La Sculpture de Portraits en Grèce et l’art moderne

La Sculpture de Portraits en Grèce et l’art moderne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 892-924).
LA SCULPTURE DE PORTRAITS EN GRÈCE
ET L’ART MODERNE

L’antiquité n’est plus guère à la mode, peut-être pour avoir été trop en faveur autrefois. On lui fait payer aujourd’hui l’admiration excessive et un peu maladroite de nos pères. Ce discrédit ne sera-t-il que passager et de meilleurs temps reviendront-ils pour elle, ou au contraire doit-elle se résigner à se voir dépossédée de la direction des esprits ? Il est certain que la crise est grave. Attaquée en matière d’éducation universitaire, en matière d’éducation artistique, battue en brèche de tous côtés, la tradition classique menace de s’écrouler. Cependant, jamais les écrivains de la Grèce et de Rome n’ont été étudiés avec plus d’intelligence qu’à notre époque, avec une critique plus sagace, avec une indépendance de jugement plus entière. Jamais, non plus, il n’a été mieux permis, grâce aux récentes découvertes de l’archéologie, d’apprécier à son exacte valeur l’art ancien. Il faut donc, puisque des circonstances aussi favorables ne profitent pas à l’antiquité, que le courant soit bien fort qui détourne d’elle. C’est qu’on veut être de son temps à tout prix : comme si la meilleure manière de marcher en avant n’était pas quelquefois de regarder en arrière, comme s’il ne fallait pas s’instruire d’abord du passé pour faire mieux que lui dans l’avenir. — Mais il y a du parti pris. On ne veut pas toujours, avant de juger le passé, s’en instruire ; et, par exemple, ces découvertes de l’archéologie où l’art moderne pourrait trouver des enseignemens, l’art moderne trop souvent les ignore. L’art grec, cependant, a été comme un autre art, comme l’art français, plus que l’art français, doué du changement et de la vie. Si le mot d’évolution s’applique quelque part, c’est ici qu’il convient ou jamais. Il serait impossible de découvrir ailleurs plus de souplesse et de variété. À bien considérer les choses, il n’est pas une des manifestations de l’art moderne que la Grèce ancienne ait ignorée. Elle a enfanté non seulement la beauté, mais tous les genres de beauté. Et ils le savent bien, ceux de nos sculpteurs, trop rares, qui vont lui demander le plus pur de leur inspiration. En se faisant les plus antiques, ils se trouvent souvent être les plus modernes.

Nous voudrions montrer, à propos du portrait, le profit qu’il y aurait encore, même aujourd’hui, à étudier l’art grec. Aucun genre ne plaît davantage que le portrait au public contemporain. Il est aisé de s’en rendre compte tous les ans aux deux Salons par les commandes qu’y exposent les sculpteurs, et tous les jours sur les boulevards par les statues qu’on y élève. Le Palais de l’Industrie et celui du Champ-de-Mars ont eu beau disparaître, nous avons vu les bustes s’aligner aussi nombreux qu’auparavant dans le nouvel espace sablé et gazonné qu’on leur avait consacré, et autour de ces bustes, nous avons vu la même foule curieuse chercher sur le socle ou dans le catalogue le nom du personnage. Le portrait a donc la vogue, et il la conservera longtemps encore : dans une société, comme la nôtre, de plus en plus pratique et positive, un art comme celui-là, utile au premier chef, est sûr de réussir. Mais ce qu’on ne sait pas généralement, c’est que les Grecs ont eu, avant nous, la passion du portrait. La statuomanie, dont nous nous moquons tant, et non pas sans raison, a sévi d’abord chez eux. Sans doute, ils ne lui ont pas sacrifié la grande sculpture monumentale et religieuse ; mais comme aucune partie du génie humain ne leur est demeurée étrangère, ils se devaient à eux-mêmes de cultiver, à côté des autres branches de l’art, cette branche du portrait, et ils l’ont beaucoup cultivée.

On se représente difficilement l’incroyable profusion de statues et de bustes répandue sur le sol de la Grèce. Aujourd’hui avoir son buste est un luxe qui n’est pas à la portée de toutes les fortunes. Ajoutez que la photographie, qui a déjà tué la gravure, porte aussi un coup redoutable à la sculpture comme à la peinture de portraits. En Grèce, où le grand art n’avait pas à souffrir de cette concurrence, toutes les classes de la société s’adressaient aux sculpteurs. Riches ou pauvres, personnages illustres ou petites gens, même l’humble artisan, même le cordonnier Xanthippos ou le forgeron Sosinos trouvaient moyen d’avoir leur image. Et tous les lieux aussi, publics ou privés, profanes ou religieux, étaient propres à recevoir ces portraits : temples, places, portiques, maisons particulières, parcs et jardins, théâtres et odéons, bibliothèques et gymnases, nécropoles, lieux de réjouissances ou d’affaires, lieux de prière ou de deuil. Les grands centres religieux surtout, ceux de Delphes et d’Olympie, étaient peuplés véritablement de tout un monde de marbre et d’airain, qui se dressait pêle-mêle aux abords du sanctuaire, réunissant dans l’enchevêtrement le plus bizarre des rois et des philosophes, des devins et des tyrans, des athlètes vainqueurs et des généraux.

L’attention vient d’être ramenée sur cette question du portrait par la récente découverte, faite à Delphes précisément, d’un de ces vainqueurs aux jeux sacrés. Dans les premiers jours du mois de mai 1896, M. Homolle et les membres de l’École française d’Athènes, continuant sur l’emplacement du temple d’Apollon les fouilles qui ont déjà donné de si curieux résultats, mettaient au jour une magnifique statue de bronze, de grandeur naturelle, d’une excellente conservation, d’une patine admirable. Le personnage porte le costume des cochers, tel qu’il est reproduit sur les vases peints ou sur les monnaies de Syracuse, c’est-à-dire la longue tunique tombant jusqu’aux pieds et relevée en bouillons au-dessus de la ceinture. Il tient encore dans sa main droite trois rênes de chevaux. Enfin divers fragmens trouvés au même endroit, fragmens d’attelage, de char et de coursiers, doivent être attribués au même ensemble. Tout porte donc à croire, — c’est à peine une hypothèse, — que nous avons sous les yeux un jeune homme qui a triomphé, dans les jeux pythiques, à la course des chars. Mais quel est ce personnage ? Ici discussion. Auprès des bronzes recueillis était gravée sur une base en calcaire une inscription de deux lignes, malheureusement mutilées : la dédicace de l’ex-voto. On crut y reconnaître, quand on la lut tout d’abord, les noms de Gélon ou de Hiéron, les célèbres tyrans de Syracuse. Cette lecture, à ce qu’il semble, était inexacte. Ce n’est ni Hiéron ni Gélon qui a consacré le monument au dieu de Delphes, c’est Polyzélos leur frère. Mais l’erreur est de celles qui ont chance de durer. Comme il est bien moins connu, Polyzélos portera la peine de son obscurité, et longtemps sans doute les gardiens du musée de Delphes montreront aux visiteurs le Gélon de Syracuse. Au reste, peu nous importe, et Polyzélos ou Gélon, l’essentiel est que l’œuvre soit bien un portrait. Or, le doute n’est pas possible : l’artiste a voulu faire un portrait. Seulement il l’a traité selon les idées, avec les procédés, que lui-même, que son pays et son temps apportaient au rendu du visage humain. Quels ont été ces idées et ces procédés ? Et puisque, dans le cours des cinq ou six siècles, qu’a vécus l’art grec indépendant, conceptions et technique ont dû nécessairement se modifier, quelles ont été ces modifications ? En d’autres termes, prenant comme point de départ la superbe tête de l’ex-voto delphique, essayons de voir comment l’antiquité grecque comprenait le portrait. L’occasion est bonne pour suivre le développement du genre ; en raccourci, et sous un angle particulier, c’est l’évolution de l’art grec lui-même que nous nous trouverons indiquer. Puis, je le répète, cette incursion dans le passé ne nous détournera pas entièrement de nos préoccupations contemporaines. Bien des rapprochemens avec l’art moderne se présenteront, chemin faisant, à nos yeux, et se lèveront comme d’eux-mêmes devant nous.


I

Si l’on remontait cependant jusqu’aux âges primitifs de la Grèce pour y chercher ces points de comparaison avec nos écoles actuelles, la poursuite serait singulièrement décevante. On en conclurait à bon droit que le portrait a été inconnu des vieux Hellènes. Dans toutes les images où l’on croit le saisir, il échappe à vos prises :

Quo teneam vultus mutantem Protea nodo ?

De fait rien n’est plus éloigné de ce que nous appelons un portrait. Ce qui pour nous est le fond même du genre, c’est le caractère individuel de la figure, la ressemblance avec le modèle. Or en Grèce, ces anciennes images sont des types généraux et conventionnels, d’une entière impersonnalité. Est-il donc possible de parler encore de portraits ? Oui, car là, c’est l’intention seule qui compte. Y a-t-il ou intention de représenter des personnages ayant réellement vécu, non point une figure humaine quelconque, mais tel athlète, tel stratège ou magistral, tel poète ou philosophe ? Cela suffit. L’exécution malhabile a Irai » ! l’intention de ces naïfs « imagiers ; » mais dans leur pensée, une statue, un buste déterminés se rapportaient à un individu déterminé : ces œuvres doivent être regardées comme des portraits.

Ainsi entendu, dans un sens très large, le portrait en Grèce date de beaucoup plus loin qu’on ne le croirait tout d’abord, si l’on tenait compte de la seule ressemblance. À quelle époque a-t-il commencé d’apparaître, il serait difficile de le dire. Peut-être les premières manifestations de cet art sont-elles les célèbres masques d’or recueillis dans les tombes de Mycènes et qui nous font remonter plus haut que le XIIe siècle avant Jésus-Christ. Dès le début du VIe en tout cas, nous trouvons des portraits, et ce sont des statues d’athlètes : rien n’était plus naturel. L’art, dans les premiers temps, est tout entier au service de la religion ; il s’attache à répondre aux besoins du culte, à donner une forme sensible à l’image de la divinité : rien de plus. Vient un moment où il jette un regard sur l’humanité ; il sort du sanctuaire, mais il n’en sort que peu à peu : il lui faut du temps pour rompre ses attaches. Les statues élevées aux athlètes, vainqueurs dans les jeux sacrés de Delphes ou d’Olympie, se trouvaient, par la mémoire de l’événement qu’elles consacraient, encore étroitement unies au culte des dieux. La plus ancienne est mentionnée par Pausanias, ce curieux, naïf et souvent trop crédule voyageur, qui, avant parcouru les pays helléniques au IIe siècle de notre ère, nous a laissé dans son itinéraire de la Grèce comme le plus ancien guide que nous ayons. C’est la statue du pancratiaste Arrhachion aux pieds à peine séparés, aux bras collés aux côtés jusqu’aux hanches dans une attitude commune à toutes les figures de l’époque et notamment à ces « Apollons archaïques » dont deux exemplaires sont au Louvre. L’art en effet, encore incapable de rendre les diversités individuelles, n’a qu’un type masculin à sa disposition, qu’il répète sans se lasser : dieux ou athlètes, c’est toujours la même image conventionnelle. Il fallait bien toutefois ne pas confondre un homme et un dieu ni les différens hommes entre eux. Comment s’y prenait-on ? En gravant une inscription sur la base de la statue : procédé rudimentaire, le seul que l’on connût alors pour donner à la figure impersonnelle une personnalité.

Après le type viril, le type féminin. Avec lui nous descendons jusqu’aux dernières années du VIe siècle, à l’époque des Pisistratides ; mais la façon d’entendre le portrait n’a pas varié. On connaît les quatorze statues de femmes, toutes debout et drapées, que les fouilles de 1886 ont fait sortir de terre sur le plateau de l’Acropole. La découverte, à son heure, eut un grand retentissement : elle le méritait. Lorsqu’elles apparurent au jour, gracieuses et souriantes, dans tout l’éclat de leurs vives couleurs, presque aussi fraîchement conservées après vingt-quatre siècles que si elles venaient d’être déposées dans le sol, ce fut une joie profonde pour l’âme des archéologues. Au plaisir esthétique de contempler des formes si élégantes, une polychromie si intacte et telle qu’il n’en était point d’autre exemple, se mêlait une véritable émotion, à songer que ces statues, contemporaines de Xerxès et de l’invasion médique, la plus effroyable tourmente qui ait passé sur la Grèce ancienne, étaient les derniers témoins pour nous de cet âge entièrement disparu, qu’elles avaient vu, du haut de leur piédestal, Athènes aux mains des barbares, Thémistocle se réfugiant sur les vaisseaux, puis l’Acropole au pillage, les vieillards égorgés près des sanctuaires, avant de tomber elles-mêmes mutilées et brisées par la rage inassouvie de l’envahisseur. Mais elles reparaissaient à la lumière sans état civil : jolies figures mystérieuses, elles restaient muettes sur leur origine et leur destination. Qui étaient-elles ? Des images de la grande déesse d’Athènes, groupées aux abords de son temple ? On le crut, sur leur apparence presque identique, et la foule, qui adopte les solutions simples, les appelle encore les Athénas de l’Acropole. La chose cependant paraît plus compliquée. Elles ont dû en réalité servir à des représentations très différentes. Il y a des Athénas parmi elles ; mais il y a aussi des mortelles, de même que nous avons vu le même type d’Apollons représenter tour à tour des dieux ou des athlètes. Il y a sans doute des prêtresses du culte, des errhéphores, même de simples dévotes, en un mot toutes les Athéniennes de naissance libre qui auront voulu, en lui dédiant leur portrait, témoigner leur piété à la déesse protectrice. Ce portrait est une physionomie générale ; car ce sont partout les mêmes caractères qu’on retrouve : les coins des lèvres retroussés et empreints d’un sourire forcé, les yeux en amande, relevés vers les tempes, semblant « sourire avec les lèvres[1]. » En dépit des particularités d’exécution et des différences de détail, ce qui frappe, c’est la ressemblance, l’air de famille ; et si parfois une expression semble plus individuelle, n’est-ce pas nous, avec nos habitudes d’esprit modernes, nous façonnés par une éducation artistique, vieille de tant de siècles, qui mettons sur ces visages, en le tirant de nous, ce que nous y retrouvons, qui prêtons au sculpteur notre propre façon de voir et de sentir, et attribuons à une forme un sens, à une ligne une intention, à un détail une valeur à laquelle celui-ci n’avait guère songé. Ainsi, même en ce début du Ve siècle, malgré les progrès considérables de l’art et les œuvres déjà si intéressantes qu’il produit, quand il s’agit de rendre un contemporain, homme ou femme, la convention pèse encore tyranniquement, on peut dire, sur la main de l’artiste. Néanmoins cet art ne serait pas l’art grec, s’il restait stationnaire. Il ne se borne plus, comme au temps des Apollons archaïques, à mettre une inscription au bas de la statue, pour que le personnage s’y nommant fasse connaître son identité et nous apprenne s’il est dieu ou mortel. Il emploie un procédé plus savant : il donne à ses figures des attributs différens. Veut-il représenter une prêtresse ; il lui place une couronne dans la main droite, un vase à parfum dans la main gauche. De la sorte, le sculpteur pouvait exécuter ses œuvres à l’avance. Au dernier moment, quand l’acheteur venait lui faire la commande, il mettait aux mains de sa statue des attributs en rapport avec la personne qui consacrait son image, et la statue devenait aussitôt cette personne elle-même.

C’est peu de chose encore : il n’y a pas à s’en étonner. Quand on observe, dans des temps plus rapprochés de nous, de quelle façon s’est fait le réveil des arts au moyen âge, peut-on croire qu’il n’ait pas fallu aux Grecs de nombreuses années pour conquérir un peu d’indépendance vis-à-vis de la matière et ne plus être opprimé par elle ? Ces premières victoires sont les plus difficiles. La sculpture funéraire était capable pourtant de favoriser le développement du portrait : c’est sur une tombe surtout, pour rappeler d’une vive manière le souvenir du défunt, que l’on désire une image ressemblante, des traits fidèles. Ainsi l’avaient compris les Egyptiens, qui copiaient, avec la conscience et le scrupule que l’on sait, la figure de leurs morts. Mais la sculpture funéraire était de l’art industriel, et, comme telle, restait plus attachée qu’une autre, aux traditions et à la routine de l’atelier. Ce n’est pas de ce côté que nous trouverons des innovations. Et je ne parle pas seulement de vieux monumens, comme une stèle de Tanagra élevée à la mémoire des amis Dermys et Kitylos, où, bien qu’il y ait deux têtes et deux corps, il n’y a tout de même qu’un personnage. Je pense à des œuvres très postérieures, au charmant bas-relief de Pharsale, conservé au Louvre, d’une gravité si douce, où deux jeunes filles échangent des fleurs, les fleurs des morts, le pavot et la grenade ; ce sont deux exemplaires exactement pareils d’un seul profil, tantôt vu à droite, tantôt vu à gauche. Je pense même à la stèle d’Orchomène ; un bourgeois, Alxénor de Naxos, vêtu de Iachlamyde, est debout, le bras gauche appuyé sur un long bâton, les jambes tranquillement croisées, un chien à ses côtés. Regardez au Musée de Naples son pendant un peu plus jeune ; vous constaterez que c’est là, reproduit de part et d’autre, un même modèle canonique.

Vers le commencement du Ve siècle, les représentations d’athlètes s’étaient beaucoup multipliées. Les ateliers d’Egine, ceux du Péloponnèse, d’Argos et de Sicyone, pour qui la fonte du métal était comme une spécialité, voyaient de toute la Grèce affluer à eux des commandes. Merveilleuses conditions pour l’art. Apprenant à travailler d’après la nature vivante, qu’ils surprenaient parmi la jeunesse des gymnases dans tout le déploiement de sa souplesse ou de sa force, étudiant le nu, la structure du corps, le jeu des muscles, les mouvemens et les attitudes, les vieux maîtres ne pouvaient manquer de faire faire à la sculpture un pas considérable. Il y eut donc progrès, mais progrès surtout par les formes du corps. La tête resta exécutée suivant des règles conventionnelles. Rappelons-nous seulement les guerriers des frontons d’Egine, figures au monotone et éternel sourire. Au surplus, qu’importait l’identité des statues et le manque d’individualité des visages ? Les Grecs n’auraient pas compris nos exigences. Nous ne jugeons pas que quelqu’un reprenne vie dans la pierre ou le métal, s’il n’est pas reconstitué dans ce qui le distingue en propre de ses semblables, les traits de sa physionomie. C’est que, avec le lourd costume moderne qui drape le corps tout entier et l’emprisonne comme dans une gaine, la tête est tout ce que nous voyons d’autrui. Mais dans un pays comme la Grèce antique, où des étoiles plus légères, que permet la douceur du climat, laissent aux mouvemens leur aisance et font même deviner les contours sous la souplesse du tissu, où les habitudes de la vie, amenant les jeunes gens dans les palestres, donnent à l’éducation physique une importance sans égale, le corps reprend toute sa valeur et retrouve tout son prix. Il attire l’attention, il est un objet d’intérêt. On s’aperçoit alors qu’il a son individualité tout comme la tête, que ses formes expriment au même titre le fond réel et personnel de l’être humain. Elles l’expriment même davantage, s’il s’agit d’un athlète. Par quoi un vainqueur aux jeux s’est-il illustré, distingué de ses semblables, a-t-il affirmé sa supériorité et en conséquence son individualité, sinon par l’espèce particulière de ses muscles et de ses nerfs, la qualité spéciale de ses membres et de toute sa structure physique ? Les vieux sculpteurs n’étaient donc point si mal avisés, ne pouvant encore, dans cette période des débuts, pousser deux études à la fois, de commencer par celle du corps. Ajoutez que les statues d’athlètes étaient des offrandes religieuses. La divinité n’était-elle pas capable de distinguer les siens dans cette foule impersonnelle et de rapporter chaque image à l’original ? Les Grecs n’en doutaient pas, et, s’en remettant à elle de ce soin, tranquilles, sans scrupules, ils laissaient en retard l’étude de la tête. — La cité, d’autre part, demandait, pour les citoyens qu’elle honorait, la beauté des formes et des attitudes, non la vérité toujours médiocre des visages individuels. Quand Athènes fut délivrée des Pisistratides parle poignard d’Harmodios et d’Aristogiton, l’enthousiasme populaire, non content de célébrer les héroïques meurtriers dans des chants patriotiques, voulut aussi élever un monument à leur gloire. Anténor exécuta le groupe des Tyrannicideset, après que Xerxès, lors du pillage de l’Attique, l’eut envoyé à Ecbatane, les sculpteurs Kritios et Nésiotès se chargèrent de le refaire. Un souvenir très direct de l’une ou l’autre de ces œuvres s’est conservé dans un marbre du Musée de Naples. Or, autant les corps, présentés dans toute la nudité athlétique, sont superbes de vigueur et de mouvement, emportés d’un élan fougueux, d’une exécution très savante et très réaliste, autant le visage d’Harmodios (le seul dont on puisse parler, l’autre tête étant visiblement d’une époque postérieure) demeure travaillé suivant les principes familiers et les formules connues.

Toutefois les sculpteurs, devenus vers les derniers temps plus maîtres de leur technique, semblent avoir pris peu à peu le souci d’une recherche plus exacte de la physionomie. Leur goût de l’observation, leur sincère et vigoureux réalisme les y amenait naturellement. Le beau conducteur de char, trouvé à Delphes, qui a été le point de départ et l’occasion de notre étude, paraît à M. Homolle marqué déjà de traits individuels. Le progrès se fait sentir aussi dans certaines figures, comme les célèbres têtes, dites tête Rampin, tête Jacobsen, du nom de leurs possesseurs, et le profil d’un jeune discobole en bas-relief trouvé au Céramique extérieur. Toutes trois, mais surtout les deux dernières, s’inspirent assurément du modèle vivant. Nous n’avions pas encore rencontré cette expression de brutalité énergique de la tête Jacobsen ou ces formes allongées et délicates, cette finesse élégante, très particulière, du jeune discobole. Je sais, quand on parle de l’art archaïque, comme il faut être prudent. Bien d’autres œuvres de cette époque nous auraient laissé cette même impression de personnalité, si par hypothèse chacune d’elles nous était parvenue isolée. N’eût-on trouvé à Egine qu’un seul guerrier des frontons, sur l’Acropole qu’une seule prêtresse d’Athéna, dans le Péloponnèse qu’une seule statue d’athlète, frappés également de leurs traits si particuliers, nous aurions sans doute parlé de modèle fidèlement rendu et de ressemblance véritable. Seulement les fouilles nous ont livré beaucoup de guerriers éginètes et de prêtresses d’Athéna. Chacun apparaissait avec ces mêmes traits si particuliers. Dès lors plus d’individualité. Si, de même, l’athlète de la collection Jacobsen et le discobole du Céramique paraissent avoir une réelle personnalité, ne le doivent-ils pas peut-être simplement au hasard, à l’imperfection de nos connaissances archéologiques, et ne suffirait-il pas d’une trouvaille heureuse pour voir s’évanouir cette apparence ? Il serait injuste cependant de méconnaître les efforts tentés et les résultats obtenus. Ce ne sont pas encore, loin de là, des portraits au sens moderne du mot ; mais ce n’est plus la pure convention, la routine, l’obéissance servile aux traditions anciennes. On commence à sentir l’influence de la nature. L’artiste, presque uniquement soucieux jusque-là de la facture des corps, porte ses regards sur les visages humains. Précieuse conquête que celle-là. Désormais les grands sculpteurs du Ve siècle peuvent paraître. Aux environs de l’an 450 avant notre ère, tout est prêt pour leur permettre de créer leurs chefs-d’œuvre. L’éducation technique est achevée ; science du nu, habileté de métier, sont acquises, et en perfection. La main est devenue singulièrement précise ; l’œil a découvert de nouveaux objets d’étude qu’il avait négligés tout d’abord, et y tourne son attention. Que manque-t-il encore pour réaliser le portrait, tel que nous l’entendons ? Rien que la volonté de le réaliser.

Ainsi le labeur des vieux maîtres n’a pas été inutile. Cette enfance de l’art grec a été longue ; mais elle est intéressante comme toutes les périodes d’origine et de formation, où s’élabore, par un travail souvent ingrat, lent toujours, l’épanouissement de la maturité. C’est le même genre d’intérêt qui s’attache à tous les primitifs, anciens ou modernes, grecs, italiens, allemands ou flamands, aux sculpteurs français du moyen âge. Chez les uns nous trouvons l’effort pour saisir l’expression des physionomies, pour mettre sur les visages l’intensité de sentiment, l’ardeur de foi religieuse et mystique dont sont pénétrées les âmes ; et c’est de là que sont nées les fresques de Giotto, les délicieuses figures de l’Angelico, les statues de nos cathédrales gothiques. Chez les autres, nous voyons l’application acharnée à se rendre maître des proportions et de l’anatomie, à camper un athlète dans une attitude vivante : et ce fut la tâche des sculpteurs grecs archaïques. Mais partout c’est la même lutte ardente, le même drame pathétique de l’artiste aux prises avec l’exécution, tout d’abord rebelle, qu’il parvient à dompter. Et c’est notre excuse aussi pour nous être attardé à ces origines.


II

Nous sommes arrivés à la seconde moitié du Ve siècle, à l’époque glorieuse entre toutes, celle des grands noms et des œuvres triomphantes. Quel enseignement nous donnera un Myron, un Polyclète, un Phidias ? Et si jusqu’à eux l’art manquait encore de la souplesse nécessaire pour fixer quelque chose d’aussi changeant et mobile que les physionomies humaines, maintenant qu’il a conquis sa pleine liberté, ne va-t-il pas tâcher de saisir la vie individuelle dans ses moindres manifestations, apporter à cette étude un peu de la passion et de la curiosité frémissante qu’y met l’âme inquiète de nos contemporains ? Il n’en est rien. Exprimer la vie sera bien pour lui l’objet véritable et la fonction même de l’art ; mais il y a une vie supérieure à la vie toujours incomplète de l’individu, c’est la vie que peut recevoir l’être humain sous la forme générale du type : c’est vers celle-là que tendront les maîtres du Ve siècle.

Ils ont chacun leur conception esthétique. Myron est épris de l’énergie physique, de l’action violente concentrée dans un moment décisif ; Polyclète aime les attitudes tranquilles, pondérées, qui tirent tout leur prix de l’exactitude des proportions ; Phidias, dans la forme parfaite de Polyclète, introduit la pensée et le sentiment que son émule n’y mettait point. Et cependant, malgré ces chemins opposés, tous les trois se rencontrent dans la façon de traiter le visage. Tous en éliminent les accidens particuliers, les nuances passagères, les apparences superficielles, pour n’en retenir que les caractères fondamentaux, les traits communs au groupe tout entier dont ils veulent laisser comme l’exemplaire achevé. Qu’ils représentent un lanceur de disque, un athlète, un guerrier, ils dégagent toujours ce que la réalité a de plus essentiel et de plus profond. Ils simplifient comme des philosophes, ils idéalisent comme des poètes. Prenez le Discobole de Myron, le Doryphore ou le Diadumène de Polyclète, les Athéniens de la frise du Parthénon, sortis de l’atelier sinon du ciseau de Phidias. Pas un ne vous offrira une physionomie particulière. Le Discobole était sans doute la statue d’un certain athlète vainqueur ; l’artiste ne l’en a pas moins représenté sous une forme toute généralisée : un corps dans une attitude neuve et intéressante, ramassé sur lui-même par un mouvement compliqué et tout prêt à se détendre dans un effort, une tête tournée vers le disque et obéissant à la direction du bras, voilà ce qu’il a vu et voulu rendre. Le visage aura les traits réguliers, purs, corrects, convenant à tous les athlètes. De même pour les deux statues de Polyclète : le Diadumène est n’importe quel éphèbe, nouant autour de son front le bandeau des vainqueurs, et le Doryphore ou Porte-lance était regardé, on le sait, dès le vivant de son auteur, comme le canon, c’est-à-dire comme la règle applicable à toute figure humaine. La voix populaire a bien surnommé ces trois œuvres : c’est le Discobole, le Diadumène, le Doryphore par excellence. Quant aux personnages sculptés sur la cella du Parthénon, à ce défilé tour à tour gracieux et brillant des jeunes filles et des jeunes cavaliers d’Athènes, Phidias les avait contemplés plus d’une fois se dirigeant, à travers les rues de la ville, vers la colline sacrée et le temple de la déesse poliade ; il en avait vu l’aimable diversité ; il a mieux aimé pourtant fondre toutes ces variétés individuelles dans un type qu’il a rêvé, exquis de pureté et d’élégance, le type idéal de la vierge et de l’éphèbe athéniens.

Simplifier, généraliser, idéaliser, autant d’opérations de l’esprit bien différentes des tendances actuelles du portrait. Les maîtres archaïques on différaient également. Mais alors, c’était impuissance, tout au moins difficulté d’y atteindre. On retournait au type canonique, fixé d’avance, comme au motif connu, familier à l’ébauchoir, qui allégeait ainsi et reposait d’un labeur écrasant. Maintenant c’est volonté réfléchie, dessein bien arrêté de fuir une ressemblance terre à terre. Myron et Polyclète observent la nature, serrent de près les formes humaines, mais pour en découvrir la formule et la loi ; Phidias étudie la réalité vivante, mais pour faire rayonner à travers la beauté des corps l’élévation des âmes. Tous visent à une vérité générale qui embrasse toutes les vérités particulières, les résume et les dépasse. Thucydide et Sophocle ne procèdent pas autrement. L’histoire ou le drame sont conçus comme des simplifications hardies et majestueuses de la réalité et de la vie. Ce courant, à cette époque, entraîne l’esprit grec tout entier.

Myron et Polyclète avaient fait bien d’autres statues d’athlètes que les trois dont il nous est parvenu des répliques. C’est dans les gymnases et les concours qu’ils pouvaient trouver surtout ces attitudes violentes ou tranquilles, compliquées ou harmonieuses, leurs motifs de prédilection. Mais toutes ces statues, si elles nous avaient été conservées, ne modifieraient pas, nous pouvons l’affirmer, notre jugement d’ensemble sur tes deux sculpteurs. De Phidias, on ne cite au contraire qu’une œuvre de ce genre. C’est vers les dieux qu’il se tournait de préférence ; ou, s’il ramenait ses regards vers la terre, il aimait à traduire par le ciseau les exemplaires où l’humanité atteint sa plus complète expression intellectuelle et morale : exemplaires toujours plus imaginés qu’observés. Fût-elle achevée, la beauté athlétique, parce qu’elle est uniquement corporelle, vide de pensée, lui paraissait une beauté inférieure. Mais s’il a évité de représenter lui-même des personnages réels, il n’en a pas moins exercé uns grande influence sur ceux de ses successeurs qui se sont essayés à rendre les traits de leurs contemporains. Avec Phidias, en effet, c’est l’idéalisme qui pénètre non seulement dans la sculpture attique, mais, grâce au génie du maître, à l’éclat incomparable de son enseignement et de ses œuvres, dans la sculpture hellénique tout entière. L’art, sous toutes ses formes, dans tous ses domaines, s’en trouve élargi et renouvelé.

Que l’influence de Phidias ait été profonde sur le portrait funéraire, le fait ne nous surprendra pas. Dans les croyances des anciens, le mort revêt, par cela même qu’il est entré dans le mystère de la tombe, un certain caractère divin. Intermédiaire entre les dieux et les hommes, il devient un héros. Le sculpteur était donc conduit à prêter à tous ces défunts héroïsés un même type idéal ; et plus les stèles dressées sur les tombeaux étaient travaillées avec soin et dépassaient le niveau de la simple industrie pour atteindre au grand art, plus aussi elles reproduisaient les traits du mort sous des formes générales et nobles. Les portraits en bas-relief qui les décorent sont donc privés de tout accent individuel, nullement ressemblans. Seuls certains attributs les distinguent entre eux, rappellent la condition sociale des personnages ou leurs goûts d’autrefois. Xanthippos le cordonnier tient une forme à chaussures ; la jeune Mynno, une corbeille à laine auprès d’elle, file sa quenouille ; un jeune homme est représenté avec son oiseau et son chat ; Hégéso tire d’un coffret, que lui tend une de ses femmes, une parure qu’elle contemple longuement, avec regret. Ou bien, dans des scènes d’une douleur grave et résignée, le défunt échange une poignée de main avec quelqu’un des siens. La plus grande distinction et la plus exquise élégance éclatent sur ces visages. La beauté sereine, la grâce majestueuse des marbres du Parthénon est descendue jusqu’à eux.

Mais, chose plus inattendue, voici des portraits d’hommes d’État, de stratèges, d’orateurs, de poètes, de philosophes, et ce même reflet de grandeur tout idéale est aussi posé sur leur front. Vers le temps de la guerre du Péloponnèse, Athènes prend l’habitude d’élever des statues, non plus aux seuls athlètes, dont la gloire lui semble maintenant insuffisante, mais aux grands hommes qui, dans tous les ordres de la pensée, travaillent à lui conquérir la vraie suprématie, celle de l’intelligence, et font d’elle, selon le mot de Thucydide, l’école de la Grèce, ou, comme on disait encore, le cœur de l’Hellade (Ἐλλάδος Ἐλλὰς Ἀθῆναι). Ceux-là ont surtout vécu par le cerveau, par la tête. Ce que cherchera donc à rendre l’artiste, ce sera leur être intellectuel et moral, leur visage en un mot où transparaît leur âme ; et du coup il atteindra, semble-t-il, ce qui est la perfection même du portrait : une étude très précise et serrée de la forme vivante, une entière soumission à l’original, pour faire saillir à l’aide des traits extérieurs la personnalité intime du modèle.

Il y atteindrait en effet, si l’idéalisme de Phidias n’était pas tout-puissant sur l’esprit de son temps. La réalité, pour un Grec du Ve siècle, n’est que plate et médiocre. Elle rampe, elle ne vole pas. L’art doit lui venir en aide pour lui prêter les ailes qui lui manquent. Il faut créer par l’imagination une humanité plus belle que celle qui existe, et achever ainsi l’œuvre des dieux. Chez les plus grands hommes de la Grèce, les meilleures qualités sont demeurées incomplètes. Ils ont montré, au cours de leur existence, ce qu’ils auraient pu être sans les bornes imposées à leur nature, beaucoup plutôt qu’ils n’ont réalisé tout ce qu’ils portaient en eux. De même, leur être physique, leur visage n’a traduit qu’imparfaitement le vrai fond de leur âme. Mille traits accessoires sont venus surcharger, compliquer, altérer, déformer la pureté et la simplicité primitives des lignes. De là presque toujours une contradiction entre le physique et le moral. Un Socrate, un Esope ne sont que cette contradiction devenue choquante, même odieuse. Corrigeons donc ces imperfections ; éliminons les surcharges, les accidens, pour retrouver les traits simples et fondamentaux ; démêlons la pensée ou le sentiment qui a, durant sa vie, animé l’homme tout entier ; et que ce caractère seul resplendisse à travers le visage, ramenant à lui, se subordonnant tout le reste ; transfigurons en un mot l’original. — Ainsi raisonnent les contemporains et les successeurs de Phidias. Et sans doute il n’y a rien de plus élevé qu’une pareille conception. Nous trouvons là cependant un dédain excessif de la réalité. Le temps est passé des transfigurations poétiques. Si le réalisme brutal, servile, corps sans âme, n’est qu’une façon étroite et inférieure de traiter le portrait, cet idéalisme transcendant, qui sacrifie si délibérément la forme à la pensée, ne saurait non plus pleinement nous satisfaire. Nous sommes plus exigeans aujourd’hui pour la fidélité de la ressemblance, et nous avons un plus grand respect de la vérité particulière. L’individu est devenu pour nous d’un prix infini. Nous l’aimons parce qu’il est, et nous l’aimons tel qu’il est, jusque dans ses défauts et ses infirmités. Non pas que l’individualisme ait été inconnu des républiques grecques : il a même fini par les ruiner. Mais, au temps où nous sommes, la cité est encore presque tout. L’homme est d’abord un citoyen ; c’est de la vie collective et générale que vit chaque individu. La conception idéaliste, née du sentiment généralisateur, était donc en conformité avec l’état des esprits. Aussi a-t-elle régné dans l’art, en souveraine peut-on dire, jusqu’à l’époque de Lysippe. L’évolution accomplie par Phidias a pour longtemps, un siècle tout au moins, pénétré le portrait grec. C’est un moment capital de l’histoire du genre.

Nous ne passerons pas en revue toutes les œuvres où éclate cette tendance : ce n’est point notre tâche. Retenons seulement quelques exemples, les plus caractéristiques. Et d’abord l’homme d’État qui a le plus favorisé ce merveilleux mouvement. d’art du Ve siècle, Périclès lui-même. Trois bustes de Munich, de Rome et de Londres le représentent, dérivés d’un même original qui était sans doute l’œuvre célèbre du sculpteur Crésilas. Tous trois prouvent la préoccupation qu’a eue l’artiste d’éviter ce qui était particularité trop individuelle, détail ne servant pas à l’expression du caractère ; et au contraire d’appuyer sur tout ce qui pouvait traduire une certaine conception a priori du rôle de ce grand orateur. Gravité douce, noblesse des sentimens, élévation de la pensée, par-dessus tout majesté incomparable, toutes ces qualités respirent dans cette figure aux lignes si pures et si régulières. Il y a plus. Périclès est représenté dans le complet épanouissement de toutes ses facultés, par suite dans ses années de pleine maturité et presque à l’apogée de sa carrière. On se l’imagine volontiers au moment où il prononce l’oraison funèbre des guerriers morts dans la première année de la guerre du Péloponnèse, c’est-à-dire bien peu de temps avant de mourir lui-même. Aucun indice pourtant sur son visage de l’âge relativement avancé auquel il est alors arrivé. Ses traits gardent comme la fleur d’une éternelle jeunesse, jeunesse sérieuse, empreinte de sérénité et de calme.

Le buste d’Alcibiade au Vatican est d’une époque plus récente et se rapporte assez exactement aux dernières années du Ve siècle. Mais, bien que d’une exécution plus libre, il a été conçu dans le même sentiment : même expression reposée du visage, même calme du regard. Rien, sur les traits, de cet air volontiers insolent et présomptueux, de cette hauteur de grand seigneur, de cette superbe confiance en soi qui distinguent l’Alcibiade historique. Rien non plus qui rappelle l’élégant débauché des nuits d’Athènes. A peine la lèvre intérieure pleine et grasse et le menton développé révèlent-ils quelque sensualité. L’artiste prend ici avec la vérité des libertés plus grandes qu’il ne faisait tout à l’heure. Dans le buste de Périclès, il accentuait seulement certains trails que lui fournissait son modèle ; il mettait en meilleure lumière ce qui déjà se laissait voir de soi-même ; cette fois, il transforme. Si les données de l’histoire lu ; concordent point avec l’impression de parfaite beauté qu’il poursuit, il n’hésite pas à faire fléchir l’histoire plutôt que d’affaiblir cette impression.

Ainsi des autres œuvres de ce temps et de l’époque postérieure. Car le IVe siècle, si différent du Ve, cependant, et pénétré à beaucoup d’égards d’un esprit tout nouveau, demeure, dans le portrait, le plus souvent fidèle aux principes idéalistes de l’âge précédent. Que vous preniez le soi-disant Phocion, ou le faux Thémistocle du Vatican, le fameux Sophocle du Latran, les bustes de Platon, tous sont très éloignés d’un rendu exact de la physionomie. Les formes n’ont plus rien de sévère sans doute, et le style est très assoupli ; mais l’artiste refuse encore de s’asservir à son modèle. L’individualité de la figure se limite toujours à l’essentiel ; elle ne se laisse qu’entrevoir et comme deviner derrière cette expression générale de noblesse et de distinction suprêmes. La ligne ininterrompue, presque droite, du front et du nez, le développement de l’arcade sourcilière, l’enfoncement des yeux, l’effacement des plans des joues, tout cela c’est ce que l’on est convenu d’appeler le profil grec, profil consacré, formé d’élémens qui sont empruntés à la réalité, mais arrangés et modifiés en vue d’un certain idéal.

A mesure qu’on avance dans le siècle, les images des grands hommes, surtout des écrivains célèbres, se multiplient rapidement. Plus on se désintéresse alors de l’État et de l’action publique, plus on s’attache avec un goût passionné aux choses de l’esprit et à la littérature. On ne se contente même pas d’honorer les contemporains ; on veut aussi rendre hommage aux illustres morts du passé. En ce genre de représentations, il faut s’attendre à ce que la tendance à idéaliser domine, plus puissante que jamais. Pour un Sophocle, un Thucydide, on pouvait se reporter à des portraits antérieurs, exécutés du vivant même du poète ou de l’historien. Mais s’il s’agit d’époques plus lointaines et d’œuvres pour lesquelles tout modèle a fait défaut, quelle peut être alors la valeur iconographique de pareilles statues ? Le portrait de Sapho par exemple, de l’Athénien Silanion, n’est qu’un portrait de libre fantaisie. L’activité de la poétesse remontant au début du VIe siècle, à cette époque la sculpture grecque commençait seulement à se développer et l’art était impuissant à copier sur le vif les traits d’un modèle. C’est d’après les textes ou les renseignemens transmis par la tradition orale que Silanion a conçu son personnage. Et de fait, regardez la belle copie conservée à la villa Albani. Après avoir lu ses poèmes, c’est bien ainsi qu’on se représente Sapho : visage énergique respirant la volonté et la passion, expression sérieuse adoucie par le charme pénétrant du regard, lèvre inférieure pleine et sensuelle ; c’est un portrait tout littéraire. Il n’a pas plus d’authenticité, bien que le personnage appartienne à l’histoire, que n’en aurait le portrait d’un héros de la légende épique.

Reconstitution d’une physionomie, jeu de l’imagination qui crée librement, en dehors du modèle, ou, si la réalité est observée, simplification idéale de cette réalité, que tout cela est loin des scrupules modernes ! Cependant n’aurions-nous pas profit à connaître, à aimer l’idéalisme de Phidias ? Assurément, si on l’applique à la sculpture de portraits, cet idéalisme, toujours occupé à corriger l’œuvre de la nature, nous trouble à bon droit, comme un manque de respect envers la nature elle-même. Mais le danger n’est pas là pour notre siècle précis et positif, et nous ne nous laisserons jamais entraîner trop loin sur cette pente. En revanche, un tel art nous apprendrait le secret de la force calme, de la grandeur sereine. Il n’est rien dont nous ayons plus besoin. Nous ne trouvons autour de nous qu’inquiétude, agitation, fièvre. Nous souffrons d’une sensibilité affinée à l’excès, devenue exaspérée. Nous sommes malades de nos nerfs trop tendus. Les personnages qui revivent dans les statues ou sur les reliefs attiques, n’ont, pour ainsi dire, pas de nerfs : ils savent du moins les dominer. Mettons-nous donc à leur école et demandons-leur quelque chose de leur parfaite tranquillité et de leur bel équilibre. Notre art y retrouverait la santé qu’il n’a plus guère.


III

Ce n’est pas tout ; et, à suivre le développement de la sculpture grecque, d’autres leçons se dégagent plus directes, plus immédiatement appropriées au genre du portrait. Il ne s’agit plus seulement de qualités générales à retenir, parmi d’autres qui ne conviennent pas aux exigences de notre époque. Ce sont des œuvres à étudier tout entières, comme ayant réalisé la conception qui peut, qui doit être encore la nôtre. L’art grec a fini de créer ces types d’éternelle beauté devant lesquels un Renan se prosternait avec émotion et laissait échapper la fervente « prière sur l’Acropole » ; mais il n’est pas mort pour cela ; il se renouvelle au contraire avec une merveilleuse vitalité. Aux créations où se révélait le divin, succèdent les créations humaines et tout le cortège de sentimens pathétiques que fait naître la représentation de l’humanité. L’artiste, après avoir regardé au dedans de lui-même et voulu donner une forme et un corps à la poésie de son rêve, regarde curieusement au dehors la vie qui l’entoure. Rien ne pouvait aider davantage à la transformation du portrait.

C’est avec Lysippe que les choses commencent à se modifier. Le maître de Sicyone, qui remplit toute la seconde moitié du IVe siècle, est dans la pleine vigueur et maturité de son talent sous le règne d’Alexandre. On ne saurait séparer les noms du roi et du sculpteur. Tous deux président à de grands changemens. Le premier, par sa conquête de l’Asie, brise les cadres étroits de l’ancien esprit grec et de la vieille cité hellénique, unifie les deux mondes, l’Orient et l’Occident, et réconcilie les deux séculaires ennemis pour quelques années sous une même puissance, pour longtemps sous une même civilisation ; il ouvre une ère nouvelle de l’histoire de la Grèce et de l’humanité. Le second, dans un domaine plus restreint, accomplit de son côté l’évolution la plus importante par laquelle l’art ait passé depuis Phidias. Aux conceptions idéalistes de l’âge précédent, il oppose le goût de l’observation exacte et de la nature vraie. Entre les mains de ses successeurs, ce naturalisme dégénérera en réalisme, par une pente inévitable : les réactions vont toujours aux extrêmes. Idéalisme, réalisme sont les deux pôles entre lesquels oscilleront éternellement l’art et la pensée humaine sans trouver jamais un point fixe. Mais au début, pendant un temps, l’étude de la nature physique ne va pas sans celle de la nature morale : cette heureuse alliance porte le genre du portrait à sa perfection.

Il ne faudrait pas croire que rien n’ait préparé l’impulsion donnée à l’art par Lysippe, et qu’il soit venu surprendre ses contemporains par une sorte de coup de tonnerre éclatant dans un ciel serein. Nous avons parlé d’évolution, non de révolution. Entendons par là non point changement brusque, rupture violente avec le passé, mais développement continu, marche progressive, et création en fin de compte, mais création sortie régulièrement de germes où elle était contenue. L’art, pas plus que la nature, ne procède par sauts et par bonds. Si donc nous voulions rechercher les origines de cette tendance naturaliste, c’est très haut qu’il nous faudrait remonter et sans doute (car elle est un des besoins naturels de l’esprit humain) jusqu’aux origines mêmes de l’art grec. Pendant longtemps, elle a été contenue par l’autre tendance, celle qui portait l’art vers la simplification idéale de la vie. Avec Myron, Polyclète, Phidias, celle-ci était même devenue toute-puissante, et nous l’avons envisagée seule pendant un long siècle, de Périclès au règne d’Alexandre. Mais ce serait enfermer l’esprit grec dans une définition trop étroite, en méconnaître la souplesse, l’active curiosité qui l’entraîne vers tous les objets, en prendre donc une idée fort inexacte, que de le croire incapable au même moment de tendances très opposées : en réalité, il échappe à toute formule.

C’est ainsi que, vers le milieu du Ve siècle, nous trouvons contemporains, à peu d’années près, les marbres d’Olympie et ceux du Parthénon. Dans la vallée de l’Alphée, comme dans les autres endroits où les écoles locales sont davantage laissées à elles-mêmes, en dehors de l’influence des grands centres, apparaît cette recherche d’une vérité plus fidèle, la poursuite du détail copié d’après nature. Qu’il suffise de citer le vieillard du fronton est d’Olympie avec son crâne dénudé, son front sillonné de rides, sa mâchoire inférieure saillante, ou la vieille femme du fronton occidental qui n’a pas une moindre intensité de vie. C’est ainsi encore que, dans les premières années du IVe siècle, à un moment où la tradition idéaliste paraît devoir régner sans égale, le sculpteur Démétrios, étrange contraste, suit des principes d’art diamétralement opposés et parvient d’emblée au réalisme même le plus cru. Ce n’était pas un faiseur de statues, suivant le mot de Lucien, mais un faiseur d’hommes. Une de ses œuvres représentait Pélichos, général corinthien, à demi nu, le ventre proéminent, les veines saillantes, la tête chauve, la barbe rare et comme agitée par le vent. Il n’est guère possible de pousser plus loin le souci de la réalité brutale. Démétrios, je le veux bien, était un indépendant, non un chef d’école. Son œuvre est une exception en son temps, et la grande lumière émanée de Phidias a continué de jeter jusqu’à Lysippe son puissant rayonnement sur l’art grec. Toutefois, c’est à la première moitié du IVe siècle encore (vers 353 environ) qu’appartient le magnifique portrait de Mausole, ce roi de Carie dont le tombeau est devenu synonyme de toute sépulture fastueuse. Au sommet, sur la plate-forme du quadrige colossal qui couronnait l’édifice, se dressait vraisemblablement la statue du satrape carien, œuvre de Pythios. Bien que, pour répondre aux désirs d’Artémise, sieur et femme de Mausole, l’artiste ait dû chercher à glorifier le défunt et lui donner un aspect imposant, il est impossible, en regardant cette figure de ne pas être saisi de son caractère de vérité. M. Perrot a relevé avec juste raison « la largeur du crâne, le front bas encadré de grands cheveux, la saillie de l’arcade sourcilière, l’œil enfoncé, le nez long et droit, la bouche à demi cachée par une forte moustache qui va rejoindre une barbe frisée et coupée très court[2] » : tous ces détails attestent une direction nettement différente de celle que nous révélaient les œuvres antérieures ou même d’autres œuvres contemporaines. Le portrait de Mausole est un nouvel anneau de la chaîne qui se rattache aux frontons d’Olympie.

Le mouvement qui se développe à partir d’Alexandre était donc préparé. Mais il n’en demeure pas moins vrai qu’un artiste comme Lysippe, par l’autorité de son nom et son influence sur son temps, lui a fait porter tous ses résultats et produire toutes ses conséquences. Somme toute, si l’on compare l’art de ses successeurs avec celui de ses devanciers, ce fut une véritable orientation nouvelle. Nouveauté semblable, ajoutons-le, dans toutes les branches de l’art et de la science ; car tout, à cette époque, conspirait avec Lysippe pour entraîner les esprits vers l’étude de la nature. Aristote, après les hautes spéculations de Platon, s’occupe de sciences naturelles et expérimentales, classe les documens, analyse, serre la vérité de près. Ménandre, après la fantaisie étincelante d’Aristophane, prend ses personnages dans la société contemporaine et la vie journalière. Tous pouvaient dire, comme le peintre Eupompos à Lysippe lui-même en lui montrant la foule des passans : « Voilà le seul modèle à imiter, la nature, et non les œuvres des artistes. » La tendance était donc générale. C’était l’esprit du temps, un besoin de l’époque entière, avide de nouveautés, désireuse de secouer les traditions, éprise de la vie et de toutes ses manifestations morales ou physiques, la regardant avec curiosité, l’aimant avec passion. Cette influence devait se faire sentir, en particulier, dans la reproduction des traits du visage. Elle conduisait l’art à se rapprocher du portrait au sens moderne du mot, lui montrait la voie, en le poussant vers l’observation et l’imitation de la réalité environnante. Et par surcroît, comme pour lui faciliter encore la tâche, c’est alors précisément que l’on inventait le moulage en plâtre pris sur le modèle lui-même, et l’inventeur n’était autre que le propre frère de Lysippe, Lysistratos. « Le premier, dit Pline, il imagina de reproduire l’image d’un homme par un moule appliqué sur son visage même… Il obtint ainsi des épreuves à la ressemblance exacte des personnes, alors qu’avant lui on n’avait jamais cherché qu’à faire des images aussi belles que possible[3]. » Pline exagère bien un peu. Lysistratos a eu des précurseurs dans cette voie du réalisme : l’exemple de Démétrios, que nous citions tout à l’heure, le prouve suffisamment. Mais par son invention, il complétait l’œuvre de son frère. Lysippe avait indiqué le but à poursuivre, l’imitation de la nature vivante ; Lysistratos enseignait une manière commode, pratique de l’atteindre, en mettant à la portée de tous un procédé d’une précision infaillible. Désormais, accidens de la physionomie, détails individuels, déformations du visage, rien n’échappera à l’artiste des particularités de son modèle. On pouvait aller fort loin sur cette pente où l’on s’engageait, — et en effet on alla très loin.

Pas tout de suite cependant ni brusquement. Car, dès l’abord, les portraits d’Alexandre nous donneraient un démenti. Répétons ici que l’histoire n’est jamais aussi simple qu’on se plairait à l’imaginer pour les facilités d’une exposition. De même que précédemment, au plus fort de l’influence de Phidias, derrière la conception idéaliste perçaient de loin en loin les duretés du réalisme ; de même, à présent, malgré la prédominance de la conception naturaliste, nous aurons à constater, jusque vers la fin, bien des survivances de la tradition contraire. En art, rien ne meurt tout à fait. Il y a des périodes de moins brillante lumière, d’obscurité même plus ou moins longue ; il n’y a jamais d’extinction complète. Et pour commencer par ces images d’Alexandre, bien qu’elles fussent l’œuvre même de Lysippe, l’artiste observateur et précis, qui a le plus contribué à l’évolution artistique de cette époque, il se trouve, à en juger par les imitations qui nous sont parvenues, qu’elles étaient certainement embellies, idéalisées, plus rapprochées de l’ancien esprit que du nouveau. Il est vrai qu’il s’agissait d’Alexandre, le vainqueur des Perses, le conquérant de l’Asie, le fondateur de la monarchie la plus vaste qu’on eût jamais connue. Ce héros, ce demi-dieu, fils de Zens, ne fallait-il pas le représenter avec des traits plus purs et plus nobles que dans la réalité, lui donner une apparence sinon divine, au moins plus qu’humaine ?

Ainsi une statue le montrait appuyé sur sa lance, levant les yeux vers Zeus. Selon les vers gravés sur la base, il « semblait dire : La terre est à moi ; toi, Zeus, règne dans l’Olympe[4]. » Un tel portrait visait moins à l’exactitude qu’à la glorification du modèle. Les successeurs de Lysippe cherchèrent encore davantage à l’idéaliser. Le beau buste du Capitole avec ses boucles de cheveux relevées sur le front et encadrant l’ovale très pur du visage, son regard profond et rêveur, sa tête penchée sur l’épaule gauche, son expression passionnée, fait douter si l’on est en présence d’un homme ou d’un dieu. On croirait voir Hélios, n’était un léger duvet sur les joues, qui vient révéler le caractère humain du personnage. Seul le célèbre sarcophage du Musée de Constantinople, trouvé dans la nécropole de Sidon et devenu déjà populaire sous le nom de « sarcophage d’Alexandre », représente le conquérant macédonien, qui s’y trouve deux fois mêlé à des scènes de bataille et de chasse, sous des traits plus rapprochés de la réalité. Le visage du roi, notamment lorsqu’il est occupé à charger un lion, a dans le regard une intensité de vie et une énergie d’expression singulières. Ce n’est pas assez cependant pour qu’il y ait exacte ressemblance.

Mais il y a plus, et voici par où le portrait de cette époque se rattachait encore au passé. J’ai parlé plus haut de cette habitude de consacrer des statues aux grands écrivains des générations antérieures. Après Alexandre, elle ne fit que s’accroître. Jamais la philosophie, la poésie, la science ne passionnèrent davantage les esprits, libres alors de tout souci politique, oisifs, aiguisés, d’une culture raffinée. Ce devint une mode de posséder dans sa maison, son jardin, sa galerie, le buste au moins de quelqu’un de ces vieux sages. La piété littéraire des nombreux érudits n’était pas satisfaite à moins. A côté des statues officielles et d’apparat, chacun voulait pour soi une œuvre plus réduite, à laquelle on put rendre dans une sorte de chapelle privée un culte plus intime. Ces fervens commandaient donc en grand nombre les images d’Homère, de Socrate, d’Ésope, des Sept Sages. De là toutes ces imitations dont les musées sont remplis. Images de convention naturellement, exécutées d’après la légende ou l’histoire, portraits littéraires, comme nous avons vu déjà qu’était le buste de Sapho. L’artiste, se faisant par avance une idée de son modèle, lui prête la physionomie qu’il conçoit. Aussi varie-t-elle suivant les artistes, et avons-nous d’un même personnage des bustes assez différens. Homère, par exemple, est tantôt un vieillard aveugle, sur qui l’âge a marqué profondément son empreinte ; il paraît inspiré, possédé par le transport poétique ; sa bouche entr’ouverte laisse échapper u les paroles ailées » que lui dicte la Muse. Tantôt il n’est plus aveugle ; c’est un homme vigoureux encore, plein de noblesse ; à l’agitation précédente a succédé sur sa figure une expression tranquille, reposée, majestueuse. De même Socrate. On se rappelle le charmant portrait qu’Alcibiade fait de son maître dans le Banquet de Platon. Il est tout pareil, dit-il, à ces figurines qu’on voit chez les marchands ; à l’extérieur elles ressemblent à des Silènes ; mais quand on les ouvre, on y trouve des images de divinités. Selon que les sculpteurs se sont plus attachés à l’un ou à l’autre de ces deux aspects, Socrate a passé à la postérité, tantôt avec des traits voisins de la caricature, avec la face railleuse et le nez camard de Silène, tantôt sous une forme ennoblie et idéalisée, qui reflète sa haute valeur intellectuelle et morale, son grand esprit et sa grande âme. Mais rien ne montre mieux tout ce qu’il y a de littéraire dans cette méthode que les portraits de Périandre et de Bias, deux des Sept Sages découverts à la villa d’Hadrien. Périandre aimait à répéter : L’étude est tout. Bias avait aussi sa maxime favorite : Presque tous les hommes sont mauvais. Ces deux sentences ont dicté en quelque sorte à l’artiste la façon de concevoir et de traiter les portraits ; et, pour que nul ne l’ignorât, chacune d’elles a été gravée sur le fût de Thermes. De là pour le tyran de Corinthe l’expression pensive, réfléchie de l’homme d’État qui médite, tandis que le regard profond interroge autour de lui ; pour le philosophe, l’expression assombrie, la bouche légèrement dédaigneuse, les sourcils froncés du pessimiste qui porte un jugement sévère sur le monde.

On se tromperait donc, si Ion croyait mortes alors toutes les traditions anciennes. L’imagination, la libre invention, la fantaisie même n’ont pas perdu tous leurs droits. Notez cependant la préoccupation qui se fait jour. Si aucune de ces images n’est ressemblante, on n’est plus uniquement soucieux d’embellir les traits. À côté de la figure surhumaine, il y a place pour la figure tout humaine, triviale, d’un Socrate. Le goût de l’exactitude, l’observation précise de la vie, la recherche du type individuel devient de plus en plus la marque propre du temps dont nous parlons. Cette époque, on l’a appelée hellénistique et non plus hellénique, avec raison. Le changement de nom correspond à un changement dans les faits, dans les idées, dans les moyens d’expression. A mesure que nous descendrons le cours de l’histoire, nous verrons le réalisme, l’étude des particularités et du détail vulgaire, prédominer jusqu’à prendre entière possession des esprits. Mais avant que la tendance opposée, celle qui mène au simple et au général, se soit affaiblie, il y a un moment — un seul — où l’équilibre est parfait. C’est alors que se produisent les chefs-d’œuvre. Car tout n’était pas à rejeter de l’héritage antérieur. Il faut dans le portrait un assez rare mélange de qualités contraires : une part d’interprétation y est nécessaire comme une part d’observation. C’est le naturalisme hellénistique qui a le mieux réalisé cette union.

Les bustes ou statues dont il était question tout à l’heure, représentaient des poètes, des philosophes morts depuis longtemps, dont quelques-uns même étaient légendaires, dont beaucoup appartenaient à une époque où l’art du portrait était encore inconnu. Nécessité était bien à l’artiste de créer de toutes pièces son personnage. Mais qu’on lui donne à fixer l’image d’un vivant, d’un mort contemporain tout au moins, qu’il a encore pu voir et connaître, il s’attachera fidèlement au rendu des traits du modèle. En l’an 280, les Athéniens, honteux de leur longue ingratitude envers Démosthène, demandèrent à Polyeuctos d’élever sur l’Agora une statue de bronze en l’honneur du grand orateur et du grand patriote. Jetez les yeux sur le marbre du Vatican, lequel procède directement de cette œuvre. L’individualité du caractère a été saisie et rendue de main de maître. Front sillonné de rides, visage anguleux, traits tourmentés, expression sévère de volonté ardente et opiniâtre, tout indique une nature tendue vers l’effort, trahit l’homme qui a peiné sa vie entière, luttant contre lui-même et sa constitution ingrate, luttant contre les autres, contre l’apathie de ses concitoyens et l’activité de Philippe, mais conservant toujours au milieu des épreuves « une âme maîtresse du corps qu’elle anime. » En face de Démosthène voyez Eschine, son rival. Le contraste n’est pas moins frappant au physique et au moral que dans l’histoire. Celui-ci calme, le visage rempli, bien portant, semble jouir de son heureux tempérament et trouver agréable une vie dont il n’a jamais eu à souffrir. Dans une salle du Vatican, deux statues se font pendant, peut-être les poètes comiques Ménandre et Posidippe, en tout cas des Athéniens de la première moitié du IIIe siècle ; l’un, véritable homme du monde, la figure ouverte, le regard perçant et clair, le front haut, la bouche légèrement railleuse ; l’autre, maladif et inquiet, l’air gauche, l’expression concentrée et chagrine. Citons encore Epicure avec sa grande figure maigre et pâle d’ascète, où la souffrance physique qui le torturait se marque par la contraction de la bouche, les paupières appesanties, le regard voilé et d’une résignation douloureuse ; Chrysippe, dont l’aspect chétif, le visage défait, les yeux faibles et clignotans, très enfoncés, les cheveux rares et négligés, donnent bien l’idée de ce qu’était ce petit homme pâli sur les livres, écrivain intarissable, trop absorbé dans les dissertations stoïciennes pour songer à sa toilette ; Antisthène le cynique, fier de ses cheveux et de sa barbe incultes, Théophraste le moraliste, Aratos l’auteur de poèmes astronomiques, bien d’autres, qu’il n’est pas toujours possible d’identifier, mais qui sont certainement aussi des littérateurs ou des savans de ce siècle : l’époque multipliait leurs images à profusion.

Ce sont cette fois des figures iconiques, des portraits, de véritables portraits, dans toute la force du terme. Dans tous quelle franchise d’observation et quelle sincérité d’accent ! Comme l’on sent l’étude du modèle, l’imitation directe de la vie ! Nous sommes loin de la beauté conventionnelle du Ve ou du IVe siècle. On ne recule pas devant la difformité, même la laideur : on veut avant tout être vrai. Sachons cependant quelle est la qualité de ce naturalisme, et qu’il n’a rien de brutal. L’artiste, je le disais, n’a pas entièrement répudié l’ancien esprit grec ; et c’est heureux pour lui. Il ne vise pas à la vérité de. la forme pour la forme elle-même, mais pour atteindre à la vérité du caractère. Ce qu’il cherche, sous les apparences sensibles, c’est l’âme, la seule chose intéressante. Quelle est donc la différence avec les maîtres du Ve siècle ? C’est que ceux-ci imaginaient la personnalité morale plus qu’ils ne l’observaient ; ils l’interprétaient d’après un certain idéal a priori. Là était l’erreur.

Il faut interpréter, mais sur les seules données fournies par la nature ; le point de départ reste l’observation. Le sculpteur hellénistique ne l’ait pas autre chose ; il se place devant le modèle et le laisse se révéler lui-même à ses yeux. Il ne rend rien qui n’ait été vu. Mais le tout est de bien voir ; car chaque trait n’a pas une importance égale. Combien de jeux de physionomie qui ne sont que passagers, de détails du visage qui ne sont qu’accidentels et ne servent de rien pour l’expression du caractère intime ! Ceux-là peuvent être négligés sans que la vraie ressemblance en souffre ; même s’ils sont beaux, ils n’ont pas de valeur. Inversement, un détail laid sera retenu et enregistré, s’il est significatif. Aussi dans les statues de Démosthène ou de Ménandre, dans les bustes d’Epicure ou de Chrysippe, vous ne retrouverez pas toute la complexité de traits qui se voit sur un visage humain, ce qui fait qu’il est tel à l’heure précise où l’artiste le copie. Le visage est réduit à ses traits généraux, c’est-à-dire aux plus saillans et révélateurs. Trois ou quatre, pas davantage, composeront la physionomie d’un Démosthène ; mais ceux-là fortement marqués. Et alors la personnalité historique de l’orateur ressortira à merveille. Sur ce masque se lira, aussi clairement qu’en un livre, toute la vie de l’homme, vie orageuse et tourmentée comme les plis de ses rides. Reproduira-t-on des déformations plus accusées ? Pourquoi non ? Chez Démosthène la lèvre inférieure très retirée en arrière est une allusion à son bégaiement et aux prodigieux efforts qu’il dut faire pour triompher des infirmités de sa nature. Chez Epicure, la contraction des lèvres trahit ses souffrances et explique comment ce philosophe, torturé par la maladie, a pu placer la volupté suprême dans l’absence de passion et de douleur. Ces déformations sont caractéristiques. Dès lors l’artiste doit nous les montrer : ce serait une faute de les omettre. D’une part donc, observation exacte, vérité rigoureuse de tous les détails ; de l’autre, choix parmi les détails observés, pour ne retenir que ceux qui dégagent et mettent en plein relief la personnalité, l’essence du modèle : telle est cette conception du portrait, et il n’y en a pas de meilleure.

On ne saurait trop le répéter : nous l’oublions communément. Il n’y a de vérité que de ce qui demeure, non de ce qui passe. Ce n’est pas faire ressemblant que de rendre une physionomie, fût-ce avec la fidélité la plus grande, à un instant particulier de la durée. A l’instant d’après, cette physionomie a changé et la ressemblance n’existe plus. Qu’est-ce donc qu’une vérité d’une minute, détruite par la minute suivante ? Dans cette voie, il faudrait, pour bien faire, autant d’images d’une personne que sa vie comprend de momens très fugitifs. Seuls des appareils enregistreurs, un chronophotographe fonctionnant sans s’arrêter, pourraient résoudre un pareil problème. Et quand même ils le résoudraient, ce ne serait encore que de la vérité fragmentaire et comme de la poussière de vérité, il resterait à recomposer ces parcelles éparses, à leur donner une unité et une ame, de même qu’une série de photographies séparées, prises à des intervalles très rapprochés, n’acquièrent un sens que si elles arrivent, en défilant devant nous avec un mouvement vertigineux, à se recomposer sur la rétine de notre œil. Ressaisir l’unité et l’âme de l’individu éparse sur ses traits, voilà donc quel doit être l’objet des efforts de l’artiste. C’est la seule vraie ressemblance, parce que c’est la seule permanente. Et c’est là ce que nous enseigne l’art hellénistique.


IV

Mais cet art lui-même ne devait pas rester longtemps fidèle à sa conception du portrait. Celle-ci résultait de deux tendances maintenues dans un harmonieux équilibre. Les périodes d’équilibre ne durent pas : au delà des sommets il faut redescendre. Depuis un siècle, le goût de l’observation et de l’imitation pure et simple de la vie était allé grandissant. Arrêté un moment, le courant ne pouvait manquer, une fois l’obstacle franchi, de reprendre sa pente et dès lors de se précipiter jusqu’au bas. Grâce à sa souplesse, à son incessante faculté de transformation, il était donné au génie grec, nous l’avons dit, d’ouvrir toutes les voies à l’esprit moderne. Après la victoire de l’Idée, il avait à montrer le Réel triomphant. Les statues de Démosthène et Ménandre nous présentaient déjà la nature, mais une nature de choix, simplifiée, traitée avec largeur. Veut-on maintenant le réalisme tout pur, sans rien qui le tempère, avec l’observation la plus ténue et comme le décalque des plus petites particularités du visage ? Regardez au Musée de Naples le soi-disant Sénèque, trouvé à Herculanum dans la fameuse villa dei Papiri. Ce n’est point Sénèque, mais un homme de lettres, sans doute un de ces poètes érudits, familiers de la cour des Ptolémées et si goûtés plus tard des Romains de l’empire, Callimaque ou Philétas de Cos. M. Collignon a heureusement décrit cette tête ravagée au regard « d’une fixité vague, » aux pommettes saillantes, au cou décharné « dont la peau retombe en plis vides et flasques, » « ces mèches raides et incultes sur un front proéminent[5]. » Devant un ensemble si étrange, dites si l’on peut pousser beaucoup plus loin le réalisme. Pour ceux qui n’aiment pas à être dépaysés et qui, sortant de leur époque, veulent encore retrouver dans les temps plus anciens la satisfaction de leurs propres goûts, de telles œuvres ont assurément beaucoup d’attrait et une saveur particulière. Elles sont tout rapprochées de nous, toutes modernes : un contemporain pourrait les signer. C’est donc une erreur de croire que les Romains ont été, aux âges classiques, les seuls passés maîtres dans une exécution savamment réaliste du portrait. « Nil intentatum Græci liquere. » Rome n’a rien de plus exactement observé, rien qui vous donne davantage la sensation directe, immédiate de la nature elle-même que certains portraits de l’époque hellénistique.

En faut-il d’autres preuves, et, après les lettrés ou les savans, s’adresser aux représentations d’athlètes victorieux ? Ici la tentation d’idéaliser n’existe pas. Ces êtres, uniquement adonnés à la force brutale, appellent une exécution brutale, elle aussi : le réalisme est comme une loi du genre. Au IVe siècle, nous avions laissé les statues d’athlètes fidèles au principe établi par Polyclète et reproduisant, surtout dans la facture de.la tête, un type canonique et conventionnel. Lysippe brise ce canon de l’ancienne école péloponnésienne et revendique pour l’art le droit de suivre la nature en toute liberté. Aussi dans les statues d’athlètes qu’il signe en grand nombre, héritier bien direct en cela des vieux bronziers d’Argos et de Sicyone, le corps, et, ce qui nous intéresse particulièrement, le visage sont traités dans un très fin et très juste sentiment de la réalité. Le célèbre Apoxyomenos, avec le pli qui lui traverse le front, son expression un peu pensive et nerveuse, a déjà un caractère individuel accusé. Mais, après Lysippe, cette individualité se marque bien davantage. Une tête de bronze découverte à Olympic en est une preuve frappante. L’Apoxyomenos était encore le jeune athlète de bonne naissance, l’éphèbe grec fréquentant la palestre pour développer son corps aussi harmonieusement que son esprit. La tête d’Olympie représente l’athlète de métier, tête dure, étroite, sans pensée, bestiale, mais singulièrement expressive. Jusqu’où cette tendance pouvait conduire, un pugiliste conservé au musée des Thermes de Dioclétien nous l’apprend. C’est un lutteur au repos, assis, les coudes posés sur les cuisses, le haut du corps incliné, la tête tournée vers la foule. Le front est bas ; l’expression, stupide » celle d’un homme qui ne connaît que la pesanteur de ses poings ; le nez recourbé tombe sur la bouche ; la lèvre supérieure est rentrante, et la mâchoire inférieure projetée en avant. Les dents du haut ont été brisées sous les coups. Ajoutez les oreilles déchirées, l’œil droit très enflé, des gouttes de sang au-dessous des oreilles et de la paupière, la bouche entr’ouverte trahissant une respiration difficile ; ajoutez les accessoires, tout le système de lanières, de bandes de cuir et de plaques de métal dont se compose le ceste, savamment indiqué. Tous les détails y sont, et précis et minutieux. Non seulement il est clair que le modèle a posé devant l’artiste ; mais on se demande si avec toute la rigueur de nos appareils photographiques nous aboutissons à des résultats plus scrupuleusement et implacablement vrais.

Dans ce que l’on appelle les sujets de genre, c’est-à-dire les sujets anecdotiques, empruntés à la vie quotidienne, au pittoresque de la rue ou des intérieurs, de la ville ou de la campagne, l’observation familière et piquante est la qualité indispensable. Elle fait tout le charme de ces petites scènes. Dire que l’époque hellénistique a beaucoup aimé « le genre, » c’est montrer toute l’importance prise dans l’art par le réalisme. Si nous n’étions obligés de nous borner, il nous plairait de le retrouver s’épanouissant à l’aise dans ces sujets pour lesquels il semble exactement fait, triomphant dans le rendu de ces visages inconnus, anonymes, mais qui, n’en doutons pas, sont des portraits fidèles, copiés dans la foule oisive ou affairée, parmi le petit peuple des pêcheurs ou des paysans. Il nous faudrait, poussant notre enquête, examiner, à côté de la sculpture proprement dite, l’industrie des modeleurs de figurines, et passer en revue cet art du portrait populaire depuis les terres cuites d’Alexandrie ou de Myrina (enfans à l’école ou à la promenade, cuisiniers, crieurs publics, esclaves, marchands ambulans) jusqu’aux statuettes de marbre (un vieux pécheur portant ses outils, une paysanne tenant un agneau qu’elle mène au marché, une vieille femme ivre serrant dans ses bras une amphore). Partout nous constaterions ces mémos qualités de précision pleine de gaieté, ce coup d’œil juste qui saisit comme au vol les menus incidens de l’existence, ce réalisme de bon aloi, d’une sùreté incroyable.

Que demande-t-on encore pour être convaincu de cette transformation dans l’esprit et les tendances artistiques de l’époque ? Il ne nous reste plus qu’il la relever dans l’espèce de portraits qui, par sa nature même, semblait le moins disposée à la subir ; les statues ou les bustes honorifiques, consacrés aux souverains des différens royaumes. La flatterie aidant, le nombre en fut prodigieux. Au seul Démétrios de Phalère, dans l’espace de dix années, les Athéniens érigèrent trois cent soixante statues. Mais dès lors que devient l’exécution ? Pourra-t-elle être sincère ? Y trouvera-t-on l’accent de vérité, le détail individuel et caractéristique qui souvent est le détail laid ou peu noble ? Les images d’Alexandre étaient idéalisées ; celles de ses successeurs immédiats le furent aussi. Beaucoup d’entre eux prétendaient ressembler au conquérant macédonien et cherchaient à imiter sa démarche, son port de tête. Tel personnage hellénistique est traité avec la nudité qui convient aux héros. De même, sur les monnaies qui portent l’effigie des premiers Diadoques, la noblesse du visage, la pureté et la régularité des traits attestent une dernière survivance de la conception idéaliste. Le portrait officiel a donc résisté, et la chose se comprend. Il a dû cependant céder, lui aussi, au courant qui finit par tout pénétrer, tout envahir.

Que le réalisme se soit d’abord emparé des portraits des princes d’Alexandrie, rien de moins étonnant. On n’ignore pas quels remarquables portraitistes avaient été les anciens Egyptiens, avec quel sentiment de la vie ils avaient regardé et copié la nature. Quand les Grecs prirent possession du pays, les traditions locales ne purent manquer d’ajouter leur influence à ce qui était alors la pente naturelle de l’esprit hellénique. Mais si en Égypte le réalisme trouve un sol depuis longtemps préparé, où le mouvement se précipite, sur tous les points du monde hellénistique il étend peu à peu son action. Déjà même, au début de cette nouvelle période, dès le premier tiers du IIIe siècle, il serait aisé de citer pour tel ou tel prince grec deux conceptions bien différentes du même personnage : un buste idéalisé, suivant la vieille tendance encore persistante, et, à côté, une image déjà très voisine de la nature. Ainsi Pyrrhus, le roi d’Épire, nous apparaît, dans un exemplaire de la collection Jacobsen, vigoureux et plein de santé, avec une inclinaison du cou qui rappelle Alexandre le Grand ; mais un hermès d’Herculanum le montre la bouche tirée, les paupières abaissées : on sent l’homme agité, nerveux, fatigué par la vie. Descendons les temps. Dans les portraits des Séleucides et des autres Diadoques, le souci de la ressemblance, de la vérité même vulgaire, se fait de plus en plus sentir. Voici, pour terminer, deux portraits, des plus curieux, ceux de deux hommes de fortune, partis d’assez bas, et devenus, par leur habileté, fondateurs de dynasties, Philétairos de Pergame et Euthydème de Bactriane. Philétairos l’eunuque, à la face glabre, aux formes lourdes, aux chairs molles, est admirable de vie ; mais Euthydème est peut-être plus surprenant encore. Des rides sur tout le visage, aux tempes, aux joues, au menton, les plis des ailes du nez et des coins de la bouche fortement creusés, de petits yeux matins cachés par des paupières épaisses, un nez énorme et froncé, une lèvre inférieure saillante accentuant la moue, le tout abrité sous un chapeau arrondi aux bords démesurément larges : c’est une tête à la fois commune et finaude, faite de bonhomie et de rouerie, qu’il faut avoir vue pour comprendre tout ce qu’elle a de saisissant.


V

Avec le buste d’Euthydème (nous sommes à la fin du IIIe siècle), le réalisme a achevé son œuvre. Pas une catégorie de portraits qui soit restée en dehors de ses atteintes, et, dans chacune de ces catégories, pas une partie du visage humain où il n’ait mis sa marque, puissante, désormais ineffaçable. La Grèce l’a transmis à Rome, et là, dans ce nouveau terrain qui lui convenait à merveille, il a poussé une luxuriante végétation. L’art moderne enfin l’a repris à son tour et en a fait, semble-t-il, le fondement même de sa conception du portrait. Il croirait manquer d’égards pour la mémoire des grands hommes et de conscience vis-à-vis des personnages plus obscurs dont il retrace l’image, s’il la retraçait sans y apporter cette scrupuleuse exactitude matérielle. Il se trompe. La véritable conscience ne consiste pas à copier avec minutie les moindres accidens, une veine, une verrue, le nombre exact des rides. Le sculpteur qui entreprend de rivaliser avec le photographe, se condamne nécessairement à lui être inférieur. Il doit donc faire autre chose. Placé devant son modèle, il doit l’observer longuement, s’en imprégner, entrer en lui et dégager pour le public l’impression à retenir, au lieu de laisser au public le soin de la dégager lui-même. Cela est plus pénible à coup sûr ; mais Fénelon n’a-t-il pas dit, ou à peu près : « Il faut que tout le travail soit pour l’artiste seul, et tout le plaisir, avec tout le fruit, pour celui dont il veut être regardé ? » Transcrire bonnement ce qu’on a sous les yeux est au fond la méthode du moindre effort. Et de même, le véritable respect envers les grands hommes consiste à reproduire d’eux ce qui les a rendus grands, non la seule enveloppe extérieure, commune souvent et grossière, mais leur pensée et leur âme. Que le portrait soit donc criant de ressemblance, mais de ressemblance avant tout intellectuelle et morale. Que le sculpteur soit un exécutant supérieur, il le faut ; mais qu’il soit aussi un psychologue.

Pourquoi, au Salon dernier, aimions-nous à nous arrêter devant le monument de celle qui fut Mme Miolan-Carvalho ? D’où venait le charme de cette figure, sinon de ce qu’elle a de poétique et de réel à la fois, d’idéalisé et de vivant ? M. Mercié n’a pas exprimé en elle la banalité de l’existence journalière ; mais il a rendu l’âme même de l’artiste telle qu’elle se révélait dans les soirées d’incomparable création où elle incarnait les héroïnes de Shakspeare et de Gœthe. C’est un peu de l’âme de Juliette et de l’âme de Marguerite qui erre autour de ces lèvres, à demi fermées seulement par la mort. Et pourquoi encore, au Musée du Luxembourg, le buste de l’archevêque de Paris fusillé en 1870, Mgr Darboy, attire-t-il à lui, et si fort, du coin où il est placé, les regards du visiteur ? Pourquoi est-il si merveilleusement expressif qu’une fois vu, il ne s’oublie pas, mais s’impose à vous, demeure dans les yeux, obsède le souvenir ? N’est-ce pas que toute la vie morale du prélat remonte, pour ainsi dire, des profondeurs de l’âme jusqu’au visage et se reflète sur les traits avec une intensité dont je ne sais pas de plus bel exemple ? Or, qui, plus que M. Guillaume, a le culte de la beauté classique ? Et quelle part ne revient pas, dans ses chefs-d’œuvre, à son admiration intelligente de la Grèce ? Voilà qui devrait faire réfléchir nos contempteurs de l’antiquité. Un buste comme celui de Mgr Darboy est sorti de la même main qui a sculpté les Gracques ou écrit les pages sur le Doryphore. Quelle meilleure conclusion de tout cet article ? Quelle preuve plus décisive que l’étude du passé est pleine de profitables leçons et que, bien comprise, elle peut être la préparation la plus directe à bien interpréter et bien rendre le présent ?


EDMOND COURBAUD.

  1. Heuzey, Catalogue des figurines antiques de terre cuite du Musée du Louvre, p. 132.
  2. Revue des Deux Mondes, 15 décembre 1875, p. 908.
  3. Pline, Histoire natuelle, XXXV, 153.
  4. Plutarque, Sur la Vertu ou le Courage d’Alexandre, II, 2.
  5. Dans les Monumens de l’art antique d’A Rayet, II. P. 59.