La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/09

La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 241-264).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE D'APRES DES DOCUMENS INEDITS

IX.[1]
CAMPAGNE DE FRÉDÉRIC EN SAXE ET PRISE DE DRESDE.


I

Pendant que le roi de Prusse faisait retour dans sa capitale avec l’espoir d’y prendre un peu de repos, l’impératrice-reine rentrait également dans la sienne, mais pour y jouir moins paisiblement de sa nouvelle grandeur. A la porte de son palais de Schœnbrunn, elle trouvait le ministre anglais montant en quelque sorte la garde pour l’attendre, et muni de nouvelles instructions de son gouvernement, plus impérieuses et plus menaçantes encore que les précédentes. Il avait ordre d’adresser à la princesse, dès son arrivée, une dernière sommation pour obtenir, ou plutôt pour arracher d’elle son adhésion à l’acte préparé en son nom et à son insu, et où sa signature manquait encore. En cas de nouveau refus ou de nouveaux délais, c’était la suppression, cette fois définitive, de tout concours pécuniaire ou militaire de la part de l’Angleterre, et la rupture consommée avec les deux puissances maritimes.

Il paraîtra sans doute assez étrange de voir le cabinet britannique tenter une fois de plus auprès de Marie-Thérèse, dont la fermeté, pour ne pas dire l’obstination, était connue, une démarche qui venait d’être si récemment, à deux reprises, repoussée avec dédain. On ne voit pas trop de quelle espérance le triste Robinson pouvait se flatter en revenant sitôt à la charge ; aussi ne peut-on s’expliquer cette insistance que comme l’effort désespéré d’un gouvernement placé dans le plus cruel des embarras, et se rattachant à tous les moyens de salut, de même qu’un nageur, qui sent que le flot le gagné, saisit toutes les branches qu’il trouve à sa portée, sans regarder si elles sont assez fortes pour le soutenir, et si ce n’est pas son étreinte même qui les fera rompre.

Effectivement, pendant les dernières semaines qui venaient de s’écouler, la situation du gouvernement anglais, déjà très alarmante au moment où avait été signée la convention de Hanovre, s’était singulièrement aggravée. Jamais, depuis son avènement, la dynastie de Brunswick n’avait été mise à pareille épreuve. La rébellion d’Écosse continuait à se propager avec une effrayante rapidité, et Charles-Édouard, dans sa marche sur Édimbourg, ne rencontrait aucun obstacle sérieux. Les troupes anglaises, commandées par un très médiocre général (sir John Cope) et intimidées par l’hostilité visible des populations, hésitaient et reculaient au moment d’engager la lutte. Le 17 septembre, l’héritier des Stuarts était reçu en triomphe dans la capitale et prenait possession, au nom de son père, du royaume de ses aïeux. Trois jours après, c’était lui qui venait relancer les Anglais dans la retraite qu’ils avaient choisie. Un brouillard épais, tel que l’automne en amène souvent dans cette contrée brumeuse, favorisa l’attaque des Écossais, qui, connaissant tous les accidens du terrain, vinrent facilement à bout d’adversaires réduits à combattre à l’aveugle et dans l’obscurité. Cope dut se retirer en pleine déroute. La victoire de Preston-Pans livrait à Édouard l’Écosse entière et lui ouvrait l’entrée de l’Angleterre.

Là, sans doute, il n’avait plus à compter sur la faveur, populaire, et il devait s’attendre, de la part de l’esprit britannique et protestant, à une résistance plus énergique. Il était même douteux qu’il pût conduire bien loin, sur la route de Londres, ses braves highlanders, troupe aussi indisciplinée que fougueuse, très forte dans ses montagnes et sur son terrain, dépaysée et mal à l’aise dès qu’on l’en faisait sortir. Mais ces premiers succès lui permettaient d’attendre et même de réclamer du dehors un concours plus efficace. Cette invasion française, dont le public anglais s’était inquiété, je l’ai dit, quand on y songeait à peine à Paris (et dont, en réalité, aucun gouvernement anglais n’aura rien à craindre tant qu’il sera maître de tous ses ports et de toutes ses côtes), devenait une éventualité beaucoup moins difficile à réaliser quand une armée de débarquement pouvait trouver dans l’Écosse, déjà soulevée, un accueil tout préparé d’avance et une base d’opérations. La témérité du jeune prince venait d’ailleurs en aide, d’une façon imprévue et des plus heureuses, à la lutte que la France avait à soutenir sur le continent. Il devenait donc plus intéressant, pour le cabinet de Louis XV, d’entretenir cette diversion, et la reconnaissance faisait presque un devoir de ne pas laisser succomber cet auxiliaire inattendu ; aussi le projet d’envoyer en Écosse un secours effectif, — idée que le cardinal de Tencin était, la veille encore, presque seul à recommander à ses collègues, — prit devant cet appel de la fortune une consistance tout à fait sérieuse, et compta à Versailles des partisans parmi ceux qui s’y étaient jusque-là dédaigneusement refusés. Puis, l’imagination française, si facile à exalter, et qui exerçait alors à la cour autant d’empire qu’aujourd’hui dans nos chambres et dans la presse, était singulièrement séduite par le caractère romanesque d’un exploit qui rappelait les beaux temps de la chevalerie. D’Argenson, dont la nature généreuse mêlait volontiers le sentiment à la politique, ne fut pas le dernier à partager cet entraînement. Il avait résisté, je l’ai dit, à la pensée d’imposer par la force, à une nation libre, un gouvernement qu’elle aurait repoussé ; mais une fois sa conscience philosophique mise en repos par l’élan spontané qui semblait ramener l’Écosse sous la main de ses anciens rois, il cédait volontiers à cet attrait d’aventures et de nouveautés, qui n’était pas le côté le moins original de son esprit, et au désir d’associer son nom au souvenir d’une entreprise héroïque.

Aussi, quinze jours après la prise d’Edimbourg, deux bâtimens partaient-ils déjà de Dunkerque, chargés d’armes, de poudre et d’argent, et comptant, au nombre de leurs passagers, un agent secret, choisi par le ministre lui-même parmi ses amis personnels. C’était un jeune président de chambre du parlement d’Aix, le marquis d’Éguilles, qui faisait partie d’un petit cénacle littéraire dont d’Argenson était un des habitués. Quel est le lecteur des œuvres de Voltaire qui ne connaît les noms de MM. de Pont de Veyle et d’Argental, ces correspondans familiers, dévoués, presque dévots du grand poète ? D’Éguilles était leur neveu, élevé sous leurs yeux. Il était, de plus, le frère de ce marquis d’Argens, célèbre dans tous les écrits du temps, et qui, obligé de quitter la France par suite des écarts d’une jeunesse orageuse, était allé s’établir à Berlin, pour y devenir chambellan du roi de Prusse, dont il devait demeurer, jusqu’à la mort, le plus humble, le plus soumis et souvent le plus maltraité des serviteurs. Était-ce cette double parenté et la nature des relations et des sentimens qui devaient en résulter, qui valurent à d’Éguilles la confiance de d’Argenson ? Je ne sais, mais toujours est-il que le jeune magistrat dut partir, chargé d’aller trouver Charles-Édouard pour s’enquérir de l’état des forces de l’insurrection et de la nature comme de l’importance du secours qui pouvait en assurer le succès. Ce n’était qu’au prince seul qu’il devait révéler sa mission ; pour tout autre, même pour l’entourage le plus intime, il ne devait être qu’un généreux volontaire, en quête de prouesses pour se distinguer, et venant s’attacher pour l’amour de la vaillance à la fortune d’un héros[2].

De pareils secrets sont rarement gardés : la présence sur les côtes d’Écosse de deux bâtimens sous pavillon français, débarquant des armes et des munitions, et portant à leur bord un personnage de distinction dont la qualité était enveloppée de mystère, n’aurait pu être longtemps ignorée. Un incident vint rendre tout déguisement inutile. La petite escadre fut assaillie en mer par une forte tempête et portée sous le vent d’une croisière anglaise ; pour lui échapper, il fallut se hâter de venir mouiller dans un petit port attenant à la ville de Montrose, qui se trouva être du petit nombre de celles qui n’avaient pas encore pris parti pour le prétendant. D’Éguilles, alors, payant d’audace, fit débarquer les quarante-deux hommes qui composaient l’équipage de ses deux bâtimens et, se mettant à leur tête, entra à main armée dans la ville. La population, entraînée par son ardeur communicative, se déclara en sa faveur, et les magistrats royaux n’essayèrent même qu’un simulacre de résistance. Mais un tel éclat suffisait pour déchirer tous les voiles : c’était la certitude que la France allait cette fois se mettre décidément de la partie.

On eut bientôt la confirmation du fait, par un aveu en quelque sorte officiel. En vertu d’un ancien traité, la Hollande était tenue, en cas que la succession protestante fût menacée en Angleterre, de fournir pour sa défense un secours de trois bataillons, formant un effectif d’environ 6,000 hommes. Le cabinet anglais, à la surprise générale, fit savoir aux états-généraux que le temps était venu de remplir leur engagement. La réclamation pouvait paraître étrangement rigoureuse dans un moment où, pour résister aux menaces d’une invasion française, la Hollande ne disposait pas de forces superflues ; mais la singularité s’expliqua quand on apprit que, pour l’envoi qu’ils avaient à faire, les états-généraux désignaient les bataillons mêmes qui, assiégés l’été précédent dans Tournay et dans Dendermonde, en étaient sortis par capitulation, avec promesse de ne plus porter les armes contre la France. C’était donc, tout simplement, un artifice convenu d’avance entre les deux puissances alliées pour faire servir, par un détour, à la défense commune, les soldats que leur serment condamnait à l’inaction.

Dès que cette résolution fut connue, le chargé d’affaires de France, La Ville, se hâta de protester contre ce qu’il regardait, non sans quelque raison, comme une violation indirecte de la foi jurée. Les Hollandais répliquèrent qu’une bande de rebelles écossais ne faisait nullement partie des troupes françaises et n’avait pu être comprise dans la défense prévue. Une polémique très vive s’ensuivit, dans laquelle d’Argenson, généreusement courroucé contre une subtilité déloyale, déploya une vigueur inaccoutumée. Son irritation fut d’autant plus grande qu’il avait tout fait, on l’a vu, pour ramener les états-généraux à des sentimens pacifiques, jusqu’à leur proposer d’être les hôtes d’un congrès et les garans d’un armistice. Cette manière de répondre à ses avances par un parjure l’exaspéra, et la Hollande étant un théâtre où on pouvait parler en public, il fit ouvertement appel à la presse pour défendre la cause de la bonne foi et de la justice. Plus d’un mémoire expédié par lui parut dans les gazettes, entre autres une adresse confiée à la plume éloquente de Voltaire et qui figure encore dans ses œuvres. En définitive, la Hollande tint bon, et le chargé d’affaires de France dut quitter La Haye, laissant à un simple secrétaire le soin de la correspondance. L’Angleterre eut donc les auxiliaires qu’elle attendait, mais il resta avéré, par les paroles mêmes que d’Argenson avait mises dans la bouche de son agent et l’ardeur qu’il avait portée dans ses protestations, que Charles-Edouard était traité par Louis XV comme une puissance alliée, et ceux qui se présenteraient pour combattre contre lui devaient désormais s’attendre à retrouver en face d’eux les armes et le drapeau de la France.

Devant le danger, cette fois réel et menaçant, l’émotion, déjà très vive quand il n’était qu’imaginaire, fut naturellement portée au comble. Pour le gouvernement britannique la perplexité était grande. La première chose à faire, en effet, dans une telle extrémité, c’était de rappeler à soi (jusqu’au dernier homme s’il le fallait) ce qui restait de troupes anglaises portant les armes sur le continent. Mais quel remède héroïque ! Évacuer ainsi complètement les Pays-Bas, au risque de laisser le champ libre à Maurice de Saxe, pour pénétrer, peut-être sans résistance, jusqu’au cœur de la Hollande, c’était abandonner toutes les traditions que la politique de l’Angleterre avait suivies depuis Elisabeth, et ruiner peut-être sans retour son crédit en Europe ! Douloureuse alternative dont l’Autriche seule, je l’ai déjà fait comprendre, pouvait tirer son alliée en venant pourvoir elle-même, comme c’était sa tâche naturelle, à la défense de ses possessions flamandes. Mais il était toujours clair qu’elle ne pourrait s’acquitter de ce devoir tant que, par son obstination à lutter contre Frédéric, la moitié de ses forces serait occupée en Silésie et en Bohême. De là la nécessité d’insister encore auprès de Marie-Thérèse pour obtenir d’elle, par menaces ou par prières, au nom de la reconnaissance et du péril de la cause commune, qu’en acceptant la paix en Allemagne, telle que la convention de Hanovre la rétablissait, elle se mit en mesure de pouvoir ramener toutes ses forces sur le Rhin et sur l’Escaut.

Quant au public anglais, dans le trouble où il était plongé, il ne portait peut-être pas ses vues si loin ; une seule chose le touchait : la succession protestante menacée et le retour du papisme triomphant. Devant l’imminence d’un tel péril, tous les intérêts plus éloignés étaient oubliés. A tout prix surtout, il fallait terminer cette guerre d’Allemagne, qui, d’ailleurs, depuis cinq ans qu’elle durait, coûtait bien cher, et profitait plus à l’électoral de George qu’à son royaume. Puisque la convention de Hanovre donnait le moyen de s’en retirer, qu’on se hâtât donc de la mettre en œuvre et, bon gré mal gré, de l’imposer à Marie-Thérèse.

On sait avec quelle conviction, d’une sincérité parfois naïve, l’Angleterre, persuadée qu’elle représente le droit incarné, considère facilement tout ce qui contrarie ses desseins ou ses désirs comme une contravention à la morale et à la justice. Marie-Thérèse, défendant naguère ses droits héréditaires, quand l’Angleterre trouvait intérêt à les faire prévaloir, avait été portée aux nues ; Marie-Thérèse, hésitant à contresigner une convention où l’intérêt anglais trouvait son avantage, perdit à l’instant le prestige de sa popularité. Peu s’en fallut que sa résistance ne lui fût imputée à trahison, et qu’on ne vit plus en elle qu’une dévote fanatique, heureuse, au fond de l’âme, de voir remonter sur le trône de l’Angleterre un prince catholique. Frédéric, au contraire, redevenait le défenseur du protestantisme, intéressé qu’il était à maintenir un ordre de succession auquel lui-même pouvait être appelé. Ce fut au point que, quand la bataille de Sohr fut connue, on applaudit, dans les tavernes de Londres, à la victoire prussienne, comme si les rôles eussent déjà été chargés et que le vainqueur ne fût plus nominalement l’ennemi, et le vaincu l’allié de l’Angleterre.

« La reine de Hongrie, écrit Horace Walpole, par sa bigoterie, se réjouit de tout ce qui devrait contrarier ses vœux… Je ne puis dire combien je suis heureux de la nouvelle que nous avons reçue, il y a deux jours, que le roi de Prusse a battu le prince Charles, qui l’avait attaqué juste au moment où nous venions d’obtenir la paix pour lui… Quelle odieuse maison que celle d’Autriche ! »

— « La reine de Hongrie, écrit le ministre Pelham à l’envoyé anglais en Hollande, a certainement perdu l’affection du peuple, et je ne puis dire qu’elle ne l’ait pas mérité. On ne voit pas quand on finira de crier : « Soutenons la maison d’Autriche ! » et cette maison néglige entièrement l’intérêt général en vue duquel tout honnête homme lui accordait son affection. » Le sentiment public, en un mot, devint tel que, quand le roi ouvrit le parlement le 16 octobre, tout ce qu’il put faire pour ne pas provoquer une expression trop compromettante du vœu national, ce fut, dans le discours qu’il prononça, de ne parler que des dangers intérieurs, sans la moindre allusion aux affaires du dehors[3].

C’est l’écho de ce mélange d’alarmes et de colère que Robinson était chargé de porter aux oreilles de l’impératrice, en forçant une fois de plus l’entrée de son conseil. Si, pour s’encourager à reprendre sur nouveaux frais cette tâche ingrate, Robinson avait nourri quelque vague espoir de trouver l’orgueil autrichien abattu par le résultat malheureux de la journée de Sohr, il ne tarda pas à être détrompé. — « Je vis tout de suite, écrit-il, que l’air de Francfort n’avait pas contribué à rafraîchir la chaleur des impressions qui règnent ici. » — Effectivement, dans l’entourage même de l’impératrice, ministres et courtisans, exaltés par la promenade triomphale qu’ils venaient de faire dans tout le midi de l’Allemagne, étaient aussi montés qu’elle. La commission dont Robinson était chargé n’était un mystère pour personne ; on lui demandait, sur un ton provoquant, si l’Angleterre avait donc pris son parti de substituer la maison de Brandebourg à celle d’Autriche, et si on allait voir la seconde édition du traité d’Utrecht, par lequel la reine Anne, faussant compagnie à Charles VI, l’avait laissé en tête-à-tête avec la France. — « Mais, détrompez-vous, ajoutait-on, ce n’est pas la Prusse que vous séparerez de la France, c’est nous qui saurons bien nous séparer de vous. » — Le seul qui, dans ce milieu si animé, parut garder un peu son sang-froid, c’était le nouvel empereur, qui, quoique très ennemi de la Prusse, l’était au fond encore plus de la France, et plus soucieux de reprendre la Lorraine que la Silésie. Aussi ne fut-ce qu’auprès de lui que Robinson trouva un accueil qui lui permit de se faire entendre jusqu’au bout, « le prince s’exprimant, dit-il, dans les termes les plus doux et même les plus tendres sur le compte du roi d’Angleterre. Mais lui-même ne se faisait pas l’illusion de croire qu’un titre changeât la réalité, et que sa dignité nominale ajoutât rien à son autorité réelle[4]. »

Aussi, le langage des serviteurs faisant pressentir ce qu’on devait attendre de leur maîtresse, Robinson se borna-t-il à demander la permission de remettre un mémoire écrit. — « J’aurais craint, dit-il, que, dans le cours d’une discussion, un éclat de colère ne fit échapper de la bouche de l’impératrice un non fatal, et qu’ainsi l’Europe fût perdue par un monosyllabe trop vite prononcé. » — Moyennant ces précautions, l’audience, se bornant à la remise d’un document, fut assez courte et assez paisible. L’impératrice sembla seulement se donner le malicieux plaisir de faire voir au ministre anglais qu’elle en savait, sur les relations de sa cour avec le roi de Prusse, plus long que lui-même ne pouvait lui en apprendre ; car, dès qu’il eut exposé en quelques mots la nature déjà suffisamment connue de la communication qu’il apportait : — « Le roi de Prusse, dit-elle, vous a-t-il promis de donner des troupes pour combattre la France ? » — Et Robinson étant obligé de convenir que les engagemens de Frédéric n’allaient pas jusque-là : — « Ce serait pourtant, reprit-elle, le meilleur gage qu’il pourrait vous donner de sa sincérité. » — « Et elle se mit alors, ajoute Robinson, à me donner connaissance de la teneur d’une certaine lettre écrite par le roi de Prusse à son ministre à La Haye, où il lui faisait savoir que les intentions des Anglais étaient sûrement de tirer de lui un envoi de troupes, mais qu’il se donnerait bien de garde de leur prêter jamais un seul homme. » — Robinson dut éprouver, en voyant la princesse si bien instruite, une surprise que nous ne partagerons pas ; nul doute, en effet, que la pièce qu’elle tenait à la main ne fût une de celles que les Pandours avaient saisies dans le camp prussien, à Sohr, et qu’on avait réussi à tirer, bien qu’en si mauvais état, de leurs mains.

L’Anglais ne perdit pourtant pas contenance : — « Patience, reprit-il, un pas mène à l’autre ; brouillons-le seulement une fois à fond (thoroughly) avec la France, et le reste pourra suivre. » — Puis il se permit de rappeler que, dans l’entretien précédent, l’impératrice elle-même lui avait promis qu’en octobre on ferait ce qu’on voudrait.

— « Je n’ai pas dit cela, reprit-elle vivement ; j’ai dit qu’en octobre on verrait ce qu’il y aurait à faire. — Eh bien ! c’est tout vu, Madame : voir et consentir doivent être aujourd’hui la même chose[5]. »

La réponse arriva sans tarder, telle qu’on pouvait l’attendre : négative cette fois encore sur tous les points. Pas plus en octobre qu’en août et en septembre, l’impératrice ne voulait se laisser parler d’une paix plâtrée. Ce refus, transmis en termes impérieux et brefs à Robinson, était accompagné de deux autres communications qui en aggravaient encore le caractère, et dont on l’autorisait à informer son gouvernement. On lui remettait en main le texte même des engagemens qui obligeaient l’Autriche à porter secours à la Saxe en cas d’agression du roi de Prusse, engagemens renouvelés en termes plus exprès que jamais, à la date même où avait paru le manifeste menaçant de Frédéric contre Auguste et son ministre[6]. Puis, on lui faisait part des mesures déjà prises pour remplir cette promesse, à savoir : le rappel d’une partie des troupes autrichiennes stationnant encore sur le Rhin et aux environs de Francfort, et qui allaient venir, sous les ordres du général Grün, traverser la Bohême, pour se rapprocher de la frontière saxonne. En même temps, le prince de Lorraine, se mettant en mouvement du côté opposé avec son corps d’armée, entrerait sur le territoire même de l’électorat par la province de Lusace. On ne pouvait déclarer au cabinet anglais, sous une forme plus catégorique et ressemblant plus à un défi, la résolution de faire directement et immédiatement le contraire de ce qu’il demandait[7].

En transmettant ces pièces, Robinson ne put s’empêcher de faire remarquer que leur contenu donnait beaucoup à réfléchir. D’où venait cet excès, ce redoublement même de confiance chez l’impératrice ? Que signifiaient ces mouvemens militaires inattendus, à cette saison de l’année ? Aurait-on par hasard l’intention de faire de la Saxe le théâtre d’une campagne d’hiver ? Puis comment expliquer cet empressement à dégarnir la ligne du Rhin, quand une armée française, toujours campée sur la rive gauche du fleuve, pouvait, si elle ne voyait plus rien devant elle, être tentée de reparaître sur la droite ? Était-ce imprudence ? N’était-ce pas plutôt l’indice d’un traité déjà conclu ou au moins négocié avec la France, qui préservait de ce côté de toute inquiétude ? Tous les soupçons étaient permis[8].

Disons tout de suite que presque tous étaient fondés. La résistance de Marie-Thérèse, en effet, ne partait pas, cette fois, d’une vaine obstination de femme, s’acharnant contre vents et marée dans une entreprise impossible. C’était au contraire la suite d’un plan tout à fait nouveau et très pratique, combiné avec un mélange d’habileté et d’énergie qui aurait fait honneur au coup d’œil d’un véritable homme de guerre, et qui attestait en même temps la puissance de conception d’un esprit vraiment politique. Le fond de ce dessein, encore mystérieux, consistait à laisser de côté la Silésie, abordée déjà deux fois sans succès, et à aller, au contraire, en traversant rapidement la Saxe, chercher Frédéric dans ses foyers, porter le fer et le feu dans les provinces héréditaires de la maison de Brandebourg et marcher droit sur Berlin. L’intention était bien de procéder immédiatement à une opération si hardie, malgré l’état avancé de la saison et contrairement à toutes les habitudes du temps, afin d’enlever le succès par surprise. C’était là ce que signifiait ce mouvement combiné du général Grün et du prince de Lorraine, qui, entrant en Saxe par deux points opposés, et traversant l’un et l’autre l’électorat dans toute sa largeur, devaient franchir au même moment la frontière prussienne, puis converger sur Berlin, l’un en prenant à gauche par Halle et Magdebourg, et l’autre à droite par Francfort sur l’Oder, après avoir ramassé sur leur route toutes les troupes d’Auguste fit[9].

Tel était le projet audacieux concerté par Marie-Thérèse, à Francfort, avec le ministre d’Auguste III, le comte Saul, l’agent saxon qui, comme on l’a vu, lui servait aussi d’intermédiaire pour suivre sa négociation avec la France. A dire vrai, cette négociation elle-même, ainsi que deux autres poursuivies au même moment sur des théâtres différens, n’étaient, dans la pensée de l’impératrice, que des moyens d’apporter l’appui d’une habile action diplomatique à la grande action militaire qu’elle méditait.

Plusieurs choses, en effet, étaient à redouter dans l’exécution de ce grand coup de main : plus d’une mauvaise chance était à prévoir et à prévenir. On pouvait craindre en premier lieu que, malgré toutes les précautions prises pour dissimuler d’abord et hâter ensuite le passage des troupes autrichiennes à travers la Saxe, Frédéric, dont la vigilance était rarement prise à défaut, ne fût averti assez à temps de leur présence pour venir à leur rencontre, ou les devancer même chez son voisin, au lieu de les attendre chez lui. Il ne ferait ainsi que mettre à exécution ce dessein d’envahir lui-même la Saxe, si souvent annoncé pendant l’été, et auquel il n’avait renoncé que dans la confiance inspirée par sa victoire de Sohr. La Saxe alors, au lieu de servir simplement de passage aux troupes autrichiennes pour se rendre en Prusse, deviendrait, au grand désespoir d’Auguste III, le théâtre d’une lutte sanglante. D’autre part, du côté de la France, Frédéric pouvait obtenir, sinon un secours immédiat, du moins une diversion utile : supposé que le prince de Conti, voyant se dissiper par le détachement du corps du général Grün l’agglomération de forces qui l’avait fait reculer, reprit courage, repassât le Rhin et vint menacer quelque point des possessions méridionales de l’Autriche. C’était peu vraisemblable, étant donné l’état connu de l’opinion française à l’égard des expéditions allemandes ; mais enfin c’était possible, et, pour ne rien négliger, il y avait de ce côté une précaution à prendre. Enfin l’irritation qu’éprouverait l’Angleterre à voir son indocile alliée se refuser à ses instances et braver ses menaces, suite à peu près inévitable de l’attitude provocante que l’Autriche et la Saxe allaient prendre en commun, avait ses périls qu’il fallait conjurer. La conséquence pouvait être d’établir promptement, entre les puissances maritimes et la Prusse, une alliance beaucoup plus intime que celle que la convention de Hanovre venait de stipuler. Le cabinet anglais, quels que fassent ses embarras intérieurs, avait encore à sa disposition des ressources pécuniaires qui pouvaient fournir un utile supplément au trésor épuisé de Frédéric, et lui permettre, même vaincu, même menacé et poursuivi dans Berlin, de continuer la lutte et de donner à la fortune le temps de se retourner.

Marie-Thérèse avait tout prévu et pourvu à tout. Contre le premier et le plus grave de ces périls, elle avait eu soin de se prémunir, en faisant apparaître à l’horizon cette intervention de la Russie, tenue, depuis le commencement de la guerre, comme une épée sur la tête de Frédéric, et qui avait le don de troubler le sommeil de ses ministres. Les instances de l’envoyé autrichien à Saint-Pétersbourg venaient enfin de déterminer l’inconstante tsarine à faire un pas décisif, et Frédéric, à peine de retour à Berlin, allait recevoir d’elle la déclaration tant de fois attendue que, pour peu que la moindre atteinte fût portée à la personne d’Auguste ou à l’intégrité de ses états, un corps de douze mille Russes était prêt à marcher à sa défense. Devant cette injonction menaçante, Frédéric y réfléchirait sans doute avant de prendre une initiative qui l’exposerait au péril d’être placé entre deux feux, et le territoire saxon se trouverait ainsi rendu inviolable, par la garantie russe, tout le temps nécessaire pour que Grün et le prince de Lorraine pussent venir discrètement y chercher le point d’appui et le point de départ de l’attaque qu’ils comptaient porter au cœur même de la monarchie prussienne[10].

La négociation en cours avec la France (quel qu’en dût être le succès) avait un effet analogue, celui de prévenir toute chance de retour offensif de la part de l’armée de Conti. Non que ce fût là le but unique, ni même principal, que l’impératrice se fût proposé en engageant ces pourparlers, et qu’elle n’eût d’autre pensée que d’endormir le cabinet français par de fausses espérances. On a vu, au contraire, que rien n’était plus sérieux et même plus ardent que son désir d’échapper par une alliance nouvelle aux sacrifices exigés d’elle par l’impérieuse amitié de l’Angleterre. Mais, en attendant cette délivrance (qu’elle était prête à payer même d’un prix assez élevé), c’était encore un avantage plus modeste et nullement à dédaigner de pouvoir imposer à l’allié, encore nominal, de Frédéric des ménagemens qui, dans la crise prête à éclater, ne laisseraient rien de grave à craindre de sa part. Or, il était clair que, tant qu’on espérerait pouvoir négocier à Versailles, on n’enverrait pas à l’armée de Conti l’ordre de reprendre les hostilités sur le Rhin. Aussi, loin de se laisser décourager par le résultat imparfait de la transaction si languissamment conduite à Francfort par Bartenstein, l’impératrice se décidait-elle à envoyer à Dresde pour reprendre la conversation avec la France, — pour la mener à fin, s’il était possible, et, en tout cas, pour la prolonger et l’entretenir, — un des fonctionnaires les plus importans de sa cour, le comte d’Harrach, grand-chancelier de Bohême, avec les pouvoirs les plus étendus. Le choix seul du négociateur devait inspirer confiance dans le caractère sérieux de la mission dont il était chargé ; car d’Harrach appartenait à cette partie fidèle de la noblesse de Bohême dont les chefs avaient si cruellement souffert dans leurs affections, dans leur personne et dans leurs biens pendant les deux épreuves successives que l’ambition de Frédéric avait imposées à leur patrie. C’était un ennemi intéressé à faire réussir tout ce qui pourrait déplaire ou nuire à l’auteur de tant de maux.

Avec l’Angleterre, la situation était plus délicate : là, il n’y avait évidemment aucun moyen de prévenir le ressentiment d’un cabinet auquel on lançait un défi en plein visage. Mais Marie-Thérèse n’ignorait pas avec quelle répugnance le roi avait subi les conventions dont il avait fallu, en quelque sorte, lui arracher la signature, et des révélations récemment sorties des archives de Hanovre nous apprennent qu’elle s’en souvenait assez pour espérer encore d’en tirer parti. Par l’intermédiaire du ministère hanovrien, qui lui était toujours dévoué, elle faisait avertir George qu’elle préparait un coup de partie décisif, qui, en mettant à néant la puissance de Frédéric, le délivrerait lui-même des obligations auxquelles il avait souscrit avec tant de regrets. L’odieux traité qu’on vous impose, lui disait en son nom son secret porteur de paroles, vous force à nourrir dans l’empire un serpent qui vous dévorera. Qu’on me laisse faire, qu’on me laisse le temps et la liberté d’agir, et je promets de vous en affranchir. Et George, bien que très intimidé par l’état de l’opinion anglaise, et craignant à tout moment d’être pris en faute par Pelham ou par Harrington, trouvait moyen de lui faire répondre tout bas que, pourvu qu’on ne le compromit pas par des paroles imprudentes, il promettait de faire son possible afin de déjouer les mauvaises intentions (üble intentionen) de ses ministres[11].

On voit avec quel art était préparé, par les soins de Marie-Thérèse, l’orage qui, suivant l’expression de l’historien Droysen, allait fondre à l’improviste sur la tête de Frédéric à cette heure suprême où, échappé à tant de périls, il croyait déjà tenir une paix victorieuse dans ses mains. Quelques jours de plus, et, tiré brusquement de cette confiance un peu aveugle, il allait se réveiller en face du plus grand péril qu’il eût encore connu : assailli par deux armées sur la frontière la moins bien gardée de son royaume, et menacé d’en voir apparaître une troisième sur ses derrières ; laissé en même temps, par l’abandon de la France, absolument seul devant l’Allemagne et devant l’Europe. Aucun incident de cette longue lutte ne fait mieux voir combien les deux adversaires en présence étaient dignes l’un de l’autre. On peut se convaincre qu’il ne manqua à la rivale de Frédéric, pour l’égaler en tout genre, que de pouvoir, comme lui, joindre l’action à la pensée, et exécuter de sa propre main ce que son esprit savait concevoir. C’était par l’exécution, en effet, qu’allait manquer ce grand dessein, dont une femme de génie, reléguée au fond d’un palais par ses devoirs d’épouse et de mère, était forcée de confier l’accomplissement à des instrumens incapables, non-seulement d’en assurer le succès, mais même de le bien comprendre.


II

C’était tout de suite, d’ailleurs, que la partie demandait à être jouée avec autant de résolution et d’intelligence qu’il en avait fallu pour en faire le plan ; car Frédéric n’était pas de ceux qu’on peut endormir ni tromper bien longtemps. Un premier soupçon du péril nouveau qui grondait contre lui à l’horizon lui fut donné par l’empressement du ministre russe à lui apporter, dès son arrivée, la déclaration hostile concertée entre Vienne et Pétersbourg. Cette hâte lui parut suspecte, puisque, toute idée d’agression en Saxe étant de sa part indéfiniment ajournée, rien ne la rendait immédiatement nécessaire. — « Mon cher Podewils, écrit-il sur-le-champ, ne voilà-t-il pas de ces maudits incidens qui gâtent tout ? » — A la réflexion, cependant, on voit qu’il en vient encore à se rassurer : la Russie est bien éloignée, pense-t-il, et il y a loin encore d’une menace à une exécution : « Tous les chiens qui aboient ne mordent pas. » Puis, à changer l’appui de l’Angleterre contre celui de la Russie, il n’est pas sûr que l’Autriche ait fait un troc à son avantage. — « On a plus besoin, à Vienne et à Dresde, d’argent que de paroles : les Anglais donnent l’un, les Russes l’autre, et, dans la nécessité de ce précieux métal, on sera obligé de faire plier l’orgueil sous la force de l’intérêt. »

Mais le lendemain, nouvelle, et, cette fois, tout à fait grave alerte. Un avis certain arrive du mouvement inexplicable du prince Charles vers la frontière de Lusace. Qu’est-ce là ? N’est-ce point un piège ? Veut-on l’entraîner à se mettre en prise lui-même, en faisant naître le cas prévu de l’intervention russe ? — « Ne serait-ce point, écrit-il encore, pour nous attaquer par cette lisière, et, en cas qu’ils soient battus et poursuivis dans la Lusace, que ces gens-là fissent exprès pour nous mettre aux mains avec la Russie ? Je ne sais ce que j’en dois penser, mais il me semble qu’il y a quelque projet caché de la part des ennemis, et l’idée que je leur prête ne serait pas trop mal imaginée. » Quel mystère donc et quelle énigme ! « En vérité, cela ne s’appelle pas vivre, mais mourir mille fois, que de passer ainsi toute sa vie dans des inquiétudes et dans une crise de dix-huit mois[12]. »

Deux jours se passent encore, et une révélation inattendue vient dissiper ce que le doute ajoutait de tourment à l’inquiétude. Le 11 novembre, jour où l’on suspendait dans la principale église de Berlin les trophées de Friedberg et de Sohr, le ministre de Suède, Rudenschold, s’approche du roi, pendant la cérémonie, et l’avertit à l’oreille qu’il a une communication importante à lui faire de la part de son collègue résidant à Dresde. Il faut se rappeler que, depuis le mariage de la princesse Ulrique avec l’héritier de la couronne de Charles XII, l’heureuse influence de cette charmante jeune femme avait établi les plus affectueux rapports entre son frère et son époux ; toutes les légations suédoises devenaient par là presque des ambassades de famille. Or, voici ce qu’écrivait Wolfenstiern, le ministre de Suède accrédité auprès d’Auguste XII : Pendant un dîner auquel il assistait, le comte de Brühl s’était emporté, après boire, en paroles violentes contre Frédéric, et, piqué d’être contredit, s’était laissé aller à déclarer qu’on aurait fini bientôt avec cet insulteur public et ce perturbateur du repos de l’Allemagne. En le pressant alors de questions insidieuses, on avait pu tirer de lui, sans presque qu’il s’en rendit compte, tout le secret de la campagne qui allait s’ouvrir, et la soirée n’était pas finie qu’un courrier emportait le récit à Berlin[13].

La mèche était ainsi éventée, dès le premier jour, par l’incroyable légèreté du ministre saxon ; et, pour Frédéric, connaître un péril, c’était déjà l’avoir à moitié conjuré. Malgré la surprise où devait le jeter une découverte à laquelle il était loin de s’attendre, et quoiqu’il eût peine à en croire ses oreilles, son plan fut fait à l’instant. Il résolut de placer un corps d’armée en observation autour de Halle, en face de Leipzig, sur le point du territoire de la vieille Prusse où on lui annonçait que devait déboucher le général Grün, tandis que lui-même, avec un autre, suivant la lisière de la frontière qui sépare la Silésie de la Lusace, s’attacherait sans bruit aux pas du prince de Lorraine pour fondre à l’improviste sur lui, en le prenant, soit en front, soit à revers, suivant qu’il trouverait l’occasion plus favorable. Il faisait ainsi face à la double attaque dont il était menacé, sans pourtant, par une entrée trop précipitée sur le territoire saxon, fournir de prétexte à l’intervention de la Russie. Le cas, pourtant, était à la fois si pressant et si étrange, que, contrairement à ses habitudes, il crut devoir, avant d’agir, réunir un petit conseil de guerre composé de quelques généraux et de plusieurs de ses ministres. Mais quand il leur eut fait part de la nouvelle qu’il avait reçue, l’incrédulité fut générale ; on ne voulait voir, dans la prétendue indiscrétion du comte de Brühl, qu’une ruse dont le ministre suédois avait été dupe. Personne ne consentait à croire qu’Auguste III et son ministre Brühl eussent l’audace d’appeler chez eux tous les maux de la guerre et de faire entrer dans leur cher électorat quatre armées « qui le mangeraient et le ruineraient à discrétion. » Le vieux prince d’Anhalt surtout, à qui était réservé le commandement du corps qui devait se réunir à Halle pour veiller à la défense de la frontière prussienne, se refusait presque à se charger d’une tâche qu’il regardait comme ridiculement superflue. — « Cela n’est pas vrai, cela n’est pas possible, disait-il sèchement. » — « Je vis clairement, dit Frédéric dans son Histoire, qu’il me prenait en pitié, comme un étourdi emporté par la vivacité de son tempérament. Il est vrai, ajoute-t-il, qu’il est de ces gens qui sont les Narcisses de leurs opinions et abondent toujours dans leur propre sens. » — Quant à Podewils, qui était aussi présent, ce n’était pas lui, avec la timidité qu’on lui connaît, qui, dans le doute, devait opiner pour le parti le plus résolu. De plus, il avait, dit encore Frédéric, quelques fonds placés dans la banque de Leipzig, et se refusait à penser que Brühl, qui y était aussi intéressé, voulût provoquer une secousse d’où la ruine de cet établissement pouvait sortir. Frédéric tint bon et fit comprendre qu’il entendait être obéi, puis il leva la séance, en se repentant peut-être intérieurement d’avoir, pour la première et dernière fois de sa vie, demandé un conseil[14].

C’était bien de songer à la Prusse, mais il fallait aussi regarder, comme avait fait Marie-Thérèse, de tous les côtés de l’horizon d’où on pouvait craindre quelque menace ou attendre quelque secours. En premier lieu, il fallait répondre à la Russie, et c’est ce que Frédéric ne crut pouvoir mieux faire qu’en autorisant son ministre à Saint-Pétersbourg à donner connaissance du texte même de la convention qu’il avait signée à Hanovre. Comme un des articles de cette convention assurait, en termes exprès, à Auguste III une garantie pour la totalité de ses états, on ne pouvait donner, semblait-il, de témoignage plus éclatant des intentions pacifiques de la Prusse et de sa résolution de respecter les droits de ses voisins. Une promesse de 100,000 écus, glissée à l’oreille du chancelier Bestuchef pour l’engager, quoi qu’il arrivât, à retarder et à entraver la marche des troupes russes, devait ajouter encore à la clarté et à l’efficacité de cette démonstration[15].

Il n’était pas moins intéressant de savoir, au plus tôt, ce que penserait l’Angleterre du dédain témoigné à Vienne et à Dresde pour les promesses et les engagemens dont le roi George et son ministère tout entier s’étaient fait fort d’obtenir la ratification. Ordre fut donc expédié sans délai à l’envoyé de Prusse à Londres de faire connaître l’attaque audacieuse dont le secret venait d’être révélé, et de mettre catégoriquement le cabinet anglais en demeure de faire respecter sa signature, si injurieusement foulée aux pieds. — « Vous vous souviendrez, lui était-il dit, de toutes les assurances les plus fortes que le roi de la Grande-Bretagne et ses ministres vous ont données, qu’ils soutiendraient par les moyens les plus efficaces et même par la pointe de l’épée ce dont ils étaient convenus avec moi par la convention de Hanovre, et qu’ils ne se laisseraient point impunément mépriser de la reine de Hongrie et de son alliée la Saxe. Voilà le cas présent, et ma volonté est que vous deviez représenter, sans le moindre délai, tout ce que je viens de vous dire, de la manière la plus forte et la plus énergique, à lord Harrington, bien que sans aigreur et dans des expressions honnêtes… Vous lui direz que c’est à présent qu’il fallait tout faire ou rien, qu’avec l’assistance du bon Dieu on ne m’attaquera pas impunément, et que, si l’Angleterre ne prenait pas de vigoureuses résolutions, je ne saurais pas me laisser prévenir. » La dépêche se terminait par ces paroles significatives : — « Que si l’Angleterre voulait soutenir ses engagemens, il était absolument nécessaire que le ministère de Hanovre fût instruit bien sérieusement de tirer la même corde là-dessus avec celui d’Angleterre, et qu’il n’agit pas dans l’empire diamétralement avec tout ce dont j’étais convenu avec l’Angleterre ; que, sans cela, il y aurait un contraste fort pernicieux, et que les choses prendraient un mauvais pli. »

Ne dirait-on pas qu’avec sa merveilleuse perspicacité, Frédéric avait vu clair dans le jeu de diplomatie secrète qui s’agitait autour de George, et dont les archives hanovriennes viennent de nous donner le secret ? En ce cas, l’avis était bien donné, et Harrington, s’il se sentait sourdement contrecarré par son maître, était en mesure d’en profiter[16].

Mais quelle attitude prendre envers la France ? Le cas, en vérité, était plus difficile. Il était dur, en effet, après l’avoir pris de ton si haut avec cette alliée et l’avoir congédiée d’un ton railleur en annonçant si cavalièrement qu’on saurait bien faire ses affaires sans elle, de venir maintenant, l’oreille basse et la conscience chargée, lui faire part de ses embarras et lui demander aide pour en sortir. A la négliger tout à fait cependant, on courait risque de blesser au vif la vanité de Louis XV, de le mettre à l’aise pour se désintéresser ouvertement de la lutte. Par là on ferait prendre une véritable consistance aux bruits, déjà très répandus, d’une entente secrètement négociée entre Versailles et Vienne. Puis, à défaut de troupes qui n’arriveraient pas à temps, la France pouvait toujours envoyer quelque argent, et le mesquin subside, repoussé naguère avec tant de dédain, serait maintenant venu assez à propos pour subvenir aux frais impérieux d’une campagne d’hiver. Avec un trésor tellement à sec que, pour le remplir, il fallait fondre la vaisselle des palais royaux, 500,000 livres versées régulièrement chaque mois n’étaient plus de refus. Aussi Podewils, tout entier au péril présent et à la misère pressante, n’hésitait-il pas à courir après ses paroles et presque à demander grâce. Il faisait venir Valori pour reprendre avec lui, article par article, la convention de Hanovre, en justifier les intentions, en démontrer l’innocence et presque les avantages. — « Le roi de Prusse, écrit Valori, est entièrement retourné vers nous par ses grands besoins d’argent… M. de Chambrier a ordre de tout dire et de représenter les besoins du roi aussi pathétiquement qu’il le pourrait[17]. »

La lettre que Frédéric se décida à écrire lui-même à Louis XV ne se ressent nullement, il faut en convenir, de cette excessive émotion. Il eût été impossible, au contraire, de mettre plus de dignité et de convenance dans une démarche dont l’orgueil avait tant à souffrir. Après quelques mots de retour sur le passé et d’explications déjà plusieurs fois données sur les causes qui l’avaient conduit à traiter seul avec l’Angleterre : « Je jouirais encore du bien de la paix, dit le roi, si les intérêts de Votre Majesté ne m’avaient engagé dans la guerre présente. Ses ennemis et les miens, réunis par l’ambition, la haine et la vengeance, conjurent contre moi toutes les puissances de l’Europe, et travaillent avec autant d’acharnement à aliéner mes amis par leurs artifices qu’à séduire mes voisins par leur corruption. Je touche au moment que le prince de Lorraine va tenter une invasion en Silésie pour où je pars incessamment ; les Saxons, renforcés d’un détachement fait de l’armée du Rhin, vont m’attaquer dans le pays de Magdebourg, tandis que l’impératrice de Russie fait marcher un corps auxiliaire de 12,000 hommes, qui s’approchent actuellement des frontières de la Prusse. J’attends de l’amitié et de la bonté de Votre Majesté des conseils dans un cas si épineux, et si Elle pourra se résoudre d’abandonner dans ce danger le dernier allié qui lui reste en Allemagne. Je ne puis me dispenser de lui dire que le cas est pressant, et que je fais un si grand fonds sur son caractère, son amitié et l’étendue de ses lumières, que je me promets tout de son assistance[18]. »

« Je n’attendais rien de cette lettre, écrivait Frédéric dans l’Histoire de mon temps, bien des années plus tard ; elle n’était que pour la forme. » Un secours militaire, non, assurément, il ne l’attendait pas ; mais un secours pécuniaire, c’est moins sûr ; et, de toutes les manières de le solliciter sans en convenir ouvertement, la demande d’un conseil était certainement la moins compromettante et la plus ingénieuse[19].

Tous ces points réglés avec un calme parfait, malgré l’inquiétude générale qui régnait autour de lui, Frédéric se mit en route pour rejoindre la partie de ses troupes qui avait déjà pris ses quartiers d’hiver en Silésie. Il les remit aussitôt sur le pied de campagne et les concentra autour de Liegnitz, sur la frontière même de la Lusace, dans un triangle formé par trois petites rivières : la Neiss, la Queiss et le Bober. Cette opération fut faite sans bruit, toutes les précautions étant soigneusement prises pour éviter de donner de son côté l’éveil à l’ennemi, et de laisser apercevoir que le roi était présent, averti et sur ses gardes. — « Tout ce qui venait de la Lusace, dit-il, dans son Histoire, avait le passage libre ; mais il était interdit à tous ceux qui voulaient passer les rivières pour aller en Saxe, de sorte qu’on se procurait des nouvelles et qu’on empêchait l’ennemi d’en avoir. » Ainsi posté et pour ainsi dire caché, il attendait que le prince de Lorraine eût passé la limite du territoire saxon pour y pénétrer lui-même. Il lui importait de bien établir qu’il n’entrait chez son voisin que contraint par une nécessité de défense personnelle. La présence des Autrichiens sur un domaine qui ne leur appartenait pas ne pouvant s’expliquer que comme le premier acte d’une agression manifestement dirigée contre lui, de concert avec le maître du lieu, personne, quand l’Autriche aurait pris l’initiative de faire entrer ses troupes en Saxe, ne pourrait reprochera ses adversaires de répondre par une juste représaille à une véritable provocation.

A sa grande surprise, plusieurs jours s’écoulèrent sans que cette apparition des Autrichiens, toujours attendue, toujours annoncée, lui fût signalée. On apercevait bien des troupes légères circulant sur la lisière de la Bohême et de la Saxe, mais sans franchir la frontière ; on signalait bien autour de Zittau une agglomération de troupes saxonnes, mais, ces troupes étant là chez elles, il n’y avait encore rien à dire. Ce retard confondait Frédéric : — « Rien encore de Lusace, écrivait-il le 21 novembre à Podewils : ou ils attendent quelque chose, ou ils ont changé de dessein, ou je n’y comprends rien. »

Il ne se trompait pas : c’était bien un changement de dessein survenu à la dernière heure, ou plutôt une déplorable défaillance. Le 14, tout était encore prêt et réglé à Dresde pour le plan concerté à Vienne. Le général Grün était arrivé à point nommé au rendez-vous avec son monde ; il tenait conseil sous les yeux du roi de Pologne, avec le général des troupes saxonnes, Rustowski, en présence du comte de Brühl et de son inévitable acolyte, le confesseur Guarini. Auguste paraissait si résolu et si peu intimidé, qu’il réclamait l’honneur, pour son général, de commander, et pour ses troupes, d’ouvrir la marche dirigée par Leipzig contre le Brandebourg. Une notification imprévue du ministre russe vint subitement remettre tout en question.

Par ce nouveau message, qui atténuait les communications précédentes, sous prétexte de les expliquer, la tsarine maintenait bien à Auguste III la protection qu’elle lui avait promise, et qu’elle était toujours prête à appuyer par l’envoi d’un corps d’armée, mais elle bornait ses engagemens au cas seulement où il serait menacé d’une attaque de la part du roi de Prusse. Elle ne promettait rien s’il prenait l’initiative de se rendre lui-même l’agresseur. De plus, elle avait pu, disait-elle, elle pouvait encore admettre à la rigueur que les troupes saxonnes vinssent, en qualité d’auxiliaires, aider l’Autriche à remettre la main sur la Silésie, la Silésie étant une conquête de fraîche date, cédée seulement par une convention récente que Frédéric venait lui-même de violer. Mais une atteinte portée au patrimoine antique de la couronne de Prusse jetterait le trouble dans un état de choses garanti par des traités que la Russie était tenue de respecter : la Russie ne pouvait donc prêter son concours pour les ébranler. Du reste, elle eût été heureuse de prévenir un conflit qu’elle regrettait, et elle offrait ses bons offices pour amener entre les combattans une transaction équitable.

La distinction entre les vieilles et les nouvelles possessions prussiennes pouvait être fondée, mais on s’en avisait tardivement, car il serait difficile de croire que Marie-Thérèse, sollicitant l’intervention d’Elisabeth, lui eût laissé ignorer en vue de quel dessein elle la réclamait. D’où venaient donc à Pétersbourg cette demi-retraite et ce changement d’attitude ? Était-ce la suite des explications chaleureuses envoyées par Frédéric ? Le rapprochement des dates ne permet guère cette supposition. Il ne faut donc voir laque l’effet d’un des caprices habituels à une femme indécise, peut-être aussi la prétention orgueilleuse d’une souveraine encore à moitié sauvage, et qui, admise pour la première fois dans la famille des monarchies européennes, était flattée d’y entrer en arbitre suprême, faisant la part de chacun, et tenant entre les parties adverses la balance égale.

Quoi qu’il en soit, on peut hardiment affirmer que, si Marie-Thérèse eût été présente au conseil de guerre auquel fut remise la signification russe, elle n’eût souffert ni qu’on en tint compte ni qu’on hésitât à passer outre. Le principal effet qu’elle s’était promis de l’appui de Saint-Pétersbourg était produit, puisque le territoire saxon était resté librement ouvert au passage des troupes autrichiennes, et que Frédéric, intimidé, n’avait pas songé à prendre les devans pour le leur interdire. Ce grand résultat moral était l’important ; quant au secours matériel que devaient apporter les 12,000 Russes annoncés, on n’avait jamais pu espérer qu’ils arriveraient à temps pour prendre part aux premières luttes, et il serait temps d’y songer en présence des faits accomplis et quand les alliés seraient arrivés victorieux aux portes de Berlin. La seule réponse à faire au ministre russe était donc une marche en avant résolument et victorieusement conduite.

Mais l’âme virile était à Vienne : il n’y avait à Dresde que des cœurs faibles et des esprits bornés. Auguste et Bruni, saisis de peur et perdant la tête, n’eurent plus qu’une pensée, c’était de tout faire pour complaire à la tsarine, et de rentrer strictement et à tout prix dans le programme qu’elle leur traçait. Dès lors, il ne fut plus question pour les Saxons de partir en guerre et d’entrer en Prusse par le territoire de Magdebourg. On ne songea plus à menacer Berlin de deux côtés à la fois ; on se borna à laisser à Leipzig un faible corps d’observation, auquel tout mouvement en avant fut interdit, tandis que le gros des troupes autrichiennes était mis sous les ordres du prince de Lorraine pour le seconder dans sa marche sur Francfort. Quant aux troupes saxonnes, réduites au rôle de simples auxiliaires, toute leur tâche dut consister à se porter sur la Silésie pour interrompre la communication de cette province avec la capitale. De cette sorte, l’Autriche seule aurait la responsabilité de l’agression faite sur les vieilles possessions prussiennes, et la Saxe ne s’en mêlant pas, Elisabeth n’avait plus rien à dire[20].

Ce n’était pas moins un bouleversement complet des desseins convenus ; quelques jours au moins étaient nécessaires pour informer du changement le prince de Lorraine et lui laisser le temps de modifier lui-même toutes les dispositions qu’il avait déjà prises ; c’était la cause du retard dont s’étonnait Frédéric.

Le 22 novembre, cependant, le prince se mit en mouvement ; mais avec quelle indécision et quelle mollesse ! Ignorant la surveillance dont il était l’objet, il s’avançait tout à son aise, dispersant ses troupes pour les mieux nourrir et les loger plus commodément. Frédéric, au contraire, informé régulièrement de tous ses pas, n’attendait qu’un signal. Dès qu’il sut que la frontière saxonne était franchie, passant la rivière de Queïss sur quatre ponts déjà tout préparés, il s’y présenta de son côté. Quelque mauvaise opinion qu’il eût de la diligence du prince de Lorraine, la lenteur des mouvemens de l’armée autrichienne dépassa tellement son attente, qu’il comptait la prendre à dos, tandis qu’il ne rencontra dans le petit village de Hennersdorf que l’avant-garde composée de deux bataillons et six escadrons saxons. Les attaquer et les mettre en déroute fut l’affaire de deux heures. Le lendemain, il s’attendait à être rejoint et pris à partie par le prince de Lorraine, et se tint prêt à le recevoir ; puis, le jour suivant, ne le voyant pas venir, il allait partir pour marcher à sa rencontre : quel ne fut pas son joyeux étonnement d’apprendre que son ennemi, loin de le chercher ou de l’attendre, reculait et s’évanouissait devant lui !

Effectivement, le prince de Lorraine, confondu de trouver un obstacle sur un chemin qu’il croyait libre, prenait le parti de s’en aller au plus vite en Bohême pour réfléchir sur l’explication du fait imprévu qui causait sa surprise. — « Jamais, écrivait-il à son frère l’empereur, je n’ai éprouvé pareil embarras de ma vie. » — Cette retraite, qui se ressentait de l’émotion excessive du général, ou plutôt cette fuite, sans avoir combattu, donna le plus honteux spectacle de trouble et de désordre, au grand divertissement des populations qui, effrayées de l’aspect farouche et des allures pillardes des Pandours, étaient charmées de les voir partir en si piteux état. — « La consternation des généraux autrichiens, écrivait Frédéric, doit être telle, qu’ils font marcher les troupes sans disposition, — aille comme il peut, — de façon que le soldat commun s’en aperçoit très bien et en parle sans réserve… On laisse en arrière chariots, bagages et tentes… Ainsi j’ai sauvé ma patrie du plus cruel des malheurs, et toute mon expédition ne me coûte que trente morts tout au plus et soixante-dix blessés. Dieu soit loué ! nos ennemis sont battus sans que j’aie pu les atteindre[21]. »

Un succès si facilement obtenu demandait, pour être complété, à être aussi rapidement poursuivi. C’est à quoi Frédéric s’appliqua sans perdre une heure, avec un rare mélange d’énergie et de prudence, par deux mesures prises en même temps, dont l’effet devait être d’enfermer Auguste III dans une poignante alternative. D’une part, il lui fit offrir la cessation immédiate de toute hostilité et la paix, sous la seule condition d’adhérer à la convention de Hanovre et de ne pas laisser les troupes de Marie-Thérèse rentrer dans l’électorat qu’elles venaient de quitter. Puis, au même moment, il enjoignit au prince d’Anhalt (qui, après quelque hésitation, avait pris le commandement des troupes mises en position autour de Halle) de marcher droit sur Leipzig et sur Dresde, en traitant les populations saxonnes comme des ennemis déclarés, avec toutes les rigueurs de la guerre et en n’usant d’aucun ménagement. Les deux ordres furent exécutés avec autant de célérité et de précision qu’ils avaient été transmis. Ce fut le ministre anglais à Dresde, M. Villiers, qui se chargea de faire à Auguste la communication pacifique, tandis que le prince d’Anhalt, balayant devant lui le petit corps d’observation saxon qui stationnait devant Leipzig, entrait dans cette ville tambour battant et sans rencontrer de résistance. Ainsi, on laissait à Auguste le choix ou d’apposer sa signature à un acte déjà tout préparé, qui lui assurait l’intégrité de sa situation royale, ou d’attendre qu’un vainqueur armé vint dans son palais mettre la main sur sa personne. Frédéric avait calculé que le dilemme mettrait a une bien forte épreuve une âme d’une bien faible trempe.

Aussi, si Auguste avait été réellement maître de ses actions, l’hésitation n’eût pas été longue, et le parti de la sagesse comme de la timidité eût bientôt prévalu. D’autant plus que l’irritation était grande dans son entourage contre l’indigne conduite des Autrichiens, et qu’on lui disait hautement qu’en les abandonnant il ne ferait que leur rendre la pareille. Mais il avait auprès de lui un ministre plus occupé de sa situation personnelle que de tout autre intérêt, et qui la voyait gravement compromise, si une entreprise qu’il se vantait d’avoir conçue et qu’il avait au moins fortement conseillée tournait, par cette triste fin, à n’être plus qu’une ridicule aventure. Avant de se résigner à ce piteux dévoûment, Brühl voulut encore tenter un dernier effort. Après tout, rien n’était définitivement perdu, puisque l’armée autrichienne, ne s’étant pas engagée, était encore intacte, et que l’armée saxonne n’avait perdu que de faibles détachemens. On pouvait attendre une reprise d’action et d’énergie du prince de Lorraine, quand il recevrait (ce qui ne pouvait manquer de lui arriver) le blâme et les ordres indignés de Marie-Thérèse. L’essentiel parut donc de gagner encore quelques jours, sans exposer la personne royale à des périls qu’elle n’avait aucun goût à braver. Brühl conseilla à son maître de faire à l’envoyé de Frédéric une réponse évasive, en même temps qu’il quitterait lui-même sa capitale pour se mettre à l’abri d’un coup de main. L’avis, fait pour ménager à la fois l’orgueil et la timidité du roi, fut goûté. En conséquence, Villiers fut chargé de faire savoir au roi de Prusse que le roi de Pologne n’était pas éloigné d’adhérer à la convention de Hanovre, mais qu’il devait auparavant s’entendre avec la cour de Vienne, appelée aussi à prendre part à cet acte, et qu’en attendant, il était prêt à interdire aux troupes autrichiennes l’entrée du territoire saxon, pourvu que les troupes prussiennes se missent en devoir de l’évacuer de leur côté. Puis, les équipages royaux furent commandés, on passa toute une nuit à emballer les objets et les meubles précieux du palais, et le lendemain, en plein jour, aux yeux du peuple assemblé, le roi et sa famille montèrent dans une voiture découverte pour se rendre à Prague, où un asile leur était préparé. La violence publiquement constatée privait de toute valeur réelle même le consentement imparfait qui était donné aux exigences du vainqueur. Frédéric n’était pas d’humeur à se contenter de cette soumission apparente. Il lui restait donc un dernier coup à frapper pour achever sa victoire. C’est à Dresde même qu’il allait le porter[22].


Duc DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, des 1er et 15 mai, des 1er et 15 juin, du 1er août, du 1er septembre et du 1er octobre.
  2. Ministère des affaires étrangères. — Correspondance relative aux prétendans, vol. Stuarts, 27 septembre 1745. — Le récit de la mission du marquis d’Éguilles et sa correspondance inédite viennent d’être publiés par M. Paul Cottin, dans un volume intéressant, intitulé : Un Protégé de Bachaumont. Ces pièces sont tirées de la Bibliothèque de l’Arsenal. (Voir aussi, dans l’Annale de l’École des sciences politiques du 15 avril 1887, le travail fait sur le même sujet par M. Germain Lefèvre-Pontalis.)
  3. Correspondance de La Touche, agent secret à Londres. — Ministère des affaires étrangères, 16, 30 octobre 1746 ; — Horace Walpole a, Horace Mann, 4 octobre 1745 — Coxe, The Pelhams, chap. IX, t. I, p. 282.
  4. Robinson à Harrington, 30 octobre 1745. I perceived that the air of Francfort had very little contributed to the cooling of his reflections… — (Correspondance de Vienne. Record office.)
  5. Robinson à Harrington, 30, 31 octobre 1745. — One fatal ne bursting out through the impérial vivacity, during the altercation of a long audience might, I apprehend, be irrevocable and Europe lost for one hasty monosyllable. Correspondance de Vienne. — Record office.)
  6. La pièce relative aux engagemens de l’Autriche et de la Saxe est un véritable traité servant d’addition et de complément au traité de Varsovie du 25 mai : il porte la date du 26 août, par conséquent du lendemain du traité de Hanovre.
  7. Le lecteur n’oubliera pas, dans tout le récit qui va suivre, que la plus grande partie de la province de Lusace, actuellement annexée à la Prusse, faisait alors partie de l’électorat de Saxe.
  8. Post-scriptum de la dépêche de Robinson à Harrington, 31 octobre 1745. — Il dit formellement : « I must… humbly leave to your superior judgment, whether there is not equally le be found in the sald paper one indication if not of making up with France, at least of their holding singly out… »
  9. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. XIV. — Droysen, t. II, p. 571-578. — Arneth, t. III, p. 139.
  10. D’Arneth, t. III, p. 130-138.
  11. Ces pourparlers secrets, entretenus entre Marie-Thérèse et George II par l’intermédiaire du ministère hanovrien, sont racontés avec détail dans une publication récente faite à Berlin, d’après des documens tirés des archives de Hanovre, sous ce titre : Die Englische Friedens-vermittelung im Jahre, 1745, par Ernest Berkowski. — Consulter en particulier chap. II, p. 30-46.
  12. Frédéric à Podewils, 6 et 7 novembre 1715. — Pol. Corr., t. IV, p. 526-527.
  13. Frédéric, Histoire de mon temps. — Droysen, t. II, p. 589 ; — Carlyle, History of Frederic the great, t. IV, p. 195. — Pol. Corr., t. IV, p. 337-395.
  14. Frédéric, Histoire de mon temps, rédaction de 1746, publiée à Leipzig en 1879, p. 406-407. — Le même récit est fait, mais sous une forme plus abrégée et beaucoup moins vive, dans la seconde rédaction faite plus tard et qui figure dans les œuvres complètes du roi.
  15. Frédéric à Mardefeld, ministre de Prusse à Saint-Pétersbourg, 8 novembre 1745. Pol. Corr., t. IV, p. 335-339. — Droysen, t. II, p. 596. — D’Aillon, ministre de France à Saint-Pétersbourg, à d’Argenson, 14 décembre 1745. (Correspondance de Russie. — Ministère des affaires étrangères.)
  16. Frédéric à Andrié, ministre à Londres, 12 novembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 327.
  17. Valori à d’Argenson, 13 novembre 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)
  18. Frédéric à Louis XV, 15 novembre 1745. — Pol. Corr., t. IV, p. 338.
  19. La phrase que je cite ne se trouve pas dans le manuscrit de l’Histoire de mon temps, de 1746. Ici comme au lendemain de la bataille de Fontenoy, la réalité de la situation était encore trop présente à l’esprit des contemporains pour qu’on pût essayer de la dissimuler.
  20. D’Arneth, t. III, p. 142-143. — Droysen, t. II, p. 597-598. — Frédéric, dans l’Histoire de mon temps, ne paraît pas avoir compris le changement survenu à la dernière heure dans le conseil des alliés.
  21. D’Arneth, t. II, p. 142. — Pol. Corr. t. IV, p. 348-350.
  22. Frédéric, Histoire de mon temps, chap. XIV et appendice. — Vaulgrenant à d’Argenson, 2 décembre 1745. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.)