La Seconde Surprise de l’amour/Acte III

Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 326-348).
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ACTE TROISIÈME


Scène première

HORTENSIUS, seul.

N’est-ce pas une chose étrange, qu’un homme comme moi n’ait point de fortune ! Posséder le grec et le latin, et ne pas posséder dix pistoles ? Ô divin Homère ! Ô Virgile ! et vous, gentil Anacréon ! Vos doctes interprètes ont de la peine à vivre ; bientôt je n’aurai plus d’asile. J’ai vu la marquise irritée contre le chevalier ; mais incontinent je l’ai vue dans le jardin discourir avec lui de la manière la plus bénévole. Quels solécismes de conduite ! Est-ce que l’amour m’expulserait d’ici ?



Scène II

HORTENSIUS, LISETTE, LUBIN.
Lubin, gaillardement.

Tiens, Lisette, le voilà bien à propos pour lui faire nos adieux. (En riant.) Ah, ah, ah !

Hortensius.

À qui en veut cet étourdi-là, avec son transport de joie ?

Lubin.

Allons, gai, camarade cocteur ; comment va la philosophie ?

Hortensius.

Pourquoi me faites-vous cette question-là ?

Lubin.

Ma foi, je n’en sais rien, si ce n’est pour entrer en conversation.

Lisette.

Allons, allons, venons au fait.

Lubin.

Encore un petit mot, docteur : n’avez-vous jamais couché dans la rue ?

Hortensius.

Que signifie ce discours ?

Lubin.

C’est que cette nuit vous en aurez le plaisir ; le vent de bise vous en dira deux mots.

Lisette.

N’amusons point davantage monsieur Hortensius. Tenez, monsieur, voilà de l’or que madame m’a chargé de vous donner, moyennant quoi, comme elle prend congé de vous, vous pouvez prendre congé d’elle. À mon égard, je salue votre érudition, et je suis votre très humble servante.

(Elle lui fait la révérence.)
Lubin.

Et moi votre serviteur.

Hortensius.

Quoi, madame me renvoie ?

Lisette.

Non pas, monsieur, elle vous prie seulement de vous retirer.

Lubin.

Et vous qui êtes honnête, vous ne refuserez rien aux prières de madame.

Hortensius.

Savez-vous la raison de cela, mademoiselle Lisette ?

Lisette.

Non : mais en gros je soupçonne que cela pourrait venir de ce que vous l’ennuyez.

Lubin.

Et en détail, de ce que nous sommes bien aises de nous aimer en paix, en dépit de la philosophie que vous avez dans la tête.

Lisette.

Tais-toi.

Hortensius.

J’entends, c’est que madame la marquise et monsieur le chevalier ont de l’inclination l’un pour l’autre.

Lisette.

Je n’en sais rien, ce ne sont pas mes affaires.

Lubin.

Eh bien, tout coup vaille ! quand ce serait de l’inclination, quand ce serait des passions, des soupirs, des flammes, et de la noce après : il n’y a rien de si gaillard ; on a un cœur, on s’en sert, cela est naturel.

Lisette, à Lubin.

Finis tes sottises. (À Hortensius.) Vous voilà averti, monsieur ; je crois que cela suffit.

Lubin.

Adieu, touchez là, et partez ferme ; il n’y aura pas de mal à doubler le pas.

Hortensius.

Dites à madame que je me conformerai à ses ordres.



Scène III

LISETTE, LUBIN.
Lisette.

Enfin, le voilà congédié ; c’est pourtant un amant que je perds.

Lubin.

Un amant ! Quoi ! ce vieux radoteur t’aimait ?

Lisette.

Sans doute ; il voulait me faire des arguments.

Lubin.

Hum !

Lisette.

Des arguments, te dis-je ; mais je les ai fort bien repoussés avec d’autres.

Lubin.

Des arguments ! Voudrais-tu bien m’en pousser un, pour voir ce que c’est ?

Lisette.

Il n’y a rien de si aisé. Tiens, en voilà un : tu es un joli garçon, par exemple.

Lubin.

Cela est vrai.

Lisette.

J’aime tout ce qui est joli, ainsi je t’aime : c’est là ce que l’on appelle un argument.

Lubin.

Pardi, tu n’as que faire du docteur pour cela, je t’en ferai aussi bien qu’un autre. Gageons un petit baiser que je t’en donne une douzaine.

Lisette.

Je gagerai quand nous serons mariés, parce que je serai bien aise de perdre.

Lubin.

Bon ! quand nous serons mariés, j’aurai toujours gagné sans faire de gageure.

Lisette.

Paix ! j’entends quelqu’un qui vient ; je crois que c’est monsieur le comte : madame m’a chargé d’un compliment pour lui, qui ne le réjouira pas.



Scène IV

LE COMTE, LISETTE, LUBIN.
Le Comte, d’un air ému.

Bonjour, Lisette ; je viens de rencontrer Hortensius, qui m’a dit des choses bien singulières. La marquise le renvoie, à ce qu’il dit, parce qu’elle aime le chevalier, et qu’elle l’épouse. Cela est-il vrai ? Je vous prie de m’instruire…

Lisette.

Mais, monsieur le comte, je ne crois pas que cela soit, et je n’y vois pas encore d’apparence. Hortensius lui déplaît, elle le congédie ; voilà tout ce que j’en puis dire.

Le Comte, à Lubin.

Et toi, n’en sais-tu pas davantage ?

Lubin.

Non, monsieur le comte, je ne sais que mon amour pour Lisette : voilà toutes mes nouvelles.

Lisette.

Madame la marquise est si peu disposée à se marier, qu’elle ne veut pas même voir d’amants : elle m’a dit de vous prier de ne pas vous obstiner à l’aimer.

Le Comte.

Non plus qu’à la voir, sans doute ?

Lisette.

Mais je crois que cela revient au même.

Lubin.

Oui, qui dit l’un dit l’autre.

Le Comte.

Que les femmes sont inconcevables ! Le chevalier est ici, apparemment ?

Lisette.

Je crois que oui.

Lubin.

Leurs sentiments d’amitié ne permettent pas qu’ils se séparent.

Le Comte.

Ah ! avertissez, je vous prie, le chevalier, que je voudrais lui dire un mot.

Lisette.

J’y vais de ce pas, monsieur le comte.

(Lubin sort avec Lisette, en saluant le comte.)



Scène V

LE COMTE, seul.

Qu’est-ce que cela signifie ? Est-ce de l’amour qu’ils ont l’un pour l’autre ? Le chevalier va venir, interrogeons son cœur pour en tirer la vérité. Je vais me servir d’un stratagème, qui, tout commun qu’il est, ne laisse pas souvent de réussir.



Scène VI

LE CHEVALIER, LE COMTE.
Le Chevalier.

On m’a dit que vous me demandiez ; puis-je vous rendre quelque service, monsieur ?

Le Comte.

Oui, chevalier, vous pouvez véritablement m’obliger.

Le Chevalier.

Pardi, si je le puis, cela vaut fait.

Le Comte.

Vous m’avez dit que vous n’aimiez pas la marquise.

Le Chevalier.

Que dites-vous là ? je l’aime de tout mon cœur.

Le Comte.

J’entends que vous n’aviez pas d’amour pour elle.

Le Chevalier.

Ah ! c’est une autre affaire, et je me suis expliqué là-dessus.

Le Comte.

Je le sais, mais êtes-vous dans les mêmes sentiments ? Ne s’agit-il point à présent d’amour, absolument ?

Le Chevalier, riant.

Eh ! mais, en vérité, par où jugez-vous qu’il y en ait ? Qu’est-ce que c’est que cette idée-là ?

Le Comte.

Moi, je n’en juge point, je vous le demande.

Le Chevalier.

Hum ! vous avez pourtant la mine d’un homme qui le croit.

Le Comte.

Eh bien, débarrassez-vous de cela ; dites-moi oui ou non.

Le Chevalier, riant.

Eh, eh ! monsieur le comte, un homme d’esprit comme vous ne doit point faire de chicane sur les mots ; le oui et le non, qui ne se sont point présentés à moi, ne valent pas mieux que le langage que je vous tiens ; c’est la même chose, assurément : il y a entre la marquise et moi une amitié et des sentiments vraiment respectables. Êtes-vous content ? Cela est-il net ? Voilà du français.

Le Comte, à part.

Pas trop… (Haut.) On ne saurait mieux dire, et j’ai tort ; mais il faut pardonner aux amants, ils se méfient de tout.

Le Chevalier.

Je sais ce qu’ils sont par mon expérience. Revenons à vous et à vos amours, je m’intéresse beaucoup à ce qui vous regarde ; mais n’allez pas encore empoisonner ce que je vais vous dire ; ouvrez-moi votre cœur. Est-ce que vous voulez continuer d’aimer la marquise ?

Le Comte.

Toujours.

Le Chevalier.

Entre nous, il est étonnant que vous ne vous lassiez pas de son indifférence. Parbleu, il faut quelques sentiments dans une femme. Vous hait-elle ? on combat sa haine. Ne lui déplaisez-vous pas ? on espère ; mais une femme qui ne répond rien, comment se conduire avec elle ? par où prendre son cœur ? un cœur qui ne se remue ni pour ni contre ; qui n’est ni ami ni ennemi, qui n’est rien, qui est mort, le ressuscite-t-on ? Je n’en crois rien ; et c’est pourtant ce que vous voulez faire.

Le Comte, finement.

Non, non, chevalier, je vous parle confidemment, à mon tour. Je n’en suis pas tout à fait réduit à une entreprise si chimérique, et le cœur de la marquise n’est pas si mort que vous le pensez : m’entendez-vous ? Vous êtes distrait.

Le Chevalier.

Vous vous trompez ; je n’ai jamais eu plus d’attention.

Le Comte.

Elle savait mon amour, je lui en parlais, elle écoutait.

Le Chevalier.

Elle écoutait ?

Le Comte.

Oui, je lui demandais du retour.

Le Chevalier.

C’est l’usage ; et à cela quelle réponse ?

Le Comte.

On me disait de l’attendre.

Le Chevalier.

C’est qu’il était tout venu.

Le Comte, à part.

Il l’aime… (Haut.) Cependant aujourd’hui elle ne veut pas me voir, j’attribue cela à ce que j’avais été quelques jours sans paraître, avant que vous arrivassiez : la marquise est la femme de France la plus fière.

Le Chevalier.

Ah ! je la trouve passablement humiliée d’avoir cette fierté-là.

Le Comte.

Je vous ai prié tantôt de me raccommoder avec elle, et je vous en prie encore.

Le Chevalier.

Eh ! vous vous moquez ? cette femme-là vous adore.

Le Comte.

Je ne dis pas cela.

Le Chevalier.

Et moi, qui ne m’en soucie guère, je le dis pour vous.

Le Comte.

Ce qui m’en plaît, c’est que vous le dites sans jalousie.

Le Chevalier.

Oh ! parbleu, si cela vous plaît, vous êtes servi à souhait ; car je vous dirai que j’en suis charmé, que je vous en félicite, et que je vous embrasserais volontiers.

Le Comte.

Embrassez donc, mon cher.

Le Chevalier.

Ah ! ce n’est pas la peine ; il me suffit de m’en réjouir sincèrement, et je vais vous en donner des preuves qui ne seront point équivoques.

Le Comte.

Je voudrais bien vous en donner de ma reconnaissance, moi ; et si vous étiez d’humeur à accepter celle que j’imagine, ce serait alors que je serais bien sûr de vous. À l’égard de la marquise…

Le Chevalier.

Comte, finissons : vous autres amants, vous n’avez que votre amour et ses intérêts dans la tête, et toutes ces folies-là n’amusent point les autres. Parlons d’autre chose : de quoi s’agit-il ?

Le Comte.

Dites-moi, mon cher, auriez-vous renoncé au mariage ?

Le Chevalier.

Oh ! parbleu, c’en est trop : faut-il que j’y renonce pour vous mettre en repos ? Non, monsieur ; je vous demande grâce pour ma postérité, s’il vous plaît. Je n’irai point sur vos brisées, mais qu’on me trouve un parti convenable, et demain je me marie ; et, qui plus est, c’est que cette marquise, qui ne vous sort pas de l’esprit, tenez, je m’engage à la prier de la fête.

Le Comte.

Ma foi, chevalier, vous me ravissez ; je sens bien que j’ai affaire au plus franc de tous les hommes ; vos dispositions me charment. Mon cher ami, continuons. Vous connaissez ma sœur ; que pensez-vous d’elle ?

Le Chevalier.

Ce que j’en pense ?… Votre question me fait ressouvenir qu’il y a longtemps que je ne l’ai vue, et qu’il faut que vous me présentiez à elle.

Le Comte.

Vous m’avez dit cent fois qu’elle était digne d’être aimée du plus honnête homme. On l’estime ; vous connaissez son bien, vous lui plairez, j’en suis sûr ; et si vous ne voulez qu’un parti convenable, en voilà un.

Le Chevalier.

En voilà un… vous avez raison… oui… votre idée est admirable : elle est amie de la marquise, n’est-ce pas ?

Le Comte.

Je crois que oui.

Le Chevalier.

Allons, cela est bon, et je veux que ce soit moi qui lui annonce la chose. Je crois que c’est elle qui entre, retirez-vous pour quelques moments dans ce cabinet ; vous allez voir ce qu’un rival de mon espèce est capable de faire, et vous paraîtrez quand je vous appellerai. Partez, point de remerciement, un jaloux n’en mérite point.



Scène VII

LE CHEVALIER, seul.

Parbleu, madame, je suis donc cet ami qui devait vous tenir lieu de tout : vous m’avez joué, femme que vous êtes ; mais vous allez voir combien je m’en soucie.



Scène VIII

LA MARQUISE, LE CHEVALIER.
La Marquise.

Le comte, dit-on, était avec vous, chevalier. Vous avez été bien longtemps ensemble ; de quoi était-il question ?

Le Chevalier, sérieusement.

De pures visions de sa part, marquise ; mais des visions qui m’ont chagriné, parce qu’elles vous intéressent, et dont la première a d’abord été de me demander si je vous aimais.

La Marquise.

Mais je crois que cela n’est pas douteux.

Le Chevalier.

Sans difficulté ; mais prenez garde, il parlait d’amour, et non pas d’amitié.

La Marquise.

Ah ! il parlait d’amour ? Il est bien curieux. À votre place, je n’aurais pas seulement voulu les distinguer ; qu’il devine.

Le Chevalier.

Non pas, marquise, il n’y avait pas moyen de jouer là-dessus, car il vous enveloppait dans ses soupçons, et vous faisait pour moi le cœur plus tendre que je ne mérite ; vous voyez bien que cela était sérieux ; il fallait une réponse décisive, aussi l’ai-je faite, et l’ai bien assuré qu’il se trompait et qu’absolument il ne s’agissait point d’amour entre nous deux, absolument.

La Marquise.

Mais croyez-vous l’avoir persuadé, et croyez-vous lui avoir dit cela d’un ton bien vrai, du ton d’un homme qui le sent ?

Le Chevalier.

Oh ! ne craignez rien, je l’ai dit de l’air dont on dit la vérité. Comment donc, je serais très fâché, à cause de vous, que le commerce de notre amitié rendît vos sentiments équivoques ; mon attachement pour vous est trop délicat pour profiter de l’honneur que cela me ferait ; mais j’y ai mis bon ordre, et cela par une chose tout à fait imprévue : vous connaissez sa sœur, elle est riche, très aimable, et de vos amies, même.

La Marquise.

Assez médiocrement.

Le Chevalier.

Dans la joie qu’il a eu de perdre ses soupçons, le comte me l’a proposée ; et comme il y a des instants et des réflexions qui nous déterminent tout d’un coup, ma foi j’ai pris mon parti ; nous sommes d’accord, et je dois l’épouser. Ce n’est pas là tout, c’est que je me suis encore chargé de vous parler en faveur du comte, et je vous en parle du mieux qu’il m’est possible ; vous n’aurez pas le cœur inexorable, et je ne crois pas la proposition fâcheuse.

La Marquise, froidement.

Non, monsieur ; je vous avoue que le comte ne m’a jamais déplu.

Le Chevalier.

Ne vous a jamais déplu ! C’est fort bien fait. Mais pourquoi donc m’avez-vous dit le contraire ?

La Marquise.

C’est que je voulais me le cacher à moi-même, et il l’ignore aussi.

Le Chevalier.

Point du tout, madame, car il vous écoute.

La Marquise.

Lui ?



Scène IX

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LE COMTE.
Le Comte.

J’ai suivi les conseils du chevalier, madame ; permettez que mes transports vous marquent la joie où je suis.

(Il se jette aux genoux de la marquise.)
La Marquise.

Levez-vous, comte, vous pouvez espérer.

Le Comte.

Que je suis heureux ! et toi, chevalier, que ne te dois-je pas ? Mais, madame, achevez de me rendre le plus content de tous les hommes. Chevalier, joignez vos prières aux miennes.

Le Chevalier, d’un air agité.

Vous n’en avez pas besoin, monsieur ; j’avais promis de parler pour vous ; j’ai tenu parole, je vous laisse ensemble, je me retire. (À part.) Je me meurs.

Le Comte.

J’irai te retrouver chez toi.



Scène X

LA MARQUISE, LE COMTE.
Le Comte.

Madame, il y a longtemps que mon cœur est à vous ; consentez à mon bonheur, que cette aventure-ci vous détermine ; souvent il n’en faut pas davantage. J’ai ce soir affaire chez mon notaire, je pourrais vous l’amener ici, nous y souperions avec ma sœur qui doit venir vous voir ; le chevalier s’y trouverait ; vous verriez ce qu’il vous plairait de faire ; des articles sont bientôt passés, et ils n’engagent qu’autant qu’on veut ; ne me refusez pas, je vous en conjure.

La Marquise.

Je ne saurais vous répondre, je me sens un peu indisposée ; laissez-moi me reposer, je vous prie.

Le Comte.

Je vais toujours prendre les mesures qui pourront vous engager à m’assurer vos bontés.



Scène XI

LA MARQUISE, seule.

Ah ! je ne sais où j’en suis, respirons : d’où vient que je soupire ? les larmes me coulent des yeux ; je me sens saisie de la tristesse la plus profonde, et je ne sais pourquoi. Qu’ai-je affaire de l’amitié du chevalier ? L’ingrat qu’il est ! il se marie : l’infidélité d’un amant ne me toucherait point, celle d’un ami me désespère ; le comte m’aime, j’ai dit qu’il ne me déplaisait pas ; mais où ai-je donc été chercher tout cela ?



Scène XII

LA MARQUISE, LISETTE.
Lisette.

Madame, je vous avertis qu’on vient de renvoyer madame la comtesse, mais elle a dit qu’elle repasserait sur le soir ; voulez-vous y être ?

La Marquise.

Non, jamais, Lisette ; je ne saurais.

Lisette.

Êtes-vous indisposée, madame ? Vous avez l’air bien abattue ; qu’avez-vous donc ?

La Marquise.

Hélas ! Lisette, on me persécute, on veut que je me marie.

Lisette.

Vous marier ! à qui donc ?

La Marquise.

Au plus haïssable de tous les hommes ; à un homme que le hasard a destiné pour me faire du mal, et pour m’arracher, malgré moi, des discours que j’ai tenus, sans savoir ce que je disais.

Lisette.

Mais il n’est venu que le comte.

La Marquise.

Eh ! c’est lui-même.

Lisette.

Et vous l’épousez ?

La Marquise.

Je n’en sais rien ; je te dis qu’il le prétend.

Lisette.

Il le prétend ? Mais qu’est-ce que c’est donc que cette aventure-là ? Elle ne ressemble à rien.

La Marquise.

Je ne saurais te la mieux dire ; c’est le chevalier, c’est ce misanthrope-là qui est cause de cela : il m’a fâchée, le comte en a profité, je ne sais comment ; ils veulent souper ce soir ici ; ils ont parlé de notaire, d’articles ; je les laissais dire ; le chevalier est sorti, il se marie aussi ; le comte lui donne sa sœur ; car il ne manquait qu’une sœur, pour achever de me déplaire, à cet homme-là…

Lisette.

Quand le chevalier l’épouserait, que vous importe ?

La Marquise.

Veux-tu que je sois la belle-sœur d’un homme qui m’est devenu insupportable ?

Lisette.

Eh ! mort de ma vie ! ne la soyez pas, renvoyez le comte !

La Marquise.

Eh ! sur quel prétexte ? Car enfin, quoiqu’il me fâche, je n’ai pourtant rien à lui reprocher.

Lisette.

Oh ! je m’y perds, madame ; je n’y comprends plus rien.

La Marquise.

Ni moi non plus : je ne sais plus où j’en suis, je ne saurais me démêler, je me meurs ! Qu’est-ce que c’est donc que cet état-là ?

Lisette.

Mais c’est, je crois, ce maudit chevalier qui est cause de tout cela ; et pour moi je crois que cet homme-là vous aime.

La Marquise.

Eh ! non, Lisette ; on voit bien que tu te trompes.

Lisette.

Voulez-vous m’en croire, madame ? ne le revoyez plus.

La Marquise.

Eh ! laisse-moi, Lisette, tu me persécutes aussi ! Ne me laissera-t-on jamais en repos ? En vérité, la situation où je me trouve est bien triste !

Lisette.

Votre situation, je la regarde comme une énigme.



Scène XIII

LA MARQUISE, LISETTE, LUBIN.
Lubin.

Madame, monsieur le chevalier, qui est dans un état à faire compassion…

La Marquise.

Que veut-il dire ? demande-lui ce qu’il a, Lisette.

Lubin.

Hélas ! je crois que son bon sens s’en va : tantôt il marche, tantôt il s’arrête ; il regarde le ciel, comme s’il ne l’avait jamais vu ; il dit un mot, il en bredouille un autre, et il m’envoie savoir si vous voulez bien qu’il vous voie.

La Marquise.

Ne me conseilles-tu pas de le voir ? Oui, n’est-ce pas ?

Lisette.

Oui, madame ; du ton dont vous me le demandez, je vous le conseille.

Lubin.

Il avait d’abord fait un billet pour vous, qu’il m’a donné.

La Marquise.

Voyons donc.

Lubin.

Tout à l’heure, madame. Quand j’ai eu ce billet, il a couru après moi : Rends-moi le papier ; je l’ai rendu. Tiens, va le porter ; je l’ai donc repris. Rapporte le papier ; je l’ai rapporté. Ensuite il a laissé tomber le billet en se promenant, et je l’ai ramassé sans qu’il l’ait vu, afin de vous l’apporter comme à sa bonne amie, pour voir ce qu’il y a, et s’il y a quelque remède à sa peine.

La Marquise.

Montre donc.

Lubin.

Le voici ; et tenez, voilà l’écrivain qui arrive.



Scène XIV

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LISETTE.
La Marquise, à Lisette.

Sors, il sera peut-être bien aise de n’avoir point de témoins, d’être seul.



Scène XV

LE CHEVALIER, LA MARQUISE.
Le Chevalier prend de longs détours.

Je viens prendre congé de vous, et vous dire adieu, madame.

La Marquise.

Vous, monsieur le chevalier ? et où allez-vous donc ?

Le Chevalier.

Où j’allais quand vous m’avez arrêté.

La Marquise.

Mon dessein n’était pas de vous arrêter pour si peu de temps.

Le Chevalier.

Ni le mien de vous quitter si tôt, assurément.

La Marquise.

Pourquoi donc me quittez-vous ?

Le Chevalier.

Pourquoi je vous quitte ? Eh ! marquise, que vous importe de me perdre, dès que vous épousez le comte ?

La Marquise.

Tenez, chevalier, vous verrez qu’il y a encore du malentendu dans cette querelle-là : ne précipitez rien, je ne veux point que vous partiez, j’aime mieux avoir tort.

Le Chevalier.

Non, marquise, c’en est fait ; il ne m’est plus possible de rester, mon cœur ne serait plus content du vôtre.

La Marquise, avec douleur.

Je crois que vous vous trompez.

Le Chevalier.

Si vous saviez combien je vous dis vrai ! combien nos sentiments sont différents !…

La Marquise.

Pourquoi différents ? Il faudrait donner un peu plus d’étendue à ce que vous dites là, chevalier ; je ne vous entends pas bien.

Le Chevalier.

Ce n’est qu’un seul mot qui m’arrête.

La Marquise, avec un peu d’embarras.

Je ne puis deviner, si vous ne me le dites.

Le Chevalier.

Tantôt je m’étais expliqué dans un billet que je vous avais écrit.

La Marquise.

À propos de billet, vous me faites ressouvenir que l’on m’en a apporté un quand vous êtes venu.

Le Chevalier, intrigué.

Et de qui est-il, madame ?

La Marquise.

Je vous le dirai. (Elle lit.) Je devais, madame, regretter Angélique toute ma vie ; cependant, le croiriez-vous ? je pars aussi pénétré d’amour pour vous que je le fus jamais pour elle.

Le Chevalier.

Ce que vous lisez là, madame, me regarde-t-il ?

La Marquise.

Tenez, chevalier, n’est-ce pas là le mot qui vous arrête ?

Le Chevalier.

C’est mon billet ! Ah ! marquise, que voulez-vous que je devienne ?

La Marquise.

Je rougis, chevalier ; c’est vous répondre.

Le Chevalier, lui baisant la main.

Mon amour pour vous durera autant que ma vie.

La Marquise.

Je ne vous le pardonne qu’à cette condition-là.



Scène XVI

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LE COMTE.
Le Comte.

Que vois-je, monsieur le chevalier ? voilà de grands transports !

Le Chevalier.

Il est vrai, monsieur le comte ; quand vous me disiez que j’aimais madame, vous connaissiez mieux mon cœur que moi ; mais j’étais dans la bonne foi, et je suis sûr de vous paraître excusable.

Le Comte.

Et vous, madame ?

La Marquise.

Je ne croyais pas l’amitié si dangereuse.

Le Comte.

Ah ! ciel !



Scène XVII

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, LISETTE, LUBIN.
Lisette.

Madame, il y a là-bas un notaire que le comte a amené.

Le Chevalier.

Le retiendrons-nous, madame ?

La Marquise.

Faites, je ne me mêle plus de rien.

Lisette, au chevalier.

Ah ! je commence à comprendre : le comte s’en va, le notaire reste, et vous vous mariez.

Lubin.

Et nous aussi, et il faudra que votre contrat fasse la fondation du nôtre : n’est-ce pas, Lisette ? Allons, de la joie.