La Science nouvelle (Vico)/Livre 4/Chapitre 1

Traduction par Jules Michelet.
Flammarion (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vicop. 551-556).


CHAPITRE PREMIER


INTRODUCTION. TROIS SORTES DE NATURES, DE MŒURS, DE DROITS NATURELS, DE GOUVERNEMENTS.
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§ Ier.


Introduction.


Nous avons, au livre premier, établi les principes de la science nouvelle ; au livre deuxième, nous avons recherché et découvert dans la sagesse poétique l'origine de toutes les choses divines et humaines que nous présente l’histoire du paganisme ; au troisième, nous avons trouvé que les poèmes d’Homère étaient pour l’histoire de la Grèce, comme les lois des Douze Tables pour celle du Latium, un trésor de faits relatifs au droit naturel des gens. Maintenant, éclairés sur tant de points par la philosophie et par la philologie, nous allons, dans ce quatrième livre, esquisser l’histoire idéale indiquée dans les axiomes et exposer la marche que suivent éternellement les nations. Nous les montrerons, malgré la variété infinie de leurs mœurs, tourner, sans en sortir jamais, dans ce cercle des trois âges : divin, héroïque et humain.

Dans cet ordre immuable, qui nous offre un étroit enchaînement de causes et d’effets, nous distinguerons trois sortes de natures, desquelles dérivent trois sortes de mœurs ; de ces mœurs elles-mêmes découlent trois espèces de droits naturels qui donnent lieu à autant de gouvernements. Pour que les hommes déjà entrés dans la société pussent se communiquer les mœurs, droits et gouvernements dont nous venons de parler, il se forma trois sortes de langues et de caractères. Aux trois âges répondirent encore trois espèces de jurisprudences appuyées d’autant d’autorités et de raisons diverses, donnant lieu à autant d’espèces de jugements et suivies dans trois périodes (sectæ temporum). Ces trois unités d’espèces, avec beaucoup d’autres qui en sont une suite, se rassemblent elles-mêmes dans une unité générale, celle de la religion honorant une Providence ; c’est là l’unité d’esprit qui donne la forme et la vie au monde social.

Nous avons déjà traité séparément de toutes ces choses dans plusieurs endroits de cet ouvrage ; nous montrerons ici l’ordre qu’elles suivent dans le cours des affaires humaines.


§ II.


Trois espèces de natures.


Maîtrisée par les illusions de l’imagination, faculté d’autant plus forte que le raisonnement est plus faible, la première nature fut poétique ou créatrice. Qu’on nous permette de l’appeler divine ; elle anima en effet et divinisa les êtres matériels selon l’idée qu’elle se formait des dieux. Cette nature fut celle des poètes théologiens, les plus anciens sages du paganisme, car toutes les sociétés païennes eurent chacune pour base sa croyance en ses dieux particuliers. Du reste, la nature des premiers hommes était farouche et barbare ; mais la même erreur de leur imagination leur inspirait une profonde terreur des dieux qu’ils s’étaient faits eux-mêmes, et la religion commençait à dompter leur farouche indépendance. (Voy. l’axiome 31.)

La seconde nature fut héroïque ; les héros se l’attribuaient eux-mêmes comme un privilège de leur divine origine. Rapportant tout à l’action des dieux, ils se tenaient pour fils de Jupiter ; c’est-à-dire pour engendrés sous les auspices de Jupiter, et ce n’était pas sans raison qu’ils se regardaient comme supérieurs, par cette noblesse naturelle, à ceux qui, pour échapper aux querelles sans cesse renouvelées par la promiscuité infâme de l’état bestial, se réfugiaient dans leurs asiles et qui, arrivant sans religion, sans dieux, étaient regardés par les héros comme de vils animaux.

Le troisième âge fut celui de la nature humaine intelligente et par cela même modérée, bienveillante et raisonnable ; elle reconnaît pour lois la conscience, la raison, le devoir.


§ III.


Trois sortes de mœurs.


Les premières mœurs eurent ce caractère de piété et de religion que l’on attribue à Deucalion et Pyrrha, à peine échappés aux eaux du déluge. — Les secondes furent celles d’hommes irritables et susceptibles sur le point d’honneur, tels qu’on nous représente Achille. — Les troisièmes furent réglées par le devoir ; elles appartiennent à l’époque où l’on fait consister l’honneur dans l’accomplissement des devoirs civils.


§ IV.


Trois espèces de droits naturels.


Droit divin. Les hommes, voyant en toutes choses les dieux ou l’action des dieux, se regardaient, eux et tout ce qui leur appartenait, comme dépendant immédiatement de la divinité.

Droit héroïque, ou droit de la force, mais de la force maîtrisée d’avance par la religion, qui seule peut la contenir dans le devoir, lorsque les lois humaines n’existent pas encore ou sont impuissantes pour la réprimer. La Providence voulut que les premiers peuples, naturellement fiers et féroces, trouvassent dans leur croyance religieuse un motif de se soumettre à la force, et qu’incapables encore de raison, ils jugeassent du droit par le succès, de la raison par la fortune ; c’était pour prévoir les événements que la fortune amènerait qu’ils employaient la divination. Ce droit de la force est le droit d’Achille, qui place toute raison à la pointe de son glaive.

En troisième lieu vint le droit humain, dicté par la raison humaine entièrement développée.

Gouvernements divins ou théocraties. Sous ces gouvernements, les hommes croyaient que toute chose était commandée par les dieux. Ce fut l’âge des oracles, la plus ancienne institution que l’histoire nous fasse connaître.


§ V.


Trois espèces de gouvernements.


Gouvernements héroïques ou aristocratiques. Le mot aristocrates répond en latin à optimates, pris pour les plus forts (ops, puissance) ; il répond en grec à Héraclides, c’est-à-dire issus d’une race d’Hercule, pour dire une race noble. Ces Héraclides furent répandus dans toute l’ancienne Grèce et il en resta toujours à Sparte. Il en est de même des curètes que les Grecs retrouvèrent dans l’ancienne Italie ou Saturnie, dans la Crète et dans l’Asie. Ces curètes furent à Rome les quirites ou citoyens investis du caractère sacerdotal, du droit de porter les armes et de voter aux assemblées publiques.

Gouvernements humains, dans lesquels l’égalité de la nature intelligente, caractère propre de l’humanité, se retrouve dans l’égalité civile et politique. Alors tous les citoyens naissent libres, soit qu’ils jouissent d’un gouvernement populaire dans lequel la totalité ou la majorité des citoyens constitue la force légitime de la cité, soit qu’un monarque place tous ses sujets sous le niveau des mêmes lois, et qu’ayant seul en main la force militaire, il s’élève au-dessus des citoyens par une distinction purement civile.