La Seconde Lutte de Frédéric II et de Marie-Thérèse/01

ETUDES DIPLOMATIQUES

LA SECONDE LUTTE DE FREDERIC II ET DE MARIE-THERESE, D'APRES DES DOCUMENS INEDITS.

I.
SIÈGE DE FBIBOURG EN BRISGAU. — MORT DE LA DUCHESSE DE CHATEAUROUX. — FREDERIC EST FORCÉ D’ÉVACUER LA BOHÈME.

En reprenant la plume après trois années ou peu s’en faut d’intervalle, je n’ai pas l’espérance que les lecteurs de la Revue se rappellent exactement à quel point j’ai arrêté le tableau que j’ai fait passer sous leurs yeux de la lutte engagée entre Frédéric II et Louis XV contre l’illustre héritière de la maison d’Autriche. Mais très peu de mots suffiront pour leur remettre en mémoire les derniers faits dont je les ai entretenus.

La grave maladie qui surprit à Metz le roi Louis XV, les scènes douloureuses qui se passèrent au lit du prince qu’on croyait mourant, le renvoi de sa maîtresse, la duchesse de Châteauroux, l’éclat donné par là à un repentir plus bruyant que sincère, sont des incidens trop connus pour qu’il soit besoin de les rappeler. En les racontant, j’ai dû faire remarquer que, bien que cette maladie du roi eût été plus promptement et plus heureusement terminée qu’on ne pensait, de fâcheuses et durables conséquences n’en devaient pas moins résulter. Louis XV avait été arrêté, en effet, au moment où une armée autrichienne, sous les ordres du prince de Lorraine, beau-frère de Marie-Thérèse, envahissait la province d’Alsace ; et pour faire tête à cette agression, il quittait lui-même une armée qu’il conduisait en Flandre, où il avait commencé une brillante campagne. Il comptait être aidé dans sa résistance par l’appui du roi de Prusse, qui, après s’être retiré assez brusquement de l’alliance française deux années auparavant, venait d’y rentrer par un traité encore secret.

Effectivement, dès que l’entrée du prince de Lorraine en Alsace lui fut connue, Frédéric, fidèle à ses engagemens, entra de son côté brusquement en Bohême, rompant le traité qu’il avait signé à Breslau avec Marie-Thérèse et par lequel la possession de la Silésie lui avait été assurée. Il menaçait ainsi la reine de Hongrie dans ses propres foyers. Devant cette diversion inattendue, Marie-Thérèse dut songer à sa sûreté et rappeler toutes ses troupes en Allemagne. Le prince Charles, qui était déjà maître de l’Alsace et s’apprêtait à franchir les défilés des Vosges pour passer en Lorraine, reçut ordre de s’arrêter et de rétrograder au plus vite.

Nul doute que, si Louis XV eût été alors en pleine santé et à la tête de ses troupes, il ne se fût mis sur-le-champ à la suite du prince de Lorraine et, le pressant l’épée dans les reins, n’eût changé sa retraite en déroute. Mais le maréchal de Noailles, qui, en l’absence et pendant la maladie du roi, se trouva provisoirement chargé du commandement de l’armée française, accablé de cette responsabilité inattendue, n’osa prendre sur lui de faire aucun mouvement décisif. Mollement poursuivi et nullement inquiété, le prince de Lorraine put repasser le Rhin presque sous les yeux du général français et ramener en Allemagne son armée intacte.

On peut juger quelle irritation cette faute véritablement très répréhensible dut causer au roi de Prusse. C’était contre lui, en effet, qu’allait marcher en droiture l’armée du prince de Lorraine, ainsi échappée des mains des Français, et il se trouvait par là avoir attiré lui-même sur sa tête l’orage qu’il avait détourné de la nôtre. Il adressa sur-le-champ à Louis XV, avec sa vivacité et sa liberté de langage accoutumées, les plus pressantes réclamations. En réparation du tort qui lui était fait et pour en prévenir les conséquences, il exigeait qu’un corps d’armée français fût mis à sa disposition et vint le rejoindre en Allemagne, sur le théâtre des combats qu’il avait à livrer contre Marie-Thérèse. Il soutenait, non sans quelque apparence de fondement, qu’une intervention de ce genre lui avait été promise, en cas de nécessité, par un des articles du nouveau traité. Louis XV n’admit pas cette interprétation de ses engagemens. Dans l’état encore chancelant de sa santé, il ne se soucia ni de conduire lui-même une expédition en Allemagne, ni d’en confier la direction à aucun de ses lieutenans. L’entreprise, qui avait mal réussi dans les campagnes précédentes, lui sembla trop périlleuse pour être tentée de nouveau. Il se borna à opérer à son tour une diversion qu’il jugeait devoir être utile à Frédéric, en attaquant Marie-Thérèse dans les provinces que la maison d’Autriche possédait alors à la porte de la France, sur la rive droite du haut Rhin, et dont la ville forte de Fribourg en Brisgau était le chef-lieu. Frédéric trouva cette compensation très insuffisante et ne dissimula pas son mécontentement. De là un refroidissement entre les deux cours alliées dont il nous reste à faire voir les suites.


I

Ce fut seulement dans les derniers jours de septembre 1744 que Louis XV, dont la convalescence exigeait encore de grands ménagemens, quitta Metz et se mit lentement en route pour rejoindre son armée, qui campait déjà devant Fribourg en Brisgau. Il passa quelques jours à Lunéville, chez son beau-père le roi Stanislas, puis traversa l’Alsace, savourant avec délices la jouissance d’être accueilli partout par l’enthousiasme des populations. Le 5 octobre, il fit son entrée à Strasbourg, où une réception magnifique lui était préparée. Il y avait soixante-trois ans presque jour pour jour (le 24 octobre 1681) que Louis XIV était venu prendre possession de la vieille cité impériale, tout récemment réunie à sa couronne, et depuis lors aucune personne royale n’y avait reparu. On se piqua de reproduire exactement le cérémonial observé pour faire honneur au roi conquérant, et les acclamations unanimes attestèrent avec quelle rapidité, malgré les murmures des jurisconsultes et des chancelleries d’outre-Rhin, le patriotisme français s’était implanté pendant ce demi-siècle dans le cœur de nos nouveaux concitoyens.

Sur un seul point cependant, un dernier regret parut être donné aux anciennes franchises républicaines. Le premier magistrat de Strasbourg demanda à n’être point astreint, en présentant son adresse de félicitation, à s’agenouiller devant le souverain. Louis XV s’informa si son aïeul avait exigé cet hommage, et, sur la réponse affirmative, il ne consentit point à déroger à l’étiquette. Rien ne fut épargné, d’ailleurs, pour lui montrer qu’il était là, comme ailleurs, un maître absolu et chéri. Parmi les divertissemens de la journée, il y eut une grande pêche faite sous les yeux du roi lui-même, et préparée de manière qu’à chaque coup de filet les plus beaux poissons du Rhin étaient déposés à ses pieds comme pour lui faire voir que le fleuve et tout ce qu’il roulait dans ses ondes était également soumis à son empire[1].

Le 20, à son arrivée devant Fribourg, où l’armée l’attendait avec impatience, il reçut un témoignage, qui ne dut pas lui être moins sensible, du prestige qui l’entourait : ce n’était pas moins qu’un messager venu de Paris pour lui remettre une épître en vers de Voltaire lui-même. Le poète poussait l’audace jusqu’à reprocher en face au roi l’imprudence qu’il commettait de se laisser emporter par son courage et de compromettre une vie si précieuse au salut de l’état. Boileau, le flatteur de Louis, dont Voltaire a parfois souri, plaignait son roi d’être enchaîné par sa grandeur ; c’est un lien dont Voltaire osait accuser le sien de s’affranchir. Du reste, c’était même exaltation, même attendrissement dans les louanges :


Vous dont l’Europe entière aime et craint la justice,
Brave et doux à la fois, prudent sans artifice,
Roi nécessaire au monde, où portez-vous vos pas ?
Vous volez à Fribourg ; en vain La Peyronie
Vous disait : Arrêtez, ménagez votre vie,
Il vous faut du régime et non des soins guerriers ;
Un héros peut dormir, couronné de lauriers.
Le zèle a beau parler, vous n’avez pu le croire :
Rebelle aux médecins et fidèle à la gloire,
Vous bravez l’ennemi, les assauts, les saisons,
Le poids de la fatigue et le feu des canons ;
Vos ennemis, grand roi, le craignent davantage.
Ah ! n’effrayez que Vienne et rassurez Paris !
Rendez, rendez la joie à vos peuples chéris !
Rendez-nous au héros qu’on admire et qu’on aime !


Peu de jours cependant suffirent pour faire voir qu’aucun exploit digne de mémoire ne devait venir cette fois justifier ce panégyrique. Le siège commencé depuis plusieurs semaines était mal engagé, mollement poussé et n’avança qu’avec peine. Le roi, j’ai déjà eu occasion de le dire, avait tenu à commander seul, tout en autorisant à le suivre tous ceux qui s’étaient flattés de le remplacer. Aussi avait-il autour de lui, outre le vieux Coigny, qui avait ouvert les opérations, Belle-Isle, Noailles et Maillebois, tous accourus pour faire preuve de zèle, en tout quatre maréchaux de France, formant un conseil de guerre où l’on s’entendait assez mal. La place, sans être très forte, était difficile à investir. Son immense pourtour était protégé sur le côté le plus étendu par une rivière que les pluies d’automne rendaient torrentielle. Avant d’ouvrir la tranchée, il fallut creuser un canal pour détourner et partager les eaux. Puis le chemin couvert fut très malaisé à établir, dans un sol détrempé qui s’éboulait à tout instant sur le dos des travailleurs. Ces difficultés naturelles étaient habilement exploitées par le commandant de la citadelle, un officier hongrois choisi par Marie-Thérèse elle-même et qui se battait, dit le chroniqueur Barbier, comme un diable. A plusieurs reprises, on tenta d’ouvrir la brèche sans y réussir. Deux officiers supérieurs, destinés à devenir très diversement célèbres, le prince de Soubise et le comte de Lowendal, Danois engagé au service de France et ami personnel du maréchal de Saxe, y furent blessés grièvement. Bref, à la fin d’octobre, au bout de cinq semaines de travail, rien n’était encore terminé, les maladies se multipliaient dans les rangs, et on comptait déjà plus de cinq mille morts. L’inquiétude devenait assez grande, car on craignait également et le danger que pourrait courir le roi dans ce foyer d’infection et le découragement qui se mettrait dans l’armée s’il se retirait[2].

Ces lenteurs, auxquelles on ne s’attendait pas, causaient aussi une vive impatience chez tous les alliés de la France, qui s’irritaient de lui voir perdre son temps et concentrer toutes ses forces sur un point dont l’importance, pas plus au point de vue de la stratégie que de la politique, ne semblait mériter un pareil effort. Pour Frédéric, en particulier, c’était une cause de mécontentement qui redoublait celui que lui avait déjà causé le passage du Rhin, trop facilement opéré par le prince Charles de Lorraine, sous les yeux ou, comme il disait, à la barbe du maréchal de Noailles.

A la vérité, on aurait pu croire que le succès de ses premières opérations militaires en Bohême devait le consoler de ce mécompte, car la fortune avait répondu à son appel plus rapidement encore qu’il n’osait l’espérer. La ville de Prague, surprise d’une attaque imprévue, avait capitulé au bout de six jours, et une garnison de douze mille hommes qui y était renfermée se voyait emmenée en Silésie tout entière comme prisonnière de guerre, tandis que les Prussiens n’avaient à pleurer que quarante morts, parmi lesquels, il est vrai, il fallait compter un frère du roi, le prince Guillaume. Quand on se rappelait toutes les péripéties dont cette cité avait été le théâtre deux années auparavant, pendant la longue résistance de Belle-Isle et des Français, il n’y avait assurément pas de quoi se plaindre. Aussi Frédéric, plus ravi de son succès que touché de sa perte, en chargeant Podewils d’annoncer à la reine douairière la mort de son frère : « Jetez, disait-il, un vernis sur cette histoire et habillez-la comme vous pourrez… Mais Prague est à nous, cette ville que je n’aurais pas (disiez-vous) aussi facilement que j’imaginais ; cette ville qui me coûterait tant de monde, cette ville dont on faisait tant de bruit… la noix n’était pas si dure que l’imaginait notre petit freluquet de Vienne[3]. » Et, quelques jours après, annonçant encore la prise d’un point important à quelques lieues de Prague, il écrivait à Valori : « J’ai fait prendre Tabor par un détachement, et nous sommes en pleine marche pour l’Autriche. Ce n’est pas, assurément, agir en poule mouillée[4]. »

Mais, tout en faisant sonner très haut, avec une fierté légitime, ces premiers succès, il n’en conservait pas moins un grand fonds d’inquiétude ; il sentait, comme il l’explique très bien lui-même dans l’Histoire de mon temps, que sa position en avant de Prague, si brillamment conquise, était toujours aventurée et précaire. Il voyait déjà déboucher sur sa droite le prince Charles, ramenant son armée à grandes marches vers la Bohême, à travers le haut Palatinat ; de vastes magasins de munitions et de subsistances, formés à Pilsen, annonçaient la prochaine arrivée du prince. Sur sa gauche, il pouvait apercevoir les éclaireurs d’un autre corps d’armée autrichien, commandé par le comte Batthyani et formé principalement des hussards, des pandoures, de toutes les troupes légères levées par l’insurrection hongroise, et qui battaient la campagne du côté de la Moravie. Irait-il au-devant de l’une ou de l’autre de ces attaques ? et, en ce cas, par laquelle commencer ? Les attendrait-il, au contraire, sous les murs de Prague, au risque d’avoir affaire à leur effort combiné ?

Puis il ne pouvait oublier qu’il n’avait pu arriver jusqu’à sa nouvelle conquête qu’en se frayant violemment un passage à travers la Saxe épouvantée. Mais Auguste III, avisé du retour du prince de Lorraine, avait eu le temps de se rassurer, et, s’il prenait fait et cause pour l’Autriche, comme ses derniers engagemens diplomatiques paraissaient lui en faire un devoir, c’était l’armée prussienne prise à dos, cernée de toutes parts et coupée de sa base d’opérations. Ces perspectives, qu’il roulait dans son esprit, lui causaient une inquiétude trahie, comme d’habitude, par de violens accès d’humeur. Il ne se gênait pas pour dire tout haut que ce n’était pas là sur quoi il aurait dû compter, et qu’engouffrer l’armée française dans un entonnoir, sur les bords du haut Rhin, n’était pas du tout pour lui la même chose que de la lancer, comme on le lui avait promis, à la poursuite et sur les derrières du prince Charles. « Et voilà ce que c’est, ajoutait-il, que de faire des traités avec des Jean-f… »

Aussi, un officier général français, le marquis Du Mesnil, étant venu le trouver dans son camp, de la part du maréchal de Noailles, pour lui faire prendre patience et conférer de ce qu’on devrait faire après la prise de Fribourg, il l’accueillit avec ce ton de hauteur ironique et insultante auquel son entourage n’était que trop habitué. Du Mesnil, qui en faisait pour la première fois l’expérience, eut quelque mérite à en soutenir l’assaut avec fermeté et à rendre compte de l’entrevue au maréchal de Noailles avec une tranquillité d’esprit assez amusante.

« Après quelques phrases de complimens : « Vous voyez, monsieur, me dit le roi, que je tiens mes engagemens. Je souhaite que l’on tienne aussi ceux que l’on a pris avec moi, mais je ne m’y attends pas. » Et là-dessus, sans me donner le temps de répondre, il passa dans le derrière de sa tente ; ce début m’a paru farouche. » Le soir, on se retrouve à dîner, et, en se mettant à table, Frédéric débute par cette brusque question : « Pouvez-vous me dire, monsieur, ce que devient le quadruple Xénophon ? » Du Mesnil, ne comprenant pas, ne répondait rien. « Mais répondez, monsieur, répondez ? — Sire, je ne connais pas son nom. — Eh ! c’est le maréchal de Broglie, qui s’est retiré de Bavière avec quarante mille hommes, tandis que Xénophon n’en eut jamais que dix mille. » Et de là, poursuit Du Mesnil, il partit en se répandant en propos sur la guerre de Bohême et de Bavière, ajoutant qu’il profiterait des mémoires de cette guerre et qu’il n’en ferait pas la troisième édition ; et, comme, toutes les fois qu’il m’adressait la parole, je prétextais cause d’ignorance, il me dit que ces mémoires étaient imprimés dans sa tête et qu’ils y étaient profondément gravés… Enfin, après avoir fini, pour répéter ses propres termes, « l’analyse de toutes les sottises que les généraux ont faites en Bohême et en Bavière, » dont le détail fut long et circonstancié, en me disant souvent : Je ne ferai pas de même. « Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous à dire ? Voilà vos généraux ; répondez, parlez ! » Pressé et forcé de répondre, je lui dis : « Sire, nous sommes dans l’usage, en France, de respecter le choix du roi, notre maître, quand il a honoré quelqu’un de sa confiance et du commandement de ses armées. » Il se tut un moment ; et, l’instant d’après, il se mit à parler de l’Académie française, des spectacles, de ses troupes, de leur discipline, des différens gouvernemens de l’Europe, de ce qui se passait en Piémont, de son aversion pour les moines, pour les prêtres, etc. De là, il me parla du roi d’Angleterre, du roi de Pologne, de la reine de Hongrie, du prince Charles, et personne ne fut épargné. Il eut la satisfaction de ne dire du bien de qui que ce soit, de désapprouver tout le monde et de s’applaudir à soi-même. Il parut fort content de lui ; je le fus très peu. Le dîner étant heureusement fini, il monta à cheval, et je me retirai à mon village. Avant que de sortir du camp, le prince Charles, margrave de Brandebourg, son cousin, me dit : « Monsieur Du Mesnil, le roi aime à plaisanter ; mais soyez sûr qu’il aime le roi, votre maître, et les Français, dont je suis bien aise. Vous vous êtes bien conduit ; continuez à garder le silence, et ne faites usage de ce que vous entendez que de ce qui pourra être utile pour le bien de la cause commune… Il faut le laisser dire, et vous faites bien de ne point entrer en discussion avec lui devant le monde. » Je lui répondis que je m’en garderais bien, et que l’on regarderait en France un homme comme un fou, si, assistant à un sermon, il voulait prendre parti contre le prédicateur, même quand il dirait des choses contraires à la religion. Ainsi, comptez, Monseigneur, sur ma sagesse. Le prince sourit, et je me retirai. »

Du Mesnil tient parole, quoique mis encore plusieurs fois à forte épreuve, et trouvant à propos des reparties qui, sous une apparence inoffensive, avaient pourtant une pointe assez piquante. « A propos de la bataille de Dettingue, dont il parla assez bien, il badina d’un ton ironique sur les Français, en les taxant de ne point aimer à livrer des batailles. Je ne crus pas devoir laisser sans réponse une attaque aussi vive. Je lui dis : « Sire, nous n’avons pas perdu l’usage d’en gagner ; ce qui s’est passé en Flandre, en Piémont et récemment en Alsace en sont des preuves ; et, à présent que nous sommes vos alliés, les bons exemples que nous donnera Votre Majesté augmenteront notre émulation. » Cette réponse resta sans réplique et produisit pour un moment un silence absolu. Peu après, il revint à des réflexions personnelles qui m’obligèrent à me renfermer dans le plus grand sérieux et dans le plus grand silence ; mais, comme le prince m’interpellait souvent en me disant : « N’entendez-vous pas, monsieur ? » Je lui dis : « Sire, il m’est ordonné par mes instructions de n’entendre que les choses auxquelles je dois et je puis répondre… » Le roi n’oublia pas non plus de me parler des batailles qu’il avait gagnées, et surtout de celle de Molwitz, dont il fit le détail. Je pris la liberté de lui dire qu’elle m’avait été racontée précisément de la même manière par une personne qui avait été bien à portée de le savoir. « Par qui, me demanda-t-il ? » Je lui répondis que c’était par M. de Neuperg (le général autrichien), et qu’il m’avait dit qu’il n’oublierait jamais la belle manœuvre que M. le maréchal de Schwerin fit faire à son infanterie. Je m’aperçus que le roi de Prusse rougit et que ma réponse, plus avantageuse à M. de Schwerin qu’il ne l’aurait voulu, ne lui avait point été agréable[5]. »

Le lendemain, à la vérité, comme s’il eût craint d’avoir trop laissé voir, par la maussaderie de son langage, le fonds d’inquiétude qui le tourmentait, il prit Du Mesnil à part, l’entretint en tête-à-tête sur un ton moins hargneux, et, par momens même assez amical. Mais ce changement de ton à lui seul, et de plus quelques plaisanteries de très mauvais goût et d’étranges confidences auxquelles il s’abandonna, attestèrent encore le trouble de son esprit. « Je pris occasion de cette conversation, dit Du Mesnil, pour lui représenter avec respect combien le roi était fidèle dans l’exécution de ses engagemens et l’embarras où il m’avait mis lorsque j’avais eu l’honneur de l’approcher pour la première fois, et ensuite, lorsqu’il m’avait admis à sa table, par les discours qu’il m’avait tenus en présence de tout le monde. Il me dit : « Oubliez tout ce qui s’est passé et qu’il n’en soit plus question… Je compte sur le roi votre maître ; je ne compterais pas également sur tous ses ministres… » Il me parla ensuite de la puissance et de la grandeur d’un roi de France ; combien il se reposait sur la bonne foi et sur l’amitié du roi, qu’il était aimé de ses peuples, et que c’était une justice due au roi et à ses sujets ; et il s’étendit beaucoup sur l’estime et l’attachement qu’il a pour le roi… Il était informé des bruits qui avaient couru… Il me parla longtemps des cabales qu’il crut exister à la cour, et il s’étendit longuement sur les inconvéniens qui en résultaient : intrigues, tracasseries, soit des femmes, soit des hommes ; commerces de galanteries qui ont obtenu de grandes et de petites choses, affaires domestiques ; en un mot, il sait des détails sur tout le monde et dans tous les genres, et j’ai été fort surpris de trouver que ses connaissances s’étendaient jusqu’à moi. Il m’a fait à ce sujet la plaisanterie de me dire que je pourrais réussir auprès de la tsarine par des qualités qui ne sont pas ordinairement celles des négociateurs. Il m’a parlé même de ses propres goûts avec une franchise dont j’ai peine à revenir… On peut juger, par ce qu’il m’est permis de rapporter ici, que la conversation que j’ai eue avec ce prince a été composée d’un mélange de sujets bizarrement assortis ; mais, du côté de la confiance, de l’ouverture et de l’aisance, elle a été diamétralement opposée à ce que j’ai dû essuyer dans les propos de table… Ses idées sont fort grandes ; il ne se propose rien moins que d’écraser le fantôme de la maison d’Autriche ; ce sont ses expressions favorites. Au milieu de la confiance dont il est rempli, la méfiance perce néanmoins, et il lui est échappé que si l’on manquait à ce qui lui est promis et qu’on ne le mît pas en état de faire vigoureusement la guerre, qu’il ne serait pas embarrassé et qu’il saurait bien se retourner. »

Du Mesnil ne crut donc pas prudent de partir sans prendre à peu près l’engagement qu’une fois Fribourg rendu, une division française viendrait se joindre à la petite armée impériale et bavaroise placée sous les ordres du maréchal Seckendorf pour aider cet officier général à faire une diversion indispensable, soit par une pointe sur l’Autriche à travers la Bavière, soit en inquiétant les derrières du prince de Lorraine. Le reste de l’armée française prendrait alors ses quartiers sur le Bas-Rhin, dans le voisinage de Mayence, pour tenir en respect les petits souverains de ces contrées, de jour en jour plus inclinés à prendre parti pour l’Autriche[6].

Ce plan ne pouvait déplaire à Francfort, où Du Mesnil, tant à l’allée qu’au retour, dut s’arrêter pour s’entendre avec l’empereur, qui y était toujours réfugié. Là, le difficile n’était pas de faire accepter un secours très désiré, mais bien de faire attendre qu’il fût disponible. L’honnête prince, en effet, ne tenait réellement plus en place. Le séjour de Francfort, dans des conditions à la vérité incommodes et presque misérables, lui était devenu insupportable. Puis, depuis qu’il voyait les souverains de France et de Prusse à la tête de leurs armées, il se sentait piqué d’émulation, ne rêvait plus que de guerroyer, de commander à son tour et de rentrer en triomphe dans sa capitale, le casque en tête et le sabre en main. A peine avait-il su Frédéric à Prague, qu’il voulait à tout prix et à tout risque partir pour Munich. Vainement lui objectait-on que le prince Charles arrivait, et que, comme on ne savait encore quelle route il suivrait pour atteindre la Bohême, on courait risque, en se lançant à l’aventure, de se rencontrer sur son chemin et de se faire écraser par lui. Vainement ajoutait-on que rien n’était préparé pour une campagne agressive en Bavière, ni subsistances ni logemens. « C’est le moment, au contraire, disait-il, puisque le prince Charles n’est pas encore arrivé et que l’Autriche ne sait plus où elle en est. » — « Ce serait à merveille (répondait, sans pouvoir se faire écouter, l’ambassadeur de France) avec une armée qui ne mange point : alors on pourrait faire la conquête du monde, parce que, n’incommodant personne, on serait sûr d’être bien reçu partout ; et si, avec cela, on pouvait encore ajouter à cette armée triomphante qu’elle ne dormît pas et qu’elle ne sentît pas les rigueurs de la saison, le coup serait immanquable. »

Rien n’y faisait : une lettre autographe de Louis XV ne fut pas mieux accueillie que les conseils de son ambassadeur, et l’intendant Séchelles, accouru auprès de Fribourg pour signaler les difficultés de l’opération, ne put pas même obtenir audience. « Suis-je donc en tutelle ? s’écriait le prince avec emportement. Ne me parlez point d’attendre. Je me reproche chaque jour que je passe ici.

Si l’on me proposait de risquer ma vie dans une noble cause, j’y consentirais ; mais de mourir de chagrin dans un trou comme Francfort, c’est ce que je ne ferai pas et à quoi on ne peut me forcer. » — « Enfin, écrivait Chavigny découragé, j’y emploie inutilement le vert et le sec, rien ne peut arrêter ce fanatisme de départ : on me cache les arrangemens que l’on prend, et je m’attends qu’il va nous échapper à la sourdine[7]. »

Chavigny ne se trompait pas : le maréchal Seckendorf, qui manœuvrait toujours sur la frontière bavaroise, ayant remporté quelques succès et mis la main sur la place de Donawerth, l’empereur, confirmé dans ses espérances, n’y tint plus, et annonça brusquement qu’il partait le lendemain. Il n’était d’ailleurs pas fâché (il en convient lui-même dans son journal), en s’aventurant de sa personne, de compromettre la France, dont il craignait toujours, le moment venu, quelque hésitation à tenir sa parole. « J’ai réfléchi, dit-il, qu’ils pourraient jouer le tour à Seckendorf de lui déclarer qu’il était temps de se reposer et d’empêcher ensuite l’entière délivrance de la Bavière, mais qu’ils n’en useraient pas de la même façon avec moi… J’ai donc déclaré tout net que je partais et qu’il n’y avait plus rien à changer[8]. »

La présomption est quelquefois au début couronnée de succès, et des actes téméraires peuvent réussir précisément parce qu’un ennemi prudent, ne soupçonnant pas qu’on puisse les tenter, néglige de se mettre en garde. Ce fut le cas : les Autrichiens, tout occupés de chasser Frédéric de Bohême, ou ne songèrent pas, ou renoncèrent, pour un temps, à défendre la Bavière, et Charles put y pénétrer sans coup férir, et faire à Munich l’entrée triomphale qu’il souhaitait. Exalté par cette bonne fortune inattendue, le héros improvisé ne se donna pas la peine de réfléchir que, précisément parce que son triomphe était dû à l’absence ou à l’inattention de ses ennemis, un retour offensif de leur part pouvait le lui enlever aussi aisément qu’il l’avait obtenu. La joie de se retrouver chez lui fit oublier qu’aucune précaution n’était prise pour qu’il y pût rester en sécurité. Le récit qu’il fait lui-même de sa campagne et de son arrivée à Munich, empreint d’une bonhomie touchante, mais mêlé de détails puérils peu dignes de préoccuper une âme héroïque, n’atteste aucune défiance de ce genre. Il s’y étend avec complaisance sur le bon accueil qu’il reçut à Ludwigsbourg, chez le duc de Wurtemberg, le bel appartement qu’il y a occupé, le bon chocolat qu’on lui servit, les précautions qu’il prit, cependant, pour ne déroger en rien à l’étiquette impériale ; puis, le bonheur qu’il éprouva à serrer dans ses bras les membres de sa famille, qui ne l’avaient pas suivi dans son exil ; enfin, les larmes qui coulèrent de ses yeux an bruit du canon, des cloches et des acclamations dont Munich tout entier retentissait sur son passage. Cette page est la dernière de ce curieux document intime, et le triste réveil qui allait suivre cette confiance exagérée n’a pas même permis de l’achever[9].

Ce que Charles avait prévu, en effet, et ce qui aurait dû l’arrêter au lieu de le pousser imprudemment en avant, ne pouvait manquer d’arriver. Le 7 novembre, après un assaut qui avait failli manquer comme les autres et qui fut encore plus meurtrier, Fribourg, à bout de vivres et de munitions, finit par se rendre, et la soumission de toutes les possessions autrichiennes riveraines du Rhin, qu’on appelait l’Autriche antérieure, suivit sans difficulté. C’était un assez maigre résultat d’un si grand effort ; mais les troupes françaises étaient trop épuisées, la saison trop avancée et Louis XV trop pressé de s’en retourner à Paris pour qu’une nouvelle campagne fût possible. Le secours promis à Frédéric se borna à quelques détachemens envoyés pour fortifier le corps auxiliaire français, commandé par le marquis de Ségur et qui servait déjà sous les ordres de Seckendorf, le gros de l’armée allant prendre ses quartiers d’hiver avec Maillebois sur les bords du Bas-Rhin. Et ainsi, cette campagne, commencée avec tant d’éclat, se termina, laissant le prestige des armes françaises de nouveau compromis par la peine que leur avait coûtée un succès aussi léger qu’insignifiant, tandis que l’Autriche se remettait de son trouble et que les deux alliés de la France, Frédéric devant Prague et Charles VII à Munich, l’un se plaignant hautement, l’autre ne se doutant de rien, demeuraient dans une situation également précaire et menacée. Ce qui, plus encore que la fatigue de l’armée et la rigueur de la saison, rendait toute nouvelle entreprise, pour l’heure présente, impossible, c’était l’incertitude de la politique qui allait désormais présider aux résolutions du cabinet français. Depuis que la maladie du roi avait visiblement affaibli chez lui la faculté de travail et d’attention qui n’avait jamais été très grande, aucun de ceux qui le voyaient de près n’espéraient plus qu’il pût sérieusement persévérer dans l’entreprise de gouverner par lui-même. Il était clair que, de guerre lasse, sans le dire, sans peut-être se l’avouer à lui-même, il ne tarderait pas à retomber sous le despotisme effectif, sinon nominal, de quelque influence toute-puissante. Dès lors, tous les esprits étaient en campagne : et ceux qui se croyaient en passe d’arriver pour faire pencher la balance de leur côté, et les spectateurs avisés pour deviner où se porterait la faveur royale et se placer à temps sur son passage. C’était un feu croisé d’intrigues, et à Paris, où les ministres, sauf le maréchal de Noailles, étaient retournés attendre la fin du siège, et parmi les hauts personnages militaires qui se pressaient dans l’entourage du roi, une lutte sourde avait recommencé entre les partisans d’une action restreinte, bornée aux frontières de France, et ceux qui, plaçant leur confiance dans Frédéric, consentaient à aller même au fond de l’Allemagne se prêter à ses exigences. C’était si bien là le point en litige que l’envoyé prussien, Schmettau, se mit en devoir, pour veiller de plus près à le faire résoudre dans le sens que désirait son maître, de suivre le roi devant Fribourg, où même, un instant, l’ambassadeur ordinaire, Chambrier, vint le rejoindre.

De là, Schmettau assiégeait Louis XV de notes pressantes, de plans de campagne indiquant tous les mouvemens que l’armée devait faire, discutant le mérite des généraux, le tout pour conclure toujours en faveur de Belle-Isle, objet connu des prédilections prussiennes. L’insistance devint même tellement indiscrète que Louis XV s’impatienta, et, dans une lettre à Frédéric, le pria d’inviter son agent à ne pas faire « de liaisons particulières à sa cour. » — « Ce n’est pas, disait-il, le moyen de me plaire, » et Frédéric dut promettre d’y mettre ordre. Malheureusement, l’avertissement arriva trop tard, car Schmettau avait déjà envoyé une copie mal chiffrée de ces notes compromettantes par un courrier qui eut la maladresse de se laisser tomber entre les mains des Autrichiens. Marie-Thérèse eut ainsi de première main connaissance de tout le détail intime et des démêlés ministériels de la cour de France, et l’on peut juger le plaisir qu’elle y prit et le bruit qu’elle ne manqua pas d’en faire. Le spectacle d’une si tendre confiance établie entre un souverain allemand et un étranger était précisément ce qu’il lui fallait pour raviver les susceptibilités très en éveil du patriotisme germanique, d’autant plus que, dans une de ces pièces, Schmettau, pour faire mieux agréer ses conseils, promettait à Louis XV qu’avec la ligne de conduite qu’il lui indiquait, on forcerait bien tous les états de l’empire, même ceux qui gardaient encore une attitude de neutralité, à se prononcer en sa faveur, et qu’ainsi le roi de France et sa dynastie seraient toujours les maîtres de l’Allemagne et les arbitres de la balance de l’Europe. Cette phrase, publiée et commentée dans un manifeste officiel de la chancellerie de Vienne, où l’on reconnaissait la main de Marie-Thérèse, fit promptement le tour de l’Allemagne, et Frédéric, qui ne le lut pas (dit son secrétaire Eichel) sans un tremblement de consternation, se vit contraint de rappeler l’imprudent correspondant, en le semonçant très rudement, suivant son usage. — « Vous êtes un homme d’esprit, lui disait-il, et vous vous êtes conduit d’une façon si extraordinaire que je n’y comprends rien. C’est à vous de porter la peine de vos étourderies et de la rage que vous avez d’intriguer à tort et à travers. » — Si Belle-Isle avait compté sur cet appui pour revenir sur l’eau, il fut encore trompé ce jour-là, et, comme on va le voir, dorénavant il jouait de malheur. En revanche, le maréchal de Noailles, traité assez dédaigneusement dans les lettres interceptées si mal à propos, s’en montra assez piqué, et, à partir de ce moment, son zèle pour les intérêts du roi de Prusse et ses impatiences belliqueuses diminuèrent sensiblement[10].

Mais, au fond, ce n’était ni de l’avènement de tel ou tel ministre, ni du commandement donné à tel ou tel général que dépendait, aux yeux des connaisseurs, la direction qui allait être donnée à la politique française ; c’était d’une question en apparence moins grave, mais, en réalité, plus décisive. Il s’agissait tout simplement de savoir si Louis XV resterait fidèle aux promesses de vertu et de continence que la peur plus que le repentir avait arrachées de lui sur son lit de souffrance. Si la duchesse de Châteauroux, reparaissant devant sa vue, reprenait son empire sur ses sens et sur son esprit, avec elle aussi reprenaient le dessus les conseils ardens et guerriers dont elle avait toujours été l’interprète. Sa disgrâce prolongée, au contraire, laissait l’influence aux conseillers religieux, par nature plus pacifiques, et qui, d’ailleurs, avaient trouvé un auxiliaire inattendu dans Maurepas, le dernier héritier des traditions prudentes de Fleury. Aussi, Chambrier, en témoin attentif et sagace, n’hésitait pas à affirmer à Frédéric que dans cette lutte entre la conscience et la passion était tout le nœud de la situation politique et même militaire. — « Le retour de la duchesse à la faveur, lui écrivait- il, le 6 novembre, doit faire du bien aux intérêts de Votre Majesté ; il n’y a eu, jusqu’à présent, que cette duchesse qui ait pu dire au roi de France les choses comme elles sont et le déterminer à certains partis de vigueur ; si elle reprend du crédit sur son esprit, elle portera peut-être à nommer un ministère pour les affaires étrangères, ce qui est fort nécessaire dans des affaires aussi capitales que celles d’aujourd’hui… »

… Et, quelques jours après, il ajoutait : « Il faut attendre pour voir clair dans le parti que le roi de France prendra au sujet de la duchesse de Châteauroux, parce que de là dépendront bien des choses pour ou contre le système actuel ; je veux dire, ou pour donner plus de vigueur et d’égalité aux opérations, ou pour que les choses aillent toujours comme par le passé : malgré que le roi de France pense bien, mais comme il n’a pas assez de volonté sur certaines choses, parce qu’il paraît se défier de lui-même, pour forcer son ministère à penser comme lui et à agir en conséquence, ce dernier aura toujours le dessus, parce qu’il est chargé de l’exécution. Voilà ce qui est à craindre et ce que la duchesse de Châteauroux serait seule capable d’empêcher, si son crédit reprenait une certaine supériorité, parce qu’elle dit au roi des choses qui l’aiguillonnent et le décideront peut-être à agir[11]. »

Se montrer confiant et annoncer le succès qu’on désire a toujours paru, aux yeux des gens experts en intrigue, le meilleur moyen de le faire arriver. Les amis de Mme de Châteauroux ne manquaient pas de mettre cet expédient en usage. C’était parmi eux à qui ferait remarquer avec quelle sécheresse Louis XV avait pris congé de la reine, le soulagement qu’il paraissait éprouver à être délivré de sa présence, le soin qu’il mettait à écarter toute allusion aux scènes douloureuses de Metz. De là à conclure que les relations étaient déjà renouées avec la favorite, il n’y avait qu’un pas, et les donneurs d’avis, soi-disant bien informés, dont toutes les cours abondent, racontaient déjà tout bas qu’un commerce de lettres amoureuses était échangé journellement entre le camp de Fribourg et Paris. Le plus empressé comme le plus intéressé à répandre ces rumeurs était aussi le moins scrupuleux en fait de mensonges et de fanfaronnades ; je veux dire le duc de Richelieu. Ce n’était pas sans surprise, à la vérité, qu’on avait vu ce seigneur, que tout le monde croyait disgracié et perdu, revenir, comme si de rien n’était, prendre son service à l’armée et même dans l’antichambre royale. Le roi, de son côté, l’ayant reçu comme à l’ordinaire, il ne lui en fallut pas davantage pour laisser entendre à tout le monde qu’il était de nouveau dans la confidence de ses peines de cœur. — « Mon cher Valfons, disait-il à un jeune officier, son protégé (qui venait le trouver sous sa tente pour le consoler de sa défaveur), votre amitié, toujours honnête, sera récompensée par une confidence ignorée de tous et dont je vous demande le secret le plus exact : on me croit noyé et je n’ai pas de l’eau jusqu’à la cheville. Le roi lui écrit tous les jours et j’espère que tout ira bien. » — Ou Valfons ne garda pas bien le secret, ou Richelieu en avait fait encore quelques autres communications, car Chambrier parlait de cette réconciliation dans sa correspondance comme d’un fait avéré et certain[12].

Richelieu se vantait suivant son habitude, et il en convient lui-même, dans le seul document authentique que nous ayons conservé de lui. Le roi l’accueillait bien effectivement comme s’il n’eût conservé aucun souvenir de ce qui s’était passé entre eux ; mais c’était à la condition que lui-même se gardât de toucher à ce sujet délicat et de lui en rappeler la mémoire. Une seule fois, pendant la durée du siège, il tenta d’y revenir et mal lui en prit. Il était resté dépositaire de toute la correspondance du roi et de la duchesse, que le valet de chambre Lebel, dans le désordre des momens critiques, lui avait en quelque sorte jetée entre les mains, après avoir entassé pêle-mêle toutes les lettres dans une serviette, sans avoir le temps ni de les ranger, ni de les compter, ni de les envelopper. A Fribourg, Lebel fit redemander son paquet. Richelieu, voulant profiter de l’ouverture, s’approcha du roi, au moment du coucher, pour s’informer si la demande était faite de sa part et si la remise devait avoir lieu entre ses mains. Le roi rougit en le voyant venir, et, passant devant lui sans le regarder, pour entrer dans sa garde-robe, lui dit d’une voix sèche et basse : « Comme vous voudrez, comme vous voudrez. »

Le siège fini, ce fut encore, pour l’adroit courtisan, une suite de nouveaux mécomptes. Il annonça d’abord qu’il allait partir pour le Languedoc, dont il était gouverneur et où il devait présider les états de la province. A Bordeaux, il était à moitié route d’Espagne ; c’était autant de chemin fait, pensait-il, pour aller remplir la mission dont on l’avait flatté au temps de sa faveur et chercher à Madrid la future dauphine ; mais le roi ne parut pas avoir gardé le moindre souvenir de cette promesse. Le duc, alors, sollicita au moins la permission de passer par Paris pour mettre ordre à quelques affaires ; l’autorisation lui fut refusée : évidemment, on se méfiait de l’entrevue et des entretiens qu’il allait chercher dans la capitale[13].

La vérité est que le roi, travaillé à la fois par les scrupules si récemment réveillés de sa conscience et par le retour de sa passion, humilié de l’éclat donné à son repentir, mais sentant le ridicule et l’odieux d’une rechute qui ne serait pas moins publique, partait de Fribourg et s’approchait lentement de Paris sans savoir encore quel parti il allait prendre et lequel de ces sentimens mélangés l’emporterait dans son cœur. La duchesse, de son côté, devinant ses incertitudes, se mourait dans la retraite à Paris d’angoisse et d’impatience. Elle passait par de brusques transitions de l’espérance au découragement. On suit ces alternatives dans les lettres que Richelieu lui-même nous a conservées.

A la première nouvelle du rétablissement complet du roi, c’avait été d’abord des éclats de joie qu’elle ne pouvait contenir ; le drame de Metz n’était plus que l’intermède d’une comédie à caractères, dont le dénoûment heureux était écrit d’avance. — « Je ne reviens pas, écrivait-elle, du compliment fait à Mme de Luynes ; si c’était dans un autre moment, j’en rirais comme une folle, car il n’y a rien de si singulier ; mais je me meurs de peur que cela ne passe la plaisanterie et que tous les jours je n’apprenne quelque nouveau propos, car je compare la peur qu’il a du diable à celle du page du comte de Clermont qui s’en fut à sept lieues, l’épée à la main, sans s’arrêter. Quand sa tête sera revenue, je ne serai pas en peine ; je lui manquerai furieusement, et il se repentira bien de tout ce qu’il a dit et fait, et je vois d’ici qu’il prendra en aversion les gens qu’il aura, comme cela, complimentés à toute outrance. Cette quantité d’amendes honorables est comique et, pour trancher le mot, ridicule. Quand il se portera tout à fait bien, comme cela l’impatientera ! Je vous ai dit qu’il n’en mourrait pas. Je vous dis à présent que nous reviendrons plus brillans que jamais… La reine a été nulle jusqu’à présent : elle commence à vouloir devenir un personnage,.. elle mourra à la peine et cela n’ira pas loin. »

Quelques jours après, cependant, les assurances ne sont pas moins positives, mais le ton respire moins de confiance et, pour sauver les dehors et s’accommoder avec le ciel, l’amante est prête à se contenter, pour un temps du moins, du nom d’amie. — « Je ne connais pas le roi dévot, dit-elle, mais je le connais honnête homme et très capable d’amitié ; .. il est bien persuadé que je l’aime pour lui et il a bien raison, mais c’est un grand point qu’il le sache, et j’espère que la maladie ne lui a pas ôté la mémoire. Jusqu’ici, personne n’a connu son cœur que moi, et je vous réponds qu’il l’a bon, et très bon, et très capable de sentiment. Je ne vous nierai pas qu’il y a du singulier parmi tout cela, mais ce n’est pas ce qui l’importe (sic). Il restera dévot, mais point cagot… Je l’aime cent fois mieux ainsi… Je n’aurai plus rien à craindre, ni changement, ni maladie, ni le diable, et nous mènerons une vie délicieuse. Ajoutez un peu plus de foi à ce que je vous dis ; ce ne sont pas des rêveries. Vous verrez si cela ne se réalisera pas : tout cela est fondé sur la connaissance que j’ai de l’homme à qui nous avons affaire, et je vous assure que je connais tous les replis de son âme. Adieu, mon cher oncle, portez-vous bien ; pour moi, je songe à me faire une santé de crocheteur pour faire enrager nos ennemis le plus longtemps que je pourrai et avoir le temps de les punir, et ils le seront, vous pouvez en être assuré. »

À cette idée de sa vengeance qui s’apprête, son imagination s’exalte, et ce ne sont plus seulement ses persécuteurs qu’elle veut atteindre, ce sont les amis froids qui l’ont laissée succomber sans la défendre, dont elle veut punir l’indifférence. « Vous me mandez, écrit-elle, que M. le maréchal de Noailles vous a chargé de me faire ses complimens. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce la façon dont on doit agir avec quelqu’un à qui on a autant d’obligations ? et je puis dire qu’il m’en a beaucoup, et que, si l’on a quelque reproche à me faire, c’est de l’avoir autant soutenu… Franchement, il ne vaut rien, ces gens-là n’aiment guère, aussi bien peu de gens les aiment. Il n’y a que moi qui ai été assez folle pour cela. Aussi, si je reviens jamais, comme je n’en doute pas, comme je le haïrais ! Comme je lui nuirais ! comme je le persécuterais ! .. Vous aurez beau dire, je le perdrai à n’en jamais revenir. Je serai toute différente de ce que j’étais ; je serai méchante comme un diable, d’une impertinence dont on n’aura jamais eu d’exemple, et je leur ferai voir à qui ils se sont joués… Je voudrais déjà y être, mais il n’y a que de la patience à avoir et je suis bien sûre que cela sera. Le roi se porte à ravir et moi aussi ; il n’y a qu’à désirer que cela dure, car, pour le reste, je n’en doute pas. Ce sera charmant, cher oncle, et nous aurons bien du plaisir, et il sera de plus longue durée que celui de nos ennemis, qui périront. Vous savez que je suis heureuse, c’est plaisant à dire dans ce moment, mais pourtant c’est ce qui vous le prouvera… Sur ce, je prie Dieu qu’il vous ait en sa sainte garde, et, en vérité, il y en a grand besoin, car il n’y a sorte de sottises dont vous ne vous avisiez. »

Puis viennent des précautions pour éviter, avec le retour des accidens de santé, le réveil importun de la conscience. Il faut à tout événement se mettre bien avec les médecins. « Je serai bien aise de savoir comment vous êtes avec La Peyronie ; faites-lui croire au moins que je ne lui sais nul mauvais gré de tout ce qui s’est passé, que je ne m’en prends nullement à lui, que vous et moi l’aimons beaucoup : c’est absolument nécessaire et pour cause que vous pouvez deviner aisément. »

Enfin, à mesure que la crise finale approche, l’impatience prend le dessus, et, moins tranquille et plus pressée qu’elle ne veut paraître, elle songe à en finir en s’adressant directement au cœur du roi. Une lettre est déjà prête pour lui être remise par un messager qui va partir pour aller à sa rencontre ; mais Mme de Tencin, experte conseillère en ce genre d’affaires, l’arrête au passage : « Vous avez raison, dit la duchesse, il vaut mieux attendre que manquer son coup… Mais je ne sais plus où j’en suis, je ne reconnais plus en moi ni Mme de La Tournelle ni Mme de Châteauroux, je deviens étrangère à moi-même[14]. »

Le roi était attendu le 14 novembre à Paris ; quatre jours auparavant, le 10, on eut quelque indice des dispositions dans lesquelles il arrivait, par deux ordres d’exil expédiés de son cabinet à l’adresse : l’un, du duc de Châtillon, gouverneur du dauphin ; l’autre, de M. de Balleroy, qui, après avoir rempli les mêmes fonctions dans l’enfance du duc de Chartres, était resté auprès du prince sur le pied de secrétaire intime. Pour le duc, sa disgrâce était expliquée par un motif ostensible et avoué. C’était lui qui, sans autorisation et contre l’avis même du ministère, avait cru devoir faire partir le dauphin pour Metz au moment de la plus grande inquiétude. Averti de la convalescence du roi à Châlons, il n’avait pas cru devoir suspendre le voyage ; mais, dès le premier moment, la froideur de l’accueil fait par le roi à son fils n’avait que trop fait voir qu’un mourant prend rarement en bonne part les soins trop empressés d’un héritier. Tout le monde fut convaincu cependant que le véritable tort de M. de Châtillon était d’avoir hautement applaudi au renvoi de la favorite et d’avoir même tiré de ce châtiment exemplaire une instruction morale pour l’édification de son élève. Quant à M. de Balleroy, des commentaires plus plausibles encore allèrent aussi leur train, car on ne connaissait de reproches à lui faire que sa parenté avec la maison de Fitz-James et ses relations avec l’un des princes dont la brusque entrée dans la chambre du malade avait amené toute la crise. Quoi qu’il en soit, le parti religieux tout entier se sentit atteint dans la personne de ces deux seigneurs, et Maurepas, chargé de l’exécution de l’ordre d’exil, ne le transmit qu’avec consternation[15].

L’inquiétude et la curiosité, devenues générales à la cour, se répandirent bientôt dans la ville, et des propos, des nouvelles contradictoires, des rumeurs de toute sorte se propagèrent et s’échangèrent à voix basse pendant toute la durée des fêtes d’une pompe inusitée qui accueillirent le roi à Paris. Quelques semaines seulement auparavant, le retour dans sa capitale du prince victorieux et miraculeusement échappé à la mort aurait excité des transports d’enthousiasme ; aujourd’hui, une sourde et sombre préoccupation tempérait l’expression de la joie populaire. La reine avait quitté Versailles pour venir au-devant de son époux ; elle le reçut aux Tuileries, où ils durent passer ensemble les deux jours qui suivirent. La présence des souverains à Paris, leur séjour dans la demeure de leurs ancêtres, abandonnée depuis près d’un siècle, étaient un fait si inaccoutumé pour la génération nouvelle, que non-seulement l’avocat Barbier, qui voyait passer la cérémonie de la rue, mais le duc de Luynes, qui en réglait l’ordre et la disposition dans l’intérieur du palais, croient devoir en donner des descriptions circonstanciées et minutieuses, comme d’une rareté qu’on n’a jamais vue et qu’on ne reverra plus.

Grand couvert aux Tuileries mêmes, où la foule est admise à défiler devant la table royale ; dîner de gala le lendemain à l’Hôtel de Ville, servi par le prévôt des marchands et les échevins en robe rouge ; Te Deum splendide à Notre-Dame ; pèlerinage d’actions de grâces non moins solennel à Sainte-Geneviève ; complimens débités par tous les prélats au parvis de toutes les églises ; cantates composées par tous les poètes du jour et récitées sur tous les théâtres ; arcs de triomphe sur toutes les places ; illuminations des rues éclairant la promenade du cortège royal ; distribution de vivres et d’argent au populaire ; fontaines de vins et de liqueurs répandues sur les voies publiques ; les comptes-rendus ne nous font grâce d’aucun détail ; mais pas plus le courtisan que le bourgeois ne peuvent se défendre de marquer discrètement au passage les observations qu’ils ont entendu murmurer à leurs oreilles. Si Luynes nous décrit la configuration des deux appartemens contigus occupés par le roi et la reine, l’un donnant sur le Carrousel et l’autre ouvrant sur le jardin, c’est pour ajouter quelques lignes plus loin que, pendant la nuit, les femmes de chambre ont cru entendre gratter à la porte de la reine, mais que, ne s’étant pas assez empressées d’ouvrir, elles n’ont plus trouvé personne. S’il mentionne la distribution et l’ordre des services entre les divers officiers de la cour, ce n’est pas sans faire remarquer que le roi, à plusieurs reprises, a paru calculer à quelle époque le duc de Richelieu reprendrait le sien, et que le duc de La Rochefoucauld, un de ceux qui s’étaient signalés à Metz par la hardiesse de leur langage, n’a pas été appelé à son tour. Barbier, de son côté, fait observer que le grand chambellan, le duc de Bouillon, n’était point à sa place ordinaire dans le carrosse du roi. « Si c’est, dit-il, pour s’être querellé à Metz avec La Peyronie, on le lui a gardé longtemps ! .. » Enfin, il n’a pas vu sans surprise passer côte à côte dans la procession l’ami de la duchesse, le cardinal de Tencin, et Fitz-James, son proscripteur, qu’on ne s’attendait plus à y voir. « Toutes ces nouvelles se font, dit-il, sur Mme de Châteauroux, au sujet de laquelle chacun tient des propos de toute sorte, sur lesquels il est nécessaire pourtant d’être circonspect pour éviter la Bastille[16]. »

Une résolution très importante, que le roi fit connaître en arrivant à Versailles, aurait dû fixer les incertitudes et ne fit que les accroître. On se souvient qu’après la mort de Fleury et le renvoi d’Amelot, Louis XV, pour bien montrer qu’il voulait tout diriger lui-même, n’avait confié à personne le ministère des affaires étrangères, se réservant d’en faire le travail directement avec les premiers commis. Cette vacance, qui, pendant la maladie de Metz et le siège de Fribourg, causait une véritable stagnation des affaires, était l’objet des réclamations les plus vives de la part des ministres et des ambassadeurs étrangers ; aussi, à son retour de l’armée, le petit-fils de Louis XIV, s’apercevant un peu tard qu’il ne pouvait, comme son aïeul, mener la France à lui seul, se résigna enfin à se faire aider par un ministre. Dans un moment où le conseil était divisé entre deux tendances contraires, dont l’une fondait tout son espoir sur le retour de Mme de Châteauroux, le choix devait être significatif, et chacun regarda s’il pouvait y trouver la trace de la main qui l’avait dicté ; mais les juges les plus habiles furent en défaut, et le roi, cette fois encore, sembla prendre plaisir à déjouer toutes les interprétations. Il eut pourtant deux nominations successives à faire, car, par une réserve assez singulière en tout temps, mais parfaitement inattendue à Versailles, le premier titulaire désigné n’accepta pas. C’était un vieux diplomate du nom de Villeneuve, qui avait presque fait toute sa carrière en Orient, et revenait depuis peu de Constantinople, où il s’était acquitté avec habileté des fonctions d’ambassadeurs auprès de cette cour, où la situation d’un agent français était toujours délicate[17]. On ne pouvait être plus étranger aux intrigues d’un jour. Villeneuve, craignant sans doute d’y être mêlé, allégua son âge et sa fatigue pour supplier le roi d’être déchargé du fardeau. Il était si contraire aux usages d’alors de se dérober, même par modestie, à une commission royale, que ce refus fit presque scandale. Les chroniques du temps racontent que, quand Villeneuve fit son entrée à Versailles, chacun le croyant en fonctions, c’était à qui se presserait autour de lui pour lui faire compliment et se recommander à son patronage. Mais à sa sortie du cabinet du roi, sa désobéissance étant connue, tout le monde s’écartait pour ne pas être atteint par la contagion de sa défaveur, et le vide se fit à l’instant sur son passage.

A défaut de Villeneuve, ce fut le marquis d’Argenson, frère du ministre de la guerre, qui fut appelé. Cette désignation, qui surprit encore plus que la première, n’en apprit pas davantage. Le marquis était à peine connu à la cour, où son humeur taciturne et la gaucherie de ses manières lui avaient fait peu d’amis, et quoiqu’on le sût très lié avec des gens qui devaient se connaître en fait d’esprit, puisqu’ils en faisaient métier, — Voltaire entre autres, — ce défaut d’usage du monde faisait douter de son intelligence, et on l’appelait familièrement d’Argenson la bête, pour le distinguer de son frère, qui brillait au contraire par l’art de plaire et l’agrément de sa conversation. Luynes, toujours prudent, dit seulement : « M. d’Argenson l’aîné a de l’esprit, mais non pas tant que son frère, ni de la même espèce ; il est aussi d’une figure beaucoup moins agréable. » C’était le comte assurément (quoiqu’il s’en défendît) qui avait sollicité et obtenu cette grandeur nouvelle pour sa famille. Mais le comte lui-même qu’était-il et que voulait-il ? Ami dévoué de Mme de Châteauroux pendant ses jours de faveur, c’était lui pourtant qui avait été chargé de lui communiquer son ordre d’exil ; mais il l’avait fait avec tant de ménagement et une si touchante apparence de douleur qu’elle ne paraissait pas lui en vouloir. On se perdait en conjectures, et il fallait encore attendre.

L’attente se prolongea plusieurs jours. Comment elle fut enfin terminée et ce qui se passa dans les jours qui suivirent, c’est ce qu’il est assez difficile à démêler au milieu des innombrables récits, tous plus ou moins faits à plaisir, que nous transmettent des mémoires eux-mêmes plus ou moins authentiques. Le plus digne de foi est assurément celui qui porte le nom de la vieille duchesse de Brancas, alliée, comme je l’ai dit, à Mme de Châteauroux, par le mariage de son fils M. de Lauraguais, de plus, amie intime du duc de Richelieu et désignée à ce moment-là même comme dame d’honneur de la future dauphine. Il en faut retrancher cependant quelques circonstances d’une inexactitude évidente, qui font craindre ou que la vieille dame, en écrivant ses souvenirs, n’ait été trahie souvent par sa mémoire, ou que son petit-fils, en les publiant, pour donner plus de relief aux anecdotes, se soit permis d’en altérer le texte. Sous réserve de ces détails, le fond même de la narration paraît vraisemblable. Il n’est pas douteux, en effet, que, dès son arrivée à Versailles, le roi sut se ménager une entrevue secrète avec la duchesse ; rien ne nous empêche de croire que ce fut à Versailles même, et que pour pénétrer inaperçue dans le palais où elle se croyait sûre de rentrer le lendemain en souveraine, l’orgueilleuse favorite ne refusa pas, peut-être même trouva plaisant de s’y faire conduire dans une de ces modestes voitures de service que, dans le langage des valets et des gens de cuisine, on appelait du nom grotesque de pot de chambre. La rencontre fut pleine de tendresse et d’émotion, et la duchesse, prête à se trouver mal, garda pourtant assez de sang-froid pour s’écrier : « Comme ils nous ont traités, » indiquant ainsi par ce pronom collectif qu’offense, ressentiment et désir de vengeance, tout était redevenu commun entre les deux amans. Aussi (raconte toujours Mme de Brancas), lorsque la duchesse rentrant chez elle, des serviteurs de confiance vinrent l’avertir que sa maison était surveillée par des gens suspects qu’on croyait des envoyés de Maurepas : « C’est bien, dit-elle d’un ton assuré, il ne m’importunera pas longtemps[18]. »

Effectivement, le lendemain, au sortir du conseil, le roi fit signe à Maurepas de le suivre dans un cabinet qu’on appelait le cabinet des perruques, probablement parce que c’était le lieu où, comme le raconte Saint-Simon, dans les jours de chaleur, les ministres se débarrassaient de cette forêt de cheveux postiches dont la mode du temps chargeait leur tête. Il lui enjoignit sur-le-champ, sans autre commentaire, de se rendre chez la duchesse de Châteauroux pour lui faire savoir que tout ce qui s’était passé à Metz était non avenu et qu’elle devait reprendre son rang à la cour. Maurepas, interdit, demanda la permission de mettre par écrit les termes de la commission royale, afin de ne point être exposé à les altérer. « C’est inutile, dit le roi en lui tendant un papier déjà préparé, les voilà tout écrits[19]. »

Maurepas n’eut qu’à s’incliner et partit sur-le-champ pour Paris. Il était six heures du soir quand il vint frapper à la porte de la duchesse. Le valet de service répondit qu’elle était absente. Il déclina son nom ; même réponse : la duchesse ne recevait personne. « Mais je viens de la part du roi, » dit Maurepas. À ce mot, toutes les portes s’ouvrirent, et il fut introduit jusque dans la chambre où était couchée la duchesse, souffrant, depuis le matin, d’un léger mouvement de fièvre. Près de son lit se tenait le duc d’Ayen, fils du maréchal de Noailles, dépêché probablement par son père pour faire, en prudent courtisan, sa paix à tout événement. Dès qu’il entendit prononcer le nom du roi, le jeune duc se retira, et Maurepas, tirant son papier de sa poche, commença son compliment : « Le roi m’ordonne, madame, y était-il dit, d’avoir l’honneur de vous mander qu’il est bien fâché de tout ce qui a eu lieu à Metz et de l’indécence avec laquelle vous avez été traitée, et qu’il vous prie de l’oublier… » À ces mots, qu’elle attendait sans doute, la duchesse l’interrompit : « Oh ! je sais bien, dit-elle, que le roi n’a aucune part à ce qui s’est passé. — Et pour vous en donner une preuve, reprit Maurepas, il espère que vous voudrez bien reprendre vos appartemens à Versailles ; il vous donnera en toute occasion des preuves de sa protection, de son estime et de son amitié, et vous rendra vos charges. » — « Après s’être acquitté de sa commission, ajoute le duc de Luynes, M. de Maurepas voulut dire quelque chose à Mme de Châteauroux sur la prévention qu’on avait pu lui donner contre lui et l’embarras où il se trouvait de paraître devant elle par cette raison, et lui demanda sa main à baiser. » Sur le mot d’embarras. Mme de Châteauroux répondit qu’elle le croyait bien, et lui donna sa main à baiser en lui disant : « Cela n’est pas cher. » — D’autres prétendent qu’elle répondit : « Cela est sans conséquence… « 

« Le soir, dit toujours Luynes, Mme la duchesse de Modène et Mme la duchesse de Boufflers (deux amies bien connues de Mme de Châteauroux) jouaient chez moi ; on vint annoncer à Mme de Modène une lettre qu’on dit lui être venue par courrier : ce courrier était un laquais de Mme de Châteauroux. Mme de Modène lut la lettre avec empressement ; elle se leva aussitôt et donna son jeu à tenir ; elle passa dans un cabinet où elle écrivit un mot, et alla ensuite dans l’antichambre parler au courrier, à qui elle donna huit louis. Le courrier montra cet argent à ceux de sa connaissance, en disant qu’il lallait qu’il eût apporté une bonne nouvelle, puisqu’il était si bien payé. » — Effectivement, le billet contenait la reproduction, à peu près textuelle, du papier lu par Maurepas, et, dès le soir même, un grand nombre de copies circulaient dans Paris, ce qui prouvait que la matinée avait été employée à les préparer[20]. La nouvelle se répandit donc avec la rapidité de l’éclair. Les dames reviennent ! Ce fut le cri arraché de toutes les poitrines par le sentiment de l’honneur, de la décence et de la religion également outragées. La stupeur fut assez générale pour troubler même la docile complaisance des gens de cour, en même temps qu’autour d’eux se révoltait la droiture du bons sens populaire. « Les dames reviennent, je ne sais où j’en suis, » écrivait, dans une lettre que j’ai sous les yeux, l’évêque de Mirepoix, Boyer, le distributeur officieux de la feuille des bénéfices. — « Puisqu’il reprend sa catin, disaient les dames de la halle, nous ne dirons plus un Pater pour lui ! »

Des écrivains superficiels, moitié libertins, moitié philosophes, ont pu sourire de cette émotion ressentie partout pour un caprice royal. Mais, si le maintien de la loi morale est le plus sacré des dépôts que la Providence ait confié à la garde des pouvoirs publics, c’était le peuple qui avait raison, et son instinct ne le trompait pas. C’était un jour fatal pour la royauté française que celui où elle donnait elle-même, au moindre de ses sujets, le droit de remplacer dans son cœur l’amour par le mépris. Jamais l’anathème porté par l’évangile contre ceux par qui le scandale arrive ne parut plus justement atteindre un établissement humain.

L’avertissement de la justice divine ne sembla, du reste, pas se faire attendre. Dans les fragmens de lettres de Mme de Châteauroux que j’ai citées, j’ai souligné cette phrase vraiment prophétique : Le roi se porte à ravir, et moi aussi ; il n’y a qu’à souhaiter que cela dure, car, pour le reste, je n’en doute pas. Cela ne dura pas même un jour. Dans la nuit qui suivit son entrevue avec Maurepas, la duchesse éprouva un redoublement de l’accès de fièvre qui la tenait alitée. Elle se leva pourtant et reçut quelques visites de compliment ; mais le lendemain le mal s’aggrava, compliqué de violentes douleurs de tête, et prit rapidement des caractères assez analogues à ceux dont le roi avait souffert à Metz. Trois saignées consécutives, pratiquées suivant la mode médicale du temps, n’amenèrent qu’un soulagement momentané ; et, avant la fin de la semaine, on apprit que, sans même avoir passé publiquement le seuil de Versailles pour y recevoir les hommages qui l’attendaient, la femme orgueilleuse, dont le nom était dans toutes les bouches, gisait sur un lit de souffrance, en proie à des convulsions violentes et voyant s’avancer la mort à grands pas.

On peut juger de l’impression causée par cette nouvelle et sinistre péripétie, qui ne laissait pas à l’émotion publique même le temps de respirer. — « La circonstance de la maladie dangereuse, dit Luynes, a donné lieu à de nouvelles réflexions ; il n’y a personne dans aucun genre qui n’en ait été frappé. On en a parlé presque publiquement partout à Paris, et à Versailles, où ordinairement on parle peu, on n’a pas été absolument exempt de quelques discours sur cette matière. Cependant, comme de pareils propos ne sont utiles qu’à déplaire, et d’ailleurs ne peuvent servir de rien, les plus sages ont gardé le silence[21]. »

Ces sages n’étaient pas nombreux, et, durant toute une semaine, il ne fut question à Versailles, à Paris et presque dans toute la France, que des progrès et des incidens de la maladie. Que disaient les médecins ? que pensait le roi ? La reine avait-elle vraiment daigné faire prendre des nouvelles ? Quelles paroles prononçait la mourante dans ses momens de délire ? Lui avait-on porte les sacremens, et quel prêtre s’était chargé de la réconcilier avec Dieu ? Sa sœur, Mme de Flavacour, la seule respectée de la famille, était auprès d’elle ; mais son ancienne rivale et sa victime, Mme de Mailly, sortant de sa retraite pénitente, assiégeait sa porte, demandant à venir prier auprès de son lit : l’accueillerait-on ? Les passans ne s’abordaient même dans les rues que pour s’adresser l’un à l’autre ces questions ; quelques-uns même murmuraient que ce mal était étrange et venu singulièrement à propos, et que les temps n’étaient pas si éloignés où le poison venait aisément en aide aux ressentimens des fanatiques ou aux mécontentemens des ambitieux. Enfin, le 8 décembre, la mort vint faire taire tous les discours, et, deux jours après, les restes d’une beauté coupable étaient portés à l’église, puis jetés en terre, sans pompe, au petit jour, par une matinée d’hiver, pour éviter les rassemblemens et les insultes de la populace[22].

Les regards curieux se portèrent alors sur le roi, dont l’abattement et la douleur étaient extrêmes. Dès que le danger fut sans remède et la fin imminente, il avait quitté Versailles pour chercher son trouble dans le pavillon de La Muette ; il y resta plus de jours, mangeant peu, parlant à peine, ne s’ouvrant à personne, il n’en revint que la veille de Noël, pour assister à la messe de minuit. Richelieu était arrivé de Bordeaux ce jour-là même ; le roi le fit venir et s’enferma avec lui : la porte était si bien close que, quand la reine fit demander à quelle heure serait le service du lendemain, on lui fit savoir qu’il était impossible de pénétrer. L’entretien, nous dit le duc, dura jusqu’à une heure du matin ; le roi se fit donner lecture de toutes les lettres de la défunte, pleurant à tout moment à chaudes larmes et s’écriant à plusieurs reprises : « Voyez comme elle me disait mes défauts et quelle amie j’ai perdue ! » Son chagrin cependant ne paraissait mêlé d’aucun nouveau retour de repentir, car on remarqua que les fêtes de Noël se passèrent sans aucun témoignage particulier de dévotion de sa part ; aussi, au bout de quelques jours, tout le monde trouvait que le deuil avait duré assez longtemps, et qu’après tout, la santé du roi étant précieuse à l’état, ce qu’il y avait de mieux à faire était de l’engager de reprendre à la vie, en lui fournissant le plus tôt possible les moyens de se distraire. L’avis ne devait pas tarder à être suivi, car, dans les cœurs dépravés, la douleur peut être vive, mais ne fait pas long séjour[23].


II

Une âme virile aurait pourtant trouvé aisément dans les devoirs de la royauté une distraction plus noble que la recherche de nouveaux plaisirs. Il était temps, d’ailleurs, d’y songer ; car pendant que des jours précieux étaient perdus par le roi de France dans ces indignes soins, la situation de ses alliés en Allemagne, et même en Europe, s’était singulièrement compliquée. L’imprudence commise par Frédéric, en s’avançant au sud de Prague, ne laissant derrière lui, dans cette ville, qu’une garnison insuffisante et sans assurer sa ligne de retraite ; la confiance qui avait amené, avec moins de réflexion et de précaution encore, Charles VII à Munich, ces deux fautes, l’une aperçue trop tard par son auteur, l’autre visible dès le premier jour et signalée tout de suite de tous côtés, n’avaient pas tardé à porter leurs fruits.

Frédéric, en particulier, dès qu’il eut établit son camp sur la frontière méridionale de Bohême, entre Budweis, Tabor et Neuhaus, dut reconnaître combien il s’était trompé en comptant qu’il se trouverait en face de la frontière d’Autriche dégarnie et en mesure de marcher sur Vienne sans obstacles. C’était lui, au contraire, qui restait en l’air, en péril à tout moment d’être cerné et séparé de sa base d’opérations. A part les places fortes, dont il avait pu s’emparer par un coup de main, il n’était maître de rien, et le pays tout entier lui échappait. Sa marche était embarrassée à tout moment, et son pied comme pris dans un réseau de difficultés provenant, soit de la configuration des lieux, soit de l’esprit des populations, soit de la nature même de l’ennemi auquel il avait affaire. — « Quand vous remontez à droite de la Moldau, dit-il dans l’Histoire de mon temps, laissant Prague derrière vous, vous traversez un pays montueux et difficile, aussi mal peuplé qu’aride… puis vous traversez des bois et des rochers pendant près de trois milles. » Il ajoute que les habitans de ces régions ingrates, « sous l’empire de sentimens aussi stupides que superstitieux, » et obéissant aux inspirations de la grande noblesse des prêtres et des baillis très affectionnés à la maison d’Autriche, se montraient tous, jusqu’au moindre passant, hostiles à l’envahisseur de leur pays… « La cour de Vienne, assure-t-il de plus, avait ordonné aux paysans, qui sont tous serfs, d’abandonner leurs champs à l’approche des Prussiens, d’enfoncer leurs bleds sous terre et de se réfugier dans les forêts voisines, leur ajoutant la promesse de leur bonifier tout le dommage qu’ils pourraient souffrir des Prussiens. »

Tant de précautions n’étaient peut-être pas nécessaires pour que la Bohême, antique patrimoine de la maison d’Autriche, si sévèrement châtiée la veille d’une défection qui avait au moins pour excuse le rang élevé et la qualité de l’usurpateur, n’éprouvât que de la haine contre un nouveau conquérant qui n’avait avec elle aucune sympathie, ni de religion ni de race, et qui lui imposait le supplice de devenir de nouveau le champ de bataille de toutes les ambitions déchaînées. Quoi qu’il en soit, l’armée prussienne, opérant pour ainsi dire dans le vide, au milieu de plaines désertes et de villages abandonnés, ne pouvant se procurer de fourrage et de nourriture par le pillage et à la pointe de l’épée, se trouva bientôt à bout de ressources et de subsistances. Cette gêne cruelle était entretenue et accrue par les incursions constantes des détachemens de la cavalerie autrichienne, principalement recrutée, comme je l’ai dit, parmi les insurgés hongrois : hussards et pandours sillonnaient à toute heure les campagnes, s’y répandant comme des essaims de guêpes, interceptant les routes, arrêtant les convois, massacrant les courriers et les éclaireurs, et se dérobant à toute poursuite par la légèreté et la vitesse de leurs montures. Frédéric se vit ainsi, à plusieurs reprises, privé de toute communication régulière, tant avec ses avant-postes qu’en arrière avec la garnison de Prague. Les courriers mêmes de Berlin lui manquèrent à plusieurs jours de suite ; « en un mot, dit-il lui-même, l’armée, retranchée à la romaine, était réduite à l’enceinte de son camp[24]. »

Le prince Charles, bien conseillé, mit habilement cet embarras à profit. Pendant que son armée regagnait à grandes marches la Bohême par le Haut Palatinat, il s’était rendu de sa personne à Vienne pour prendre les dernières instructions de la reine sa belle-sœur ; mais il n’avait fait en quelque sorte que toucher barre, car, en descendant sur le perron même du palais de Schœnbrun : « Me voici, disait-il : vous voyez que je ne suis pas resté dans le Rhin, mais c’est pour remonter à cheval demain matin. » A la vérité, il avait eu quelque peine à se faire conserver son commandement, car son frère le grand-duc, trouvant sans doute l’occasion favorable ou n’aimant pas à se laisser trop éclipser, avait fait mine de vouloir le prendre à sa place. Mais ce fut la reine qui, à aucun prix, n’y voulut consentir. Depuis qu’à l’épreuve elle s’était prise à douter des talens militaires de l’objet de son amour, elle ne comptait plus beaucoup sur la gloire qu’il pourrait acquérir ; rien ne compensait plus pour elle le chagrin et l’inquiétude que lui causait son absence. « J’ai été malade de colère, écrivait-elle à sa sœur l’archiduchesse Marianne, et par ma méchanceté j’ai causé la fièvre au vieux (der Alte, c’est le nom qu’elle donnait à son mari), car tout d’un coup l’idée lui est venue d’aller à l’armée, mais avec une telle envie qu’il a déjà fait tout cet été, d’abord que la danse allait recommencer dans le pays, raccommoder son équipage, et après que tout a été fait, il commençait doucement à m’y préparer. Au commencement, je n’ai fait que badiner, mais, à la fin, j’ai vu que c’était tout de bon ; je suis revenue à mes instrumens ordinaires, les caresses, les pleurs ; mais qu’est-ce que ceux-ci peuvent obtenir après neuf ans de mariage ? Aussi n’ai-je rien obtenu, quoique du meilleur mari du monde. J’ai enfin repris ma colère, qui m’a si bien servie que moi et lui sommes tombés malades ; la saignée m’a remise et je suis à cette heure dans l’état d’espérer plus que de craindre… Mais s’il partait encore, je le suis ou je m’enferme dans un couvent. »

Le grand-duc s’étant laissé fléchir par ces larmes, la reine n’alla point au couvent et l’armée conserva son général. On lui adjoignit seulement un excellent conseiller dans la personne du maréchal de Traun, vieux militaire très expert et qui venait de se distinguer en Italie par d’habiles manœuvres[25].

L’un et l’autre, arrivés sur le théâtre des opérations, n’eurent pas plutôt vu la situation où Frédéric s’était laissé réduire, qu’ils comprirent le parti qu’ils en pouvaient tirer. « Si cet homme n’a pas fait pacte avec le diable, écrivait le prince Charles, il est vraiment fou. » Tout d’abord, la jonction entre les deux corps d’armée autrichiens, celui qui venait de France et celui qui était resté en Bohême, s’opéra sans difficulté, en vue et presque sous le canon de l’armée prussienne, qui, toujours renfermée dans ses retranchemens, ne se douta que trop tard de ce qui se passait à côté d’elle. Puis de faux avis vinrent persuader à Frédéric que l’attaque dirigée contre lui viendrait le chercher dans son camp pour le déloger des places qu’il avait conquises. Pendant qu’il se préparait à les défendre, il apprit, au contraire, que les Autrichiens, massés sur sa droite à Pisek, s’apprêtaient à passer encore inaperçus derrière lui pour s’établir en force sur la rivière de la Sasawa, dont le libre passage lui était nécessaire afin de communiquer avec Prague. Il lui fallut alors rétrograder en toute hâte pour venir se placer lui-même de l’autre côté de ce petit cours d’eau, et c’est à peine s’il eut le temps de mener à bien ce rapide mouvement de retraite pendant lequel son arrière-garde ne cessa pas d’être harcelée par la cavalerie hongroise. Ce corps, que Marie-Thérèse appelait sa création propre et personnelle, était animé à la poursuite avec une ardeur inimaginable ; plusieurs de ces braves gens arrivés sur le bord de la rivière, plutôt que de laisser échapper leur proie, se précipitèrent dans l’eau au risque de leur vie, et en périssant ils s’écriaient encore : « Vive Marie-Thérèse[26] ! » A mesure, d’ailleurs, que les Prussiens reculaient, les Autrichiens occupaient les postes abandonnés. Ils firent main basse ainsi sur les places fortes évacuées et où Frédéric s’accusa d’avoir, par une pitié imprudente, laissé quelques détachemens pour prendre soin des malades. Plusieurs milliers d’hommes furent faits prisonniers sans coup férir.

Ce n’était encore que demi-mal, car les armées mises en présence étaient de forces à peu près égales et une journée heureuse pouvait tout réparer ; mais à peine établie dans ses nouveaux quartiers, l’armée prussienne y fut saluée par un fait bien plus grave, celui-là aussi longtemps ignoré et retardé par la difficulté des communications.

Auguste III, terminant ses longues incertitudes, se déclarait enfin prêt à exécuter les engagemens qui le liaient à l’Autriche, et vingt mille Saxons, sous la conduite du duc de Weissenfels, s’avancaient à grandes marches, sans rencontrer d’obstacles, pour venir grossir les rangs de l’armée du prince Charles. Cette complication, que Frédéric avait toujours redoutée, mais qu’il ne désespérait pas de conjurer, le jeta dans une cruelle perplexité. Ce qui l’alarmait, ce n’était pas seulement l’accroissement de force matérielle qui était acquis au prince Charles (il avait gardé de la valeur des soldats et du mérite des généraux saxons une opinion trop médiocre pour s’inquiéter beaucoup de les avoir en tête) ; mais la Saxe devenue hostile, c’était la route directe de Berlin fermée à ses troupes, à ses convois et à ses courriers. Il ne pouvait plus rester en rapport avec ses propres états ni y rentrer en cas de malheur qu’en faisant un long détour pour rejoindre et traverser la Silésie.

Mis en face de cette douloureuse perspective, Frédéric éprouva un véritable accès de fureur et de désespoir, et on l’entendit s’écrier : « Mais c’est donc le diable qui m’a amené en Bohême ! » Plus tard, se souvenant de ces mauvais jours, il en tirait la conclusion qu’il avait eu tort, en forçant le passage des états du roi de Pologne, de ne pas profiter de l’occasion pour mettre ce prince, une fois pour toutes, hors d’état de lui résister : d’où la règle générale qu’il ne faut jamais maltraiter un adversaire à demi. » C’est une moralité dont il devait faire sentir plus tard l’application, dans une conjoncture plus éclatante, au roi de Pologne lui-même.

Nulle hésitation n’était donc plus possible : à moins de courir le risque d’être enfermé en Bohême après une défaite et de n’en plus pouvoir sortir, il fallait à tout prix couvrir et protéger la seule issue qui restât ouverte. Un nouveau mouvement de recul devint nécessaire, et Frédéric dut venir se concentrer autour de Pardubitz, petite ville située sur le cours de l’Elbe et l’une des places les plus voisines de la frontière silésienne. Mais en se rapprochant de son ancienne conquête, il s’éloignait par là même de la nouvelle, car Pardubitz était distant de Prague d’environ vingt lieues, et la ligne que l’armée prussienne avait à défendre prenait une étendue qui rendait très difficile de la garder intacte tout entière. Aussi le prince Charles, suivant son adversaire pied à pied, ne manqua pas de venir se placer en face de lui, le menaçant tantôt sur sa droite, tantôt sur sa gauche, pour le couper de l’une ou de l’autre des deux extrémités qu’il lui importait également de conserver libres. « Le dessein du prince Charles, dit l’Histoire de mon temps, était de forcer le roi d’opter entre la Silésie et la Bohême laquelle de ces deux provinces il voudrait soutenir. Si le roi restait auprès de Prague, les ennemis lui coupaient la communication avec la Silésie ; si le roi tirait vers Pardubitz, Prague et la Bohême étaient perdus ; ce dessein était beau et digne d’admiration ; le maréchal Traun y ajoutait la sage précaution de choisir toujours des camps inattaquables pour ne pas être forcé à combattre malgré lui. »

La précaution était bonne en effet, car Frédéric, toujours confiant dans son génie et dans sa fortune, tenta à plus d’une reprise de sortir par un coup de force de la pénible alternative où il s’était renfermé. Il offrit plusieurs batailles dans des conditions où un ennemi, sûr de sa supériorité numérique, pouvait être tenté de l’accepter. Et, de fait, si le prince Charles n’eût écouté que l’ardeur de son armée et les instructions impérieuses qu’il recevait de Vienne, ne fût-ce que pour éviter le reproche d’inertie et de timidité que lui prodiguait Marie-Thérèse, il aurait probablement commis cette imprudence. Mais le maréchal Traun mit à l’en préserver par de sages avis une obstination vraiment méritoire. Une fois entre autres, les deux armées passèrent la nuit si près l’une de l’autre que tout le monde dans les deux camps se croyait à la veille d’un conflit. Mais le lendemain, au point du jour, les Autrichiens ne bougeant pas, Frédéric, surpris de leur immobilité, vint lui-même reconnaître leurs positions et dut se convaincre qu’elles étaient inabordables. Il se retira très désappointé.

Le jeu pourtant pouvait se prolonger indéfiniment, tant que les Prussiens restaient maîtres du cours de l’Elbe ; car ce fleuve coulant presque en ligne droite de Pardubitz jusqu’au point assez rapproche de Prague, où il vient recevoir la Moldau, qui traverse cette cité, c’était une barrière naturelle que les Autrichiens avaient à franchir pour opérer la manœuvre de séparation dont ils attendaient le succès. Aussi Frédéric avait-il disposé de distance en distance des postes de cavalerie et d’infanterie, dont des patrouilles se détachaient nuit et jour, avec ordre de l’avertir au moindre soupçon qu’on pourrait concevoir d’une tentative de l’ennemi pour passer d’une rive à l’autre.

Grâce à ces précautions, la situation put être maintenue pendant quelques jours, et plusieurs attaques, faites par les Autrichiens pour s’emparer des points où le fleuve pouvait être traversé, furent repoussées avec perte, quoique l’une entre autres, dirigée contre la ville de Kolin, eût été si bien conduite et si près de réussir que le roi lui-même faillit y être fait prisonnier. A la fin, cependant, la vigilance des sentinelles fut trompée, et, dans la nuit du 18 au 19 novembre, les Autrichiens réussirent à jeter des ponts entre Kolin et Pardubitz, et quand un bataillon prussien accourut pour s’y opposer, il était trop tard, les grenadiers de Marie-Thérèse avaient pris terre sur la rive droite de l’Elbe, et, malgré une résistance énergique et meurtrière, qui se prolongea près de cinq heures, on ne réussit pas à les déloger.

Dès lors, tout était dit. — « Le temps employé, dit Frédéric, à se plaindre du destin, eût été perdu. » Il fallait plier bagage au plus vite et se retirer en diligence vers la Silésie, en avertissant le commandant de la garnison de Prague, le général Einsiedeln, qu’on l’abandonnait et qu’il eût, absolument comme Belle-Isle deux ans auparavant, à se tirer d’affaire comme il pourrait. L’armée royale opéra sa retraite en assez bon ordre et atteignit la Silésie sans encontre. Mais la sortie de la garnison de Prague fut une véritable déroute. Le commandant avait donné l’ordre, avant d’évacuer, de crever sa grosse artillerie, de faire sauter les ouvrages les plus importans et de jeter à l’eau toutes les armes qu’il ne pourrait pas emporter. Le temps lui manqua pour accomplir complètement ces instructions, et leur exécution imparfaite n’eut d’autre effet que de retarder le moment du départ assez pour que, pendant que les Prussiens défilaient par une porte, les hussards et les pandours fissent irruption par l’autre. Un combat sanglant s’engagea dans les rues mêmes de la ville, et les habitans y prirent part en s’emparant des canons des remparts et en faisant feu sur leurs envahisseurs fugitifs ; les femmes et leurs enfans mêmes s’en mêlaient, montant sur les toits pour jeter des pierres et des projectiles de toute sorte.

Une fois hors de la ville, une longue distance restait encore à parcourir par des chemins détestables, encombrés de neige, et à travers des populations très hostiles. Devant des difficultés contre lesquelles aucune précaution n’avait été prise, les troupes, privées de nourriture et ne pouvant reposer une nuit en sécurité, se laissèrent aller au découragement. Les hommes désertaient en masse par compagnies tout entières, quelques-uns mêmes venaient demander à être admis dans l’armée autrichienne. Près de la moitié de l’effectif avait disparu quand on atteignit, à grand’peine, l’extrémité septentrionale ou la Bohême confine avec la Saxe et la Silésie. Là, le passage se trouva tout d’un coup complètement barré par de grands abattis d’arbres et des retranchemens de neige, derrière lesquels un gros corps de Saxons s’était embusqué. Ainsi pris au piège, Einsiedeln perdait la tête, tout était compromis et pas un homme n’aurait échappé, si l’ami de Frédéric, le comte de Rottembourg, payant d’audace et suppléant par son sang-froid aux indécisions du commandant, n’eût pris le parti de tourner l’obstacle. Il pénétra hardiment sur le territoire saxon et le traversa au pas de course pour aller rejoindre quelques lieues plus loin la frontière, qui ne pouvait être abordée directement. Un dernier désastre fut ainsi épargné ; mais cette fuite, hâtive et désordonnée, n’en faisait pas moins le plus triste contraste avec la retraite intrépide et glorieuse qui avait illustré Belle-Isle, et dont Frédéric, rentrant à Berlin la tête basse, se repentit peut-être d’avoir porté un jugement si dédaigneux[27].


Le coup, à vrai dire, était des plus rudes et atteignait au vif le vaincu dans son orgueil en même temps que dans sa puissance. Lui-même a constaté dans ses mémoires l’étendue de son désastre, s’accusant franchement de toutes ses fautes à une époque où, ayant eu plus d’une occasion de les réparer glorieusement, il lui coûtait peu d’en faire l’aveu. Il a comparé le sort de sa brillante armée, qui devait engloutir la Bohème et inonder l’Autriche, à celui de l’invincible Armada brisée par le naufrage sur les côtes d’Angleterre : assimilation un peu fastueuse, dont la conséquence avouée était de rejeter encore sur la destinée une partie des torts dont il consentait à se reconnaître coupable. Mais ce qu’il ne fait point entrer en ligne de compte, même dans sa confession la plus complète de ses disgrâces, c’est le déchaînement d’opinion publique qui soulevait en quelque sorte le sol germanique sous les pas de l’armée fugitive et aggravait pour elle toutes les amertumes de la déroute. La mauvaise fortune trouve en général peu de défenseurs, et les actes que la conscience a peine à justifier ont besoin d’être couverts par le prestige de la victoire. Aussi c’était un cri de réprobation unanime contre l’ambition insatiable qui, peu contente d’un premier succès obtenu par ruse et par violence, s’était plu à rejeter de nouveau la patrie allemande dans tous les maux de la guerre civile et de l’invasion étrangère. « Voilà le châtiment de Dieu ! » s’écriait-on, non-seulement dans les conciliabules ecclésiastiques, où depuis longtemps on trouvait que la justice divine tardait trop à châtier un usurpateur hérétique, mais à côté du maître, dans sa propre armée, et même dans ses conseils. Rien n’égalait la consternation des ministres prussiens recevant à Berlin la succession de ces douloureux messages. — « Le cœur me saigne, s’écriait le pauvre Podewils en levant les yeux et les bras au ciel avec désespoir, quand j’entends et je lis les nouvelles qui nous viennent de toutes parts des progrès de nos ennemis en Bohême… Selon eux, ils ont passé l’Elbe à notre barbe ; ils nous mènent comme des troupeaux de moutons, ils nous chassent de partout… Enfin, à les entendre, c’est comme si nous n’avions plus d’armée à leur opposer, plus de généraux pour les combattre, plus de vainqueurs de Molwitz, de Chotnsitz et de Prague à leur tête. Il est temps que nous rompions le silence et que nous tâchions de justifier notre conduite d’une faron ou d’autre, si nous ne voulons pas perdre tout ce que nous avons d’amis et de crédit dans l’empire et dans le reste de l’Europe[28]. » Podewils avait raison : l’effet était déplorable, même en Europe, et suffisant pour faire mettre en oubli tout ce qu’on avait espéré ou craint du héros de la veille. Les gazettes de Hollande et de Londres étaient pleines de railleries et d’invectives, où non-seulement ses talens, mais son courage même, étaient mis en doute. On y parlait couramment de sa présomption et de sa poltronnerie. J’ai sous les yeux une caricature anglaise qui représente Marie-Thérèse faisant avaler à son rival un flacon d’eau de Hongrie, qui opère sur l’estomac du patient avec toutes les conséquences d’un vomitif et d’un purgatif pour lui faire rendre la Silésie et l’or français, et au-dessous on lit ces mots : « Une occupation suivie d’évacuation[29]. »

Le plus troublé peut-être, et le plus malheureux de ceux qui s’agitaient dans les conciliabules de Berlin, c’était, je suis porté à le croire, notre ancienne connaissance, le ministre de France, le gros Valori, que Frédéric, je ne sais pourquoi, ne s’était pas soucié d’emmener cette année-là avec lui en campagne. Valori s’était plaint assez vivement d’être ainsi oublié, et il n’hésite pas, dans les mémoires qu’il nous a laissés, à imputer à l’absence de ses conseils une partie des fautes commises. Au fond, peut-être, se souvenant des traitemens assez durs qu’il avait dû subir dans ce genre d’équipée, était-il moins contrarié de son inaction qu’il ne voulait le paraître. Mais quand arriva la série des mauvaises nouvelles, son alarme devint extrême. Vainqueur, Frédéric s’était montré un allié peu sûr ; mais humilié et vaincu, que serait-ce donc ?

Le moins qu’on pût attendre, c’était, à la première entrevue où il faudrait l’aborder, quelqu’une des bourrasques qui lui étaient familières, quelques scènes de récriminations amères où tous les malheurs seraient imputés à l’abandon, peut-être à la trahison de la France. Heureux encore, pensait Valori, si ces colères réelles ou affectées ne servaient pas de prétextes pour conclure encore une fois sous main, à des conditions inconnues, une paix précipitée et égoïste. — « Quel doit être, écrivait le diplomate avec angoisse, l’état d’agitation de cet esprit que les disgrâces déconcertent ? Toutes les passions, pour ainsi dire, concourent à y porter du trouble. Un grand fonds d’amour-propre et un grand esprit d’économie sont les bases du caractère de ce prince : l’un et l’autre sont également blessés. Enfin, il faut l’attendre et l’entendre. » La délicatesse, et même le côté comique de cette situation, n’échappait pas aux spectateurs. « Son entrevue avec le ministre de France, écrivait de Vienne même le ministre anglais Robinson, ce sera quelque chose d’impayable. Il doit dire aujourd’hui des Français ce que lui disait d’eux il y a deux ans[30]. »

Tout le monde se trompait, cependant, et Valori plus que tout autre : il n’avait pas réfléchi que les hauteurs et les rebuts dont il avait tant de fois souffert ne provenaient que de l’exaltation d’une âme orgueilleuse gâtée par la victoire et se croyant en droit de prodiguer le mépris au reste du genre humain. Pour la première fois, la fortune avait trahi son favori, qui se prenait à douter de lui-même en sentant sa confiance en défaut et son génie mis en cause ; aussi, loin d’accuser autrui, son premier soin parut être avant tout de se justifier à ses propres yeux.

« Je l’ai trouvé, écrivait Valori en sortant d’un premier entretien, plus embarrassé qu’irrité. » Effectivement, dans cette conversation, qui fut assez longue, le roi, devinant probablement la comparaison que tout le monde faisait tout bas, sembla n’avoir d’autre préoccupation que d’expliquer sous l’empire de quelle nécessité il avait dû ordonner l’évacuation précipitée de Prague. « Enfin, mon ami, dit-il en terminant, je suis loin d’être découragé. Je mourrais de honte d’avoir moins de courage que la reine de Hongrie n’en a montré dans des circonstances bien plus fâcheuses. Il se peut qu’elle vienne m’attaquer en Silésie et délier mes sujets de leurs sermens, alors j’invoquerai la garantie du traité de Breslau, et il faudra bien que l’Angleterre et la Russie, qui me l’ont promise, s’exécutent. » Et comme Valori, heureux d’en être quitte à si bon marché, exprimait son admiration pour cette fermeté d’âme : « Comptez donc, répliqua-t-il, que je saurai mettre en usage ce que j’ai toujours recommandé aux autres. » — Deux jours après, il lui remettait une lettre pour Louis XV, à laquelle était joint un récit de sa campagne, fait par lui-même, et qui n’était qu’une longue apologie de sa conduite. « Je félicite Votre Majesté, disait-il dans le billet auquel était annexé ce gros mémoire, de tous les heureux événemens qui viennent de lui arriver : une campagne aussi brillante que celle qu’elle vient de faire illustrera son règne et le rendra aussi brillant qu’aucun de ceux de ses prédécesseurs. » — Ce compliment fait du bout des lèvres à un émule qu’il jugeait, au fond, si peu digne de lui être comparé, n’était pas sans doute ce qui mortifiait le moins son orgueil.

« Enfin, remarque Valori dans ses mémoires, ce prince justifia, par sa manière de penser et d’agir, qu’il n’appartient qu’à l’adversité de corriger les hommes de leurs défauts ; il eut moins de présomption, il écoutait : ses réponses étaient plus douces et moins tranchantes. Il n’y eut personne qui ne s’en aperçût. Il venait d’essayer ses premières traverses. La touche était un peu forte, et il parut s’apercevoir du besoin que les hommes ont les uns des autres[31]. »

À ces bonnes dispositions assez inattendues, Valori fut heureux de pouvoir répondre, sans tarder, par l’annonce d’une nouvelle très propre à les entretenir. La cour de France, partageant les inquiétudes de son ministre et sentant le besoin de ménager un allié dont l’humeur inégale pouvait lui fausser compagnie à tout instant, s’était décidée à lui députer encore un envoyé extraordinaire.

Le but de cette mission était de combiner avec lui, pour la campagne prochaine, un plan d’opérations de nature à réparer les maux de celle qui finissait si tristement, et aucun nom ne pouvait lui être plus agréable que celui que Valori dut lui faire connaître ; car ce n’était autre que le général, le diplomate que Frédéric n’avait cessé de désigner comme le seul qui connût l’Allemagne et fût en état, aussi bien sur le champ de bataille que dans les conseils des princes, de s’y comporter convenablement ; mais c’était aussi celui qu’on accusait en France d’avoir subi trop facilement l’influence du jeune vainqueur et le charme de son génie, et que, par cette raison, on hésitait à rapprocher de lui. C’était, en un mot, le maréchal de Belle-Isle lui-même. On peut juger avec quelle satisfaction le prince entendit annoncer sa venue, et il témoigna tout de suite une grande hâte de voir arriver son ancien ami. Du reste, il n’avait pas longtemps à attendre, car Belle-Isle lui-même, n’ayant pas perdu de temps, s’était déjà mis en route. Ainsi le héros de Prague rentrait en scène, on va voir dans quelles déplorables conditions et par quelle triste aventure[32].


Duc De Broglie.

  1. Lettre du magistrat de Strasbourg, 3 octobre 1744. (Ministère de la guerre. — Correspondances diverses.) — Souvenirs du marquis de Valfons, publiés par son petit neveu, p. 114.
  2. Souvenirs de Valfons, p. 115-116. — Mémoires du duc de Luynes, t. VI. — Journal de Barbier, novembre 1744. — Chambrier à Frédéric, 30 octobre, 2 novembre 1744. (Ministère des affaires étrangères.)
  3. Histoire de mon temps, chap. X. — Pol. Corr., t. III, p. 280-288.
  4. Pol. Corr., t. III, p. 190. Frédéric à Valori, 26 septembre 1744.
  5. Mémoire sur ce que j’ai fait auprès du roi de Prusse, par M. Du Mesnil, 12-19 septembre 1744. (Ministère des affaires étrangères. — Correspondance de Prusse.)
  6. Pol. Corr., t. III, p. 283. Frédéric au maréchal de Noailles, 16 septembre 1744.
  7. (Ministère des affaires étrangères. — Correspondance de Bavière, passim, 16, 20, 22 septembre, 10, 12, 15 octobre 1744.) — Cette correspondance contient les dépêches du comte de Bavière, ambassadeur ordinaire, et de Chavigny, envoyé en mission spéciale auprès de Charles VII.
  8. Journal de Charles VII, p. 136.
  9. Journal de Charles VII, p. 137-140.
  10. Chambrier à Frédéric, 24, 27 septembre, 19 octobre, 20 novembre 1744. (Ministère des affaires étrangères.) — Louis V à Frédéric, 17 septembre 1744. (Ministère des affaires étrangères. — Correspondance de Prusse.) — Frédéric à Louis XV, 5 octobre 1744, à Schmettau, 22 novembre 1744. Pol. Corr., t. III, p. 300-322. — Preussische staalschriften, 494-515.
  11. Chambrier à Frédéric, 19 octobre, 6, 10 novembre 1744. (Ministère des affaires étrangères.)
  12. Mémoires de Valfons, p. 123. — Chambrier à Frédéric, 19 octobre 1744. (Ministère des affaires étrangères.)
  13. Mémoires inédits de Richelieu, communiqués par M. de Boislisle.
  14. Mme de Châteauroux au duc de Richelieu, 22 avril, 13, 20 septembre 1744. — De ces lettres, les unes se trouvent en original à la bibliothèque de Rouen, d’autres m’ont été communiquées par M. de Boislisle, en même temps que le fragment des mémoires de Richelieu. — Voir aussi Goncourt, Maîtresses de Louis XV, t. I, p. 366.
  15. Mémoires de Luynes, t. VI, p. 133-135. — Journal de Barbier, novembre 1744.
  16. Mémoires de Luynes, t. I, p. 140-145-154 et suiv. — Journal de Barbier, novembre 1744.
  17. Un jeune écrivain, dont j’ai déjà eu l’occasion de signaler le mérite, M. Albert Vandal, vient de raconter, dans un volume très intéressant, l’ambassade de M. de Villeneuve à Constantinople et la situation brillante que ce diplomate avait su rendre à la France en Orient.
  18. Fragmens de mémoires de la duchesse de Brancas, p. 238-239. — La vraie difficulté, qui peut faire révoquer en doute l’exactitude des mémoires de Mme de Brancas, c’est la part qu’elle attribue dans toute cette intrigue au duc de Richelieu lui-même, dont elle fait l’intermédiaire et même le témoin de la première entrevue du roi et de la duchesse. Or, il résulte du récit de Richelieu lui-même (tel que je le tiens de M. de Boislisle) et des documens authentiques du temps que le duc de Richelieu était absent à ce moment, occupé à présider les états de Languedoc, et ne revint à la cour qu’après la mort de la duchesse. — Quant aux détails donnés dans les compositions, faites à plaisir par Soulavie, sous le nom de mémoires de Richelieu et de Maurepas, et auxquels beaucoup d’historiens, entre autres MM. de Goncourt et Michelet, ont eu la faiblesse d’ajouter foi, ils ne méritent (pas plus que les recueils dont ils sont tirés) aucune confiance.
  19. Mémoires de Luynes, t. Vi, p. 102. — A partir de cet entretien du roi avec Maurepas, tous les faits qui vont suivre sont mentionnés dans son journal par le duc de Luynes et par conséquent parfaitement certains.
  20. Mémoires de Luynes, t. VI, p 162-163.
  21. Mémoires de Luynes, t. VI, p. 168.
  22. Mémoires de Luynes, t. VI, p. 175 et suiv. — Journal de Barbier, novembre et décembre 1744.
  23. Mémoires de Richelieu, communiqués par M. de Boislisle. — Mémoires de Luynes, t. VI, p. 180-193 et suiv.
  24. Frédéric, Histoire de mon temps, chapitre X.
  25. Robinson à Carteret, 16 septembre 1744. (Correspondance de Vienne. — Record Office.) — D’Arneth, t. II, p. 563.
  26. Histoire de mon temps, loc. cit.— Robinson à Caiteret, 23 octobre 1744. (Correspondance de Vienne. Record Office). — D’Arneth, t. II. p. 629.
  27. Histoire de mon temps. — Droysen, t. II, p. 360 et suiv.
  28. Droysen, t. II, p. 390. — Lettre particulière de Robinson, 1er décembre 1744. (Correspondance de Vienne. — Record Office.) — Histoire de mon temps, fin du chap. X. — Ce passage est un de ceux où le texte définitif, rédigé en 1775, diffère du manuscrit de 1744. La modification est curieuse : dans le texte primitif, Frédéric impute tous ses revers au destin qui se joue des choses humaines, et qui se plait à renverser, par un souffle léger, les projets de notre présomption et de notre orgueil. Dans le texte modifié, il dit expressément : Aucun général ne fit plus de fautes que n’en fit le roi dans cette campagne… Le roi est convenu lui-même qu’il regardait cette campagne comme son école dans l’art de la guerre, et M. de Traun comme son précepteur. — On conçoit pourquoi Frédéric, parvenu en 1775 au comble de la renommée, et reconnu comme maître souverain de l’art militaire, était plus à son aise pour avouer les erreurs de sa jeunesse qu’au lendemain du jour où il venait de les commettre.
  29. (Correspondance d’Angleterre, décembre 1744. — Ministère des affaires étrangères.)
  30. Valori à d’Argenson, 12 décembre 1744 (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Lettre particulière de Robinson, 22 décembre 1744. (Correspondance de Vienne. — Record Office.) — Mémoires de Valori, t. II, p. 190.
  31. Valori à d’Argenson, 15 décembre 1744. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Frédéric à Louis XV, 18 décembre 1744. — Pol. Corr., t. III, p. 342. — Valori, Mémoires, t. II, p. 204.
  32. La correspondance de Frédéric montre que le voyage de Belle-Isle était déjà en projet et très désiré par lui depuis la fin du siège de Fribourg, mais il ne fut tout à fait décidé qu’à la fin de novembre, et Frédéric ne dut en être informé avec certitude qu’à son retour à Berlin.