La Seconde Surprise de l’amour/Acte I

Théâtre, volume I, Texte établi par Émile Faguet, Nelson (p. 259-293).
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ACTE PREMIER


Scène première

LA MARQUISE, LISETTE.
(La Marquise entre tristement sur la scène ; Lisette la suit sans qu’elle le sache.)
La Marquise, s’arrêtant et soupirant.

Ah !

Lisette, derrière elle.

Ah !

La Marquise.

Qu’est-ce que j’entends là ? Ah ! c’est vous ?

Lisette.

Oui, madame.

La Marquise.

De quoi soupirez-vous ?

Lisette.

Moi ? de rien : vous soupirez, je prends cela pour une parole, et je vous réponds de même.

La Marquise.

Fort bien ; mais qui est-ce qui vous a dit de me suivre ?

Lisette.

Qui me l’a dit, madame ? Vous m’appelez, je viens ; vous marchez, je vous suis : j’attends le reste.

La Marquise.

Je vous ai appelée, moi ?

Lisette.

Oui, madame.

La Marquise.

Allez, vous rêvez ; retournez-vous-en, je n’ai pas besoin de vous.

Lisette.

Retournez-vous-en ! les personnes affligées ne doivent point rester seules, madame.

La Marquise.

Ce sont mes affaires ; laissez-moi.

Lisette.

Cela ne fait qu’augmenter leur tristesse.

La Marquise.

Ma tristesse me plaît.

Lisette.

Et c’est à ceux qui vous aiment à vous secourir dans cet état-là ; je ne veux pas vous laisser mourir de chagrin.

La Marquise.

Ah ! voyons donc où cela ira.

Lisette.

Pardi ! il faut bien se servir de sa raison dans la vie, et ne pas quereller les gens qui sont attachés à nous.

La Marquise.

Il est vrai que votre zèle est fort bien entendu ; pour m’empêcher d’être triste, il me met en colère.

Lisette.

Eh bien, cela distrait toujours un peu : il vaut mieux quereller que soupirer.

La Marquise.

Eh ! laissez-moi, je dois soupirer toute ma vie.

Lisette.

Vous devez, dites-vous ? Oh ! vous ne payerez jamais cette dette-là ; vous êtes trop jeune, elle ne saurait être sérieuse.

La Marquise.

Eh ! ce que je dis là n’est que trop vrai : il n’y a plus de consolation pour moi, il n’y en a plus ; après deux ans de l’amour le plus tendre, épouser ce que l’on aime, ce qu’il y avait de plus aimable au monde, l’épouser, et le perdre un mois après !

Lisette.

Un mois ! c’est toujours autant de pris. Je connais une dame qui n’a gardé son mari que deux jours ; c’est cela qui est piquant.

La Marquise.

J’ai tout perdu, vous dis-je.

Lisette.

Tout perdu ! Vous me faites trembler : est-ce que tous les hommes sont morts ?

La Marquise.

Eh ! que m’importe qu’il reste des hommes ?

Lisette.

Ah ! madame, que dites-vous là ? Que le ciel les conserve ; ne méprisons jamais nos ressources.

La Marquise.

Mes ressources ! À moi, qui ne veux plus m’occuper que de ma douleur ! moi, qui ne vis presque plus que par un effort de raison !

Lisette.

Comment donc par un effort de raison ? Voilà une pensée qui n’est pas de ce monde ; mais vous êtes bien fraîche pour une personne qui se fatigue tant.

La Marquise.

Je vous prie, Lisette, point de plaisanterie ; vous me divertissez quelquefois, mais je ne suis pas à présent en situation de vous écouter.

Lisette.

Ah çà, madame, sérieusement, je vous trouve le meilleur visage du monde ; voyez ce que c’est : quand vous aimiez la vie, peut-être que vous n’étiez pas si belle ; la peine de vivre vous donne un air plus vif et plus mutin dans les yeux, et je vous conseille de batailler toujours contre la vie ; cela vous réussit on ne peut pas mieux.

La Marquise.

Que vous êtes folle ! je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Lisette.

N’auriez-vous pas dormi en rêvant que vous ne dormiez point ? car vous avez le teint bien reposé ; mais vous êtes un peu trop négligée, et je suis d’avis de vous arranger un peu la tête. La Brie, qu’on apporte ici la toilette de madame.

La Marquise.

Qu’est-ce que tu vas faire ? Je n’en veux point.

Lisette.

Vous n’en voulez point ! vous refusez le miroir, un miroir, madame ! Savez-vous bien que vous me faites peur ? Cela serait sérieux, pour le coup, et nous allons voir cela : il ne sera pas dit que vous serez charmante impunément ; il faut que vous le voyiez, et que cela vous console, et qu’il vous plaise de vivre. (On apporte la toilette. Elle prend un siège.) Allons, madame, mettez-vous là, que je vous ajuste : tenez, le savant que vous avez pris chez vous ne vous lira point de livre si consolant que ce que vous allez voir.

La Marquise.

Oh ! tu m’ennuies : qu’ai-je besoin d’être mieux que je ne suis ? Je ne veux voir personne.

Lisette.

De grâce, un petit coup d’œil sur la glace, un seul petit coup d’œil ; quand vous ne le donneriez que de côté, tâtez-en seulement.

La Marquise.

Si tu voulais bien me laisser en repos.

Lisette.

Quoi ! votre amour-propre ne dit plus mot, et vous n’êtes pas à l’extrémité ! cela n’est pas naturel, et vous trichez. Faut-il vous parler franchement ? je vous disais que vous étiez plus belle qu’à l’ordinaire ; mais la vérité est que vous êtes très changée, et je voulais vous attendrir un peu pour un visage que vous abandonnez bien durement.

La Marquise.

Il est vrai que je suis dans un terrible état.

Lisette.

Il n’y a donc qu’à emporter la toilette ? La Brie, remettez cela où vous l’avez pris.

La Marquise.

Je ne me pique plus ni d’agrément ni de beauté.

Lisette.

Madame, la toilette s’en va, je vous en avertis.

La Marquise.

Mais, Lisette, je suis donc bien épouvantable ?

Lisette.

Extrêmement changée.

La Marquise.

Voyons donc, car il faut bien que je me débarrasse de toi.

Lisette.

Ah ! je respire, vous voilà sauvée : allons, courage, madame.

(On rapporte le miroir.)
La Marquise.

Donne le miroir ; tu as raison, je suis bien abattue.

Lisette, lui donnant le miroir.

Ne serait-ce pas un meurtre que de laisser dépérir ce teint-là, qui n’est que lis et que rose quand on en a soin ? Rangez-moi ces cheveux qui sont épars, et qui vous cachent les yeux : ah ! les fripons, comme ils ont encore l’œillade assassine ; ils m’auraient déjà brûlée si j’étais de leur compétence ; ils ne demandent qu’à faire du mal.

La Marquise, rendant le miroir.

Tu rêves ; on ne peut pas les avoir plus battus.

Lisette.

Oui, battus. Ce sont de bons hypocrites : que l’ennemi vienne, il verra beau jeu. Mais voici, je pense, un domestique de monsieur le Chevalier. C’est ce valet de campagne si naïf, qui vous a tant diverti il y a quelques jours.

La Marquise.

Que me veut son maître ? Je ne vois personne.

Lisette.

Il faut bien l’écouter.



Scène II

LUBIN, LA MARQUISE, LISETTE.
Lubin.

Madame, pardonnez l’embarras…

Lisette.

Abrège, abrège, il t’appartient bien d’embarrasser madame !

Lubin.

Il vous appartient bien de m’interrompre, m’amie ; est-ce qu’il ne m’est pas libre d’être honnête ?

La Marquise.

Finis, de quoi s’agit-il ?

Lubin.

Il s’agit, madame, que monsieur le chevalier m’a dit… ce que votre femme de chambre m’a fait oublier.

Lisette.

Quel original !

Lubin.

Cela est vrai ; mais quand la colère me prend, ordinairement la mémoire me quitte.

La Marquise.

Retourne donc savoir ce que tu me veux.

Lubin.

Oh ! ce n’est pas la peine, madame, et je m’en ressouviens à cette heure ; c’est que nous arrivâmes hier tous deux à Paris, monsieur le chevalier et moi, et que nous en partons demain pour n’y revenir jamais ; ce qui fait que monsieur le chevalier vous mande, que vous ayez à trouver bon qu’il ne vous voie point cette après-dînée, et qu’il ne vous assure point de ses respects, sinon ce matin, si cela ne vous déplaisait pas, pour vous dire adieu, à cause de l’incommodité de ses embarras.

Lisette.

Tout ce galimatias-là signifie que monsieur le chevalier souhaiterait vous voir à présent.

La Marquise.

Sais-tu ce qu’il a à me dire ? Car je suis dans l’affliction.

Lubin, d’un ton triste, et à la fin pleurant.

Il a à vous dire que vous ayez la bonté de l’entretenir un quart d’heure ; pour ce qui est d’affliction, ne vous embarrassez pas, madame, il ne nuira pas à la vôtre ; au contraire, car il est encore plus triste que vous, et moi aussi ; nous faisons compassion à tout le monde.

Lisette.

Mais, en effet, je crois qu’il pleure.

Lubin.

Oh ! vous ne voyez rien, je pleure bien autrement quand je suis seul ; mais je me retiens par honnêteté.

Lisette.

Tais-toi.

La Marquise.

Dis à ton maître qu’il peut venir, et que je l’attends ; et vous, Lisette, quand monsieur Hortensius sera revenu, qu’il vienne sur-le-champ me montrer les livres qu’il a dû m’acheter. (Elle soupire en s’en allant.) Ah !



Scène III

LISETTE, LUBIN.
Lisette.

La voilà qui soupire, et c’est toi qui en es cause, butor que tu es ; nous avons bien affaire de tes pleurs.

Lubin.

Ceux qui n’en veulent pas n’ont qu’à les laisser ; ils ont fait plaisir à madame, et monsieur le chevalier l’accommodera bien autrement, car il soupire encore bien mieux que moi.

Lisette.

Qu’il s’en garde bien : dis-lui de cacher sa douleur, je ne t’arrête que pour cela ; ma maîtresse n’en a déjà que trop, et je veux tâcher de l’en guérir : entends-tu ?

Lubin.

Pardi, tu cries assez haut.

Lisette.

Tu es bien brusque. Et de quoi pleurez-vous donc tous deux, peut-on le savoir ?

Lubin.

Ma foi, de rien : moi, je pleure parce que je le veux bien, car si je voulais, je serais gaillard.

Lisette.

Le plaisant garçon !

Lubin.

Oui, mon maître soupire parce qu’il a perdu une maîtresse ; et comme je suis le meilleur cœur du monde, moi, je me suis mis à faire comme lui pour l’amuser ; de sorte que je vais toujours pleurant sans être fâché, seulement par compliment.

Lisette rit.

Ah, ah, ah, ah !

Lubin, en riant.

Eh, eh, eh ! tu en ris, j’en ris quelquefois de même, mais rarement, car cela me dérange ; j’ai pourtant perdu aussi une maîtresse, moi ; mais comme je ne la verrai plus, je l’aime toujours sans en être plus triste. (Il rit.) Eh, eh, eh !

Lisette.

Il me divertit. Adieu ; fais ta commission, et ne manque pas d’avertir monsieur le chevalier de ce que je t’ai dit.

Lubin, riant.

Adieu, adieu.

Lisette.

Comment donc ! tu me lorgnes, je pense ?

Lubin.

Oui-da, je te lorgne.

Lisette.

Tu ne pourras plus te remettre à pleurer.

Lubin.

Gageons que si… Veux-tu voir ?

Lisette.

Va-t’en ; ton maître t’attendra.

Lubin.

Je ne l’en empêche pas.

Lisette.

Je n’ai que faire d’un homme qui part demain : retire-toi.

Lubin.

À propos, tu as raison, et ce n’est pas la peine d’en dire davantage. Adieu donc, la fille.

Lisette.

Bonjour, l’ami.



Scène IV

LISETTE, seule.

Ce bouffon-là est amusant. Mais voici monsieur Hortensius aussi chargé de livres qu’une bibliothèque. Que cet homme-là m’ennuie avec sa doctrine ignorante ! Quelle fantaisie a madame, d’avoir pris ce personnage-là chez elle, pour la conduire dans ses lectures et amuser sa douleur ! Que les femmes du monde ont de travers !



Scène V

HORTENSIUS, LISETTE.
Lisette.

Monsieur Hortensius, madame m’a chargée de vous dire que vous alliez lui montrer les livres que vous avez achetés pour elle.

Hortensius.

Je serai ponctuel à obéir, mademoiselle Lisette ; et madame la marquise ne pouvait charger de ses ordres personne qui me les rendît plus dignes de ma prompte obéissance.

Lisette.

Ah ! le joli tour de phrase ! Comment ! vous me saluez de la période la plus galante qui se puisse, et l’on sent bien qu’elle part d’un homme qui sait sa rhétorique.

Hortensius.

La rhétorique que je sais là-dessus, mademoiselle, ce sont vos beaux yeux qui me l’ont apprise.

Lisette.

Mais ce que vous me dites là est merveilleux ; je ne savais pas que mes beaux yeux enseignassent la rhétorique.

Hortensius.

Ils ont mis mon cœur en état de soutenir thèse, mademoiselle ; et pour essai de ma science, je vais, si vous l’avez pour agréable, vous donner un petit argument en forme.

Lisette.

Un argument à moi ! Je ne sais ce que c’est ; je ne veux point tâter de cela. Adieu.

Hortensius.

Arrêtez, voyez mon petit syllogisme, je vous assure qu’il est concluant.

Lisette.

Un syllogisme ! Eh ! que voulez-vous que je fasse de cela ?

Hortensius.

Écoutez. On doit son cœur à ceux qui vous donnent le leur ; je vous donne le mien : ergo, vous me devez le vôtre.

Lisette.

Est-ce là tout ? Oh ! je sais la rhétorique aussi, moi. Tenez : on ne doit son cœur qu’à ceux qui le prennent ; assurément vous ne prenez pas le mien : ergo, vous ne l’aurez pas. Bonjour.

Hortensius, l’arrêtant.

La raison répond…

Lisette.

Oh ! pour la raison, je ne m’en mêle point ; les filles de mon âge n’ont point de commerce avec elle. Adieu, monsieur Hortensius ; que le ciel vous bénisse, vous, votre thèse et votre syllogisme.

Hortensius.

J’avais pourtant fait de petits vers latins sur vos beautés.

Lisette.

Eh ! mais, monsieur Hortensius, mes beautés n’entendent que le français.

Hortensius.

On peut vous les traduire.

Lisette.

Achevez donc, car j’ai hâte.

Hortensius.

Je crois les avoir serrés dans un livre.

(Pendant qu’il cherche, Lisette voit venir la Marquise.)
Lisette.

Voilà madame, laissons-le chercher son papier.

(Elle sort.)
Hortensius continue en feuilletant.

Je vous y donne le nom d’Hélène, de la manière du monde la plus poétique, et j’ai pris la liberté de m’appeler le Pâris de l’aventure : les voilà, cela est galant.



Scène VI

LA MARQUISE, HORTENSIUS, puis un laquais.
La Marquise.

Que voulez-vous dire, avec cette aventure où vous vous appelez Pâris ? à qui parliez-vous ? Voyons ce papier.

Hortensius.

Madame, c’est un trait de l’histoire des Grecs, dont mademoiselle Lisette me demandait l’explication.

La Marquise.

Elle est bien curieuse, et vous bien complaisant : où sont les livres que vous m’avez achetés, monsieur ?

Hortensius.

Je les tiens, madame, tous bien conditionnés, et d’un prix fort raisonnable ; souhaitez-vous les voir ?

La Marquise.

Montrez. (Un laquais vient.)

Le laquais.

Voici monsieur le chevalier, madame.

La Marquise.

Faites entrer. (À Hortensius.) Portez-les chez moi, nous les verrons tantôt.



Scène VII

LA MARQUISE, LE CHEVALIER.
Le Chevalier.

Je vous demande pardon, madame, d’une visite, sans doute, importune ; surtout dans la situation où je sais que vous êtes.

La Marquise.

Ah ! votre visite ne m’est point importune, je la reçois avec plaisir ; puis-je vous rendre quelque service ? De quoi s’agit-il ? Vous me paraissez bien triste.

Le Chevalier.

Vous voyez, madame, un homme au désespoir, et qui va se confiner dans le fond de sa province, pour y finir une vie qui lui est à charge.

La Marquise.

Que me dites-vous là ! Vous m’inquiétez ; que vous est-il donc arrivé ?

Le Chevalier.

Le plus grand de tous les malheurs, le plus sensible, le plus irréparable : j’ai perdu Angélique, et je la perds pour jamais.

La Marquise.

Comment donc ! Est-ce qu’elle est morte ?

Le Chevalier.

C’est la même chose pour moi. Vous savez où elle s’était retirée depuis huit mois pour se soustraire au mariage où son père voulait la contraindre ; nous espérions tous deux que sa retraite fléchirait le père ; il a continué de la persécuter ; et lasse, apparemment, de ses persécutions, accoutumée à notre absence, désespérant, sans doute, de me voir jamais à elle, elle a cédé, renoncé au monde, et s’est liée par des nœuds qu’elle ne peut plus rompre : il y a deux mois que la chose est faite. Je la vis la veille, je lui parlai, je me désespérai, et ma désolation, mes prières, mon amour, tout m’a été inutile ; j’ai été témoin de mon malheur ; j’ai depuis toujours demeuré dans le lieu ; il a fallu m’en arracher, je n’en arrivai qu’avant-hier. Je me meurs, je voudrais mourir, et je ne sais pas comment je vis encore.

La Marquise.

En vérité, il semble dans le monde que les afflictions ne soient faites que pour les honnêtes gens.

Le Chevalier.

Je devrais retenir ma douleur, madame ; vous n’êtes que trop affligée vous-même.

La Marquise.

Non, chevalier, ne vous gênez point ; votre douleur fait votre éloge, je la regarde comme une vertu ; j’aime à voir un cœur estimable, car cela est si rare, hélas ! Il n’y a plus de mœurs, plus de sentiment dans le monde ; moi, qui vous parle, on trouve étonnant que je pleure depuis six mois ; vous passerez aussi pour un homme extraordinaire, il n’y aura que moi qui vous plaindrai véritablement, et vous êtes le seul qui rendra justice à mes pleurs ; vous me ressemblez, vous êtes né sensible, je le vois bien.

Le Chevalier.

Il est vrai, madame, que mes chagrins ne m’empêchent pas d’être touché des vôtres.

La Marquise.

J’en suis persuadée ; mais venons au reste : que me voulez-vous ?

Le Chevalier.

Je ne verrai plus Angélique ; elle me l’a défendu, et je veux lui obéir.

La Marquise.

Voilà comment pense un honnête homme, par exemple.

Le Chevalier.

Voici une lettre que je ne saurais lui faire tenir, et qu’elle ne recevrait point de ma part ; vous allez incessamment à votre campagne, qui est voisine du lieu où elle est ; faites-moi, je vous supplie, le plaisir de la lui donner vous-même. La lire est la seule grâce que je lui demande ; et si, à mon tour, madame, je pouvais jamais vous obliger…

La Marquise, l’interrompant.

Eh ! qui est-ce qui en doute ? Dès que vous êtes capable d’une vraie tendresse, vous êtes né généreux, cela s’en va sans dire ; je sais à présent votre caractère comme le mien ; les bons cœurs se ressemblent, chevalier : mais la lettre n’est point cachetée.

Le Chevalier.

Je ne sais ce que je fais dans le trouble où je suis : puisqu’elle ne l’est point, lisez-la, madame, vous en jugerez mieux combien je suis à plaindre ; nous causerons plus longtemps ensemble, et je sens que votre conversation me soulage.

La Marquise.

Tenez, sans compliment, depuis six mois je n’ai eu de moment supportable que celui-ci ; et la raison de cela, c’est qu’on aime à soupirer avec ceux qui vous entendent : lisons la lettre.

(Elle lit.)

J’avais dessein de vous revoir encore, Angélique ; mais j’ai songé que je vous désobligerais, et je m’en abstiens ; après tout, qu’aurais-je été chercher ? Je ne saurais le dire ; tout ce que je sais, c’est que je vous ai perdue, que je voudrais vous parler pour redoubler la douleur de ma perte, pour m’en pénétrer jusqu’à mourir.

(Répétant les derniers mots, et s’interrompant.)

Pour m’en pénétrer jusqu’à mourir ! Mais cela est étonnant ; ce que vous dites là, chevalier, je l’ai pensé mot pour mot dans mon affliction ; peut-on se rencontrer jusque-là ! En vérité, vous me donnez bien de l’estime pour vous ! Achevons.

(Elle relit.)

Mais c’est fait, et je ne vous écris que pour vous demander pardon de ce qui m’échappa contre vous à notre dernière entrevue ; vous me quittiez pour jamais, Angélique, j’étais au désespoir ; et dans ce moment-là, je vous aimais trop pour vous rendre justice ; mes reproches vous coûtèrent des larmes, je ne voulais pas les voir, je voulais que vous fussiez coupable, et que vous crussiez l’être, et j’avoue que j’offensais la vertu même. Adieu, Angélique, ma tendresse ne finira qu’avec ma vie, et je renonce à tout engagement ; j’ai voulu que vous fussiez contente de mon cœur, afin que l’estime que vous aurez pour lui excuse la tendresse dont vous m’honorâtes.

(Après avoir lu, et rendant la lettre.)

Allez, chevalier, avec cette façon-là de sentir, vous n’êtes point à plaindre. Quelle lettre ! Autrefois le marquis m’en écrivit une à peu près de même, je croyais qu’il n’y avait que lui au monde qui en fût capable ; vous étiez son ami, et je ne m’en étonne pas.

Le Chevalier.

Vous savez combien son amitié m’était chère.

La Marquise.

Il ne la donnait qu’à ceux qui la méritaient.

Le Chevalier.

Que cette amitié-là me serait d’un grand secours, s’il vivait encore !

La Marquise, pleurant.

Sur ce pied-là, nous l’avons donc perdu tous deux.

Le Chevalier.

Je crois que je ne lui survivrai pas longtemps.

La Marquise.

Non, chevalier, vivez pour me donner la satisfaction de voir son ami le regretter avec moi ; à la place de son amitié, je vous donne la mienne.

Le Chevalier.

Je vous la demande de tout mon cœur, elle sera ma ressource ; je prendrai la liberté de vous écrire, vous voudrez bien me répondre, et c’est une espérance consolante que j’emporte en partant.

La Marquise.

En vérité, chevalier, je souhaiterais que vous restassiez ; il n’y a qu’avec vous que ma douleur se verrait libre.

Le Chevalier.

Si je restais, je romprais avec tout le monde, et ne voudrais voir que vous.

La Marquise.

Mais effectivement, faites-vous bien de partir ? Consultez-vous : il me semble qu’il vous sera plus doux d’être moins éloigné d’Angélique.

Le Chevalier.

Il est vrai que je pourrais vous en parler quelquefois.

La Marquise.

Oui ; je vous plaindrais, du moins, et vous me plaindriez aussi, cela rend la douleur plus supportable.

Le Chevalier.

En vérité, je crois que vous avez raison.

La Marquise.

Nous sommes voisins.

Le Chevalier.

Nous demeurons comme dans la même maison, puisque le même jardin nous est commun.

La Marquise.

Nous sommes affligés, nous pensons de même.

Le Chevalier.

L’amitié nous sera d’un grand secours.

La Marquise.

Nous n’avons que cette ressource-là dans les afflictions, vous en conviendrez. Aimez-vous la lecture ?

Le Chevalier.

Beaucoup.

La Marquise.

Cela vient encore fort bien ; j’ai pris depuis quinze jours un homme à qui j’ai donné le soin de ma bibliothèque. Je n’ai pas la vanité de devenir savante, mais je suis bien aise de m’occuper. Il me lit tous les jours quelque chose. Nos lectures sont sérieuses, raisonnables ; il y met un ordre qui m’instruit en m’amusant : voulez-vous être de la partie ?

Le Chevalier.

Voilà qui est fini, madame, vous me déterminez ; c’est un bonheur pour moi que de vous avoir vue ; je me sens déjà plus tranquille. Allons, je ne partirai point ; j’ai des livres aussi en assez grande quantité, celui qui a soin des vôtres les mettra tout ensemble, et je vais appeler mon valet pour changer les ordres que je lui ai donnés. Que je vous ai d’obligation ! peut-être que vous me sauvez la raison, mon désespoir se calme. Vous avez dans l’esprit une douceur qui m’était nécessaire, et qui me gagne : vous avez renoncé à l’amour et moi aussi ; et votre amitié me tiendra lieu de tout, si vous êtes sensible à la mienne.

La Marquise.

Sérieusement, je m’y crois presque obligée, pour vous dédommager de celle du marquis : allez, chevalier, faites vite vos affaires ; je vais, de mon côté, donner quelque ordre aussi ; nous nous reverrons tantôt. (À part.) En vérité, ce garçon-là a un fond de probité qui me charme.



Scène VIII

LE CHEVALIER, LUBIN.
Le Chevalier, seul, un moment.

Voilà vraiment de ces esprits propres à consoler une personne affligée ; que cette femme-là a de mérite ! je ne la connaissais pas encore : quelle solidité d’esprit ! quelle bonté de cœur ! C’est un caractère à peu près comme celui d’Angélique, et ce sont des trésors que ces caractères-là ; oui, je la préfère à tous les amis du monde. (Il appelle Lubin.) Lubin ! il me semble que je le vois dans le jardin.



Scène IX

LUBIN, LE CHEVALIER.
Lubin répond derrière le théâtre.

Monsieur !… (Et puis il arrive très triste.) Que vous plaît-il, monsieur ?

Le Chevalier.

Qu’as-tu donc, avec cet air triste ?

Lubin.

Hélas ! monsieur, quand je suis à rien faire, je m’attriste à cause de votre maîtresse, et un peu à cause de la mienne ; je suis fâché de ce que nous partons ; si nous restions, je serais fâché de même.

Le Chevalier.

Nous ne partons point, ainsi ne fais rien de ce que je t’avais ordonné pour notre départ.

Lubin.

Nous ne partons point !

Le Chevalier.

Non, j’ai changé d’avis.

Lubin.

Mais, monsieur, j’ai fait mon paquet.

Le Chevalier.

Eh bien ! tu n’as qu’à le défaire.

Lubin.

J’ai dit adieu à tout le monde, je ne pourrai donc plus voir personne ?

Le Chevalier.

Eh ! tais-toi ; rends-moi mes lettres.

Lubin.

Ce n’est pas la peine, je les porterai tantôt.

Le Chevalier.

Cela n’est plus nécessaire, puisque je reste ici.

Lubin.

Je n’y comprends rien ; c’est donc encore autant de perdu que ces lettres-là ? Mais, monsieur, qui est-ce qui vous empêche de partir ? est-ce madame la marquise ?

Le Chevalier.

Oui.

Lubin.

Et nous ne changeons point de maison ?

Le Chevalier.

Et pourquoi en changer ?

Lubin.

Ah ! me voilà perdu.

Le Chevalier.

Comment donc ?

Lubin.

Vos maisons se communiquent ; de l’une on entre dans l’autre. Je n’ai plus ma maîtresse ; madame la marquise a une femme de chambre tout agréable ; de chez vous j’irai chez elle ; crac, me voilà infidèle tout de plain-pied, et cela m’afflige : pauvre Marton ! faudra-t-il que je t’oublie ?

Le Chevalier.

Tu serais un bien mauvais cœur.

Lubin.

Ah ! pour cela, oui, cela sera bien vilain ; mais cela ne manquera pas d’arriver : car j’y sens déjà du plaisir, et cela me met au désespoir. Encore si vous aviez la bonté de montrer l’exemple : tenez, la voilà qui vient, Lisette.



Scène X

LISETTE, LE COMTE, LE CHEVALIER, LUBIN.
Le Comte.

J’allais chez vous, chevalier, et j’ai su de Lisette que vous étiez ici ; elle m’a dit votre affliction, et je vous assure que j’y prends beaucoup de part ; il faut tâcher de se dissiper.

Le Chevalier.

Cela n’est pas aisé, monsieur le comte.

Lubin, faisant un sanglot.

Eh !

Le Chevalier.

Tais-toi.

Le Comte.

Que lui est-il donc arrivé à ce pauvre garçon ?

Le Chevalier.

Il a, dit-il, du chagrin de ce que je ne pars point, comme je l’avais résolu.

Lubin, riant.

Et pourtant je suis bien aise de rester, à cause de Lisette.

Lisette.

Cela est galant : mais, monsieur le chevalier, venons à ce qui nous amène, monsieur le comte et moi. J’étais sous le berceau pendant votre conversation avec madame la marquise, et j’en ai entendu une partie sans le vouloir ; votre voyage est rompu, ma maîtresse vous a conseillé de rester, vous êtes tous deux dans la tristesse, et la conformité de vos sentiments fera que vous vous verrez souvent. Je suis attachée à ma maîtresse, plus que je ne saurais vous le dire, et je suis désolée de voir qu’elle ne veut pas se consoler, qu’elle soupire et pleure toujours ; à la fin elle n’y résistera pas : n’entretenez point sa douleur, tâchez même de la tirer de sa mélancolie ; voilà monsieur le comte qui l’aime, vous le connaissez, il est de vos amis, madame la marquise n’a point de répugnance à le voir ; ce serait un mariage qui conviendrait. Je tâche de le faire réussir ; aidez-nous de votre côté, monsieur le chevalier ; rendez ce service à votre ami ; servez ma maîtresse elle-même.

Le Chevalier.

Mais, Lisette, ne me dites-vous pas que madame la marquise voit le comte sans répugnance ?

Le Comte.

Mais, sans répugnance, cela veut dire qu’elle me souffre ; voilà tout.

Lisette.

Et qu’elle reçoit vos visites.

Le Chevalier.

Fort bien ; mais s’aperçoit-elle que vous l’aimez ?

Le Comte.

Je crois que oui.

Lisette.

De temps en temps, de mon côté, je glisse de petits mots, afin qu’elle y prenne garde.

Le Chevalier.

Mais, vraiment, ces petits mots-là doivent faire un grand effet, et vous êtes entre de bonnes mains, monsieur le comte. Et que vous dit la marquise ? vous répond-elle d’une façon qui promette quelque chose ?

Le Comte.

Jusqu’ici, elle me traite avec beaucoup de douceur.

Le Chevalier.

Avec douceur ! Sérieusement ?

Le Comte.

Il me le paraît.

Le Chevalier, brusquement.

Mais sur ce pied-là, vous n’avez donc pas besoin de moi ?

Le Comte.

C’est conclure d’une manière qui m’étonne.

Le Chevalier.

Point du tout, je dis fort bien ; on voit votre amour, on le souffre, on y fait accueil, apparemment qu’on s’y plaît ; et je gâterais peut-être tout si je m’en mêlais : cela va tout seul.

Lisette.

Je vous avoue que voilà un raisonnement auquel je n’entends rien.

Le Comte.

J’en suis aussi surpris que vous.

Le Chevalier.

Ma foi, monsieur le comte, je faisais tout pour le mieux ; mais puisque vous le voulez, je parlerai, il en arrivera ce qu’il pourra : vous le voulez ; malgré mes bonnes raisons, je suis votre serviteur et votre ami.

Le Comte.

Non, monsieur, je vous suis bien obligé, et vous aurez la bonté de ne rien dire ; j’irai mon chemin. Adieu, Lisette, ne m’oubliez pas ; puisque madame la marquise a des affaires, je reviendrai une autre fois.



Scène XI

LE CHEVALIER, LISETTE, LUBIN.
Le Chevalier.

Faites entendre raison aux gens, voilà ce qui en arrive ; assurément, cela est original, il me quitte aussi froidement que s’il quittait un rival.

Lubin.

Eh bien, tout coup vaille ! il ne faut jurer de rien dans la vie, cela dépend des fantaisies ; fournissez-vous toujours, et vive les provisions ! n’est-ce pas, Lisette ?

Lisette.

Oserais-je, monsieur le chevalier, vous parler à cœur ouvert ?

Le Chevalier.

Parlez.

Lisette.

Mademoiselle Angélique est perdue pour vous.

Le Chevalier.

Je ne le sais que trop.

Lisette.

Madame la marquise est riche, jeune et belle.

Lubin.

Cela est friand.

Le Chevalier.

Après ?

Lisette.

Eh bien, monsieur le chevalier, tantôt vous l’avez vue soupirer de ses afflictions, n’auriez-vous pas trouvé qu’elle a bonne grâce à soupirer ? je crois que vous m’entendez ?

Lubin.

Courage, monsieur.

Le Chevalier.

Expliquez-vous ; qu’est-ce que cela signifie, que j’ai de l’inclination pour elle ?

Lisette.

Pourquoi non ? je le voudrais de tout mon cœur ; dans l’état où je vois ma maîtresse, que m’importe par qui elle en sorte, pourvu qu’elle épouse un honnête homme ?

Lubin.

C’est ma foi bien dit ; il faut être honnête homme pour l’épouser ; il n’y a que les malhonnêtes gens qui ne l’épouseront point.

Le Chevalier, froidement.

Finissons, je vous prie, Lisette.

Lisette.

Eh bien, monsieur, sur ce pied-là, que n’allez-vous vous ensevelir dans quelque solitude où l’on ne vous voie point ? Si vous saviez combien aujourd’hui votre physionomie est bonne à porter dans un désert, vous auriez le plaisir de n’y trouver rien de si triste qu’elle. Tenez, monsieur, l’ennui, la langueur, la désolation, le désespoir, avec un air sauvage brochant sur le tout, voilà le noir tableau que représente actuellement votre visage ; et je soutiens que la vue en peut rendre malade, et qu’il y a conscience à la promener par le monde. Ce n’est pas là tout : quand vous parlez aux gens, c’est du ton d’un homme qui va rendre les derniers soupirs ; ce sont des paroles qui traînent, qui vous engourdissent, qui ont un poison froid qui glace l’âme, et dont je sens que la mienne est gelée ; je n’en peux plus, et cela doit vous faire compassion. Je ne vous blâme pas ; vous avez perdu votre maîtresse, vous vous êtes voué aux langueurs, vous avez fait vœu d’en mourir ; c’est fort bien fait, cela édifiera le monde, on parlera de vous dans l’histoire ; vous serez excellent à être cité, mais vous ne valez rien à être vu ; ayez donc la bonté de nous édifier de plus loin.

Le Chevalier.

Lisette, je pardonne au zèle que vous avez pour votre maîtresse ; mais votre discours ne me plaît point.

Lubin.

Il est incivil.

Le Chevalier.

Mon voyage est rompu ; on ne change pas à tout moment de résolution, et je ne partirai point ; à l’égard de monsieur le comte, je parlerai en sa faveur à votre maîtresse ; et s’il est vrai, comme je le préjuge, qu’elle ait du penchant pour lui, ne vous inquiétez de rien, mes visites ne seront pas fréquentes, et ma tristesse ne gâtera rien ici.

Lisette.

N’avez-vous que cela à me dire, monsieur ?

Le Chevalier.

Que pourrais-je vous dire davantage ?

Lisette.

Adieu, monsieur ; je suis votre servante.



Scène XII

LUBIN, LE CHEVALIER.
Le Chevalier, quelque temps sérieux.

Tout ce que j’entends là me rend la perte d’Angélique encore plus sensible.

Lubin.

Ma foi, Angélique me coupe la gorge.

Le Chevalier, comme en se promenant.

Je m’attendais à trouver quelque consolation dans la marquise ; sa généreuse résolution de ne plus aimer me la rendait respectable, et la voilà qui va se remarier, à la bonne heure : je la distinguais, et ce n’est qu’une femme comme une autre.

Lubin.

Mettez-vous à la place d’une veuve qui s’ennuie.

Le Chevalier.

Ah ! chère Angélique, s’il y a quelque chose au monde qui puisse me consoler, c’est de sentir combien vous êtes au-dessus de votre sexe, c’est de voir combien vous méritez mon amour.

Lubin.

Ah ! Marton, Marton ! je t’oubliais d’un grand courage ; mais mon maître ne veut pas que j’achève ; je m’en vais donc me remettre à te regretter comme auparavant, et que le ciel m’assiste !…

Le Chevalier, se promenant.

Je me sens plus que jamais accablé de ma douleur.

Lubin.

Lisette m’avait un peu ragaillardi.

Le Chevalier.

Je vais m’enfermer chez moi ; je ne verrai que tantôt la marquise ; je n’ai plus que faire ici si elle se marie. Suis-je en état de voir des fêtes ? En vérité, la marquise y songe-t-elle ? Et qu’est devenue la mémoire de son mari ?

Lubin.

Ah ! monsieur, qu’est-ce que vous voulez qu’elle fasse d’une mémoire ?

Le Chevalier.

Quoi qu’il en soit, je lui ai dit que je ferais apporter mes livres, et l’honnêteté veut que je tienne parole. Va me chercher celui qui a soin des siens : ne serait-ce pas lui qui entre ?



Scène XIII

HORTENSIUS, LUBIN, LE CHEVALIER.
Hortensius.

Je n’ai pas l’honneur d’être connu de vous, monsieur ; je m’appelle Hortensius. Madame la marquise, dont j’ai l’avantage de diriger les lectures, et à qui j’enseigne tour à tour les belles-lettres, la morale et la philosophie, sans préjudice des autres sciences que je pourrais lui enseigner encore, m’a fait entendre, monsieur, le désir que vous avez de me montrer vos livres, lesquels témoigneront, sans doute, l’excellence et sûreté de votre bon goût ; partant, monsieur, que vous plaît-il qu’il en soit ?

Le Chevalier.

Lubin va vous mener à ma bibliothèque, monsieur, et vous pouvez en faire apporter les livres ici.

Hortensius.

Soit fait comme vous le commandez.



Scène XIV

LUBIN, HORTENSIUS.
Hortensius.

Eh bien, mon garçon, je vous attends.

Lubin.

Un petit moment d’audience, monsieur le docteur Hortus.

Hortensius.

Hortensius, Hortensius ; ne défigurez point mon nom.

Lubin.

Qu’il reste comme il est, je n’ai pas envie de lui gâter la taille.

Hortensius.

Je le crois ; mais que voulez-vous ? (À part.) Il faut gagner la bienveillance de tout le monde.

Lubin.

Vous apprenez la morale et la philosophie à la marquise ?

Hortensius.

Oui.

Lubin.

À quoi cela sert-il ? ces choses-là…

Hortensius.

À purger l’âme de toutes ses passions.

Lubin.

Tant mieux ; faites-moi prendre un doigt de cette médecine-là, contre ma mélancolie.

Hortensius.

Est-ce que vous avez du chagrin ?

Lubin.

Tant, que j’en mourrais, sans le bon appétit qui me sauve.

Hortensius.

Vous avez là un puissant antidote : je vous dirai pourtant, mon ami, que le chagrin est toujours inutile, parce qu’il ne remédie à rien, et que la raison doit être notre règle dans tous les états.

Lubin.

Ne parlons point de raison, je la sais par cœur, celle-là ; purgez-moi plutôt avec de la morale.

Hortensius.

Je vous en dis, et de la meilleure.

Lubin.

Elle ne vaut donc rien pour mon tempérament ? Servez-moi de la philosophie.

Hortensius.

Ce serait à peu près la même chose.

Lubin.

Voyons donc les belles-lettres.

Hortensius.

Elles ne vous conviendraient pas : mais quel est votre chagrin ?

Lubin.

C’est l’amour.

Hortensius.

Oh ! la philosophie ne veut pas qu’on prenne d’amour.

Lubin.

Oui ; mais quand il est pris, que veut-elle qu’on en fasse ?

Hortensius.

Qu’on y renonce, qu’on le laisse là.

Lubin.

Qu’on le laisse là ? Et s’il ne s’y tient pas ? car il court après vous.

Hortensius.

Il faut fuir de toutes ses forces.

Lubin.

Bon ! quand on a de l’amour, est-ce qu’on a des jambes ? la philosophie en fournit donc ?

Hortensius.

Elle nous donne d’excellents conseils.

Lubin.

Des conseils ? Ah ! le triste équipage pour gagner pays !

Hortensius.

Écoutez, voulez-vous un remède infaillible ? vous pleurez une maîtresse, faites-en une autre.

Lubin.

Eh ! morbleu, que ne parlez-vous ? voilà qui est bon, cela. Gageons que c’est avec cette morale-là que vous traitez la marquise, qui va se marier avec monsieur le comte ?

Hortensius, étonné.

Elle va se marier, dites-vous ?

Lubin.

Assurément ; et si nous avions voulu d’elle, nous l’aurions eue par préférence, car Lisette nous l’a offerte.

Hortensius.

Êtes-vous bien sûr de ce que vous me dites ?

Lubin.

À telles enseignes, que Lisette nous a ensuite proposé de nous retirer, parce que nous sommes tristes, et que vous êtes un peu pédant, à ce qu’elle dit, et qu’il faut que la marquise se tienne en joie.

Hortensius, à part.

Benè, benè ; je te rends grâce, ô fortune ! de m’avoir instruit de cela. Je me trouve bien ici, ce mariage m’en chasserait ; mais je vais soulever un orage qu’on ne pourra vaincre.

Lubin.

Que marmottez-vous là dans vos dents, docteur ?

Hortensius.

Rien ; allons toujours chercher les livres, car le temps presse.