Édition Privée (p. 93-98).


XXVI.



COIFFÉE d’une cuve qui lui protégeait la tête, les épaules et les bras, le corps penché en avant, la Scouine courait sous l’averse. Elle s’en allait rapporter à Marie Charrue, femme de Tofile Lambert, le baquet emprunté la semaine précédente. L’eau lui ruisselait sur les jambes et elle pataugeait dans la boue sur la route tortueuse. Assis sur un tas de copeaux, sous la remise, Piguin et le Schno, les deux idiots, frères de Tofile, regardaient silencieux tomber la pluie. À trois pas d’eux, une poule noire abritait sa couvée. Toujours courant, la Scouine pénétra sous l’appenti. Piguin lui fit une grimace et le Schno la pinça sournoisement comme elle passait près de lui. La Scouine laissa tomber sa cuve, frappa à l’huis et entra.

Un moment après, le Schno se leva, et allant chercher une poignée de sarrasin dans un sac tout près, le lança sur le sol, à côté de la poule. Celle-ci accourut en gloussant, et se mit à becqueter vivement les grains épars. Les poussins l’imitèrent. Alors, le Schno, s’emparant d’une fourche d’acier, et s’en servant comme d’un dard, embrocha l’une des petites bêtes, puis une deuxième et une troisième. Les ailes écartées, la mère s’élança vers le fou. Piguin amusé, riait. Soudain, la porte de la maison s’ouvrit, et le Schno reçut dans les reins un violent coup de pied qui l’étendit contre terre. C’était Tofile, l’aîné qui intervenait.

— Sacré brute, jura-t-il, je vais t’apprendre à tuer mes poulets.

Et il se rua sur son frère renversé, lui envoyant un nouveau coup à la figure. Le Schno se releva la bouche sanglante et se précipita hors du bâtiment, sous la pluie. Piguin regardait Tofile d’un air épouvanté.

— Et toi, reprit ce dernier encore furieux, en s’adressant à l’autre fou, pourquoi le laissais-tu faire ? Vous êtes deux misérables et vous vous passerez de souper, ce soir. Tu ne mangeras pas, tu entends ? Piguin se mit à trembler.

— Tiens, reprit Tofile qui ne dérageait pas, vous allez aller creuser le fossé à côté.

L’idiot hésita un moment, ne comprenant pas.

Prends la bêche et marche faire le fossé, hurla Tofile.

Piguin prit l’instrument qu’on lui désignait et s’éloigna. Tofile rentra alors.

Piguin et le Schno se tenaient là tous les deux au bord du chemin, pénétrés par la pluie qui tombait à torrents. Et le Schno saignait toujours à la bouche et portait maintenant une marque bleue à la jambe.

La pluie cessa et le soleil reparut ardent. Lourde, accablante, était l’atmosphère.

Tofile sortit de sa maison, une vieille masure faite de poutres dont les interstices étaient remplis avec de la bouse de vache au lieu de mortier. Il jeta un coup d’œil du côté de la route et aperçut ses deux frères immobiles. Il ramassa un bâton et en quelques pas, les rejoignit.

— Ah ! c’est comme ça que vous creusez le fossé, paresseux ! Je vais vous apprendre à travailler et plus vite que ça.

En apercevant venir leur aîné, les deux fous s’étaient mis à l’ouvrage, Tofile toutefois, leur lança en arrivant quatre à cinq coups sur les épaules et les jambes, comme il eût fait à une vieille bourrique.

Piguin et le Schno se mirent à bêcher avec ardeur. Cependant le soleil de feu les accablait et la sueur ruisselait sur leur lamentable figure de fous martyrisés. Debout, à quelques pas d’eux, Tofile les surveillait.

— Mais dépêchez-vous donc, leur cria-t-il.

Les pieds nus écorchés saignaient en appuyant sur le fer de la bêche, mais les deux malheureux aiguillonnés par la peur du bâton creusaient avec acharnement.

Pendant longtemps, Tofile les regarda peiner sous le soleil de flamme puis partit en leur criant :

— Vous savez, il faut que vous ayez fini ce soir.

Terrorisés par ses menaces, les fous n’osaient se reposer un instant. Mal nourris, ils tombaient de fatigue et d’épuisement. Par moment, ils se regardaient une seconde sans parler, sales et boueux, d’aspect pitoyable, et plus misérables que des bêtes de somme.

Le Schno avait enlevé son chapeau et le soleil cuisait son crâne prématurément chauve. Il bêchait, bêchait sans cesse, courbé sur son éreintante tâche. Il avait maintenant la figure rouge comme une tomate et travaillait plus difficilement. En dépit cependant des efforts des deux fous, la besogne n’allait pas vite. Un homme passa sur la route. C’était Bagon le Coupeur. Il jeta un coup d’œil sur les deux idiots et voyant le Schno la figure écarlate :

— T’es ben rouge, dit-il. Prends garde d’attraper un coup de soleil. Mets ton chapeau.

Le Schno regarda le passant un moment, puis sans répondre, continua sa besogne.

Vers les sept heures, Marie Charrue parut sur le perron et appelant le Schno, lui ordonna d’aller chercher les vaches. Le fou partit avec sa bêche et s’éloigna au champ, ses pieds nus laissant une empreinte sanglante dans la boue.

À son retour, pendant que Marie Charrue trayait ses bêtes, à côté de la maison, le Schno s’en alla à la grange et s’affaissa sur un tas de foin. Il resta là une demi-heure immobile, comme s’il eût dormi, puis il se retourna et se mit à pousser de longs gémissements étouffés.

L’heure du souper était arrivée et Piguin que son rude travail avait affamé, se hasarda à pénétrer dans la maison. Deux bols de soupe et la moitié d’un pain étaient sur la table. Des pommes de terre fumaient dans le chaudron sur le poêle. Marie Charrue était à couler dans des plats en ferblanc le lait de ses trois vaches. Tofile assis sur une chaise fumait lentement sa pipe. Piguin jeta un coup d’œil sur les victuailles, et Tofile qui vit son regard, lui dit en ricanant :

— Ah ! tu tires la langue. Tu as donc faim. Eh bien, tu auras plus d’appétit demain au déjeuner. En attendant, tu peux aller te coucher.

Le fou renifla l’odeur de la soupe et resta debout, immobile, mais lorsqu’il vit son frère se lever avec un air menaçant, il s’enfuit, et d’un bond, se trouva dehors. Il resta quelques instants en face de la petite fenêtre basse, regardant à l’intérieur de la maison, puis se mit à rôder autour de la misérable baraque, la faim lui torturant les entrailles. Il finit par traverser le chemin et se rendit à la grange. Las, épuisé, il s’adossa à la bâtisse en ruines, songeant à des choses vagues, confuses. Au bout d’un certain temps, il se leva, prit la bêche que le Schno avait déposée là une couple d’heures auparavant et s’éloigna. Après avoir fait deux cents pas environ, il rencontra les corps de deux petits cochons morts en naissant, il y avait deux jours. À grands coups de bêche, Piguin tailla dans l’un des cadavres. Il s’assit ensuite par terre et se mit à dévorer à belles dents cette charogne immonde, mêlée de boue. Après avoir de la sorte quelque peu apaisé son appétit, il gagna encore du côté du champ jusqu’au pacage des vaches. Celles-ci étaient couchées. Il en fit lever une, puis se mettant à genoux, il prit l’un des pis et le pressant, but avidement le filet de lait chaud. Cependant, comme il n’y avait que peu de temps que la bête avait été traite, la source fut vite tarie. Son repas terminé, Piguin retourna à la grange où il trouva son frère râlant sur le foin. Piguin regarda ce camarade de souffrance et une expression de surprise parut sur sa figure de l’entendre se plaindre ainsi. Il se coucha toutefois lui aussi sur le foin et s’endormit.

En allant pour éveiller les deux fous le lendemain, Tofile aperçut le Schno qui se plaignait toujours. Il voulut le faire lever, mais ce dernier ne put réussir à se mettre sur ses jambes. Tofile le voyant malade le laissa là et alla à sa besogne avec Piguin.

Le Schno continua de gémir et mourut dans l’avant-midi, comme une vieille rosse fourbue. L’insolation dont il avait été frappé la veille l’avait tué.

Il était maintenant là immobile dans la grange, sale, boueux, le corps en demi-cercle. Tofile le trouva mort le midi et s’étonna.

— I a ben crevé, le bougre, dit-il.

Il annonça la nouvelle à sa femme qui remarqua :

— En v’la un bon débarras.