Édition Privée (p. 69-76).


XXI.



LA Scouine arriva un matin chez les Lecomte, très essoufflée et sous le coup d’une vive émotion.

— Allez-vous à l’exposition ? demanda-t-elle en entrant dans la remise où la mère Lecomte et sa fille Eugénie étaient en train d’écosser des fèves pour la soupe du midi.

— Non, ben sûr, répondit la vieille femme. Ça nous tente plus. Nous y sommes allés il y a deux ans, lorsque nous y avons mené notre étalon, mais je ne sais quand nous y retournerons. Et Charlot, y va-t-il ?

— Oui, mais figurez-vous qu’il vient de se décider. Il disait hier qu’il voulait finir de crocheter ses pois. Ce matin, il a aiguisé sa faulx, puis après le déjeuner, il a changé d’idée et m’a dit de me greyer. Il vient de partir pour chercher son cheval. Oh ! il y avait quelque chose qui me disait que j’irais. Je me sauve m’habiller. Bonjour la compagnie !

La Scouine tourna sur ses talons et reprit à la course le chemin de chez elle.

— Bon voyage ! Ben du plaisir, lui cria la mère Lecomte.

Une heure plus tard, Charlot et la Scouine, endimanchés, montaient en boghei pour se rendre au concours agricole.

Le long de la route, le frère et la sœur voyaient des gens s’apprêtant à partir eux aussi, pour l’exposition. La Scouine était ravie et souriait béatement sans dire un mot.

Le beau temps d’automne remplissait de bien-être.

Près des maisons, des chaudières de ferblanc, coiffant les pieux des clôtures, luisaient au soleil. Disposés en rang sur les cadres des fenêtres, des tomates et des concombres achevaient de mûrir.

Dans les chaumes gris, sur la terre pelée, des troupeaux de vaches gravement ruminaient…

N’ayant rien à dire, Charlot et la Scouine faisaient des milles en silence. Parfois, l’un d’eux jetait une remarque à laquelle l’autre répondait d’un mot ou d’un signe de tête.

De temps à autre, et sans s’en rendre compte, Charlot de sa voix aiguë, lançait à son cheval un commandement inintelligible.

Les deux promeneurs arrivèrent ainsi à une maison en pierre bleue, prétentieuse et neuve, laide et de mauvais goût. Dans la paroisse, on la désignait sous le nom de Château des Bourdon, et ses propriétaires en étaient très fiers. C’étaient des fermiers qui avaient durement travaillé. La femme Bourdon avait eu une ambition en sa vie : avoir la plus belle maison du comté. Pendant vingt ans, elle s’était mise à la tâche avec ses enfants, cultivant de grandes étendues de légumes, que deux fois la semaine, l’été et l’automne, elle allait vendre à la ville. Elle et sa famille se privaient de tout, économisant chaque sou. La brave femme avait travaillé nuit et jour. Pendant dix ans, elle était allée à la messe le dimanche, avec la même robe d’alpaga noir. Avec l’argent péniblement amassé, elle avait fait construire une maison qui était la réalisation de son rêve. Elle l’avait meublée et avait planté des arbres tout autour pour l’embellir. Puis, elle était partie, sans même avoir eu le temps de l’habiter, enlevée subitement par une maladie de cœur.

— Quand on est mort, pas besoin de maison d’or, avait sentencieusement remarqué un voisin, au cimetière, après les funérailles.

Le fermier Bourdon s’était remarié, après six mois de veuvage, avec une demoiselle de la ville. La nouvelle venue, une jolie brune de trente-cinq ans, fraîche et grasse, à l’œil clair, avait pris possession du château

Comme Charlot et la Scouine passaient devant la somptueuse résidence, ils virent Mme Bourdon, confortablement installée dans une berceuse, sur la véranda. Elle était coquettement habillée et posait fièrement pour les promeneurs.

— A s’carre, hein ? fit la Scouine.

— Pourquoi veux-tu qu’elle travaille ?… Elle a de quoi vivre, répondit Charlot.

Par la porte entre-ouverte pour la circonstance, on apercevait les chaises placées deux par deux vis-à-vis des fenêtres, et des chromo-lithographies de saints dans des cadres dorés accrochées aux murs. On sentait le dédain des deux étrangères, la femme et la belle résidence, pour tout ce qui n’était pas elles-mêmes. Une sourde hostilité semblait émaner d’elles.

La bonne vieille maison où la famille était née et avait grandi, où la mère était morte, avait un air morne de deuil. Son âme paraissait s’en être allée par les blessures béantes des carreaux brisés. Et le château écrasait l’humble demeure de tout l’argent qu’il avait coûté.

Après une course d’une heure et demie, le clocher de l’église se dressa tout près. Le village était rempli d’une foule beaucoup plus nombreuse encore que celle des jours de dimanche et c’était jusqu’au terrain de l’exposition, une procession ininterrompue de voitures, un continuel défilé de piétons. À la barrière, Charlot exhiba sa carte de membre de la Société d’Agriculture et pénétra dans l’enceinte. On entendait là un grand bourdonnement confus. Des groupes allaient et venaient en tous sens, discutant bruyamment, échangeant des poignées de mains et des opinions avec les connaissances rencontrées. De tout jeunes garçons riaient très haut en brandissant comme un trophée leur premier cigare. Des chevaux hennissaient et des limonadiers criaient leurs rafraîchissements.

Charlot et la Scouine inspectèrent d’abord les bestiaux : vaches laitières, taureaux, génisses, veaux, attachés aux poteaux de la clôture ; ils allèrent voir les moutons et les porcs, enfermés dans des boîtes à casiers, au centre du terrain. Des pigeons près de là roucoulaient dans des cages, passant leurs becs roses entre les barreaux. Des lapins et un écureuil attirèrent également l’attention de Charlot et de sa sœur. Les chevaux se trouvaient de l’autre côté de l’enclos. Ils les allèrent examiner. Plus loin, les instruments aratoires les tinrent longtemps en contemplation. Enfin, en regardant bien à leur aise tout ce qu’ils rencontraient sur leur passage, ils se trouvèrent au corps principal des bâtiments où étaient exposés les produits de l’industrie domestique ; tapis, catalognes, ouvrages en laine. La foule y était plus dense que partout ailleurs. C’était là aussi que se trouvait la bande des faméliques exploiteurs de fêtes foraines, propriétaires de jeux de hasard, vendeurs de bijoux de camelote, etc. Les campagnards faisaient groupe autour de ces peu scrupuleux industriels.

Les eaux gazeuses, le cidre et les sirops aux couleurs d’or, roses, rouges, brillaient dans les verres que les buveurs dégustaient orgueilleusement. La clientèle augmentait sans cesse. Les bouteilles luisant au soleil étaient un véritable miroir aux alouettes. Les gens entouraient la table, attendant leur tour pour boire. Les bouchons partaient avec un bruit d’explosion, ce qui contribuait encore à attirer la foule.

Un grand jeune homme vidait un verre de liqueur, à petites gorgées, en toisant les filles qui passaient. Voyant s’approcher la Scouine :

— J’vous offrirais ben quelque chose, mamzelle, dit-il, ironiquement, mais je viens de dépenser mon dernier sou.

Non loin de là, le possesseur d’une roulette, petit homme maigre, l’air malpropre avec une barbe de quinze jours, un mouchoir de filoselle noué autour du cou, s’évertuait à attirer l’attention de la foule.

— Venez faire fortune, criait-il, vous recevrez deux pour un, quatre pour un, et jusqu’à dix pour un. Essayez votre chance !

Il imprimait alors un rapide mouvement de rotation à sa machine, qui se mettait à tourner avec un bruit de crécelle. Un garçon d’une vingtaine d’années s’avança et plaça dix sous sur le rouge. Il gagna.

— Carreau rouge, trèfle noir… Ma cousine est arrivée. Venez faire fortune ! clama l’homme.

Le joueur avait laissé son argent sur le rouge. Il gagna encore. La roue continua de tourner, et le sort de favoriser l’audacieux. Autour de lui, les yeux luisaient d’envie. Il était devenu le point de mire de tous les regards. Le démon du jeu harcelait les spectateurs. Plusieurs tâtaient les pièces de trente sous au fond de leur gousset avec un désir fou de les placer sur le tableau. Le joueur heureux mit une poignée de pièces blanches dans sa poche et s’éloigna en sifflant.

La Scouine tenait à la main son mouchoir dans un coin duquel était nouée quelque monnaie. Le propriétaire de la roue, qui voyait s’envoler ses derniers dollars, faisait piteuse mine. Il ne cessait cependant de crier :

— Pique noir, carreau rouge. Ma cousine est arrivée. Venez tous faire fortune comme monsieur. Allons, venez essayer votre chance ! Tout le monde peut jouer ici et tout le monde peut gagner…

La Scouine n’y tint plus.

— J’ai envie de mettre dix cents, glissa-t-elle à l’oreille de Charlot.

Et sans attendre de réponse, elle mit sa pièce sur le rouge. Tout de suite, cependant, elle aurait voulu la reprendre. Elle l’aurait fait sans tous ces regards braqués sur elle. La roue recommença de tourner pendant que le cœur de la Scouine tonnait avec fracas dans sa poitrine. Elle éprouvait des picotements de feu à la plante des pieds et un grand bourdonnement aux tempes. Peu à peu l’allure de la roue se modéra. Les yeux de la Scouine luisaient comme des feux follets, dévoraient la table.

— Noir gagne ! cria l’homme en ramenant à lui la pièce de dix sous, lorsque la roue se fut arrêtée sur un pique.

La Scouine s’éloigna à la hâte avec le sentiment qu’elle était la victime d’une grande injustice, cependant que lui arrivait aux oreilles, comme une moquerie, le sempiternel et trompeur boniment :

— Pique noir, carreau rouge. Ma cousine est arrivée. Venez tous faire fortune…

Charlot et la Scouine se trouvèrent tout à coup devant une toile tendue verticalement comme un mur. Au centre, bordé de tavelle rouge, était un trou dans lequel passait une tête horriblement charbonnée et qui faisait toutes sortes de hideuses grimaces. Un compère invitait les passants à s’arrêter.

— Seulement que cinq sous pour trois balles. Si vous frappez le nègre, vous aurez un cigare ; deux fois, deux cigares ; trois fois, trente sous. Allons, approchez, mesdames et messieurs, seulement que cinq sous pour trois balles.

La rage de la Scouine déborda :

— Je vas vous donner dix sous pour i envoyer ane roche, hurla-t-elle, hors d’elle-même.

Le pauvre diable qui jouait le rôle du nègre lui jeta un regard venimeux.

Se sentant un peu fatigués, Charlot et la Scouine allèrent s’asseoir sur le bord d’un fossé. Une famille de cinq à six personnes vint bientôt s’installer à côté d’eux, et chacun se mit à dévorer en silence des sandwiches au jambon. À quelques pas, les gens riches prenaient, sur des tables formées de longues planches posées sur des chevalets, un lunch de bœuf, de pommes de terre, de pain et de café. Cette extravagance coûtait trente sous.

— C’est un voleur, déclara la Scouine qui ne pouvait oublier sa mésaventure de la roulette. On devrait refuser à ces gens-là l’entrée sur le terrain.

— I n’a peut-être pas de permis, non plus, répondit Charlot.

— Ah ! S’il y avait moyen de le faire arrêter ! s’exclama la Scouine.

La faim commençait sérieusement à se faire sentir, mais le frère et la sœur préférèrent se passer de manger plutôt que de payer.