La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/05

La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 721-759).
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ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE, D'APRES DES DOCUMENS INEDITS.

V.
FONTENOY.[1]

Les événemens politiques et militaires devant désormais, comme je viens de le dire, suivre deux courans et se développer sur deux lignes parallèles, le récit doit habituellement se conformer à la division commandée par les faits eux-mêmes. Il faut donc laisser, pour un moment, Frédéric se démêler au fond de l’Allemagne dans son isolement, pour suivre, dans les Pays-Bas, l’heureuse agression de l’armée française.

En quittant la Flandre l’année précédente, au milieu de vives alarmes et sous la menace d’un grand péril public, Louis XV avait dû se résigner à perdre, en partie du moins, le fruit de la campagne victorieuse à laquelle il avait pris part ; il pouvait même craindre que la sécurité de la frontière française ne fût pas à l’abri d’un retour offensif de l’ennemi qui restait en armes derrière lui. Loin que cette prévision se fût réalisée, en reparaissant dix mois plus tard sur le même théâtre, il trouvait la situation intacte, toutes les positions gardées, sans que, durant cet intervalle, nos provinces septentrionales eussent éprouvé un seul instant de sérieuses inquiétudes. Ce bienfait inespéré était dû au maréchal de Saxe, qui, laissé seul à la tête d’une armée réduite, en quelque sorte en l’air sur un territoire étranger et sans aucune réserve pour le secourir en cas d’échec, avait su maintenir son terrain par une campagne défensive dont la prudence et la vigueur enlevaient, dit avec raison un document contemporain, l’admiration de toute l’Europe.

C’était un sentiment d’autant plus général qu’à vrai dire un peu d’étonnement s’y mêlait. Maurice, dont la renommée était déjà très grande, s’était pourtant distingué jusque-là par une fougue de tempérament et une vivacité de saillies, dons naturels habituellement regardés comme peu compatibles avec les qualités plus réfléchies qui conviennent au commandement d’une grande armée. On le regardait volontiers comme un général d’avant-garde merveilleux pour les surprises et les coups de main, mais demandant plus à la fortune qu’au conseil, et toujours prêt à tout risquer, sans souci des périls du jour et sans prévision des chances du lendemain. C’était toujours, aux yeux des habiles du métier, la mauvaise tête qu’on accusait, la veille de l’escalade de Prague, de faire la guerre à la tartare, et l’heureux coup de dé du lendemain n’avait pas fermé la bouche à ces doctes critiques. On disait aussi que, s’il visait toujours au grand, suivant la juste expression de son émule, le maréchal de Noailles, il dédaignait trop le détail, et qu’excellant à enlever sa troupe dans la mêlée d’un combat, il ne savait qu’imparfaitement au repos lui faire observer la discipline.

L’épreuve redoutable du commandement supérieur venait de faire voir en lui un tout autre homme : une vigilance continue, l’art de tout prévoir et le souci de ne rien hasarder, la pleine possession de soi-même dans les conjonctures les plus délicates, la parfaite exactitude du service imposée sans peine, à l’officier comme aux soldats, par une autorité à la fois régulière et paternelle, tel était le spectacle qu’avait donné le général de l’armée de Flandre et qui révélait des mérites qu’on ne lui soupçonnait pas. Campé sous les remparts de Tournay, entre la Lys et l’Escaut, dans une position très bien choisie pour dominer les deux cours d’eau, il avait su s’y maintenir en résistant à tous les efforts faits par l’ennemi pour l’en déloger, comme à la tentation qu’il avait dû plusieurs fois éprouver lui-même d’en sortir dans l’espoir de combattre et de vaincre. Au bout de trois mois, le général autrichien, le duc d’Arenberg, lassé de chercher tour à tour et d’attendre en vain un adversaire qu’on ne prenait jamais au dépourvu et qui ne prêtait jamais le flanc, très mal à son aise d’ailleurs dans un pays ravagé, et gêné dans ses communications parce que l’abord des fleuves lui était interdit, donna le signal de la séparation de ses troupes avant l’époque de la station d’hiver. Ce témoignage d’impuissance était un hommage éclatant rendu à une supériorité de talens, d’autant mieux appréciée qu’on avait été plus lent à la reconnaître.

La surprise qu’éprouvaient les contemporains, la postérité ne la partage pas au même degré ; elle sait, en effet, que ce déploiement de qualités nouvelles n’était pas chez Maurice l’effet d’une illumination soudaine, mais bien le fruit d’études et de méditations sérieuses sur l’art de la guerre auxquelles il s’était livré silencieusement et qu’il avait même résumées plus de dix années auparavant en quelques pages, sous le nom modeste de Mes Rêveries. Dans ce petit écrit, qui fait partie aujourd’hui de l’instruction classique de nos écoles militaires, la guerre n’est nullement considérée comme un grand jeu où l’audace seule dispute le prix à la fortune ; loin de là (y est-il dit dès les premières lignes), c’est une science qui a ses principes et ses règles, malheureusement couvertes de ténèbres, parce que ceux qui les ont pratiquées par instinct n’ont pas pris assez de soin de les mettre en lumière. Il faut être consommé pour les entendre ; et, partant de là, l’écrivain improvisé essaie lui-même d’en établir quelques-unes, au nombre desquelles figure celle-ci : — « Je ne suis point pour les batailles, surtout au commencement d’une guerre ; je suis persuadé qu’un habile homme peut la faire toute sa vie sans s’y voir obligé. Rien ne réduit tant l’ennemi à l’absurde que cette méthode : rien n’avance plus les affaires. Il faut donner de fréquens combats et fondre pour ainsi dire l’ennemi, après quoi il est obligé de se cacher. »

N’était-ce pas écrire par avance toute l’histoire de la campagne qu’il venait de conduire en Flandre ? Rien d’étonnant donc que, s’étant si bien tracé sa voie, il l’eût à l’épreuve si fermement suivie[2].

Pourtant, il faut bien le dire, l’explication du fait n’est guère moins étrange que le fait lui-même. Quoi ! c’est au mois de décembre 1732 (c’est la date que porte le manuscrit), c’est-à-dire quand le bâtard d’Auguste II n’était encore qu’un royal officier de fortune, guerroyant pour l’amour de la vaillance comme un chef de bandes du moyen âge, tour à tour sous les drapeaux d’Autriche et de France, en quête à travers l’Europe d’aventures et de plaisirs, rêvant de conquérir une couronne au sortir des bras d’une comédienne, c’est au sein de cette ivresse de fêtes et de combats qu’il s’était posé à lui-même, avec une curiosité savante, et qu’il avait su résoudre avec une intelligence consommée, les problèmes les plus délicats de l’art militaire ! C’est pendant treize jours, nous raconte-t-il, ou plutôt pendant treize nuits, que, condamné à l’inaction par la maladie, pour charmer les veilles de l’insomnie, il avait laissé courir sa plume sur le papier, et de ce travail fébrile sont sorties des déductions raisonnées où rien ne trahit ni le désordre de la pensée, ni l’excitation du cerveau. Il n’y a pas jusqu’au style des Rêveries, dont le tour souvent incorrect ne manque ni de finesse ni de force, qui n’étonne chez un étranger demeure toute sa vie si ignorant des élémens mêmes de notre langue qu’il n’a jamais pu en écrire deux mots sans les défigurer par une orthographe vraiment fantastique.

Mais ce qu’on devrait moins encore s’attendre à rencontrer dans une œuvre de Maurice, quand on songe aux entraînemens auxquels s’était abandonnée sa jeunesse, ce sont des maximes d’une véritable élévation et de cette profondeur qui semble supposer le calme d’une grande âme. Les juges compétens seuls ont le droit d’apprécier la valeur technique des innovations proposées par les Rêveries, et dont plusieurs, je crois, ont passé en application. Mais quand le rêveur touche à ce qu’il appelle lui-même les parties sublimes du métier, il n’est pas d’ignorant qui, en l’entendant, n’ait le droit de se dire ému. Nulle part ne sont mieux appréciés les ressorts de cette force morale qui a autant de part au sort des combats que la force matérielle, qui la seconde toujours, et la supplée souvent : force essentiellement variable, dit Maurice, parce qu’elle réside dans le cœur des humains, et que c’est là qu’il faut l’aller chercher pour l’émouvoir par quelques-uns de ces traits de lumière qui caractérisent les grands capitaines. Et c’est pour conserver cette force morale intacte dans l’asile du cœur de l’homme que, s’élevant au-dessus des habitudes et des préjugés de son temps, cet homme de guerre errant, qui n’était lui-même qu’un illustre volontaire, préfère pourtant, pour l’entretien des armées, au système de libre engagement alors partout en vigueur en Europe, celui des levées obligatoires, faisant du service militaire le premier4des devoirs du citoyen. Non, sans doute, qu’il n’eût apprécié souvent, en les conduisant au feu, l’impétuosité héroïque des recrues de nos vieilles armées, qui, une fois qu’elles s’étaient données à la gloire, ne vivaient plus que pour elle, oubliant le toit natal, et quittant même le nom de leurs pères. Mais, par une sorte de divination, il met encore au-dessus de ce dévoûment sans réserve le courage réfléchi du soldat de nos armées modernes, qui, n’obéissant qu’à la loi, voit encore dans la patrie, en mourant pour elle, la plus haute expression et l’image la plus sacrée de la famille. Étrange problème en vérité que celui que cette figure si originale propose au moraliste qui en voudrait expliquer les contrastes ! Pourquoi faut-il que cette hauteur de pensée, cette noblesse de sentimens, qui respirent dans l’écrit de Maurice dès qu’il touche à son cher métier des armes, soient toujours restées en quelque sorte reléguées dans ce coin de son intelligence et de son cœur, et que, sauf les jours de combat, le reste de sa vie et de ses actes y ait toujours si peu répondu ? Pourquoi, à part ces devoirs militaires, si largement conçus et vus de si haut ; n’a-t-il jamais su s’astreindre à aucune autre obligation, je ne dis pas de conscience, mais seulement de décence et de dignité ? Pourquoi faut-il qu’on ait dû le voir jusqu’à son dernier jour, et quand ses faiblesses n’avaient plus l’excuse de l’âge, livré à de grossières convoitises et ne reculant devant aucun moyen pour les satisfaire, recherchant des compagnies d’un libertinage vulgaire, et, afin de suffire aux prodigalités de ses débauches, condamné à se montrer souvent plus avide encore d’argent que d’honneurs ? L’infime nature humaine comporte-t-elle donc ce mélange de misère et presque de bassesse avec des éclairs de grandeur, et faut-il à quelques âmes, pour sentir vibrer en elles des cordes généreuses, l’émotion du péril et de la gloire ?

Ayant si bien réussi à conserver à la France ses premières conquêtes, il n’appartenait évidemment qu’au maréchal de Saxe de les continuer et de les étendre. Le commandement de l’armée de Flandre, pendant la campagne qui allait s’ouvrir, lui était donc dévolu par un consentement unanime ; et le roi lui-même, en se proposant de se joindre à lui, n’avait pas la pensée de le lui disputer. Il vint donc à Paris aussitôt que ses troupes furent hiver nées, moins pour jouir de ses succès que pour arrêter les mesures nécessaires aux efforts qu’il méditait encore. Rien n’égalait la légitime considération dont il se vit entouré. Un don de 100,000 écus lui fut octroyé pour sa bienvenue, à prendre sur les nouveaux impôts qu’on devait lever pour la continuation de la guerre. On fut même un instant tenté, l’ayant vu subitement se transformer à vue d’œil en prudent capitaine, de compléter cette métamorphose en faisant de lui un négociateur et un personnage politique. C’était le moment où on essayait de déterminer Auguste III à se mettre en avant pour rechercher la dignité impériale. L’élévation de la maison de Saxe ne pouvant être désirée par personne plus que par celui qui en sortait et qui en portait le nom, Maurice fut engagé à faire auprès de son frère les instances les plus pressantes pour l’amener aux vues de la politique française. Il s’y prêta de bonne grâce, mais sans paraître ni espérer, ni même désirer bien vivement le succès de sa démarche : soit que, connaissant par expérience l’état intérieur de sa famille, il n’eût qu’une médiocre confiance dans l’énergie que mettrait Auguste à soutenir une si haute prétention ; soit qu’ayant lui-même en tête un grand dessein, il comprit d’instinct que, si la politique française avait deux objets à poursuivre, l’effet inévitable de cette division d’attention et de forces serait de réduire les ressources dont on lui permettrait de disposer ; soit enfin que, ne pensant plus qu’à la Flandre, l’Allemagne fût devenue le moindre de ses soucis. La lettre qu’il écrivit ou qu’on lui fît écrire à son frère eut un caractère tout officiel très différent du ton de vivacité familière qui lui était habituel. Il eut même l’art d’y intercaler cette phrase, qui n’avait rien d’engageant : — « Il me parait, disait-il, que l’affaire de la succession de la maison d’Autriche n’est pas l’objet qui attire à présent la plus grande attention ; » — et à sa sœur, la princesse de Holstein, avec qui il entretenait une correspondance amicale, il laissait voir plus nettement sa pensée : — « Le roi de Pologne, écrivait-il, a beau jeu pour devenir empereur, mais nous sommes Autrichiens en diable ; il parait qu’on me destine le commandement de l’armée de Flandre, où, selon toutes les apparences, se frapperont les grands coups. »

A cela près, et sauf ces préoccupations diplomatiques auxquelles il ne s’associait que du bout des lèvres, l’humeur générale qu’il trouva régnante à Versailles répondait assez, avec les goûts qu’on lui connaît, à celle qu’il devait y apporter lui-même ; car, tout en pensant et en se préparant à la guerre, on s’y livrait avec entraînement au plaisir. L’esprit public, on le sait, en France, ne peut rester longtemps sous une impression ni triste, ni même sérieuse. Si, après des jours de peine et d’inquiétude, se présente une occasion naturelle de distraction et d’oubli, elle est saisie avec avidité par une réaction qui ressemble à la détente d’un ressort trop fortement comprimé. C’est l’effet que produisaient, après les douloureux événemens des années précédentes, après Prague et Dettingue, après les alarmes causées par l’invasion de l’Alsace, après les scènes pénibles de la maladie du roi et la fin sinistre de sa maîtresse, les fêtes qui durent être célébrées pour le mariage du dauphin avec l’infante d’Espagne. — « On ne parle plus ici d’aucune nouvelle, dit le chroniqueur Barbier, on n’est occupé que de l’arrivée de Madame la dauphine, du départ du roi pour aller au-devant d’elle à Étampes, et des fêtes superbes qui se préparent tant à Versailles qu’à Paris. Le Français, en général, oublie toutes les inquiétudes pour les nouveautés de marque et de plaisir. » — Et quelques jours après, le lendemain de l’arrivée de la princesse : — « Les habitans de notre ville, de tout état, qualité et condition, ont été furieusement en mouvement. Hier, lundi matin, le chemin de Paris à Sceaux était rempli de carrosses pour voir arriver et souper la princesse, surtout de ceux qui n’avaient point de facilité pour voir les fêtes de Versailles, où une chambre, dit-on, vaut 150 livres pour les trois jours. On a beau crier misère, le public trouve toujours de l’argent pour fêtes et plaisirs. » — Et, en effet, à partir de ce jour et pendant les trois mois qui suivirent, les écrits contemporains ne sont pleins que des récits de fêtes intimes ou publiques, de l’éclat des costumes des bals parés de Versailles et du faste des décorations dans les solennités plus largement ouvertes à la foule de l’Hôtel de Ville. C’est entre la cour et la ville une rivalité de démonstrations joyeuses et une émulation de folles prodigalités[3].

On ne réussissait même pas toujours à satisfaire les exigences du public : le prévôt des marchands était accusé de mettre trop d’économie dans ses illuminations, et les divertissemens de Versailles n’étaient pas toujours trouvés suffisamment récréatifs. Pour ceux-là, cependant, on en avait confié le soin à un maître qui devait s’y connaître, car ce n’était autre que Voltaire lui-même, parvenu cette fois au comble de la faveur, désormais admis dans toutes les confidences, initié à la politique par d’Argenson, a toutes les intrigues de cour par Richelieu, et qui, au moment même où on le chargeait d’écrire (comme je l’ai dit), au nom de Louis XV, à la tsarine Elisabeth, recevait l’ordre de préparer une représentation de gala avec intermèdes de chants et de ballets. Ce devait être une pièce de circonstance, s’inspirant de toutes les impressions du moment, à la fois un chant de guerre et un épithalame, destiné à célébrer, avec les réjouissances présentes de la noce royale, les espérances prochaines de la victoire. Cette commission imposait à Voltaire le devoir de rester à Versailles en permanence, dans une retraite assez douce dont il peignait pourtant en confidence les ennuis à ses amis : — « Ne plaignez-vous point, leur écrivait-il, un pauvre diable qui est bouffon du roi à cinquante ans, et qui est plus embarrassé avec les musiciens, les décorateurs, les comédiens et les comédiennes, les chanteurs et les danseurs, que ne le seront les huit ou neuf électeurs pour faire un césar allemand ? Je cours de Paris à Versailles, je fais des vers en chaise de poste. Il faut louer le roi hautement, Madame la dauphine finement, la famille royale doucement, contenter la cour, ne pas déplaire à la ville… Je brave ici la fortune dans son temple, et je fais le même personnage qu’un athée dans une église. Ne m’oubliez pas, quoique je sois retiré du monde. » — Les correspondans de Voltaire savaient de reste, je pense, que Versailles n’était pas de toutes les églises celle dans laquelle il lui répugnait le plus d’entrer, et la divinité qu’on y adorait celle dont il refusait de reconnaître l’empire. Aussi ne durent-ils être que médiocrement émus de ces plaintes, d’autant plus que, comme toute peine mérite son salaire, Voltaire avait eu soin de s’assurer d’avance que la sienne ne resterait pas sans compensation. On lui avait promis la première place de gentilhomme de la chambre qui serait vacante. — « Mais, écrivait-il à d’Argenson, la charge de gentilhomme ordinaire ne vaquant presque jamais, et cet agrément n’étant qu’un agrément, on y peut ajouter la petite place d’historiographe,.. et, au lieu de la pension attachée à cette historiographie, je ne demande qu’un rétablissement de 400 livres ; tout cela me parait modeste, et M. Orry en juge de même. Il consent à toutes ces guenilles. »

Pourtant quand la représentation dut avoir lieu, devant un public de cour aussi brillant que bruyant, tout étincelant de parures et de diamans, la Princesse de Navarre (c’était le nom de la pièce objet de tant de soins) n’eut qu’un médiocre succès. On goûta fort la grâce des ballets et le charme de la musique, due au célèbre Rameau ; mais pour la comédie elle-même (était-ce une comédie ou un drame ? ), elle parut faiblement versifiée et se traînant avec longueur à travers une intrigue assez obscure. On faisait d’abord trop de bruit pour bien entendre. Voltaire lui-même, malgré les complimens de rigueur qu’il reçut, eut le sentiment qu’il était resté au-dessous de l’attente commune, car il écrivait assez tristement : — « Mon ouvrage est décent, il a plu sans être flatteur. Le roi m’en sait gré, les Mirepoix ne peuvent me nuire ; que me faut-il de plus ? Je ne me suis mêlé que de lui plaire. » — Effectivement, le roi tint parole : la place d’historiographe fut accordée pour faire prendre patience en attendant celle de gentilhomme de la chambre, et la guenille même fut doublée d’une étoffe plus solide qu’on ne l’avait espéré, car une pension de 2,000 livres, et non de 400 seulement, y fut attachée[4].

En relisant aujourd’hui ce morceau de poésie, qui présente effectivement peu d’intérêt, et dont le mérite devait consister dans des allusions qu’on ne saisit plus, on n’y trouve dignes d’être notés que ces vers du prologue, qui peignent assez bien les dispositions du noble et frivole auditoire qui l’écoutait :

Cueillez toutes les fleurs et parez-en vos têtes,
Mêlez tous les plaisirs, unissez tous les jeux,
Souffrez le plaisant même, il faut de tout aux fêtes,
Et toujours les héros ne sont pas sérieux.
Enchanté d’un loisir, hélas ! trop peu durable.
Ce peuple de guerriers, qui ne parait qu’aimable,
Vous écoute un moment et revole aux dangers.


C’était bien là l’état d’esprit de toute la vive jeunesse qui, pendant la représentation, bourdonnait, dit encore Voltaire, comme une ruche d’abeilles autour du roi, prête à combattre demain d’aussi grand cœur qu’elle s’amusait aujourd’hui, et ne cherchant à attirer les regards du prince que pour être appelée à l’honneur de le suivre sur le champ de bataille. Un document du ministère de la guerre nous apprend que l’escorte royale se composait de seize grands officiers et de cent dix-sept de moindre rang, mais tous également attachés à la personne du prince. On juge si ces désignations étaient recherchées, et c’était à qui saurait se faire remarquer au milieu même des danses, ou à la sortie du théâtre, pour obtenir au feu la place d’honneur. Pour achever de donner à ce départ, préparé avec tant de gaîté et d’entrain, tout à fait un air de fête, il aurait fallu, comme l’année précédente, un cortège féminin. Mais personne ne remplaçait l’altière Châteauroux dans la prétention d’accompagner et même de guider le roi dans le chemin de la renommée. Non que sa place fût restée longtemps vide, car on savait déjà quel nouvel attrait avait consolé son amant de sa perte. Tout le monde murmurait le nom d’une jeune beauté qui avait paru à l’un des bals de l’Hôtel de Ville avec un éclat inattendu, et que le roi n’avait pas quittée un instant du regard pendant toute la soirée. Mais ce nom était celui d’une famille bourgeoise, sans aucune relation avec les puissances connues de la cour. Antoinette Poisson, fille d’un intendant aux vivres et femme du fermier-général Lenormand d’Etioles, n’avait pas même une entrée de droit à Versailles, et si le bruit était déjà répandu que, grâce au valet de chambre Binet, son parent, elle y pénétrait le soir par des cabinets dérobés, personne ne croyait à la durée d’un caprice qui n’osait pas s’avouer tout haut. La nouvelle favorite, ayant encore tout à recevoir, n’avait le droit de rien exiger. Il fallait donc renoncer pour cette fois à mêler l’amour à la gloire. Mais en revanche, sûre de ne pas faire de rencontre gênante, la nouvelle dauphine sollicitait de la reine la permission de suivre son mari à l’armée : car cette fois le noble adolescent, bien qu’à peine âgé de seize ans, avait réclamé tout haut le droit d’aller combattre, ne voulant pas admettre qu’assez homme pour être époux, il ne le fût pas assez pour être soldat. La princesse ne viendrait sans doute pas seule, on pouvait donc se flatter de retrouver au camp une cour plus jeune, plus libre, peut-être plus riante que celle de Versailles, et où les passe-temps de la galanterie reposeraient par intervalles des fatigues de la guerre[5].

Cette bonne humeur ne régnait pas seulement dans les rangs supérieurs de l’armée. Du haut en bas, chez les simples soldats mêmes, tout était en liesse, et c’était une joie générale de retourner, sous un chef qui inspirait confiance, visiter les riches plaines de Flandre, et surtout qu’il ne fût plus question de s’enfoncer dans les brumes et les neiges de l’Allemagne. On répétait dans les chambrées ce gai refrain, composé pour la circonstance par un chansonnier populaire :


Dérouillons, dérouillons, la Ramée,
Dérouillons nos fusils,
Le temps est venu de s’en servir.
Je n’irons plus, je n’irons plus à Prague,
N’y a plus là maille à gagner depuis
Que la reine de Hongrie a mis
En gage sa couronne et ses bagues.
Quand n’y a plus rien dans un endroit,
Nous et le roi y perdons nos droits,
Galopons vers un pays moins pauvre,
Galopons où l’on dit qu’il fait gras.


En un mot, jamais entrée de campagne n’avait plus ressemblé à une partie de plaisir ; la suite, en répondant à de si heureux présages, devait conserver jusqu’au bout la même apparence, et, malgré beaucoup de sang versé et les plus sérieux faits d’armes, le souvenir de cette brillante année 1745 retentit encore à travers l’histoire comme l’écho d’une fanfare joyeuse.

Il n’y avait, en réalité, que trop de divertissemens à Paris et à Versailles pour le bien de Maurice, qui y prenait part sans ménagement et sans choix, et dont la santé, très éprouvée par les fatigues de la dernière campagne, aurait en besoin d’un autre genre de délassement. Le résultat fut que, le moment venu de se mettre en route, un mal dont il avait depuis longtemps le germe se manifesta avec une intensité qui ne lui permit pas de le dissimuler. C’était une hydropisie qui épuisait ses forces et lui rendait tout mouvement pénible. Sun changement fut si rapide et si visible qu’on le crut mort ; on ne lui donnait pas, dit Luynes, plus de quelques mois à vivre. Pouvait-il, dans de telles conditions, aller prendre son commandement ? Lui seul n’hésitait pas à le croire. Voltaire, le rencontrant qui se traînait péniblement dans une galerie de Versailles, lui demanda avec intérêt si son départ n’allait pas compromettre ses jours. — « Il ne s’agit pas de vivre, répondit-il d’un ton indifférent, mais de partir. » — Effectivement, une médication énergique lui ayant apporté quelque soulagement, il quitta Paris dans les premiers jours d’avril, avec son état-major. Mais telles étaient ses habitudes connues, et telle aussi la contagion de ses exemples sur tout ce qui l’entourait, qu’au dernier moment, dans le convoi qui l’emmenait, on trouva, nous dit un historien allemand, mêlée avec les chariots de bagages, une voiture où se cachaient des femmes d’une compagnie douteuse ; et le chirurgien qui l’accompagnait, trouvant cette société peu faite pour un malade, dut faire placer à chaque station une sentinelle de planton à la porte du général en chef, avec ordre d’arrêter toute visite suspecte[6].

Le rendez-vous des officiers chargés d’un commandement supérieur était à Valenciennes. Maurice y arriva le 15 avril ; mais le mal, un instant suspendu, avait repris son cours pendant le voyage, et une ponction fut jugée nécessaire : elle fut pratiquée le 18, à cinq heures du matin, et dégagea cinq pintes d’eau. Deux heures après, le patient était au travail et eut avec le maréchal-général des logis Cremille et son adjoint, le comte d’Espagnac, une conférence qui n’en dura pas moins de cinq. Nulle trace d’altération n’était visible sur son visage : pas un mot ne fut dit de l’opération, et on ne la connut que quelques jours après, par la diminution visible de l’enflure.

L’armée, composée de 190 bataillons de troupes régulières et 10 de milice, de 160 escadrons, ayant un équipage d’artillerie de 100 pièces de campagne et 27 de siège, en tout plus de 90,000 hommes, fut répartie en trois corps, embrassant les deux rives de l’Escaut dans un vaste demi-cercle dont la droite était à Maubeuge, le milieu à Valenciennes et l’extrémité gauche à Warneton, sur le territoire flamand. Puis un rapide mouvement de concentration dut être imprimé à tous ces corps pour se rapprocher de Tournay, en amont et en aval du fleuve, afin d’opérer l’investissement de cette place, que sa position sur l’Escaut et les excellentes fortifications dont Vauban l’avait munie rendaient très importante, et dont la prise était le premier objet de la campagne. Le plan fut exécuté avec rapidité et précision ; en quelques jours, les trois corps eurent pris position sur les deux rives de l’Escaut, l’un au-dessous de Tournay, sur la rive gauche, les deux autres au-dessus, sur la rive droite ; des ponts furent établis de part et d’autre pour assurer les communications, et, dès le 30 avril, l’investissement était presque achevé et la tranchée déjà ouverte, avant que le gouverneur de la ville fût de retour de Bruxelles, où, à peine averti du dessein des Français, il était allé en donner avis aux commandans des forces alliées coalisées contre nous.

On était loin, dans le camp ennemi, de s’attendre à être attaqué si vigoureusement et pris de si court. On s’y livrait, au contraire, sans contrainte, à la plus absolue, à la plus aveugle confiance. C’était le mot d’ordre venu de toutes les capitales de l’alliance, de Londres comme de Vienne et de La Haye. Depuis le coup de théâtre de la soumission de la Bavière, suivi des plaintes désespérées de Frédéric abandonné ; depuis qu’on avait vu la France se laisser enlever sans combat ce terrain de l’Allemagne, si chèrement disputé par elle pendant trois années, au lieu d’expliquer cette triste résignation par un changement d’humeur naturel à l’instabilité de notre caractère national, on se plaisait à y lire un aveu publiquement constaté d’impuissance. Pour se laisser réduire à une si cruelle extrémité, il fallait, disait-on, que cette orgueilleuse nation fût à bout de vivres et de ressources, et si, faute de pouvoir étendre son bras plus loin, elle tentait encore une dernière lutte à sa porte et sur sa frontière, sa force, désormais brisée, allait expirer dans ce suprême effort. C’est en Angleterre surtout que cet abattement et cet abaissement présumés de la puissance française étaient admis comme fait acquis, avec une crédulité complaisante, et célébrés avec une exaltation présomptueuse. — « On répète ici, écrit à cette date même, le 7 mars, un correspondant français à Londres, que la France est hors d’état de se soutenir par elle-même, épuisée qu’elle est d’hommes et d’argent, inquiète dans son sein pour ses propres sujets ; elle sera dans peu réduite à demander avec soumission la paix et à en recevoir les conditions de la Grande-Bretagne et de ses alliés… On se flatte d’exercer désormais cette influence, qui ne peut être contre-balancée par aucune puissance. On a pour soi tous les électeurs, à l’exception du roi de Prusse ; les cercles et les autres princes de l’empire s’offrent d’eux-mêmes à l’Angleterre : elle fera un empereur à son gré… En un mot, l’Angleterre va devenir l’arbitre de l’Europe, lui donner des lois et parvenir à cette monarchie à laquelle la France aspirait depuis longtemps ; ceci est en substance la perspective actuelle des grands et des petits[7]. » Le cabinet britannique, tout le premier, oubliant les intentions pacifiques et modérées dont il avait été animé à son début, cédait à cet entraînement patriotique. Pour assurer à l’Angleterre la première place et le grand rôle dans la destruction anticipée de sa rivale, il avait réclamé et obtenu que le commandement supérieur des forces alliées fût confié à un prince anglais, le duc de Cumberland, second fils du roi George, à peine âgé de vingt-deux ans, mais déjà célèbre par sa valeureuse conduite à la bataille de Dettingue. Cette prééminence lui fut d’autant plus facilement accordée que le seul général qui aurait pu la lui disputer, parce qu’il occupait le même poste dans la campagne précédente, le duc d’Arenberg, ne devait pas prendre part à la lutte. Dans le partage des forces de la coalition, il avait été convenu que le gros des troupes autrichiennes, sous la conduite de leur meilleur chef, irait prendre position sur les bords du Rhin pour faire face à l’armée du prince de Conti, les Allemands se chargeant ainsi de défendre le sol de leur patrie. Leur place devait être prise par les contingens hollandais, que les états-généraux venaient de voter sur la demande de Chesterfield. Il ne restait en fait de soldats de Marie-Thérèse que quelques milliers d’hommes, levés principalement dans les Pays-Bas autrichiens et conduits par le vieux Königseck, trop usé par l’âge et les fatigues pour prétendre au premier rang. Quant aux troupes hollandaises, les états-généraux, avec une maladresse qui ne leur était que trop ordinaire, au lieu d’en confier la direction au prince de Nassau, qui était le chef désigné, mais dont le nom seul effrayait leur jalousie bourgeoise, avaient été chercher en Allemagne un diminutif de souverain, le prince de Waldeck, personnage ridicule qui n’était connu que par des prétentions de vanité puérile. Aucun de ces noms ne pouvait soutenir un instant la comparaison avec celui d’un prince anglais. Le duc de Cumberland restait donc, malgré son âge, généralissime de fait encore plus que de droit, bien que, dans l’armée de 60,000 hommes qui allait marcher à sa suite, il ne comptât, en fait de sujets de son père, que 20,000 Anglais et 3,000 Hanovriens. C’était lui qui allait rencontrer sur le champ de bataille le roi de France et le dauphin. Jamais la lutte des deux nations, qui se provoquaient depuis tant de siècles sur les deux rives de l’Océan, n’avait pris à ce point le caractère d’un duel entre les deux royautés : on était reporté subitement à quatre cents ans en arrière, aux jours du prince Noir et du roi Jean, au lendemain de Crécy et de Poitiers.

La vigueur imprévue de l’attaque du maréchal de Saxe, tombant à Bruxelles au milieu d’un concert de prévisions flatteuses, causa bien un instant d’étonnement, mais sans ébranler ni la confiance que le jeune général avait en lui-même, ni celle qu’on plaçait en lui. Transmise promptement de Bruxelles à La Haye, où se tenait encore une petite conférence diplomatique en permanence autour de Chesterfield (qui ne voulait pas partir avant de connaître l’issue des événemens), la nouvelle y causa plus de satisfaction que d’inquiétude. On était convaincu qu’en s’avançant sur le territoire flamand, le maréchal de Saxe se mettait en prise et courait à sa perte. — « Le ministre de Sardaigne, le plus passionné de la clique, écrit le chargé d’affaires La Ville, se promenant hier dans une des salles de la cour où l’on conserve les étendards pris sur la France à Ramillies et à Malplaquet, disait hautement qu’on allait remplacer ces vieilles guenilles par des trophées plus modernes et plus brillans… » — L’envoyé de l’électeur de Cologne, dînant chez l’envoyé anglais, lord Chesterfield, avec une compagnie nombreuse, demanda à qui appartiendraient les prisonniers que les alliés allaient faire sur les Français. Chesterfield seul était moins exalté, et, peu confiant dans les mesures prises par ses alliés, il lui arrivait de dire à l’oreille qu’on ne savait jamais ce qui arriverait à un char attelé d’un cheval, d’un âne et d’un singe ; mais, ce soir-là, ne voulant décourager personne, il se borna à répondre cette phrase un peu ambiguë : — « Le dé est jeté, nous jouons à quitte ou double ; il n’y a communément que les coups hardis qui réussissent. »

Quant à Cumberland, son plan était fait : pendant qu’il battait Maurice et les Français sur l’Escaut, le duc d’Arenberg en ferait autant du prince de Conti sur le Rhin, et les deux armées victorieuses, entrant ensemble sur le sol français, se donnaient rendez-vous pour s’embrasser à Paris. — « J’y serai, disait-il, ou je mangerai mes bottes. » — Le propos fut tenu assez haut pour être rapporté au maréchal de Saxe, qui dit en souriant : — « Voilà un Anglais un peu Gascon, mais s’il tient à manger ses bottes, nous nous chargeons de les lui apprêter. »

Ces forfanteries, tout en prêtant à rire, n’en annonçaient pas moins chez le jeune prince l’intention sérieuse de marcher droit à Tournay pour interrompre les opérations du siège. Maurice crut donc devoir donner avis à Versailles que l’action décisive pouvait s’engager plus tôt et plus vivement qu’on ne s’y attendait. — « Je n’ouvre pas moins la tranchée demain soir, écrivait-il au ministre [8]. de la guerre, le comte d’Argenson ; il se peut très bien que je sois obligé de lever le siège pour aller au-devant des ennemis, mais il n’est pas possible de rester dans l’inaction l’espace de temps qu’il leur faut pour s’assembler… Quant à moi, il ne m’importe guère que je sois obligé de lever le siège, et je sacrifie toujours ma réputation au bien du service du roi. » — Il donnait en même temps des nouvelles d’un optimisme très exagéré sur l’état de sa santé. — « J’ai été hier quatre heures à cheval, disait-il, sans que cela m’ait fatigué ; j’ai en ensuite une indigestion, mais je me porte fort bien aujourd’hui[9]. »

Le ministre lui répondit courrier par courrier. — « Sa Majesté a fort approuvé vos vues et vos résolutions. Je ne vous répéterai pas ce que je vous ai déjà mandé sur la confiance entière qu’Elle a dans votre zèle pour son service, et dans l’intérêt que vous prenez à sa gloire. Elle s’y livre entièrement ; Elle est impatiente de vous aller joindre, et si Elle pouvait avancer le moment, Elle le ferait avec plaisir. Mais les préparatifs d’une marche telle que la sienne ne sont presque pas possibles à changer ; c’est ce que j’ai pris la liberté de lui représenter. Elle m’a cependant ordonné de vous mander qu’au cas que les choses tournassent de façon que son arrivée, vingt-quatre heures plus tôt, lui fit avoir une part à une action qu’Elle ne voudrait pas laisser échapper, vous n’auriez qu’à lui dépêcher un courrier au-devant d’Elle et qu’Elle se rendrait tout de suite de Compiègne au camp, où Elle pourrait arriver vendredi dans la soirée[10]. »

Effectivement, le départ de Versailles, précipité par l’impatience de Louis XV, s’accomplit cette fois sans les lenteurs et les formalités habituelles à tous les mouvemens des personnes royales, et Luynes lui-même, si exact à tenir registre de tous les détails, ne trouve à nous raconter que quelques scènes de ce drame intérieur de la famille, qui se ressemblent dans tous les temps comme dans toutes les conditions sociales, et dont on devine l’émotion au travers, j’ai presque dit à la faveur de la discrète sécheresse de son récit. Les équipages étaient déjà commandés pour le lendemain, que la reine n’en avait pas encore connaissance ; elle ne sut que les ordres étaient donnés que par un mot dit à l’ambassadeur d’Espagne devant elle et dans son appartement, après quoi le roi en sortit sans lui dire adieu comme les autres jours. Le jour venu, à l’heure dite, c’est la reine qui se rend chez son époux, comme c’était son usage chaque matin, mais pour n’y rester aussi qu’un moment, comme à son ordinaire, et ne faire qu’entrer et sortir. A la porte, elle s’arrête et se met au guet dans un petit passage voisin que le dauphin devait traverser pour être admis à son tour chez son père. Dès qu’elle l’aperçoit, elle se jette dans ses bras tout en larmes : — « Ah ! mon fils ! s’écrie-t-elle, en serrant contre son cœur l’enfant dont la tendresse était la seule consolation de sa solitude, dans quatre jours vous ne songerez plus à moi. » — Quant à la jeune dauphine, à qui tant de hâte ne permettait pas d’accomplir le projet qu’elle avait formé de suivre son mari, son affliction était telle qu’elle ne put se lever pour assister à la messe célébrée pour les voyageurs.

Le trajet fut fait en deux jours, de Versailles à Douai, avec une seule station à Compiègne, remarquable célébrité pour l’époque et dans l’état des routes. A Douai, le 8 mai au soir, le roi venait à peine de se coucher qu’il fallut rentrer chez lui pour lui amener un courrier de l’armée. Le maréchal de Saxe, suivant son désir, l’avertissait que le temps pressait, et qu’il n’y avait pas un instant à perdre s’il voulait prendre part aux dispositions du combat. Sa résolution fut arrêtée à l’instant, et il était parti au point du jour, en défendant qu’on éveillât le dauphin, encore livré à cette heure matinale au paisible et profond sommeil de la jeunesse.

L’arrivée du roi, le 9 mai dans l’après-midi, devançant l’attente générale, fut saluée par les acclamations de toute l’armée. La matinée du 10 fut employée par lui à reconnaître, avec Maurice, l’état des lieux et les mesures déjà prises. Réflexion faite, le maréchal s’était résolu à ne pas donner à l’ennemi qui approchait, ni à la garnison déjà captive de Tournay, la satisfaction de voir lever le siège. Mais, averti que le duc de Cumberland arrivait de Bruxelles par la route de Mons, il s’était décidé à l’attendre en force pour lui barrer le chemin avec le gros de ses troupes sur la rive droite du cours supérieur de l’Escaut, ne laissant sur l’autre rive et en aval que ce qui était nécessaire pour défendre les tranchées ouvertes et maintenir les lignes d’investissement : le quartier-général du roi devait rester aussi sur la rive gauche, au village de Calonne, mais tout à fait sur le bord du fleuve et en face d’un pont qui en assurait le libre passage.

Ces dispositions étaient l’objet de critiques très vives, exprimées presque tout haut dans l’entourage même du maréchal. La continuation du siège, disait-on, avait l’inconvénient de paralyser une partie des forces dont on pouvait avoir besoin au jour de l’action et de placer nécessairement le lieu de rencontre des deux armées dans le voisinage et presque sur le bord même de l’Escaut, les Français ayant le fleuve à dos, ce qui, en cas d’échec, accroissait les difficultés et les périls d’une retraite. On ajoutait que la route de Mons n’était pas la seule qui conduisait de Bruxelles à Tournay, il en existait une autre par Ath, aboutissant au côté de la ville qui faisait face au cours inférieur du fleuve. La démonstration faite par l’ennemi sur celle de Mons pouvait n’être qu’une feinte destinée à donner le change, tandis que la véritable attaque, suivant la direction opposée, amènerait l’ennemi devant des tranchées insuffisamment gardées et des lignes peu garnies, faciles à percer. Si un coup de main heureux le rendait maître de la place, nous serions pris à revers et coupés même de toute communication régulière avec la France. Cette inquiétude, assez généralement répandue, était accrue par l’impression sinistre que causait un douloureux incident survenu le matin même. Un baril de poudre ayant pris feu par la faute d’un soldat, le marquis de Talleyrand, officier d’une rare distinction, et quatre-vingts hommes qui l’entouraient, venaient d’être enlevés d’un seul coup, et leurs cadavres, portés par la force de l’explosion jusque sur les ouvrages avancés de la ville, en avaient été brutalement rejetés par les défenseurs de la citadelle pour retomber tout sanglans et tout mutilés dans la tranchée. Cette nouvelle portée au maréchal, qui était encore au lit, paraissait lui causer une si vive douleur, qu’il était resté une heure sans dire un mot, derrière ses rideaux fermés, comme s’il n’eût pas en la force de se soulever. On voyait dans cet abattement inaccoutumé l’effet d’une atteinte nouvelle du mal qui ne cessait pas de le miner et l’indice que, malgré l’obstination de son courage, la fermeté de son âme cédait à l’affaiblissement de son corps. — « Le maréchal baisse, » disait-on ; soupçon d’autant plus naturel que, sa dernière excursion à cheval ne lui ayant pas réussi, il ne croyait pas prudent de la renouveler, et on le voyait passer dans un petit panier d’osier et ridiculement affublé d’un justaucorps de taffetas matelassé qui lui tenait lieu d’une cuirasse, comme on en portait encore alors, dont il n’aurait pu supporter la gêne.

Il ne fallut que peu de temps et peu de paroles au maréchal pour faire voir au roi, par la lucidité de ses explications, que, quoi qu’on en pût penser, son mal (comme le dit son biographe et son aide-de-camp d’Espagnac) n’influait pas sur sa tête. Il eut aisément démontré qu’une fois l’ennemi engagé (comme on en avait l’assurance) sur la route de Mons, il ne pouvait en sortir pour se porter sur une autre voie sans faire un long détour à travers des ravins et des obstacles qui lui feraient perdre des momens précieux et permettraient à l’armée française, placée sous les murs mêmes de Tournay, de se porter à sa rencontre en temps utile, pour le devancer sur quelque point qu’il se présentât. Le roi, pleinement convaincu, se retourna alors vers les groupes nombreux et bruyans qui le suivaient. — « Monsieur le maréchal, dit-il à haute voix, en vous confiant le commandement de mon armée, j’entends que tout le monde vous obéisse, et je suis ici pour en donner l’exemple. » — Tous les murmures cessèrent. Dans l’après-midi, d’ailleurs, des coups de feu, échangés sur la route de Mons, firent comprendre que le maréchal ne s’était pas trompé et que c’était bien de ce côté qu’allait venir l’attaque. Il n’y eut plus dès lors aucun doute ni sur le moment, ni sur le lieu où s’opérerait le choc des deux armées. Le roi acheva sa tournée, et, en rentrant à Calonne, annonça qu’il serait le lendemain, dès le matin, à côté du maréchal, à la tête de l’armée. En rentrant, il rencontra, venant au-devant de lui, le ministre des affaires étrangères, le marquis d’Argenson, qui était parti de Paris pour le rejoindre avec plusieurs autres ministres. Le marquis ne s’attendait pas à trouver à son arrivée que la bataille était imminente. — « Jamais, dit-il, je vis d’homme si gai de cette aventure qu’était le maître. Nous discutâmes ce point historique… quel de nos rois avait gagné la dernière bataille royale ? Je vous assure que le courage ne faisait pas tort au jugement, ni le jugement à la mémoire. De là on alla coucher sur la paille. Il n’y a point de nuit de bal plus gaie, jamais tant de bons mots. On dormit tout le temps qui ne fut pas coupé par des courriers et des aides-de-camp. Le roi chanta une chanson qui a beaucoup de couplets, et qui est fort drôle[11]. » — Quant au maréchal, il passa la nuit devant le camp, dans sa petite voiture d’osier, qu’il appelait son berceau, donnant ses derniers ordres aux officiers de son état-major, qui restèrent aussi autour de lui la nuit entière, avec leurs chevaux sellés et bridés.

L’emplacement choisi pour cette mémorable action se trouvait être un véritable champ clos qu’on aurait pu croire dessiné tout exprès à plaisir pour le spectacle d’une guerre de parade ou d’un tournois. C’était une plaine de forme presque ovale, d’une demi-lieue de largeur sur trois quarts de lieue de profondeur, s’étendant en pente douce sur les bords de l’Escaut, à une petite distance et en vue des murs de Tournay, et bordée d’un côté par une des sinuosités du fleuve, et de l’autre par un bouquet de bois épais, connu dans le pays sous le nom de bois de Barry. L’ennemi devait nécessairement traverser cette plaine pour arriver jusqu’à la ville, qu’il se proposait de délivrer ; il s’agissait donc de lui en rendre l’accès inabordable. C’est à quoi Maurice avait pourvu en élevant sur la lisière une série de redoutes échelonnées de distance en distance et garnies de canons. Entre ces bastions improvisés, il déployait sur deux lignes son infanterie et son artillerie presque tout entière, présentant ainsi d’un bout de la plaine à l’autre un front de bataille continu. Sa forme était celle d’un angle très obtus dont une des extrémités touchait à droite au village d’Anthoin, sur le bord de l’Escaut, l’autre à gauche au bois de Barry, tandis que le sommet était placé en avant de ces deux points, au village de Fontenoy. Anthoin était protégé par de fortes batteries de canons placées des deux côtés de l’Escaut ; Fontenoy et le bois de Barry par des redoutes ; en outre, le village et le cimetière de Fontenoy étaient fortifiés et crénelés. Ces petits centres pouvaient faire entre eux des feux croisés qui semblaient rendre impossible le passage par l’intervalle qui les séparait. Au fond de la plaine, là où le sol s’abaissait, suivant un plan incliné pour se rapprocher de Tournay, restaient en réserve trois régimens d’infanterie, dérobés aux regards par la pente du terrain.

La cavalerie, forte de soixante-huit escadrons, était massée derrière les lignes d’infanterie, principalement sur la droite, entre Anthoin et Fontenoy. Plus en arrière, dans un hameau qu’on appelait la Chapelle-de-Notre-Dame-aux-Bois, et autour d’une petite éminence que surmontait un moulin à vent, stationnaient les escadrons de la maison du roi, les carabiniers et la gendarmerie, arrivés de Douai le matin même. C’était là que le roi devait venir prendre place pour assister, de ce point élevé, à tous les incidens du combat. Sa retraite était assurée par le pont de Galonné, dont les deux extrémités étaient défendues par de puissantes batteries. Enfin, pour compléter l’ensemble de ces dispositions, Maurice avait placé dans le bois de Barry une compagnie franche appelée la compagnie des Grassins, d’après le nom du partisan qui, suivant une pratique empruntée aux âges précédens (mais encore usitée, bien qu’assez rarement), l’avait levée à l’entreprise et en gardait le commandement. Puis, tout à fait à gauche et en dehors du champ de bataille, deux brigades de cavalerie étaient détachées, sous le commandement du comte de Lowendal, avec charge de surveiller toute démonstration hostile qui serait faite du côté du cours inférieur de l’Escaut.

Dès l’aube, le roi se mit en devoir de venir prendre la place qui lui était réservée. Le maréchal doutait encore que sa résolution de se mêler lui-même au combat persistât jusqu’au bout, et peut-être, au fond de l’âme, aurait-il préféré ne pas avoir à répondre de la sûreté d’une personne si précieuse. Aussi, feignant de croire et espérant peut-être qu’après un coup d’œil donné pour constater l’exécution des mesures convenues, de prudens conseillers décideraient le souverain à se retirer sur la rive gauche pour attendre l’événement, avait-il prescrit aux gardes du corps de ne pas se presser de le suivre de l’autre côté du pont ; mais dès que le roi eut connaissance de cet ordre : — « Qu’ils passent sur-le-champ avec moi, dit-il, car, une fois le pont passé, à coup sûr je ne le repasserai pas[12]. » — Un air de joie était toujours peint sur son visage ; ses yeux brillaient d’un feu inaccoutumé. — « Jamais, se plaisait-il à répéter, depuis Poitiers, un roi de France n’a regardé les Anglais en face : il faut espérer que cette fois tout se passera mieux. »

L’attaque prévue ne se fît pas longtemps attendre. Cumberland, arrivé dès la veille au soir, s’était rendu compte, avec une grande justesse de coup d’œil, des dispositions auxquelles il avait affaire, et avait arrêté les siennes en conséquence. On dit que Königseck, qui l’accompagnait, un peu effrayé d’avoir à pénétrer une si redoutable barrière de fer et de feu, lui donna le conseil de ne pas engager l’action, mais de se borner à tenir les Français en échec et sous les armes, en profitant de ce qu’ils ne pouvaient sortir de leurs lignes sans dégarnir le siège de Tournay. On pouvait, croyait-il, leur tuer assez de monde par des escarmouches et une canonnade continue pour les obliger d’emprunter des renforts à leur armée de siège, ce qui donnerait à la garnison de la ville la facilité de se débloquer elle-même. C’était, dit d’Espagnac, ce que redoutait le maréchal, parce que c’est ce qu’il aurait fait lui-même à la place du général anglais. Mais Cumberland, jeune, ardent, pressé d’agir et de vaincre, ne voulut point se prêter à un système de temporisation[13]. Distinguant très bien que les trois points d’appui de l’armée française étaient les défenses élevées à Anthoin, à Fontenoy et au bois de Barry, il résolut de diriger une triple attaque pour les enlever tous les trois d’un seul coup. Waldeck, avec les Hollandais, dut se présenter devant Anthoin ; lui-même, avec les Anglais et les Autrichiens devant Fontenoy, tandis qu’un de ses lieutenans, lord Ingoldsby, avec un corps de highlanders écossais, pénétrerait dans le bois de Barry pour s’en rendre maître.

Ces coups étaient bien portés, aucun d’eux pourtant ne réussit. Les Hollandais, les premiers à agir, furent presque immédiatement mis hors de combat ; ce qui les déconcerta complètement, ce fut qu’au feu qui partait d’Anthoin même se joignit, contre leur attente, celui des batteries situées de l’autre côté de l’Escaut, dont ils ne soupçonnaient pas l’existence et dont la portée se trouva suffisante pour les atteindre ; obligés de reculer une première fois, ils revinrent à la charge une seconde, mais pour se voir tellement malmenés qu’un de leurs escadrons tout entier fut emporté et qu’il n’en resta plus debout que quinze hommes. A partir de ce moment, complètement décourages, ils allèrent se mettre à couvert derrière un petit monticule qui leur servit d’abri et dont ils ne bougèrent plus de la journée, se sentant incapables de remplir l’ordre qu’ils avaient reçu, en attendant de nouveaux qui n’arrivèrent pas. Cette première phase du combat se passant dans le voisinage de la colline où se trouvaient le roi et le dauphin, les deux princes quittèrent un instant leur poste pour la suivre de plus près. Les balles sifflaient à leurs oreilles, un boulet vint mourir à leurs pieds ; le roi, le rejetant vers le dauphin : — « Renvoyez cela à ces gens-là, dit-il en riant, car je ne veux rien garder d’eux. » — Un instant après, le feu cessa ; et le maréchal, averti de cet heureux début de la journée, vint lui-même pour s’assurer de son succès ; mais comme on s’empressait autour de lui pour lui en faire compliment : — « Doucement, messieurs, dit-il : tout n’est pas dit ; allons maintenant aux Anglais ; ils seront de plus dure digestion[14]. »

Effectivement, l’assaut donné au village de Fontenoy fut plus vif, plus obstiné et plus meurtrier. C’était le centre et la clé de la situation ; ce point de la ligne forcé, l’armée française était coupée en deux tronçons qui ne pouvaient plus se rejoindre. C’est ce qui était senti de part et d’autre, et donna au conflit un caractère particulièrement âpre et acharné. Cumberland commandait lui-même. Maurice, toujours porté dans son petit chariot, vint se placer en face de lui, accompagné du maréchal de Noailles, qui suivait le roi en qualité de ministre, sans exercer aucun commandement, mais qui, oubliant la supériorité de son âge et de sa situation, se plaisait à se faire l’auxiliaire officieux de son ancien lieutenant. Noble désintéressement, qui venge sa mémoire de bien des calomnies ! C’était entre les deux maréchaux un touchant échange d’amitié et de déférence. Noailles affectait de prendre les ordres de Saxe, et Saxe les avis de Noailles, qu’il appelait tendrement son père. Sous leurs yeux, l’attaque fut renouvelée trois fois avec une violence inouïe. L’air était assourdi par le son des clameurs gutturales qui sortaient des poitrines anglaises, mais rien ne put tenir devant le feu des redoutes et des régimens massés autour d’elles ; un fossé assez profond, creusé en avant du village, fut littéralement rempli de cadavres. De guerre lasse, après la troisième tentative, Cumberland dut se replier. Mais au moment où les deux maréchaux allaient rendre compte au roi de ce nouveau succès, deux pertes très sensibles vinrent les frapper au cœur l’un et l’autre. Le jeune duc de Gramont, neveu de Nouilles, le même qui, par un excès d’ardeur, avait tout compromis à Dettingue, après avoir valeureusement combattu sous les yeux de son oncle, se séparait de lui en l’embrassant ; un boulet vint frapper son cheval, qui s’abattit. — « Prenez garde, monsieur, votre cheval est tué, » lui dit un officier qui le suivait. — « Et moi aussi, monsieur, n répondit-il. — Il avait la cuisse fracassée, et, une heure après, il expirait. Quelques instans plus tard, c’était le commandant en chef de l’artillerie, M. du Brocard, qui était frappé au moment où, malgré les avertissemens de ceux qui l’accompagnaient, il s’avançait lui-même pour faire remettre en ligne des batteries qu’il trouvait déplacées. Maurice n’avait pas de meilleur ami que ce fidèle compagnon de toutes ses campagnes, et, malgré la joie de voir jusque-là tout réussir suivant ses desseins, le coup lui sembla si cruel que des larmes parurent dans ses yeux. Ceux qui suivaient, d’ailleurs, se prenaient à tout moment à craindre que la force ne vint à lui manquer ; la contraction de ses traits trahissait une douleur intense que toute son énergie avait peine à dominer. On dit que, pendant toute la durée de l’action, il portait dans sa bouche une balle de plomb pour entretenir la salivation et empêcher que, par l’ardeur de la fièvre, le palais et la gorge ne fussent tout à fait desséchés[15].

Tout cependant marchait suivant ses souhaits, car, à l’extrémité de gauche, la troisième attaque, conduite par les Écossais, était moins heureuse encore que les deux autres. Lord Ingoldsby, à qui la tâche en était confiée, n’osa en réalité même pas la tenter. Trouvant les deux redoutes qui gardaient l’entrée et la sortie du bois de Barry plus fortes qu’il ne s’attendait, effrayé d’ailleurs de voir se lever devant lui la compagnie des Grassins, qui s’était couchée à terre pour le laisser arriver, et dont il ne soupçonnait pas la présence, il jugea les forces dont il était muni insuffisantes et fit demander un renfort de canons. C’était mal prendre son temps. Au moment où le feu était si vivement engagé devant Fontenoy, Cumberland ne pouvait se passer de la totalité de ses moyens d’action. Ingoldsby recula alors sans coup férir. Son attitude parut si indécise et sa conduite si molle qu’il dut plus tard en rendre compte à Londres devant une cour martiale[16]. Ainsi, à une heure encore peu avancée du jour (il n’était que huit heures du matin), le triomphe était complet : les fortifications improvisées par Maurice avaient tenu bon contre toutes les attaques, et le rempart vivant qui les soutenait, quelquefois entamé, mais toujours aisément réparé, n’avait cédé nulle part. Il ne restait plus à Cumberland qu’à se retirer et à reprendre (il en était temps encore) l’attitude prudente que lui avait indiquée Königseck. Mais après une action si présomptueusement engagée et tant de sang déjà versé, l’échec eût été tel que le vieux général lui-même n’osa pas insister pour une retraite, qui aurait en le caractère d’une déroute. Ce fut lui, dit-on, au contraire, qui imagina une manœuvre d’une incroyable hardiesse. Laissant de côté les positions retranchées qu’on n’avait pu emporter, il conseilla de s’avancer entre elles, pour faire une trouée dans l’espace qui séparait Fontenoy du bois de Barry. L’intervalle était trop étendu pour avoir pu être complètement garni de troupes ; mais, en revanche, l’abord en était défendu par la nature même du terrain, dont une déchirure formait à cet endroit un ravin profond, d’un accès naturellement difficile et rendu plus impraticable encore par de grands abattis d’arbres. C’était donc dans ce fond qu’il fallait descendre, par une pente très raide, puis marcher à travers des obstacles sans nombre, sous le feu combiné des redoutes de droite et de gauche, pour trouver ensuite, après avoir gravi la pente opposée, les troupes françaises en armes sur le rebord du ravin, et prêtes à empêcher les assaillans d’y prendre pied. Quelle entreprise ! C’était un véritable coup de désespoir. Mais ce fut peut-être précisément parce que la tentative était condamnée par toutes les règles de la prudence qu’elle faillit réussir. Maurice, en effet, est convenu lui-même que, s’il avait seulement en le soupçon de trouver en face de lui un homme assez osé pour s’engager dans ce passage, il lui eût été aisé, moyennant une redoute de plus-mise en travers, de rendre l’aventure, de très périlleuse qu’elle était, tout à fait impossible. Il avait laissé dans sa ligne de défense une baie trop large, n’ayant pas le souci de prévenir ce qu’il n’avait pas songé à prévoir.

Quoi qu’il en soit, si la conception était d’une hardiesse qui touchait à l’imprudence, l’exécution, grâce à l’impassible fermeté du soldat anglais, fut opérée avec tant de précision et de force que le coup de tête prit l’apparence d’une manœuvre tactique savamment méditée. On vit alors, avec une surprise qui fit bientôt place à l’admiration, une troupe tout à l’heure décimée, et qui paraissait ne plus pouvoir songer qu’à la retraite, se reformer d’abord régulièrement en trois colonnes serrées, puis, faisant un lent mouvement de conversion, s’engager à pas comptés sur des pentes escarpées, dans des chemins creux où on ne pouvait poser le pied sans être en danger de trébucher, et sous une pluie de boulets qui, partant de droite et de gauche, l’atteignait en flanc et à dos. La cavalerie, qui avait un instant paru se disposer à la suivre, dut reculer, la voie étant reconnue décidément impraticable pour les chevaux. Aussi fallait-il amener les canons à bras, en leur frayant un passage à travers d’étroits sentiers. Six pièces d’artillerie étaient portées ainsi en tête des colonnes, six autres gardées dans l’intérieur des lignes. Des files entières de soldats qui les portaient tombaient à chaque pas, mais les vides étaient sur-le-champ remplis, et, rien n’arrêtant cette marche intrépide, la tête des trois colonnes, très éprouvées, mais ni débandées ni intimidées, apparut bientôt de l’autre côté du ravin.

C’était là que devaient se trouver postés, pour les recevoir, quatre bataillons de gardes françaises et deux bataillons de gardes suisses ; ces compagnies faisaient partie de la brigade que commandait le duc de Gramont, et qui venait de perdre son chef ; et bien que le duc de Biron eût pris immédiatement sa place, un peu de désordre résultait toujours de ce changement de mains. De plus, le sol s’abaissait rapidement à partir du rebord du ravin, et en dérobait le fond aux regards. Les officiers des gardes françaises et leur nouveau commandant n’avaient donc pu suivre le mouvement ni en soupçonner toute la gravité ; quand ils virent poindre les canons des batteries anglaises : — « Allons les prendre, » dirent-ils, plus surpris qu’effrayés, et ils s’avancèrent avec une poignée d’hommes. Mais, arrivés sur la crête du fossé, « ils furent bien étonnés, dit Voltaire, de trouver une armée devant eux. L’artillerie et la mousqueterie en couchèrent plus de soixante, et le reste fut obligé de revenir dans ses rangs. »

L’alarme une fois donnée, tous les bataillons français se serrèrent pour faire face à l’ennemi. Mais pendant que cette réunion s’opérait, les colonnes anglaises sortaient en ligne du ravin, et elles aussi se formaient en bataille dans la plaine. Quand une première rencontre dut avoir lieu, les deux troupes n’étaient plus qu’à cinquante pas de distance. En tête s’avançaient, de part et d’autre, l’élite de la noblesse des deux pays : le duc de Biron et le comte de Chabannes d’un côté ; de l’autre, le comte d’Albemarle, Robert Churchill, fils naturel du duc de Marlborough, lord Charles Hay, frère du marquis de Tweedale. En s’abordant, ces gentilshommes se saluèrent comme s’ils s’étaient rencontrés à la promenade ; puis il y eut un instant de silence et une halte comme pour un échange de politesses : — « Tirez donc, messieurs, dit alors lord Charles. — Non, monsieur, répondit à voix haute le comte d’Anterroche, lieutenant aux grenadiers de la garde, nous ne tirons jamais les premiers ; tirez vous-mêmes. »

Dois-je avouer que cette scène fameuse de courtoisie élégante, bien qu’attestée par des témoins oculaires, m’avait toujours laissé un peu incrédule et, pour tout dire, que j’y trouvais dans un tel moment un air de frivolité un peu déplacé ? Quand tant de sang coulait à flots et que le destin de deux grands états était en péril, ce n’était guère le temps des révérences. Je n’ai changé d’avis qu’en trouvant, dans les Rêveries du maréchal de Saxe, un paragraphe entier consacré à établir a qu’une troupe ne doit jamais se presser de faire feu la première, attendu que celle qui a tiré en présence de l’ennemi est une troupe défaite, si celle qui lui est opposée conserve son feu, » et il recommande avec soin d’éviter ce qu’il appelle l’abus de la tirerie. Il me parait donc très probable que les Français, en se laissant provoquer, ne faisaient qu’observer la consigne donnée par leur général et, franchement, je l’aime mieux ainsi ; d’autant plus qu’il y a toujours quelque mérite à avoir gardé le souvenir d’une instruction si prudente dans un instant si critique. En tout cas, si la politesse régna au début des deux côtés, chez les Anglais elle ne dura guère, car lord Charles Hay a depuis raconté qu’ayant reconnu l’uniforme des gardes françaises et se souvenant de les avoir vus fuir à Dettingue : — « Attendez-nous, messieurs, leur cria-t-il ; ne vous hâtez pas de vous mettre à la nage, l’Escaut n’est pas si facile à passer que le Mein[17]. »

L’engagement qui suivit fut de nature à confirmer cette présomption. Il semblait, en vérité, que la troupe anglaise fût sortie du ravin fortifiée par ses pertes mêmes, parce que, obligée de se resserrer, elle présentait une masse plus compacte et plus difficile à percer. C’est une singularité que je laisse à expliquer à un plus grand peintre militaire que je ne puis me flatter d’être. « Sous le feu croisé du village et des redoutes, dit Frédéric dans l’Histoire de mon temps, les flancs de la troupe anglaise souffrirent et se retirèrent ; son centre, qui en souffrit moins, continuait à avancer, et comme ses ailes se repliaient en arrière, son corps prit une forme triangulaire, qui, par la continuation du mouvement du centre et par la confusion, se changea en colonne. » — Ce n’était pas précisément un triangle, et, sur ce point seul, l’expression de Frédéric n’est pas d’une complète justesse ; l’opération, d’ailleurs, très bien caractérisée par lui, aboutit seulement à faire des trois divisions de la colonne un seul carré long, un peu rétréci sur sa face supérieure. Ce bataillon carré formait ainsi un bloc de près de 15,000 hommes qui, à chaque pas qu’il avait à faire, commençait par vomir le feu de trois côtés à la fois. Contre cette masse impassible et impénétrable vinrent se briser, d’abord les gardes françaises et suisses, les premiers engagés, puis tous les régimens placés dans le voisinage, qui accoururent au bruit du canon. L’attaque n’ayant pas été prévue dans ces conditions, il n’y eut pas d’ensemble non plus ni de concert dans la manière de la recevoir. Les bataillons français arrivaient de droite et de gauche, par pelotons isolés, pour se voir successivement repoussés, restant séparés dans leur défaite sans pouvoir parvenir ni même cherchera se joindre. Vainement, leurs officiers supérieurs payaient de leur personne avec un héroïsme impuissant. Plusieurs, déjà blessés à l’assaut de Fontenoy, vinrent achever de mourir dans cette nouvelle lutte. L’histoire a conservé entre autres le nom du marquis de Lutteaux, qui, gravement atteint, fut averti que sa troupe était engagée, au moment où on lui posait un premier appareil, et s’échappa des mains qui le pansaient en s’écriant : — « Laissez-moi passer, le service du roi m’est plus cher que la vie. » — Mais la formidable colonne avançait toujours ; déjà elle avait dépassé le village de Fontenoy, et par un quart de conversion, elle pouvait le prendre à revers ; Cumberland allait se trouver maître, par ce prodigieux détour, de la position dominante qu’il avait essayé inutilement le matin d’emporter de front.

Rien n’était perdu cependant, tant que Fontenoy tenait et tirait encore ; car la colonne, malgré sa marche jusque-là victorieuse, restait toujours isolée, sans point d’appui et, à chaque pas même qu’elle faisait, plus à découvert dans la plaine, plus exposée par conséquent, en cas d’un retour offensif, à être coupée de sa retraite et enfermée dans le cercle même dont elle avait forcé l’entrée. C’est ce que Maurice, un instant surpris et alarmé, n’eut pas de peine à reconnaître, et son plan fut fait à l’instant. L’essentiel était de retarder ce qu’il ne pouvait tout de suite ni tout à fait arrêter, afin de se donner le temps de rallier et de ramener à la rescousse, par un assaut plus général et mieux combiné, ses régimens culbutés : coûte que coûte, il lui fallait gagner ce temps précieux. C’est à quoi pouvait lui servir utilement sa cavalerie, jusque-là restée presque tout entière immobile et encore intacte. À coup sûr, là où l’infanterie succombait, la cavalerie ne pouvait se promettre un meilleur succès. Mais ses escadrons, lancés sur le passage ou sur les flancs de la colonne, pouvaient former comme autant d’obstacles qui en gêneraient et en suspendraient peut-être le progrès. Plus d’un sans doute y périrait ; mais de quelques heures sauvées par ce douloureux sacrifice dépendait le sort de la journée[18].

Avant de s’y résoudre pourtant, ne méconnaissant aucun des périls de la situation, Maurice aurait voulu mettre en sûreté la personne des princes, très dangereusement exposés maintenant sur l’éminence d’où ils attiraient tous les regards. Il fit supplier le roi de se retirer de l’autre côté du pont de Calonne, qu’on aurait brûlé derrière, lui ; il l’assurait en même temps que rien n’était désespéré et qu’il saurait pourvoir à tout. — « Je ne doute pas, répondit le roi, qu’il fasse ce qu’il faudra, mais je reste où je suis. »

Le maréchal n’insista pas et, montant cette fois à cheval lui-même, il donna le signal, et la cavalerie s’ébranla. Son apparition (il fallait s’y attendre) ne fit au premier moment qu’accroître la confusion générale. Les escadrons s’avançaient à toute vitesse vers la colonne, mais là les chevaux, épouvantés de l’effroyable décharge qui les attendait, reculaient et ne pouvaient être ralliés qu’à cent pas de distance ; ceux qui avaient perdu leurs cavaliers, échappés et errans, portaient le désordre dans tous les rangs. Ce qui coula de sang généreux, ce qui périt de noble jeunesse dans ces vaines tentatives, on aurait peine à le dire. Il y eut des escadrons qui revinrent tout meurtris huit fois à la charge. Un seul, appartenant au régiment de Noailles et que commandait le marquis de Wignacourt, réussit à approcher tout à fait des lignes anglaises, mais pour être détruit tout entier, sauf quatorze hommes qui y pénétrèrent, dont dix furent faits prisonniers, et le marquis, percé de deux coups de baïonnette dans le ventre, resta sur la place. Cette suite de sacrifices humains ne se prolongea pas pendant moins de quatre heures. Pénétré d’admiration de tant de courage et de douleur de tant de pertes, on entendit le maréchal s’écrier : — « Se pourrait-il que des troupes si braves ne fussent pas victorieuses ? » — Le résultat qu’il cherchait, bien chèrement payé, fut pourtant en partie obtenu. Dans la mêlée générale, entre les cadavres d’hommes et de bêtes, au milieu des chevaux effarés ou abattus, la colonne anglaise s’embarrassa et se ralentit. Ce n’était encore qu’un médiocre avantage, car chaque minute qui s’écoulait, en retardant l’attaque, diminuait aussi la force de résistance. Les munitions commençaient à manquer dans les redoutes de Fontenoy et leur feu s’atténuait. Le succès final des Anglais paraissait encore si certain que, du haut des remparts de Tournay, d’où l’œil pouvait saisir l’ensemble des mouvemens, on poussait déjà des cris de triomphe, et toute la garnison s’apprêtait à s’élancer au-devant de ses libérateurs.

Le même spectacle était suivi avec une émotion pareille, et plus mêlée de trouble et d’angoisse, du lieu élevé où se trouvait le roi, et où Maurice, après avoir donné tous ses ordres pour le dernier et suprême effort qu’il préparait, était venu momentanément le rejoindre. Là, au milieu d’un tumulte inexprimable, se tenait, dit un témoin oculaire, un conseil de guerre à cheval et où chacun parlait à voix haute, tandis qu’au pied de la colline et autour des ponts de l’Escaut refluait, comme portée par la vague d’une marée qui se retire, la tourbe des fuyards et des blessés. Des messagers arrivaient de minute en minute, toujours porteurs de tristes annonces. De nouvelles et plus vives instances furent faites auprès du roi pour le décider à la retraite. Mais, cette fois, Maurice s’y opposa énergiquement. Il sentait que, dans l’ébranlement des esprits, le départ du roi serait le signal d’un découragement général, peut-être d’une panique : derrière lui toute une foule éperdue se précipiterait vers le fleuve, encombrant les ponts, qui ne seraient suffisans ni pour la recevoir ni pour la supporter ; ce serait un désastre sans nom. — « Quel est le j… f…, dit-il à haute voix, qui donne un pareil conseil ? J’en étais d’avis tout à l’heure, maintenant il est trop tard. » — Au même moment, on voyait arriver, à bride abattue, l’épée à la main, les cheveux au vent, le visage enflammé, le duc de Richelieu, qui avait été envoyé pour reconnaître la situation et relever le courage des régimens refoulés à la gauche de la colonne. — « Quelle nouvelle ? lui demanda-t-on avec empressement. — Ma nouvelle, dit-il, c’est que la bataille est gagnée, si on le veut. » — Il raconta alors qu’il avait trouvé à cette extrémité gauche la brigade d’infanterie irlandaise, énergiquement ralliée par le comte de Lally-Tollendal, colonel d’un de ses régimens, et entraînant par son exemple celle de Royal-Vaisseaux, très bien remise sur pied également par le comte de Guerchy, le seul de ses officiers qui n’eût été ni tué ni blessé : l’une et l’autre étaient soutenues par celle de Normandie, dont les vieilles bandes tenues en réserve n’avaient pas encore donné. Qu’on en fit autant de l’autre côté et la colonne, dont les rangs s’éclaircissaient, assaillie ainsi de toutes parts, pour peu qu’elle fût rompue sur un point, serait obligée de céder sur tous. Il n’y avait rien là qui ne fût conforme aux prévisions et aux desseins du maréchal, et qui permette de lui en disputer l’honneur aux yeux de la postérité. La reprise signalée sur la gauche n’était même que le commencement de l’exécution de ses ordres ; mais le duc a la parole vive, et dans le port, dans l’allure, dans toute sa personne, je ne sais quoi d’entraînant qui commande la confiance. A l’écouter, l’espoir renaît dans tous les cœurs. Que se passa-t-il ensuite ? Qui est-ce qui avisa en arrière du point où se tenait l’escorte royale, et sur le passage qu’elle devait suivre pour regagner le pont de Calonne, quatre pièces de canon, pourvues de leurs munitions et placées la pour assurer la retraite des princes ? A qui vint la pensée que ces pièces, portées à la rencontre de la colonne et la visant en un point où on ne s’attendait pas qu’elle fût atteinte, pourraient y causer une surprise et y faire une trouée dont l’effet serait décisif ? Fut-ce Richelieu lui-même, qui n’a pas manqué de s’attribuer à lui seul l’honneur de ce qu’il a appelé l’invention d’une botte secrète, et qui a même affirmé que, pour ordonner le déplacement des pièces de canon signalées, il lui avait fallu décider le roi, non sans peine, à violer la consigne contraire du maréchal de Saxe ? Fut-ce, comme d’autres récits le disent, un simple capitaine du régiment de Toulouse, portant le nom obscur d’Isnard ? J’avoue que j’attache peu d’importance à cette guerre de noms propres : l’idée, après tout, était assez simple pour venir à plus d’un esprit à la fois. Et, d’ailleurs, ne sait-on pas que, dans les foules françaises, avec la vivacité de conception qui leur est propre, règne souvent un courant électrique qui fait que la même pensée semble jaillir à la fois de tous les cerveaux ? Ce qui est certain, c’est que le roi se décida sans peine à sacrifier toutes les précautions qui n’intéressaient que lui-même, et, à ceux qui lui faisaient observer que les canons lui feraient faute en cas de retraite : « Il ne s’agit pas de se retirer, répondit-il, il s’agit de vaincre. » Il commanda au duc de Picquigny de faire avancer les canons, et le duc de Richelieu eut l’ordre de les faire suivre par les escadrons de la maison du roi, qui n’avaient pas encore bougé du poste de garde qui leur était confié. Un frémissement généreux parcourut alors tous les rangs ; parmi ceux qui lâchaient pied tout à l’heure, ce fut un élan général pour retourner au combat. Il serait vain de chercher qui en donna le signal : ce n’était personne, jusqu’à ce que ce fût tout le monde.

Au même instant, chez les Anglais, c’était un effet contraire qui se produisait : le trouble et l’incertitude paraissaient se glisser dans leurs rangs. — « Je jetai les yeux sur la colonne, dit un humble témoin, d’autant plus véridique que, ne commandant rien, il avait le temps de tout regarder. Elle restait sans mouvement au milieu de la plaine ; on aurait dit qu’elle n’était conduite par personne. » — La vérité est que Cumberland, surpris lui-même de son succès, hésitait à frapper le dernier coup qui le lui aurait assuré, de crainte de le compromettre en ébranlant cette solide cohésion de sa troupe, à laquelle il devait ce résultat inespéré. Frédéric, raisonnant après coup dans l’Histoire de mon temps, critique assez sévèrement cette timidité tardive. — « Puisqu’il avait, dit ce grand maître, ouvert le centre de l’armée française, il lui était aisé de séparer sa troupe en deux, et, par un à droite et un à gauche, de prendre en flanc toute l’infanterie française qui lui était opposée ; il aurait, en même temps, fait avancer sa cavalerie pour soutenir ses colonnes ainsi divisées, et il est probable que c’aurait été fait de l’armée française s’il avait agi ainsi. » — Avec tout le respect dû à un si bon juge, il est peut-être permis de s’étonner que Frédéric ait oublié que toute la cavalerie des alliés était restée de l’autre côté du bois de Barry, et que l’infanterie anglaise occupait seule le terrain. Grande faiblesse ! surtout à cet instant suprême, car la tâche de la cavalerie étant de poursuivre les fuyards pour achever leur déroute, c’était son absence précisément qui donnait au maréchal de Saxe la facilité de rallier son monde. Puis, séparer la colonne comme l’indique Frédéric, n’était-ce pas faire le jeu de ses adversaires, en ouvrant devant eux les flancs de cette masse compacte qu’ils s’efforçaient vainement d’entamer ? Diviser ce bloc, n’était-ce pas le détruire ? Enfin, comment et par qui cette séparation aurait-elle été opérée ? Frédéric a reconnu lui-même que le bataillon carré avait été formé (un peu par hasard, ou du moins par nécessité) grâce au resserrement des trois divisions, qui, au premier moment, étaient séparées. Un tel effet n’avait pu se produire sans causer quelque confusion dans les rangs, sans que les hommes de toutes armes ne fussent mêlés et les officiers séparés de leurs soldats. Ce désordre intérieur ne permettait guère de commander une manœuvre aussi délicate que celle que Frédéric indique. On avait, en un mot, affaire à un corps privé de ses articulations naturelles, qu’une forte impulsion pouvait encore pousser en avant, mais dépourvu de la souplesse nécessaire pour se mouvoir à droite ou à gauche à volonté. Frédéric peut-être lui-même aurait vaincu la difficulté après l’avoir reconnue ; mais le génie seul a le courage de tout braver, parce qu’il se sent en lui-même des ressources pour suffire à tout. La ténacité de Cumberland n’était pas du génie. Étonné d’avoir été heureusement téméraire un instant, il n’osait pas l’être jusqu’au bout.

Pendant qu’il balançait, le temps était passé de réfléchir, car les Français l’entouraient de toutes parts, lancés sur lui avec une impétuosité sans égale. Jamais ce qu’on a appelé la furie française n’a mieux mérité ce nom. Non qu’ils se précipitassent pêle-mêle et au hasard, ainsi que Voltaire le raconte sur la foi de Richelieu, comme un essaim de fourrageurs. Leur ardeur n’était nullement, privée de règle, et l’ordonnance commandée sur place par Maurice était au contraire si bien conçue, que la rapidité même du mouvement n’en dérangea pas le concert. Infanterie et cavalerie se murent cette fois ensemble, unies sans être mêlées, et en se prêtant mutuellement appui. Ce fut la maison du roi qui partit la première : — « Jalouse, dit Maurice, qu’on ne lui eût encore rien dit, elle s’élança à toutes jambes et tête baissée. Elle y allait de si grand cœur, qu’en la voyant passer devant le roi, le dauphin, gagné par l’exemple, mit le sabre à la main pour charger aussi de sa personne, et qu’il fallut lui faire violence pour le retenir. Les carabiniers suivaient ; Maurice lui-même à leur tête. C’était avec eux qu’il avait fait ses premières armes. » — « L’ancienne amitié qu’ils avaient pour moi (c’est encore lui qui parle) dut beaucoup contribuer au fameux coup de collier qu’ils donnèrent. De gauche accourait en même temps le comte de Lowendal, rappelé sur le champ de bataille avec sa brigade de cuirassiers et conduisant les régimens qui s’étaient les premiers ralliés (Irlandais, Royal-Vaisseaux et Normandie) ; à droite, c’était le duc de Biron qui s’était chargé de ramener tout ce qui avait défendu le matin Fontenoy et Anthoin, en ayant soin pourtant de ne pas dégarnir cette dernière position, toujours menacée par la présence des Hollandais[19]. »

Le cercle ainsi rapidement formé, on vint placer au milieu les quatre canons, dont l’effet espéré répondit à l’attente. Leurs décharges, plusieurs fois répétées, atteignirent la colonne sur sa ligne centrale, et, frappant l’axe qui servait de point d’appui à ses deux ailes, la disloquèrent visiblement. Ce fut alors seulement que la mêlée devint générale et que tout le monde y prit part à la fois : cavaliers, fantassins, officiers, soldats, jusqu’aux gens de suite et aux valets d’armée ; et, dans cette bagarre, il n’y eut qu’un seul instant de confusion : ce fut la brigade irlandaise qui fut prise un instant pour une troupe anglaise, en raison de la langue qu’on y entendait parler, et qui allait être chargée et fusillée avec la colonne, si elle n’eût crié à temps : « Vive France ! »

« Le maréchal de Saxe, dit d’Espagnac, avait commandé que la cavalerie touchât les Anglais avec le poitrail des chevaux ; il fut bien obéi : les officiers de la Chambre chargeaient pêle-mêle avec la garde et les mousquetaires ; les pages du roi y étaient l’arme à la main. Il y eut une si exacte égalité de temps et de courage, un ressentiment si unanime des échecs qu’on avait reçus, un concert si parfait, la cavalerie le sabre à la main, l’infanterie la baïonnette au bout du fusil, que la colonne fut foudroyée. » — Mais forcés de lâcher pied à pied le terrain où ils se sentaient débordés, les valeureux fantassins anglais ne laissèrent voir ni sur leur visage ni dans leur attitude aucun signe d’abattement ou d’effroi. La physionomie des combattans présenta alors un contraste singulièrement expressif : ici, c’était la fougue et la flamme ; là, une fermeté fière et vraiment stoïque ; on eût dit non deux armées aux prises, mais le génie et l’âme des deux nations. — « La colonne anglaise, dit avec une juste admiration un mémoire du ministère de la guerre, était comme un rocher à miner. Il fallut toute la vivacité, toute la bravoure des troupes, toute l’intrépidité du général pour le faire sauter. » — La comparaison demeura exacte jusqu’au bout, car l’explosion fit voler le roc, non en poussière, mais en éclats, chaque fragment gardant sa dureté propre. Les débris de cet héroïque bataillon, forcés enfin de se mettre en retraite, reprirent par bandes isolées, mais à pas lents et la tête haute, le chemin ardu qu’ils avaient déjà traversé, et leur cavalerie s’approchant à leur rencontre pour les recueillir, Maurice ne crut pas prudent de les poursuivre : il se borna à les faire suivre et harceler par la compagnie des Grassins sur la route d’Ath, par laquelle ils se retirèrent. — « Nous en avions assez, dit-il ingénument, et je ne songeai plus qu’à remettre l’ordre dans les troupes qui avaient chargé. La bataille était gagnée : il était deux heures et demie de l’après-midi[20]. » — Les pertes étaient considérables des deux parts. Chez les Anglais, 9,000 hommes devaient manquer le lendemain à l’appel ; ils laissaient 2,000 prisonniers et 40 canons. Du côté des Français, entre les tués et les blessés, il y eut 6,000 hommes hors de combat, et dans le nombre plus de 400 officiers de tout grade.

Malgré ces pertes cruelles, après une journée si féconde en péripéties et de telles angoisses suivies d’un salut inespéré, il n’y avait place dans les cœurs que pour la joie. Le roi, quittant la colline de Notre-Dame-aux-Bois avec son fils, vint passer devant le front des régimens vainqueurs, salué par un formidable cri d’enthousiasme et de triomphe, au milieu des chapeaux portés en l’air sur les baïonnettes, des étendards et des drapeaux percés de balles qui flottaient au-dessus de sa tête, pendant que les soldats se jetaient à ses pieds pour les baiser. Un instant, arrêtant les yeux sur des monceaux de cadavres ensanglantés, un nuage passa sur son visage. — « Regardez, mon fils, dit-il au dauphin, ce que coûte une victoire ; apprenez à ménager le sang de vos sujets. » — Mais les blessés eux-mêmes qui gisaient sur le sol soulevaient la tête un instant pour crier : « Vive le roi et M. le Dauphin ! » et retombaient pour achever de mourir.

Au milieu de cette effusion générale, il n’y avait place ni pour rivalité ni pour compétition d’aucune sorte. Le maréchal de Saxe arriva moitié mort de fatigue et d’émotion, et se précipitant aux genoux du roi : — « Voyez, Sire, dit-il, de quoi dépend le sort des batailles ! » — Et il commençait à avouer la faute qu’il avait commise en ne défendant pas suffisamment le ravin du bois de Barry, quand le roi, le relevant, lui ferma la bouche et le serra dans ses bras. Richelieu, Lowendal, Biron, Lally-Tollendal, vinrent tous recevoir chacun à leur tour l’accolade royale, et nul ne paraissait envier à l’autre sa part de l’honneur et de la victoire ; tous d’ailleurs rendaient hommage à la fermeté d’âme déployée par le roi et par le dauphin. Ce n’étaient qu’embrassades et félicitations mutuelles ; çà et là seulement, quelque penseur solitaire faisait entendre une note plus grave, comme l’intendant Séchelle, à qui le dauphin demanda ce qu’il pensait de la journée, et qui lui répondit tout bas : — « Je pense que M. le Dauphin est heureux d’avoir vu par lui-même, à son âge, à quoi tiennent les royaumes. » — Mais ces voix isolées se perdaient dans les clameurs de la foule ravie.

Rien ne peint mieux cette unanimité de sentimens que la suite des messages envoyés à cette heure même et dans celles qui suivirent par les héros de la journée, et dont chacun, avec la même impression, garde le trait particulier du caractère de l’écrivain. C’est d’abord le roi en personne qui, tenant à envoyer de sa propre main la bonne nouvelle, l’adresse à la reine du champ de bataille même, en écrivant sur un tambour. Le billet est sec, l’émotion même du vainqueur ne réussit pas à attendrir l’indifférence de l’époux. « Du champ de bataille de Fontenoy, 10 mai, à deux heures et demie. — Les ennemis nous ont attaqués ce matin, à cinq heures. Ils ont été bien battus. Je me porte bien et mon fils aussi. Je n’ai pas le temps de vous en dire davantage, étant bon, je crois, de rassurer Versailles et Paris. Le plus tôt que je pourrai, je vous enverrai les détails. » Pas un mot de plus, pas même ces quelques lignes que je trouve dans une autre lettre adressée peu de temps après à un jeune officier que le roi avait admis dans sa familiarité. « Je ne puis que me louer de tout ce qui a combattu sous mes yeux. J’espère qu’ils n’ont pas été mécontens de moi, ni de mon fils, qui ne m’a pas paru avoir eu peur[21]. » La lettre du dauphin, au contraire (qui n’est que du lendemain) respire l’ardeur juvénile et la piété filiale :


« Ma chère maman,

« Je ne puis vous exprimer ma joie de la victoire de Fontenoy, que le roi vient de remporter. Il s’y est montré véritablement roi dans tous les momens, mais surtout dans celui où la victoire ne semblait pas devoir pencher de son côté ; car alors, sans s’ébranler du trouble où il voyait tout le monde, il donnait lui-même des ordres les plus sages avec une présence d’esprit que tout le monde n’a pu s’empêcher d’admirer ; il s’y est fait connaître plus que partout ailleurs… C’est un ouvrage de la main de Dieu à qui seul on doit la victoire[22]. »

Faut-il s’étonner qu’en recevant ces lettres du père et du fils, et en envoyant sa réponse à d’Argenson, la pauvre reine y ait joint ces touchantes paroles : « Je vous envoie une lettre pour mon fils. Qu’en pensez-vous à présent ? Et quand avec fort peu de modestie je vous disais qu’il était charmant, avais-je tort ? Vous me connaissez aussi. Vous ne serez point surpris du sentiment dont je vous fais part. Je suis plus flattée d’être la femme du roi et la mère de mon fils que d’être la reine. N’en dites jamais mot : mais j’aime le premier à la folie[23]. »

Voici maintenant le maréchal de Saxe. C’est le ton d’un commandant qui a tenu entre ses mains, sans trembler, les destinées de l’état et du roi. — « Mon cher chevalier, écrit-il à son ami Folard, la renommée, cette prompte courrière, vous aura déjà informé que nous ayons remporté une victoire entière, le 11 de ce mois, sur le duc de Cumberland et l’armée alliée. Je vous envoie le récit que j’en ai fait au contrôleur-général, qui est mon ami. Je crois que cet échec va rabattre un peu le caquet de la fierté anglaise. Une grande partie de leur infanterie a péri, et j’espère en être défait au moins pour une partie de la campagne… L’affaire a duré neuf heures, et, quoique je sois mourant, j’ai soutenu cette fatigue comme si je me portais bien. Le roi et son fils unique ont absolument voulu y être, de l’autre côté d’une.rivière et presque sans retraite ; mais la nation ne m’en a pas voulu, parce qu’elle a su que je m’y étais opposé de tout mon pouvoir… Je ne puis vous faire assez d’éloges de la fermeté d’âme du roi et de sa tranquillité. Il n’a troublé mes opérations par aucun ordre opposé aux miens, ce qui est le plus à redouter de la présence d’un monarque entouré d’une cour qui voit souvent les choses autrement qu’elles ne sont[24]. »

C’est encore un autre sentiment qui s’exprime dans une lettre demeurée fameuse du marquis d’Argenson à Voltaire. A l’arrivée du courrier qui apportait la nouvelle à Versailles, Voltaire, déjà chargé officiellement de célébrer les hauts faits du règne, ne perdit pas un instant pour se mettre à l’œuvre. — « Ah ! le bel emploi pour un historien ! écrit-il sur-le-champ à d’Argenson ; depuis trois cents ans, les rois de France n’ont rien fait de si glorieux. Je suis fou de joie. Bonsoir, Monseigneur. »

« Monsieur l’historien, répond d’Argenson, vous avez dû apprendre dès mercredi au soir la nouvelle dont vous nous félicitez tant… Ce fut un beau spectacle que de voir le roi et le dauphin écrire sur un tambour, entourés de vainqueurs et de vaincus, morts, mourans et prisonniers. Le vrai, le sûr, le non flatteur, c’est que c’est le roi qui a gagné lui-même la bataille par sa volonté et par sa fermeté. Vous aurez des relations et des détails. Vous saurez qu’il a eu une heure terrible où nous vîmes le second tome de Dettingue : nos Français humiliés devant cette fermeté anglaise ; leur feu roulant qui ressemblait à l’enfer, qui j’avoue rend stupides les spectateurs les plus oisifs ; alors on désespéra de la république… A cela, le roi se moqua de tout… Votre ami M. de Richelieu est un vrai Bayard. C’est lui qui a donné le conseil, et qui l’a exécuté, de marcher à l’infanterie comme des chasseurs ou comme des fourrageurs ; pêle-mêle, la main baissée, le bras raccourci, maîtres, valets, officiers, cavalerie, infanterie, tous ensemble,.. et à cette charge dernière dont je vous parle, n’oubliez pas une anecdote. M. le dauphin, par un mouvement naturel, mit l’épée à la main de la plus jolie grâce du monde, et voulait absolument charger. On le pria de n’en rien faire. Après cela, pour vous dire le mal comme le bien, j’ai remarqué une habitude trop tôt acquise de voir tranquillement sur le champ de bataille des morts nus, des mourans agonisans, des plaies fumantes. Pour moi, j’avouerai que le cœur me manqua et que j’eus besoin d’un flacon. J’observai bien nos jeunes héros ; je les trouvai trop indifférens sur cet article. Je craignis, pour la suite de leur longue vie, que le goût ne vint à augmenter pour cette inhumaine curée… Le triomphe est la plus belle chose du monde, mais le plancher de tout cela est du sang humain et des lambeaux de chair humaine… J’assure de tous mes respects Mme du Châtelet. Adieu, monsieur. »

Langage bien nouveau et qui étonne à cette date et dans la bouche d’un ministre de Louis XV ; n’est-ce pas la philosophie nouvelle qui déjà se fait entendre, avec cette préoccupation d’humanité qui fut son meilleur caractère et qui n’a guère réussi pourtant à arrêter ni même à diminuer l’effusion du sang dans le monde qu’elle a transformé ? Le fait est d’autant plus à remarquer que jamais peut-être ce reproche d’insensibilité, auquel se prêtait trop souvent la rudesse des habitudes militaires d’autrefois, ne fut moins fondé que ce jour-là. Si le carnage avait été grand, rien ne manqua aux soins donnés aux victimes. Les prisonniers furent traités avec des égards peu ordinaires, et quand on vint demander à Louis XV comment devaient être soignés les blessés laissés par les Anglais : — « Exactement comme les nôtres, dit-il ; dès qu’ils sont vaincus et captifs, ce ne sont plus nos ennemis. »

C’est sans doute encore à une inspiration philosophique et (si on me permet cet anachronisme de langage) philanthropique du même genre que d’Argenson dut une inspiration plus généreuse que pratique, mais empreinte de ce caractère de grandeur qui, même lorsqu’elle n’est qu’apparente, a encore son utilité par l’effet qu’elle produit sur l’imagination populaire. Il conseilla au roi d’adresser officiellement, dès le lendemain de la victoire, une offre de paix aux états-généraux de Hollande. En chargeant, dès le 13 mai, La Ville de leur transmettre la relation exacte de la journée du 11 : « Vous verrez, monsieur (disait-il dans ce langage dont le ton, toujours un peu déclamatoire, n’était cette fois qu’au niveau de la circonstance), que, par cet avantage, le roi se trouve en ce moment maître des opérations dans les Pays-Bas ; mais dans la chaleur même d’un si grand succès, l’esprit de paix et d’équité, qui a toujours animé jusqu’ici les démarches du roi, ne l’a pas abandonné, et le premier soin de Sa Majesté est de m’ordonner de faire dire à messieurs des états-généraux qu’il les rendrait avec plaisir dépositaires de ses sentimens pour la paix, s’ils voulaient entrer dans des conditions conformes au temps, à l’honneur et à l’équité du roi. « Il proposait ensuite la réunion d’un congrès, dont une ville de Hollande serait le théâtre. « Et voilà, disait-il, l’esprit où est le roi et qui vous donne, monsieur, un beau rôle à jouer et digne du maître que nous servons. Au moment d’une victoire si complète, les Pays-Bas ouverts par des conquêtes presque assurées, offrir la paix par des moyens si sincères est le trait d’un héros et d’un législateur[25]. »

Pour faire contraste avec de si hautes considérations, je puis encore citer une autre lettre, celle-là tout intime, pleine de cette sensibilité un peu romanesque qui se mêle, chez les hommes du Nord, même aux affections de famille. C’est Lowendal qui écrit à sa femme : — « Je suis jaloux, ma chère Isabelska, du roi mon maître, de ce qu’il a pu écrire à sa femme sur un tambour, en plein champ de bataille, de la victoire que nous venons de remporter sur les ennemis. Je ne le fais qu’au retour dans ma cellule. Le bon Dieu te conserve ton Waldemar, mais que ne lui dois-je pas ? La bataille était perdue, tout le monde fuyait, le bon Dieu m’a inspiré de me mettre à la tête de la brigade irlandaise et des gardes françaises que j’avais ralliés : nous avons pris l’ennemi en flanc ; je le renverse et le pousse au-delà du champ de bataille. Le roi et le dauphin m’ont comblé de distinctions sur le champ de bataille. Je remercie la main de Dieu ; je voudrais me rendre plus digne de ma chère Isabelska. J’embrasse les enfans. — P. S. Ne vante point ce que mon devoir m’a fait faire, attends que les autres le disent. » — Il cède ici la plume à son secrétaire, qui ajoute : « M, le maréchal de Saxe a dit hautement que le roi devait cette victoire au comte de Lowendal et à la brigade des Irlandais ; ce sont ses propres termes[26]. »

Voici enfin quelques lignes tracées d’une main presque enfantine et qui m’ont, je le confesse, touché plus que tout le reste. Tout le monde connaît la représentation brillante et animée faite par Horace Vernet de la bataille de Fontenoy, et qui figure dans la galerie historique de Versailles. On se rappelle quelle disposition originale le peintre a donnée à son tableau. Il ne s’est soucié de reproduire aucun des incidens dramatiques de la lutte, et n’a mis en scène aucun des personnages importans qui y prirent part. On ne voit ni Maurice porté dans son berceau d’osier, ni Richelieu pointant les quatre canons qui vont trouer la colonne anglaise. Non, la bataille est gagnée : c’est le moment où Louis XV parcourt les rangs en recevant les hommages de ses soldats. Mais sur le devant de la scène est placé un groupe charmant qui attire, plus que la personne du roi lui-même, les regards du spectateur et reste gravé dans sa mémoire : un jeune officier inconnu, portant l’uniforme de la maison du roi, se jette avec effusion dans les bras de son père. C’est que l’artiste, avec cette sagacité que donne une imagination vive, a bien compris que ce qui caractérisa cette grande journée, ce fut moins le mérite du commandant (quelque justice qu’il faille lui rendre) que l’ardeur incomparable et presque joyeuse de la troupe qui fut sous ses ordres. C’est moins le général que l’armée qui a été immortalisée par ce qu’on peut appeler la légende de Fontenoy. Ce qui vit dans la mémoire populaire, ce ne sont pas les manœuvres savantes qui, de part et d’autre, ont assuré ou disputé la victoire : ce sont ces charges de cavalerie venant se briser, quatre heures durant, contre une muraille vivante ; ce sont ces dialogues d’homme à homme et ces prises de corps à corps qui, en pleine science et civilisation modernes, semblent des pages détachées d’un roman de chevalerie. Ce sont tous ces mouvemens opérés avec tant d’aisance dans l’intrépidité que, malgré les flots de sang qui coulent, on croit encore voir les passes d’armes d’une parade. C’est enfin cet élan de la maison royale, tenue toute frémissante en réserve jusqu’à la dernière heure, et débordant soudainement avec l’impétuosité d’un torrent qu’une digue jalouse a trop longtemps contenu. Ce sont là les souvenirs que Vernet a voulu évoquer dans notre pensée en projetant toute la lumière sur le visage enflammé de son jeune héros.

Il ne tiendrait qu’à moi de supposer que j’ai retrouvé les traits de l’original qui lui a servi de modèle. Ne dirait-on pas que c’est ce valeureux enfant qui a écrit ce petit billet égaré, je ne sais comment, dans un carton du ministère de la guerre ? — « Nous couchons sur le champ de bataille ; le roi y était en personne avec M. le dauphin, auquel le roi m’a attaché à poste fixe pour la campagne. On ne peut montrer plus de présence d’esprit et de bravoure que l’un et l’antre n’en ont montré. Dites à ma mère que je me porte bien. Ah ! c’est un beau jour pour la France ! »

Oui, un beau jour, mais le dernier de l’ancienne France ! Elle était là, tout entière, encore pleine de vie et resplendissante de tous les joyaux de sa couronne ; un souverain dans la force de l’âge, animé d’une ardeur belliqueuse, qui faisait, pour une heure au moins, tout oublier et tout pardonner ; à ses côtés, comme le rejeton d’un chêne, l’héritier de cette royauté séculaire, portant dans ses regards d’une pureté presque enfantine un feu qui était le sang même de saint Louis et de Henri IV ; autour d’eux, tous les fils des anciens preux dignes de leurs aïeux ; la magie des souvenirs, toutes les traditions rajeunies de la vaillance et de la gloire, l’élan unanime de tous les cœurs, ce cri national de : « Vive le roi ! » répété par des milliers de voix enthousiastes. Que manquait-il à ces momens d’ivresse ? et cependant, celui qui doit les dépeindre se sent envahi tout d’un coup par une secrète et invincible tristesse. C’est qu’il aperçoit dans le lointain le sinistre dénoûment qui se prépare. Laissez passer un demi-siècle ! Où sera-t-elle, cette royauté, vivante incarnation de la patrie ? Où seront-ils, ceux qui font cortège autour d’elle et la couvrent de leurs corps, les Noailles, les Biron, les Gramont ? On ne retrouvera plus leurs noms que défigurés dans les arrêts d’un tribunal révolutionnaire ou inscrits sur une pierre funéraire au fond de la mélancolique vallée de Bretagne où gît la dépouille des victimes de Quiberon. D’autres, je le sais, auront pris leur place et la rempliront sans déchoir. Des enfans de nos campagnes, transformés en soldats pour repousser l’invasion ennemie, arroseront de leur sang les champs déjà fertilisés par leurs sueurs. Des bataillons, disciplinés par la main de fer d’un conquérant, traverseront au pas de charge toutes les capitales de l’Europe. Dieu nous garde de médire de ces nouvelles formes du patriotisme et de la gloire ! Ne leur demandons même pas trop sévèrement compte des épreuves douloureuses dont elles n’ont pu nous préserver et que nos pères n’avaient pas connues. Convenons pourtant qu’aux triomphes les plus éclatans, aux joies les plus vives de la France moderne, s’est toujours mêlé un fonds de sentiment inquiet, provenant de l’instabilité de l’avenir, de la discorde des classes, et du souvenir des luttes civiles toujours prêtes à renaître. Rien de pareil n’attristait, le soir de Fontenoy, l’imagination d’un jeune vainqueur ; sa confiance imprévoyante ignorait tous les soucis qui, depuis lors, ont marqué d’une ride sévère les traits de notre physionomie nationale. En est-ce donc fait et sans retour ? tous les dons que la fortune nous a ravis peuvent nous être rendus ; notre influence abaissée peut se relever ; la frontière rétrécie peut s’étendre. Mais cette grâce, qui parait le front de la France d’une beauté si originale ; cette élégance qui n’ôtait rien à sa force, cette finesse délicate des mains qui maniaient si légèrement l’épée ; ce clairon des batailles entraînant comme la musique d’une fête ; cette gaîté qui souriait jusque dans la mort ; tout cet éclat, en un mot, qui charmait le monde et qui séduit encore l’histoire, qui jamais pourra nous le rendre ? Vous qui lirez ces pages, enfans de la famille française, saluez d’un dernier adieu ’image déjà fugitive d’un passé qui a fait le prestige de votre nom ; avant de s’enfoncer dans les brumes de la haute mer, le navigateur jette un regard attendri sur les rives de la terre natale, illuminée des feux du soleil couchant !


DUC DE BROGLIE.

  1. Voyez la Revue du 15 avril, du 1er et 15 mai et du 1er juin.
  2. Mes Rêveries, ouvrage posthume du maréchal de Saxe. (Paris, Dumaine, 1872, p. 139)
  3. Barbier et Luynes, février et mars 1745, passim.
  4. Voltaire à Cideville, à Thiriot et à d’Argenson, 31 janvier, 8 février et 7 mars 1745. (Correspondance générale.)
  5. L’idée du voyage de la dauphine, un instant adopté, fut abandonnée au dernier moment. (Journal de Luynes, t. VI, p. 424.)
  6. Luynes, t. VI, p. 408. — Voltaire, Siècle de Louis XV. — Weber, Moritz Graf von Sachsen. — Le dernier détail, qui ne se trouve dans aucune biographie française, a dû être emprunté par Weber aux dépêches du comte de Loos, ministre de Saxe à Paris.
  7. Latouche, agent français à Londres, à La Ville, à La Haye, 7 mai 1745. (Correspondance d’Angleterre — Ministère des affaires étrangères.)
  8. La Ville, chargé d’affaires, à d’Argenson, 7-14 mai 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères )
  9. Maurice de Saxe au comte d’Argenson, 29 avril 1745. (Ministère de la guerre.)
  10. Le comte d’Argenson à Maurice de Saxe, 2 mai 1715. (Ministère de la guerre.)
  11. D’Argenson à Voltaire, mai 1715. (Correspondance générale.)
  12. D’Espagnac, Histoire du maréchal de Saxe, t. II, p. 56.
  13. D’Espagnac, t. II, p. 60.
  14. D’Espagnac, t. II, p. 66, — Souvenirs du marquis de Valfons, p. 116. — Carlyle, Histoire de Frédéric le Grand, t. IV, p. 116. Cet écrivain, qui, en général, ne se fait aucun scrupule, pour rendre son récit plus dramatique, d’emprunter le détail des faits ii son imagination, paraît avoir eu ici des renseignemens assez certains, tirés d’un document anglais inédit.
  15. Vie privée de Louis XV, t. II, p. 215. — D’Espagnac, t. II, p. 2-63.
  16. Carlyle, loc. cit.
  17. Carlyle, t, II, p 110.
  18. D’Espagnac, t. II, p. 74. C’est l’explication que donne ce confident de Maurice de ces charges répétées et meurtrières de la cavalerie, qui lui furent vivement reprochées.
  19. Un instant, le village d’Anthoin se trouva presque vide de troupes, les ordres de Maurice ayant été mal compris ou trop absolus ; les Hollandais, qui s’aperçurent de cette faute, allaient se remettre en campagne : Biron prit sur lui de faire rester un des corps de troupes qu’il devait emmener. Maurice l’approuva ensuite d’avoir contrevenu ou plutôt suppléé à ses ordres.
  20. Les relations de la bataille de Fontenoy sont très nombreuses et concordent pour les faits principaux, quoique différant dans certains détails. Je les ai consultées toutes et combinées, en indiquant seulement en note, dans le cours du récit, les incidens qui ne sont rapportés que par un seul témoignage. Il existe, au ministère de la guerre, un compte-rendu officiel envoyé par le comte d’Argenson, ministre de la guerre, à la reine, et trois lettres du maréchal de Saxe lui-même. Ces divers documens ont été insérés à peu près complètement en appendice au Journal du duc de Luynes, t. VII, p. 161-167, — p. 179-185. — Le duc de Richelieu, dans le fragment de mémoire que m’a communiqué M. de Boislisle, fait lui-même le récit (naturellement tout à fait à son avantage) de son intervention. (Correspondance générale de Voltaire, le marquis d’Argenson à Voltaire, 14 mai 1745. — Histoire de Maurice, comte de Saxe, par le baron d’Espagnac, t. II, p. 49-80. — Voltaire, Histoire du siècle de Louis XV, chap. XV. — Histoire de Maurice de Saxe-Mittau, 1752, t. II, p. 134-148. — Souvenirs du marquis de Valfons, p. 138-152. — Vie privée de Louis XV, Londres, 1781, t. II, p. 241-253 ; consulter aussi Weber, Moritz Graf von Sachsen, Dresde-Leipsig, 1763, ouvrage fait d’après les dépêches des archives de Saxe. — Du Parcq, Biographie du maréchal de Saxe, 1851.)
  21. Cette lettre fait partie d’une collection très curieuse de lettres autographes de Louis XV au comte de Coigny qui existe en Angleterre entre les mains de Mme la comtesse de Manvers, fille du dernier duc de Coigny, qui a bien voulu me les communiquer.
  22. Journal de Luynes, t. VI, p. 140-141.
  23. Mémoires et Journal de d’Argenson, édition Jannet, 1838, t. IV, p. 402.
  24. Maurice de Saie au chevalier Folard, 1er mai 1745. — (Ministère de la guerre.) — La dernière phrase est tirée d’un récit fait au contrôleur-général, qui était joint à cette lettre, et qui est imprimé tout entier dans l’appendice au Journal de Luynes.
  25. D’Argenson à La Ville, 13-16 mai 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)
  26. Lowendal à sa femme, 11 mai 1745, à huit heures du soir. (Ministère de la guerre.) — La comtesse de Lowendal était la seconde femme du comte. Il l’avait enlevée à son premier mari, lui-même étant déjà marié, puis divorcé dans son pays.