les événemens de 1814 que l’occupation de Paris décidait de l’issue de toute campagne. Il ajouta qu’il ne fallait pas néanmoins désespérer, s’il y avait union sincère entre l’Empereur et les Chambres. Bassano et Cambacérès exprimèrent aussi l’avis que l’Empereur devait agir de concert avec le Parlement. Mais on sentait à leur accent, que, comme Caulaincourt, ils parlaient sans conviction et sans espoir.

Davout prit la parole : « En de pareils momens, dit-il d’une voix assurée, il ne faut pas deux pouvoirs. Il n’en faut qu’un seul, assez fort pour mettre en œuvre tous les moyens de résistance et pour maîtriser les factions criminelles et les partis aveuglés dont les intrigues et les menées feraient obstacle à tout. Il faut sur l’heure proroger les Chambres, conformément au droit constitutionnel. C’est parfaitement légal. Mais, pour atténuer l’effet de cette mesure sur l’esprit des gens méticuleux, on peut annoncer la convocation des Chambres dans une ville de l’intérieur, qui sera ultérieurement désignée, pour une époque fixée à deux ou trois semaines d’ici, sauf à renouveler la prorogation si les circonstances l’exigent encore. »

Le conseil donné par Davout traversait les plans de Fouché. Le duc d’Otrante avait imaginé de répandre le bruit que l’Empereur voulait proroger ou dissoudre la Chambre. Mais que cette hypothèse gratuite devînt une réalité, que ce projet fût mis à exécution, voilà qui l’eût fort déconcerté, Il composa son visage, prit une expression ouverte et cordiale et demanda hypocritement pourquoi l’on prendrait une mesure aussi grave, puisque, en raison du danger public, les Chambres ne marchanderaient pas à l’Empereur leur concours dévoué. « Je vous assure, conclut-il, que tout est très tranquille. » L’Empereur haussa les épaules et dit : « Ah ! selon vous, on est tranquille ! »

Avec sa rudesse coutumière, le duc Decrès déclara qu’il ne pensait pas du tout comme le ministre de la Police, que l’on ne devait point songer un instant à gagner les représentans dont la majorité était nettement hostile et paraissait résolue à voter les motions les plus violentes.

Regnaud avait été d’abord très déconcerté par les paroles de Fouché. Pourquoi le duc d’Otrante assurait-il à l’Empereur, en conseil des ministres, l’appui des Chambres, quand, deux heures auparavant, dans son cabinet, il avait déclaré cet appui inespérable ? Regnaud pénétra les raisons de Fouché, mais il ne les pénétra qu’à demi. Il crut comprendre que le duc d’Otrante voulait empêcher une tentative de dissolution, qui échouerait et qui aurait pour résultat, non plus seulement l’abdication de Napoléon, à laquelle il fallait dès maintenant se résigner, mais une déclaration de déchéance entraînant la chute de la dynastie impériale. Il pensa que la suspicion dont Fouché était l’objet le contraignait à ruser. Mais lui, Regnaud, que l’Empereur regardait comme un de ses amis les plus dévoués bien qu’il fût devenu l’instrument inconscient de Fouché, qui l’avait persuadé de la possibilité de la Régence, ne devait pas avoir de telles craintes. Il pouvait, croyait-il, parler avec franchise. Il dit : « Je doute malheureusement que les représentans consentent à seconder les vues de l’Empereur ; ils paraissent croire que ce n’est plus lui qui peut sauver la patrie. Je crains qu’un grand sacrifice ne soit nécessaire. » L’Empereur l’interrompit : « Parlez nettement. C’est mon abdication qu’ils veulent. » « Je le crains, Sire, quelque pénible que cela soit pour moi, il est de mon devoir d’éclairer Votre Majesté... J’ajouterai même qu’il serait possible, si l’Empereur ne se déterminait point à offrir son abdication de son propre mouvement que la Chambre osât la demander. »

Lucien répliqua vivement : « Si la Chambre ne veut pas seconder l’Empereur, il se passera d’elle. Le salut de la patrie est la première loi. Puisque la Chambre refuse de s’unir à l’Empereur pour sauver la France, il faut qu’il la sauve seul. Il faut qu’il se déclare dictateur, qu’il mette tout le territoire en état de siège et qu’il appelle à sa défense tous les bons Français. »

Sans approuver positivement Lucien et sans répondre directement à Regnaud, l’Empereur dit alors : « La présence de l’ennemi sur le sol de la patrie rendra, j’espère, aux députés le sentiment de leurs devoirs. La nation les a nommés, non pour me renverser, mais pour me soutenir... Je ne les crains point ; quoi qu’ils fassent, je serai toujours l’idole du peuple et de l’armée. Si je disais un mot, ils seraient tous assommés... Mais, en ne craignant rien pour moi, je crains tout pour la France. Si nous nous querellons au lieu de nous unir, nous aurons le sort du Bas-Empire. Tout sera perdu, au lieu que le patriotisme de la nation, sa haine pour l’étranger, son attachement à ma personne nous offrent encore d’immenses ressources. » Et recouvrant dans un suprême rayon d’espoir toute la force, toute la lucidité, toute l’assurance de son génie, il exposa avec une précision lumineuse les moyens de résister et de vaincre, qui restaient encore au pays : Depuis un mois, toutes les mesures militaires étaient prises dans l’hypothèse de premières batailles perdues. Les places fortes du Nord et de l’Est, bien armées, bien approvisionnées, pourvues de solides garnisons, gouvernées par des chefs énergiques, pouvaient défier trois mois et davantage les efforts de l’ennemi. Le corps de Brune s’appuyait sur Toulon, les corps de Suchet et de Lecourbe allaient se replier pour couvrir Lyon qui se trouvait en bon état de défense. Plus de 200 000 soldats, militaires retraités, conscrits de 1815 et gardes nationaux mobilisés étaient réunis dans les dépôts ou en marche pour les rejoindre. Dans quatre jours (le 25 juin), il irait à Laon reprendre le commandement de son armée ralliée dont l’effectif, en y comprenant les détachemens des dépôts déjà mis en route et le corps de Grouchy qui devait avoir peu souffert, atteindrait d’ici la fin du mois plus de 80 000 hommes. Elle serait renforcée par les 25 000 soldats d’élite que Rapp avait l’ordre de replier sur la Seine. Ainsi, dans les premiers jours de juillet, une armée de 110 000 hommes, presque égale en nombre à celle qui avait ouvert la campagne, couvrirait Paris. Les Anglo-Prussiens, réduits à 100 000 hommes par le feu, les marches et les détachemens laissés sur les derrières pour protéger les lignes de communications et masquer les places, ne chercheraient pas une bataille. Ils attendraient derrière la Somme l’entrée en ligne des Russes et des Autrichiens qui ne pourraient arriver sur la Marne que du 15 au 20 juillet. A Paris, on aurait donc vingt-cinq jours pour achever les retranchemens, mettre en batterie 600 bouches à feu, organiser militairement 36 000 gardes nationaux, armer et exercer 30 000 tirailleurs fédérés, et faire venir des troupes de tous les dépôts. Les dépôts vidés seraient bientôt remplis avec les 160 000 hommes formant le complément de la conscription de 1815 et de la levée des gardes nationaux mobilisés, et l’on pourrait encore faire de nouveaux appels[1]. La France contenait plus d’élémens militaires qu’aucun autre peuple au monde... « Et la Chambre veut que j’abdique ! poursuivit l’Empereur. A-t-on calculé les suites de mon abdication ? C’est autour de moi, autour de mon nom, que se groupe l’armée : m’enlever à elle, c’est la dissoudre. Si j’abdique, vous n’aurez plus d’armée. Les soldats n’entendent rien à vos subtilités. Croit-on que des déclarations de droits, des discours de tribune, arrêteront une débandade ?... On ne veut pas voir que je ne suis que le prétexte de la guerre, que c’est la France qui en est l’objet. Ils disent qu’ils me livrent pour sauver la France ; demain, en me livrant, ils prouveront qu’ils n’ont voulu sauver qu’eux-mêmes... Me repousser quand je débarquais à Cannes, je l’aurais compris. Mais maintenant je fais partie de ce que l’ennemi attaque, je fais donc partie de ce que la France doit défendre. En me livrant, elle se livre elle-même, elle se reconnaît vaincue, elle encourage l’audace du vainqueur... Ce n’est pas la liberté qui me dépose, c’est la peur. »

Ces paroles d’une éloquence pénétrante comme l’acier et brûlante comme la flamme, galvanisèrent les ministres. Leur dévouement se ranimait avec l’espérance. Ils semblaient prêts à faire tout ce que voudrait l’Empereur. Fouché devint très inquiet. « Ce diable d’homme ! dit-il quelques heures plus tard à un royaliste de ses amis, il m’a fait peur ce matin. En l’écoutant, je croyais qu’il allait recommencer. Heureusement, on ne recommence pas. »


IV

Pendant que l’on discourait à l’Elysée, la Chambre agissait.

Les séances commençaient généralement à deux heures, mais dès le matin, ce jour-là, les députés étaient venus en foule au Palais du Corps législatif. Ils remplissaient les salles et les couloirs, formant des groupes effarés et bourdonnans où se mêlaient des membres de la Chambre des pairs, des journalistes, des gardes nationaux, des gens de toute espèce qui entraient, sortaient et rentraient tour à tour. « C’était l’aspect d’une ruche d’abeilles en anarchie, » dit le général Thiébault. On se communiquait des détails sur le désastre de Mont-Saint-Jean, on en exagérait encore l’étendue. L’armée entière était détruite ; pas un homme n’avait échappé ; déjà la cavalerie anglaise était à Saint-Quentin. On fulminait contre l’Empereur. Le matin, Sieyès avait dit à Lanjuinais, qui se trouvait avec lui chez le prince Joseph : « Napoléon a perdu une bataille, il a besoin de nous. Marchons avec lui. C’est le seul moyen de nous sauver. Le danger passé, s’il veut être despote, nous nous réunirons pour le pendre. Mais aujourd’hui sauvons-le pour qu’il nous sauve. » Dans les Chambres, nul ne raisonnait comme Sieyès. On pensait non pas à sauver la France par l’Empereur, mais à perdre l’Empereur, quitte à perdre la France. Chaque parole était une accusation. L’Empereur était la seule cause de la guerre. On ne s’était rallié à lui, malgré les menaces de son despotisme latent, que par un reste de confiance dans ses talens militaires. Et vieilli, usé, devenu à demi fou, il n’était plus même capable de commander. Il ne savait plus que faire massacrer ses soldats et s’enfuir. Il venait d’abandonner son armée comme il l’avait fait deux fois, en Égypte et en Russie. Il arrivait à Paris pour exiger du pays de nouveaux sacrifices qui lui permissent de mener encore follement cent mille Français à la boucherie et à la défaite. Que n’était-il resté à l’île d’Elbe ! Que n’avait-il été tué à Mont-Saint-Jean ! Et maintenant l’abdication n’était-elle pas l’unique parti qu’il eût à prendre ? Les députés criaient d’autant plus fort qu’ils avaient peur. On avait colporté parmi eux les fausses confidences de Fouché, que Napoléon voulait se proclamer dictateur ; et d’instant en instant, des émissaires, dépêchés secrètement de l’Elysée par le même Fouché, rapportaient dans les couloirs du Palais législatif, d’une façon plus alarmante qu’exacte, tout ce qui se disait au conseil. A les en croire, Lucien et Davout poussaient l’Empereur à dissoudre la Chambre. Sa décision était prise, déjà stationnaient dans la cour de l’Elysée les voitures de parade où Napoléon allait monter pour venir en personne déclarer la Chambre des représentans dissoute et la Chambre des pairs prorogée. Ces rapports évoquaient à l’esprit troublé des députés la vision des grenadiers de Brumaire.

Tandis que la foule consternée et avide de nouvelles s’amassait au dehors, les privilégiés commencèrent de prendre place dans les tribunes, et nombre de députés s’assirent à leur banc. Tous les yeux convergeaient vers un groupe que formaient au bas de l’hémicycle Flaugergues, le général Sébastiani, Roy, Manuel et La Fayette qui les dominait de sa haute taille restée encore svelte.

Parmi tous les députés qui clamaient contre l’Empereur avec tant de colère, La Fayette, sous sa froideur apparente, était le plus animé. Bien qu’il eût à Napoléon l’obligation assez sérieuse d’avoir imposé sa mise en liberté comme condition particulière du traité de Campo-Formio[2] (en 1797 La Fayette, croupissait depuis cinq ans dans les casemates des forteresses allemandes), il ne lui avait jamais pardonné de s’être fait proclamer Consul à vie, puis Empereur. Le retour de l’île d’Elbe, malgré le rétablissement de la cocarde « qu’il avait instituée, » ne lui avait inspiré, selon son expression encore, que « des vœux contre le destructeur de toutes les idées libérales. » Elu député sur son refus d’accepter la pairie que lui faisait offrir Napoléon, il s’était mis à la tête de l’opposition parlementaire ; et il y a des indices que, peu de jours avant le Champ de Mai, il avait été du groupe de députés qui firent des ouvertures à Fouché et à Carnot en vue de profiter de cette « ridicule cérémonie » pour déposer l’Empereur. Après Waterloo, l’entreprise était plus facile. La Fayette s’y dévoua. Bien entendu, il croyait, avec une naïveté imbécile, que les alliés « qui ne faisaient la guerre qu’à Napoléon, » rentreraient chez eux à la première nouvelle de la déchéance et laisseraient la France libre d’installer le meilleur des gouvernemens constitutionnels sous le sceptre du souverain qui agréerait le plus à lui, La Fayette. Pour le cas où l’Europe s’aviserait de continuer la guerre, La Fayette avait d’autres illusions à son service. Il s’imaginait que la chute de l’Empire « rendrait son élasticité à la nation qui repousserait alors la coalition des rois avec cette énergie populaire que Bonaparte n’avait plus le droit ni le pouvoir d’exciter. »

Déjà mis en garde par Fouché et ses émissaires contre le prétendu projet de l’Empereur de dissoudre la Chambre pour prendre la dictature, La Fayette eut la confirmation de ces desseins par Regnaud lui-même qui venait de quitter le Conseil de l’Elysée[3]. Il fallait gagner Napoléon de vitesse. La Fayette se concerta avec Lanjuinais qui, bien qu’il ne fût encore que midi un quart, se pressa d’ouvrir la séance.

Pendant la lecture du procès-verbal, les députés assis à leurs bancs ou debout sur les degrés de l’hémicycle continuaient de parler avec la même véhémence que dans les couloirs. Un bruit confus et assourdissant emplissait la vaste salle. Soudain il se fit un grand silence. La Fayette montait à la tribune.

D’une voix grave et calme, que l’on écouta avec une attention qui tenait du recueillement, il dit : « Lorsque, pour la première fois depuis bien des années, s’élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront encore, je me sens appelé à vous parler des dangers de la patrie que vous seuls à présent avez le pouvoir de sauver... Permettez, messieurs, à un vétéran de la cause sacrée de la liberté de vous soumettre quelques résolutions préalables dont vous apprécierez, j’espère, la nécessité : — Article premier. La Chambre des représentans déclare que l’indépendance de la nation est menacée. — Article II. La Chambre se déclare en permanence. Toute tentative pour la dissoudre est un crime de haute trahison ; quiconque se rendrait coupable de cette tentative sera traître à la patrie et jugé comme tel. — Article III. L’armée et la garde nationale ont bien mérité de la patrie. — Article IV. Le ministre de l’Intérieur est invité à porter au plus grand complet la garde nationale parisienne, cette garde citoyenne dont le patriotisme et le zèle éprouvés depuis vingt-six ans offrent une sûre garantie à la liberté, aux propriétés, à la tranquillité de la capitale et à l’inviolabilité des représentans de la nation. — Article V. Les ministres de la Guerre, des Relations extérieures, de l’Intérieur et de la Police sont invités à se rendre sur-le-champ dans le sein de l’Assemblée. »

On applaudit. La motion répondait aux sentimens de la Chambre, à ses colères comme à ses craintes. Mais pour proposer publiquement cet attentat à la Constitution, il fallait un homme qui eût le passé et l’autorité de La Fayette. Nul autre n’aurait pu raisonnablement l’oser. C’est pourquoi Napoléon ne s’est pas trompé en écrivant dans son testament que sa seconde abdication est due à La Fayette.

Les trois premiers articles furent votés sans discussion. Des bonapartistes, s’il en était encore, les uns gardaient un silence timide, les autres cédaient à l’entraînement général ; ils hurlaient avec les loups. Aucun d’eux n’osa ou ne voulut protester contre ce coup d’Etat parlementaire. Pour les libéraux qui pendant la Restauration s’étaient posés en apôtres de la Loi, en champions de la légalité, ils passèrent sans nul scrupule sur l’illégalité de la mesure. Que Napoléon, dans la plénitude de ses droits constitutionnels, décrétât la prorogation ou la dissolution de la Chambre, ils estimaient, comme l’avait dit La Fayette, que ce serait « un crime de haute trahison. » Mais que la Chambre se mit en insurrection contre l’Empereur et usurpât le pouvoir exécutif, c’était, à leurs yeux, l’acte le plus naturel et le plus légitime.

Un léger débat s’étant élevé sur la rédaction de l’article IV, Merlin de Douai en fit ajourner le vote jusqu’après la comparution des ministres. On adopta ensuite l’article V, puis l’ensemble de la motion. A la demande de l’ancien préfet de police Dubois, que l’Empereur, deux mois auparavant, n’avait pas voulu réintégrer au Conseil d’Etat, la Chambre vota l’affichage de la résolution dans Paris et les départemens. On décida, enfin, que cette résolution serait à l’instant transmise sous forme de message « aux deux autres branches de l’autorité représentative, » ce qui signifiait, en jargon parlementaire, la Chambre des pairs et l’Empereur.


V

L’Empereur aurait pu sans doute détourner ce coup, si au lieu de laisser parler longuement ses ministres et d’entreprendre de les convaincre en se grisant de ses paroles, il leur eût imposé sa volonté et se fût rendu avant midi à la Chambre dans son uniforme terni par la poudre. Mais il cherchait précisément dans son conseil l’énergie qu’il n’avait plus. Brisé de fatigue, ses forces physiques épuisées, il retardait le moment d’agir. Loin de brusquer la décision des ministres, il différait d’en prendre une lui-même. On ne s’était donc arrêté à aucun parti et l’Empereur continuait d’exposer ses plans pour sa nouvelle campagne de France, quand on fut informé, probablement par Regnaud, de la motion de La Fayette et du vote de la Chambre. En une seule pensée, rapide comme l’éclair, Napoléon mesura toutes les conséquences de cet acte. « J’aurais dû congédier ces gens-là avant mon départ, dit-il. C’est fini. Ils vont perdre la France. » L’impression est la même chez les ministres. Un instant gagnés par son éloquence fascinatrice aux grands desseins de l’Empereur, ils les jugent maintenant impraticables. Davout lui-même, qui a parlé avec ardeur pour les mesures énergiques, violentes au besoin, s’intimide. Il lui vient des scrupules de légalité. Il réfléchit que, s’il faut dissoudre la Chambre par la force, c’est lui, ministre de la Guerre, qui sera chargé de cette exécution. Il recule devant la responsabilité. « Le moment d’agir est passé, dit-il. La résolution des représentans est inconstitutionnelle, mais c’est un fait consommé. Il ne faut pas se flatter, dans les circonstances présentes, de refaire un 18 brumaire. Pour moi, je me refuserais d’en être l’instrument. » Le droit passait du côté de ceux qui avaient violé la loi. Napoléon, une heure auparavant en possession de tous les pouvoirs légaux, était constitutionnellement désarmé.

Après un instant de rêverie, l’Empereur dit : « Je vois que Regnaud ne m’avait pas trompé. J’abdiquerai s’il le faut. » Mais s’apercevant, au visage de ses ministres qui se détendait, bien qu’ils s’efforçassent de garder leur mine contrite, qu’il s’était en quelque sorte condamné par cet aveu d’impuissance, il ajouta vivement : « Cependant, avant de prendre un parti, il faudra voir ce que tout ça deviendra. » Puis il enjoignit à Regnaud de retourner à la Chambre pour calmer les représentans et se rendre compte de leur esprit. « Vous leur annoncerez, dit-il en substance, que l’armée, après de grands succès, a été prise de panique ; qu’elle se rallie ; que je suis venu à Paris pour me concerter avec mes ministres et avec les Chambres sur les moyens de rétablir le matériel de l’armée, sur les mesures législatives qu’exigent les circonstances ; que le Conseil est réuni pour s’occuper des propositions à présenter aux Chambres. » Cette déclaration rédigée à la hâte et transcrite en double, l’Empereur chargea Carnot d’en donner lecture à la Chambre des pairs en même temps que Regnaud la communiquerait à la Chambre élective. Ce n’était là encore qu’un prétexte à temporiser. L’esprit de la Chambre, l’Empereur ne le connaissait que trop par tout ce qu’on lui en disait depuis le matin, et par la résolution qu’elle venait de prendre. Et, raisonnablement, il ne pouvait espérer qu’un message si embarrassé eût la moindre action sur les représentans.

La Chambre écouta le porte-paroles de l’Empereur avec convenance mais avec un silence de glace qui était une manifestation. Avant de quitter la tribune, Regnaud, assez maladroitement, car le document n’était certes pas de nature à réchauffer les cœurs, proposa de lire le bulletin de la bataille ; il avait une épreuve du Supplément au Moniteur où allait paraître cette relation. « Quand on attend, s’écria un député, les renseignemens officiels que doivent donner les ministres, il paraît peu convenable que la Chambre prenne connaissance des faits d’une manière aussi indirecte. » A une très grande majorité, les représentans refusèrent d’entendre la lecture. Puis, comme s’ils tenaient pour nulle la communication qu’avait faite Regnaud au nom de l’Empereur, ils passèrent à la discussion sur la façon dont on interrogerait les ministres.

Presque au même moment, entre une heure et demie et deux heures, Carnot faisait la même communication à la Chambre des pairs qui venait d’entrer en séance. La déclaration impériale, lue par ce ministre, d’une voix mal assurée, troubla profondément l’assemblée. On ne savait quel accueil y faire. Nul ne demandait la parole et chacun parlait à son voisin. Il y eut comme une tacite suspension de séance. C’est au milieu de cet effarement que le message de la Chambre des représentans fut remis au président Cambacérès. Il invita Thibaudeau, l’un des secrétaires, à en donner lecture. Après un instant d’hésitation qui se traduisit par un silence assez long, la Chambre des pairs se sentit soudain ranimée. Elle s’était faite le satellite de la Chambre élective ; celle-ci la tirait d’embarras en lui marquant le parti à prendre. « La Chambre des représentans, s’écria Thibaudeau, donne un bel exemple. Nous devons nous empresser de partager ses sentimens et de les manifester. » « La résolution de la Chambre, dit Quinette, doit être appuyée et consolidée par une résolution semblable de la Chambre des pairs. » Pontécoulant et Boissy d’Anglas parlèrent dans le même sens. Lavalette, Rovigo, Sieyès, Drouot, d’autres encore étaient atterrés, mais ils n’étaient pas hommes de tribune. Seul le général de Valence eut le courage de prendre la parole. Pour parer à un vote par entraînement, il demanda le renvoi à une commission. Bien qu’appuyée à deux reprises par Carnot, cette proposition fut repoussée après une véhémente réplique de Boissy d’Anglas. Cambacérès, sentant que la situation devenait grave, s’était retiré sous prétexte de se rendre à l’Elysée. Le vice-président Lacépède, qui avait pris le fauteuil, mit les articles aux voix. Sur l’article II, déclarant traître à la patrie, quiconque tenterait de dissoudre les Chambres, Pontécoulant crut devoir motiver son vote ou plutôt en accentuer la signification. « Cette disposition, dit-il, est une dérogation formelle à l’Acte constitutionnel, mais je la vote sciemment et veux en encourir toute la responsabilité. » Pour la troisième fois, Valence demanda le renvoi à une commission, invoquant le règlement qui interdisait à la Chambre toute délibération d’urgence. « C’est vous-même, interrompit Pontécoulant, qui violez le règlement en revenant sans cesse sur une décision prise par l’Assemblée. La nomination d’une commission a été rejetée. » Valence reprit la parole au milieu des murmures. « Je ne comprends pas, dit-il, je ne comprendrai jamais comment vous déclareriez traître à la patrie quiconque tenterait de dissoudre la représentation nationale ! Qui nous menace ? Qui ? Est-ce le gouvernement ?... » « C’est la canaille excitée par nos ennemis ! s’exclama tout en feu Pontécoulant. Et d’ailleurs, si un ministre présentait un arrêté de dissolution, je me déclare dès à présent son accusateur. » « Il est indécent, dit Boissy d’Anglas, de revenir quatre fois sur la même proposition. Je demande que l’on passe aux voix et que celui qui entrave encore la décision de l’Assemblée soit rappelé à l’ordre. » On vota aussitôt une résolution conforme à celle de la Chambre des représentans, avec cette même clause que le texte en serait transmis à l’Empereur. L’article IV qui enjoignait aux ministres de se rendre à l’Assemblée fut cependant repoussé. Pontécoulant avait exprimé à cet égard des scrupules de légalité, lui qui assumait si allègrement la responsabilité de l’article II, attentat bien plus grave à la Constitution. Après avoir voté cette déclaration de guerre à l’Empereur, la Chambre des pairs suspendit la séance.

La Chambre des représentans était restée en permanence.. On commençait à y manifester une vive irritation que les ministres ne se présentassent point selon l’invitation impérative qui leur en avait été faite. Sur la proposition de Jay, appuyée par Manuel et par Durbach, on vota l’envoi à chaque ministre nominativement d’un second message lui enjoignant de se rendre incontinent devant la Chambre. Entre temps, on engagea une discussion sur les mesures à prendre pour la sécurité de l’assemblée. « M. de La Fayette, dit Manuel, vous a proposé de faire appeler les chefs de la garde nationale. Mourir pour la patrie est un sort si beau qu’il n’est personne parmi nous qui ne s’en fit un titre de gloire et de bonheur. Mais nous devons nous conserver, non pour nous, mais pour la patrie. » Un député demanda que la Chambre nommât à l’instant un commandant de la garde nationale, le général Durosnel pouvant se refuser d’obéir au Parlement, sous prétexte qu’il n’était que commandant en second sous les ordres immédiats de l’Empereur. Le général Sébastian ! insista pour que l’on appelât les douze chefs de légion et qu’il leur fût enjoint de mettre chacun un bataillon sous les armes afin de protéger la représentation nationale. Le général Sorbier répliqua que l’on devait procéder régulièrement et s’adresser à Durosnel. L’ordonnateur Lefebvre, membre de la commission administrative de la Chambre, ferma la discussion en assurant que lui et ses collègues venaient d’inviter officiellement le général Durosnel à envoyer 500 grenadiers. Un autre membre de la commission, Gamon, ajouta que déjà était arrivé un bataillon de garde nationale qui faisait le service autour du palais.

Durosnel n’était pas responsable de cette prise d’armes insolite. Le chef d’état-major de la garde nationale, Tourton, grand ami de Fouché, se trouvait au Corps législatif quand La Fayette avait fait sa motion. Sans tarder, il avait insinué à Benjamin Delessert, qui cumulait le mandat de représentant avec le grade de chef de la 3e légion, qu’il serait « peut-être bon de prendre les mesures que commandait l’intérêt public. » Delessert quitta la Chambre incontinent, alla revêtir son uniforme, et après s’être concerté avec Billing, son chef d’état-major, il fit de sa propre autorité battre le rappel dans le quartier des Petits-Pères. Environ quatre cents gardes nationaux s’assemblèrent ; il leur dit que la représentation nationale étant menacée, ils avaient mission de la protéger. Les gardes, croyant marcher en vertu d’un ordre régulier, s’acheminèrent sans objection vers le Palais-Bourbon ; Delessert les rangea en bataille devant les grilles, face au pont de la Concorde et leur fit même distribuer des cartouches.

C’était un excès de précaution, car pour être redoutable la foule qui grossissait aux abords du Corps législatif était d’opinion trop divisée. D’ailleurs il lui manquait un chef ou un mot d’ordre. Tel groupe de curieux où les bourgeois et les boutiquiers se trouvaient en majorité approuvait la conduite des représentans. Ils pensaient que la Chambre, en se déclarant si résolument contre l’Empereur, l’allait contraindre à une nouvelle abdication, qui aurait pour conséquences la paix et la reprise des affaires. Avec le roi, que quelques-uns désiraient en secret et que d’autres se résignaient déjà à accepter, on aurait du moins la tranquillité ! Ils jugeaient comme à la Bourse, où l’on saluait par une hausse de deux francs le plus cruel désastre qu’eussent éprouvé les armes françaises. Ces sentimens avaient dominé autour du Palais-Bourbon pendant une partie de l’après-midi, car l’élément populaire y était encore peu nombreux. Dans les quartiers éloignés, les nouvelles avaient tardé à se répandre. Par une confusion explicable, le bruit avait même couru d’abord que c’était l’impératrice qui était arrivée à Paris. Vers quatre heures seulement, les ouvriers et les fédérés commencèrent à se porter en nombre vers l’Elysée et vers la Chambre. A mesure qu’ils apprenaient les incidens de la séance, ils manifestaient leur mécontentement par des sarcasmes et des menaces contre les représentans et des cris de « Vive l’Empereur ! » Malgré l’effroyable bulletin de la bataille qui venait de paraître en un supplément du Moniteur et en diverses feuilles volantes que l’on se passait de main en main et dont on faisait des lectures à haute voix, ceux-là n’étaient point découragés. La défaite exaltait leur patriotisme, avivait leur haine contre l’étranger, leurs colères contre ses partisans, et laissait entière leur confiance en l’Empereur. Ils voulaient la continuation de la guerre, mais tout leur espoir était Napoléon.

L’Empereur était informé d’instant en instant de tout ce qui se passait au Corps législatif et au Luxembourg. La défection de la Chambre des pairs l’affligea dans ses sentimens plus qu’elle ne déconcerta ses plans. Il ne comptait pas trouver un appui bien efficace dans la Chambre haute qu’il savait aussi déconsidérée déjà que naguère son Sénat. La nouvelle injonction des représentans aux ministres lui donna quelque colère. « Je vous défends de bouger, » dit-il. Tout de même, à moins de recourir à des mesures extrêmes, qu’il était bien loin de vouloir employer, il fallait céder. Après avoir assez longtemps hésité, il autorisa les ministres à se rendre au Corps législatif. Mais afin qu’ils ne parussent point obéir aux ordres factieux de la Chambre, il les y dépêcha comme porteurs d’un second message. D’après l’Acte additionnel, l’Empereur avait le pouvoir de se faire représenter au Parlement par des commissaires de son choix. Il adjoignit aux ministres le prince Lucien en qualité de commissaire extraordinaire. Ses ministres, dont il voyait l’abattement et dont il jugeait la tiédeur, lui semblaient désormais impuissans à défendre ses droits. Pour faire un dernier appel au patriotisme des Chambre, il avait plus de confiance dans l’ardeur et la fermeté de Lucien. « Allez, dit-il, et parlez de l’intérêt de la France, qui doit être cher à tous ses représentans. A votre retour, je prendrai le parti que me dictera mon devoir. «

L’Empereur quitta le salon pour aller respirer un peu sous les grands arbres du jardin. Lucien le suivit. Il avait accepté sa mission à contre-cœur ; il jugeait qu’obtempérer à l’audacieuse sommation des députés en leur envoyant les ministres était déjà une sorte d’abdication. Seul à seul avec l’Empereur, il lui conseilla de nouveau de dissoudre la Chambre. À cette époque, le jardin de l’Elysée avait pour toute clôture un saut de loup et un petit mur très bas, en partie écroulé. La foule qui s’amassait dans l’avenue Marigny en criant : « Vive l’Empereur ! » et : « Des armes ! des armes ! » aperçut Napoléon au débouché de la grande allée. Les acclamations redoublèrent. « Eh bien ! dit Lucien, vous entendez ce peuple ?... Un mot, et les ennemis de l’Empereur auront succombé. Il en est ainsi par toute la France. L’abandonnerez-vous aux factions ? » L’Empereur s’arrêta, salua de la main la foule hurlante, et répondit à son frère, ému jusqu’aux larmes de la grandeur de ses paroles : « Suis-je plus qu’un homme pour ramener une Chambre égarée à l’union qui seule peut nous sauver ? ou suis-je un misérable chef de parti pour allumer la guerre civile ? Non ! jamais ! En brumaire, nous avons pu tirer l’épée pour le bien de la France. Pour le bien de la France, nous devons aujourd’hui jeter cette épée loin de nous. Essayez de ramener les Chambres ; je puis tout avec elles. Sans elles, je pourrais beaucoup pour mon intérêt, mais je ne pourrais pas sauver la patrie. Allez, et je vous défends en sortant de haranguer ce peuple qui me demande des armes. Je tenterai tout pour la France ; je ne veux rien tenter pour moi. »

Quelques instans après, l’Empereur exprima les mêmes sentimens à Benjamin Constant, qu’il avait mandé, et qu’il reçut dans le jardin. Les : « Vive l’Empereur ! » et les cris : « Aux armes ! » continuaient autour de l’Elysée. Benjamin Constant qui, le matin, avait considéré l’abdication comme funeste et qui, depuis la révolte de la Chambre, ne voyait plus d’autre issue, écoutait avec anxiété « ces manifestations d’un enthousiasme en quelque sorte sauvage. » Il songeait à l’unique, mais terrible ressource qui restait à Napoléon, s’il déchaînait la démagogie en l’excitant par les spoliations et le sang. « Cet homme, pensait-il, pourrait être le Marius de la France, et la France deviendrait le tombeau des nobles et peut-être le tombeau des étrangers. » L’Empereur avait longtemps gardé le silence, les yeux fixés sur la foule qui l’acclamait ; il dit soudain : « Vous les voyez ! ce n’est pas eux que j’ai comblés d’honneurs et gorgés d’argent. Que me doivent-ils ? Je les ai trouvés, je les ai laissés pauvres. Mais l’instinct de la nécessité les éclaire, la voix du pays parle en eux. Si je le veux, dans une heure, la Chambre rebelle n’existera plus... Mais la vie d’un homme ne vaut pas ce prix. Je ne veux pas être le roi de la Jacquerie. Je ne suis pas revenu de l’île d’Elbe pour que Paris soit inondé de sang. »


VI

Il était six heures quand Lucien, accompagné des ministres de l’Intérieur, des Affaires étrangères, de la Guerre et de la Police, entra dans la salle des séances. La nouvelle qu’une foule énorme acclamait l’Empereur autour de l’Élysée avait jeté l’alarme parmi les députés. Le bruit courait que des ordres étaient donnés d’assembler les dépôts de la vieille garde et deux bataillons de tirailleurs fédérés pour les faire marcher contre la Chambre. A l’arrivée du Président des Cinq-Cents au 18 brumaire, chacun sentit un léger frisson ; on regardait instinctivement si derrière les commissaires de l’Empereur ne luisaient pas des baïonnettes. L’assemblée reprit son assurance en voyant l’attitude embarrassée de Lucien et la sérénité de Fouché. Sur la demande du prince, la Chambre se forma en comité secret. Lucien fut le message où l’Empereur disait en substance que les négociations allaient être rouvertes pour mettre un terme à la guerre, si cela était compatible avec l’indépendance et l’honneur de la nation, et que le prince Lucien et les ministres étaient chargés de donner à la Chambre tous les renseignemens qu’elle pourrait désirer. « La plus grande union est nécessaire, terminait l’Empereur, et je compte sur la coopération et le patriotisme des Chambres et sur leur attachement à ma personne. » Lucien acheva cette lecture par un appel à l’union entre les corps politiques, puis Davout, Caulaincourt et Carnot, montant tour à tour à la tribune, donnèrent quelques renseignemens d’un optimisme timide sur les ressources militaires et les espérances diplomatiques.

Jay, l’homme de Fouché, prit la parole. « Je ne me dissimule pas, dit-il avec emphase, le danger auquel je m’expose, si la proposition que je vais faire n’est pas soutenue par la Chambre tout entière. Mais dussé-je essuyer le même sort que les anciens députés de la Gironde, je ne reculerai pas devant mon devoir. Avant d’émettre ma proposition, je prie le Président d’interpeller les ministres de déclarer avec franchise sils pensent que la France peut résister aux armées combinées de l’Europe, et si la présence de Napoléon n’est pas un obstacle invincible à la paix ? »

Fouché avait posé la question par la bouche de son compère Jay. Il se chargea lui-même de la réponse. Tandis que les ministres, hésitans, se consultaient du regard, le traître, sans leur laisser le temps de prendre un parti, vint à la tribune et dit négligemment que « les ministres n’avaient rien à ajouter à leurs rapports antérieurs. » Prenant acte de cette déclaration évasive, Jay montra l’armée décimée, épuisée, incapable d’opposer une résistance efficace à l’étranger, dont les forces croîtraient chaque jour, et rappela les manifestes des puissances, « qui s’étaient coalisées non contre l’indépendance de la nation française, mais contre la seule personne de Napoléon. » Encouragé par l’approbation de la Chambre, il interpella Lucien : « Vous, prince, s’écria-t-il, qui avez montré un noble caractère dans l’une et l’autre fortune, souvenez-vous que vous êtes Français, que tout doit céder à l’amour de la patrie. Retournez vers votre frère, dites-lui que l’Assemblée des représentans du peuple attend de lui une résolution qui lui fera plus d’honneur dans l’avenir que ses nombreuses victoires ; dites-lui qu’en abdiquant le pouvoir, il peut sauver la France, qui a fait pour lui de si grands et de si pénibles sacrifices. »

Le coup était porté. Lucien tenta d’y parer. Il opposa aux paroles de Jay sur la désorganisation de l’armée le tableau des ressources qui restaient en hommes et en matériel. « Quant à l’étranger, conclut-il, quelle confiance pouvez-vous avoir dans ses déclarations. Ils ne combattent, disent-ils, que contre l’Empereur. Quelle dérision ! C’est pour envahir la France, c’est pour se partager ses provinces que les puissances se sont armées. Je le répète, ce n’est pas Napoléon que l’Europe veut attaquer, c’est la nation française. Et on propose à la France d’abandonner son Empereur ! On l’exposerait devant le tribunal des peuples à un jugement sévère sur son inconstance et sa légèreté. » À ces mots, La Fayette se lève et s’écrie avec véhémence : « C’est une assertion calomnieuse ! Comment a-t-on osé accuser la nation d’avoir été légère et peu persévérante à l’égard de Napoléon ? Elle l’a suivi dans les sables d’Egypte et dans les déserts de Russie. Et c’est pour l’avoir suivi qu’elle a à regretter le sang de trois millions de Français ! »

Le discours de Lucien, très habile et très éloquent, avait presque ramené l’Assemblée ; sa dernière phrase, qui provoqua la dure réponse de La Fayette, ruina tout l’effet obtenu. Le prince, interdit, ne trouva rien à répliquer. Manuel, Dupin, Lacoste, Girod de l’Ain parlèrent dans le même sens que Jay, appuyant plus ou moins sa motion qu’une députation fût envoyée à l’Empereur pour lui demander d’abdiquer et lui signifier que, s’il s’y refusait, on prononcerait la déchéance. Bien que gagnés à cette proposition, les députés reculèrent au moment de l’adopter ; d’un accord tacite, elle fut temporairement écartée sans être mise aux voix. Comme mesure provisoire, on décida la nomination d’une commission de cinq membres de chaque Chambre pour être associée aux délibérations du conseil des ministres.

La séance redevenue publique à huit heures du soir, la Chambre arrêta que ses délégués seraient son président, Lanjuinais, et ses quatre vice-présidens La Fayette, Flaugergues, Dupont de l’Eure et le général Grenier. Entre temps, Davout crut devoir faire cette déclaration à la tribune : « J’apprends que des malveillans font courir le bruit que j’ai fait avancer des troupes pour cerner l’Assemblée. Ce bruit est injurieux à l’Empereur et à son ministre, qui est bon Français. » De son côté, le général Durosnel, commandant en second la garde nationale, rédigea, sans en référer à l’Empereur ni au ministre de l’Intérieur, un ordre du jour commençant par ces mots : « Au moment où les Chambres vont délibérer sur les moyens de sauver la patrie, il faut que leurs délibérations puissent être calmes ; en conséquence, les postes de la garde nationale y seront doublés, et MM. les chefs de légion tiendront dans chaque mairie une réserve commandée par un capitaine, pour se porter partout où le besoin pourrait l’exiger. » Ces déclarations, ces mesures protectrices, ces adhésions détournées, tout cela n’était point fait, il s’en fallait, pour fléchir l’opposition factieuse des députés.

Du Corps législatif, Lucien et les ministres se rendirent à huit heures et demie à la Chambre des pairs, qui se forma en comité secret. La séance fut très courte. Les commissaires de l’Empereur se bornèrent à lire le message et à inviter la Chambre haute à désigner ses cinq délégués au conseil des ministres. On élut Boissy d’Anglas, Thibaudeau et les généraux Drouot, Dejean et Andréossy.

Lucien retourna à l’Elysée. L’Empereur avait dîné seul, en présence de la princesse Hortense. L’animation qu’il avait montrée tout le jour cédait à la fatigue physique. Il était triste et abattu, causait peu ; sa pensée flottante semblait incapable de se fixer pour une décision quelconque. Tantôt il déclarait vouloir user de ses droits constitutionnels contre la Chambre insurgée, tantôt il parlait d’en finir tout de suite par une seconde abdication. Hortense lui ayant conseillé de prendre des sûretés en écrivant à l’Empereur d’Autriche, ou au Czar, il dit avec force : « Jamais je n’écrirai à mon beau-père. Je lui en veux trop de m’avoir privé de ma femme et de mon fils. C’est trop cruel ! Alexandre n’est qu’un homme ; si j’en suis réduit là, j’aime mieux m’adresser à un peuple, à l’Angleterre. » Lucien lui rendit compte de sa mission sans rien dissimuler des sentimens ouvertement hostiles, presque haineux, de l’Assemblée. « La Chambre, conclut-il, s’est prononcée trop fortement pour qu’il y ait espoir de la ramener. Dans vingt-quatre heures, l’autorité de l’Empereur ou celle de la Chambre doit avoir cessé. Il n’y a que la dissolution ou l’abdication. » C’était aussi l’avis de Bassano et de Caulaincourt, présens à l’entretien. Mais, tandis que Lucien insistait énergiquement pour un coup de force, les deux ministres conseillaient le parti contraire avec une égale fermeté. Ils insinuèrent même que si l’Empereur tardait trop à se soumettre, on prononcerait sa déchéance. « Ils n’oseraient ! » dit Napoléon avec un accent qui décelait plus de doute que de conviction.

Cette journée, déjà si remplie, n’était pas terminée. A onze heures, les princes Joseph et Lucien, tous les ministres et les dix délégués des Chambres se réunirent sous la présidence de Cambacérès dans la grande salle du Conseil d’Etat aux Tuileries. Les ministres n’avaient eu ni le temps ni la liberté d’esprit de méditer « les moyens de salut public, » qui devaient faire l’objet de la délibération. Leur embarras était extrême. Pour dire quelque chose, ils déclarèrent que les ministres d’Etat proposeraient à la Chambre les mesures propres à fournir des hommes et de l’argent et à contenir les ennemis de l’intérieur. On approuva à l’unanimité cette vague déclaration, bien qu’elle fût loin de répondre à l’attente de La Fayette et de ses collègues de la Chambre. Pour eux, le seul « moyen de salut public » était l’abdication. On arriva à en parler, d’abord implicitement. Thibaudeau demanda qu’il fût posé en principe que l’on sacrifierait tout pour la patrie, sauf la liberté constitutionnelle et l’intégrité du territoire. Cette motion, qui impliquait que l’on était prêt à sacrifier l’Empereur, fut votée à une voix de majorité. L’un des députés proposa ensuite d’envoyer au quartier général ennemi des négociateurs au nom des Chambres, puisque les puissances ne voulaient pas traiter avec Napoléon. Seul de ses collègues du Cabinet, Fouché appuya cette motion. Les autres ministres, retenus par un reste de pudeur, objectèrent que ce serait prononcer de fait la déchéance. La proposition fut repoussée, puis reprise et votée par seize voix contre cinq, grâce à ce correctif illusoire que les plénipotentiaires des Chambres seraient nommés avec le consentement de l’Empereur.

La discussion avait échauffé les esprits. La Fayette jugea le moment opportun pour aborder ouvertement le sujet de l’abdication. Lucien l’interrompit : « Si les amis de l’Empereur, dit-il, avaient cru son abdication nécessaire au salut de la France, ils auraient été les premiers à la lui demander. » « C’est parler en vrai Français, reprit La Fayette. J’adopte cette idée. Je demande que nous allions tous chez l’Empereur lui dire que son abdication est devenue nécessaire aux intérêts de la patrie. » Malgré l’insistance de Flaugergues et de Lanjuinais, Cambacérès se défendit de mettre aux voix « une motion de cette espèce. » On se sépara à trois heures du matin, avec la certitude que le jour qui se levait verrait la chute de Napoléon.


HENRY HOUSSAYE.

  1. Le tableau que traçait Napoléon était à peu près exact quant au nombre de soldats et de mobilisés qui se trouvaient aux armées, dans les garnisons et dans les dépôts ou qui étaient en marche pour les rejoindre, et quant à celui des hommes à mettre en activité. Dès le 15 juin, 28 000 hommes de l’armée foudroyée à Waterloo allaient se trouver réunis autour de Laon. Grouchy ramenait 25 000 soldats et toute son artillerie. Les dépôts de Paris et des départemens environnans pouvaient fournir immédiatement 25 000 hommes au moins. Dans les dépôts des départemens plus éloignés, il y avait 46 000 conscrits de 1815 et 120 000 gardes nationaux mobilisés. Un mois plus tard on aurait eu encore 74 000 hommes formant le complément de la conscription de 1815 et 84 000 hommes formant le complément de la levée de la garde nationale mobile. En comprenant les petites armées du Rhin, des Alpes, des Pyrénées, de la Vendée, les garnisons des places : soldats, fusiliers marins, mobilisés, militaires retraités, enfin les tirailleurs fédérés, les douaniers, organisés militairement, les corps francs, etc., la France pouvait encore opposer à l’ennemi plus de 550 000 combattans. Mais l’Empereur se faisait des illusions sur la possibilité d’armer ces masses. On aurait eu assez de canons ; mais les fusils et les chevaux auraient manqué. Il y aurait eu aussi la question d’argent.
  2. S’il est vrai que Bonaparte agit en cela d’après les instructions du Directoire, il est vrai aussi qu’il prit à cœur la libération de La Fayette, à laquelle s’opposait très vivement le cabinet autrichien, et qu’il l’obtint par son ardente persévérance. Voici d’ailleurs en quels termes La Fayette, dans une lettre du 6 octobre 1797, exprimait sa reconnaissance à Bonaparte ; « Les prisonniers d’Olmütz aiment à rendre hommage à leur libérateur... le héros qui a mis notre résurrection au nombre de ses miracles... Nous allons tâcher de rétablir les santés que vous avez sauvées. Nous joindrons aux vœux de notre patriotisme pour la République l’intérêt le plus vif à l’illustre général auquel nous sommes encore plus attachés pour les services qu’il a rendus à la cause de la liberté et à notre patrie que pour les obligations particulières que nous nous glorifions de lui avoir et que la plus vive reconnaissance a gravées à jamais dans notre cœur. »
    Le 6 mars 1798, il écrivait encore à Bonaparte : « … Je vous dois plus que ma liberté et ma vie, puisque ma femme, mes filles, mes camarades de captivité vous reconnaissent aussi pour leur libérateur... J’espère n’avoir pas besoin de vous assurer que ma gratitude durera, comme mon attachement, autant que ma vie. » br/> La Fayette rentra en France grâce au 18 Brumaire, qu’il fut bien loin de blâmer. Le 20 mai 1802, il écrivit au Premier Consul : « Le 18 Brumaire sauva la France. »
  3. La Fayette à Mme d’Hénin, Paris, 29 juin 1815.
    Il est difficile de révoquer en doute cette assertion précise d’une lettre écrite par La Fayette huit jours après les événemens et où il n’avait aucun intérêt à compromettre ou à faire valoir Regnaud. On peut dire que Regnaud, persuadé que l’Empereur était condamné de toute façon et s’imaginant que l’abdication assurerait la couronne au Prince impérial tandis qu’une tentative contre la Chambre perdrait Napoléon Ier avec Napoléon Ier, crut devoir employer tous les moyens pour paralyser son souverain. L’Empereur a dit, à Sainte-Hélène : « Regnaud m’a trahi un des premiers. "