Édition Privée (p. 6-9).


II.



DES années ont passé. Le fermier Deschamps acharné à la tâche, et voulant acquérir de beaux deniers pour ses enfants, n’épargnait ni peine ni misères. Patient et opiniâtre, il était satisfait de travailler toute sa vie, pourvu qu’un jour, il put réaliser son ambition. Âpre au gain et peu scrupuleux, il avait parfois des difficultés avec ses voisins et alors, il cognait. À différents intervalles, il avait acheté à côté de la sienne, des terres pour Raclor et Tifa. Dernièrement enfin, il était devenu le propriétaire d’un troisième terrain qu’il convoitait depuis longtemps et qui serait le patrimoine de Charlot. C’était un lot de cent arpents, sis au bout des autres propriétés de Deschamps, et se prolongeant jusqu’au canal qui traverse la région.

Mâço continuait à faire du pain sur et amer, lourd comme du sable.

Caroline et Paulima étaient maintenant d’âge à aller à l’école et Mâço leur fit à chacune une robe d’indienne rose dont elles furent très fières. Les deux sœurs les étrennèrent un dimanche de mai et le lundi matin, elles partirent pour la classe. Elles emportaient, enveloppé dans un mouchoir rouge, leur dîner consistant en une couple de tartines arrosées de mélasse. Un peu intimidées tout d’abord, les bessonnes eurent vite fait de se dégêner. Elles occupèrent sur le banc des filles, les deux dernières places, toutes labourées d’inscriptions au canif et tachées d’encre.

À midi, l’angelus récité, ce fut une brusque explosion de cris, de rires ; une échappée vers la porte des enfants allant dîner chez eux. Comprimée, étouffée pendant trois heures, cette jeunesse reprenait enfin ses droits. À la contrainte et au silence auxquels elle était forcée depuis le matin, succédait une exubérance de vie et de gaîté. Chacun mordait avec appétit à la tranche de pain de son dîner.

Clarinda et François Potvin eux-mêmes semblaient trouver délicieuse leur éternelle compote de citrouille. Tout de suite, Caroline et Eugénie Lecomte étaient devenues camarades. Très blanche de cette blancheur de clair de lune particulière à certaines religieuses ayant passé quelques années enfermées dans un cloître, blancheur rehaussée, exagérée par d’abondants cheveux châtain foncé, Eugénie avait une figure d’infinie douceur qu’illuminait à des minutes précieuses, un fin et discret sourire. Son air était modeste, timide, et ses yeux noirs possédaient un charme, une attirance irrésistibles.

Le groupe de jeunes filles alla voir les garçons jouer à la clef.

Après la prière, le soir, la maîtresse fit passer les élèves dans sa chambre afin de réciter l’office du mois de Marie.

Décorée avec un goût pieux, l’étroite et modeste pièce avait une apparence de chapelle. Des images du Sacré-Cœur de Jésus, du Sacré-Cœur de Marie, de Saint Joseph, de Saint Louis de Gonzague et de Saint Jean-Baptiste étaient épinglées aux murs. Sur la haute commode brune, recouverte de toile blanche, des branches fleuries de pruniers, placées dans des vases en porcelaine, de chaque côté d’une statuette de la Vierge, répandaient un délicat parfum. On aurait cru qu’un vol de séraphins venant des jardins célestes avait passé par là. Des cierges allumés, à la flamme blanche et douce, créaient une atmosphère religieuse, impressionnaient ces jeunes âmes. Eugénie entra sur le bout du pied comme dans une chambre mortuaire.

Les élèves agenouillés au hasard, mangeaient les réponses des litanies. De sa petite voix grêle, l’institutrice lançait les invocations, et les enfants répondaient :

— Ra p’nobis, ra p’nobis, ra p’nobis.

C’était une fuite, un galop furieux :

— Ra p’nobis, ra p’nobis, ra p’nobis.

Au Souvenez-vous, on respira un peu.

Paulima se grattait obstinément un pied.

À quelques jours de là, les deux bessonnes furent témoins d’un spectacle moins édifiant. Corinne, la petite Galarneau, la plus dissipée de la classe, avait été encore plus agitée que d’habitude, et la maîtresse, à bout de patience, après lui avoir fait baiser la terre, l’avoir fait mettre à genoux, puis debout sur le banc, lui avait administré cinq coups de martinet sur chaque main.

Corinne avait pleuré pendant une heure, puis le midi étant allée dîner à la maison, à un demi arpent de l’école, s’était plainte à sa mère. Celle-ci, d’un caractère violent, était devenue furieuse et avait apostrophé l’institutrice surveillant les élèves dans la cour. Elle lui avait lancé une bordée d’injures et de menaces. Pour terminer, elle avait troussé sa jupe par derrière et, d’un large geste de mépris, avait montré à la jeune fille un panorama qui avait scandalisé les enfants. Pâle de rage, la maîtresse était demeurée muette sous l’insulte infamante.

Un samedi, Mâço avait rapporté du village des bottines pour ses deux filles. Le dimanche après-midi, les bessonnes étaient parties pour aller aux fraises avec leurs chaussures neuves. Celles de Caroline, un peu étroites, lui blessaient les pieds. Elle en avait ôté une et l’avait mise sur le bord du fossé. Au moment de retourner à la maison, elle avait été incapable de retrouver la bottine. Caroline s’était mise à pleurer en songeant aux reproches qu’elle aurait de son père. Perdre des bottines qui avaient coûté neuf francs ! Affolée, elle avait cherché, cherché partout, dans cette verdure réceleuse, sans rien trouver. Courbée en deux et courant presque, elle cherchait en pleurant, les yeux fouillant dans les longues herbes souples, lui frôlant les jambes.

— Que dira poupa ? se demandait-elle avec terreur.

Finalement, elle retrouvait la bottine au fond du fossé.