La Science nouvelle (Vico)/Livre 3/Chapitre 1
Flammarion, s.d. (1894?) (Œuvres complètes de J. Michelet, volume des Œuvres choisies de Vico, p. 515-520).
Avoir démontré, comme nous l’avons fait dans le livre précédent, que la sagesse poétique fut la sagesse vulgaire des peuples grecs, d’abord poètes théologiens, et ensuite héroïques, c’est avoir prouvé d’une manière implicite la même vérité relativement à la sagesse d’Homère. Mais Platon prétend au contraire qu’Homère possède la sagesse réfléchie des âges civilisés ; et il a été suivi dans cette opinion par tous les philosophes, spécialement par Plutarque, qui a consacré à ce sujet un livre tout entier. Ce préjugé est trop profondément enraciné dans les esprits, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’examiner particulièrement si Homère a jamais été philosophe. Longin avait cherché à résoudre ce problème dans un ouvrage dont fait mention Diogène Laërce dans la Vie de Pyrrhon.
Nous accorderons, d’abord, comme il est juste, qu’Homère a dû suivre les sentiments vulgaires, et par conséquent les mœurs vulgaires de ses contemporains encore barbares ; de tels sentiments, de telles mœurs fournissent à la poésie les sujets qui lui sont propres. Passons-lui donc d’avoir présenté la force comme la mesure de la grandeur des dieux ; laissons Jupiter démontrer, par la force avec laquelle il enlèverait la grande chaîne de la fable, qu’il est le roi des dieux et des hommes ; laissons Diomède, secondé par Minerve, blesser Vénus et Mars ; la chose n’a rien d’invraisemblable dans un pareil système ; laissons Minerve, dans le combat des dieux, dépouiller Vénus et frapper Mars d’un coup de pierre, ce qui peut faire juger si elle était la déesse de la philosophie dans la croyance vulgaire ; passons encore au poète de nous avoir rappelé fidèlement l’usage d’empoisonner les flèches[1], comme le fait le héros de l’Odyssée, qui va exprès à Éphyre pour y trouver des herbes vénéneuses ; l’usage enfin de ne point ensevelir les ennemis tués dans les combats, mais de les laisser pour être la pâture des chiens et des vautours.
Cependant, la fin de la poésie étant d’adoucir la férocité du vulgaire, de l’esprit duquel les poètes disposent en maîtres, il n’était point d’un homme sage d’inspirer au vulgaire de l’admiration pour des sentiments et des coutumes si barbares, et de le confirmer dans les uns et dans les autres par le plaisir qu’il prendrait de les voir si bien peints. Il n’était point d’un homme sage d’amuser le peuple grossier de la grossièreté des héros et des dieux. Mars, en combattant Minerve, l’appelle kunomuta (musca canina) ; Minerve donne un coup de poing à Diane ; Achille et Agamemnon, le premier des héros et le roi des rois, se donnent l’épithète de chien, et se traitent comme le feraient à peine des valets de comédie.
Comment appeler autrement que sottise la prétendue sagesse du général en chef Agamemnon, qui a besoin d’être forcé par Achille à restituer Chryséis au prêtre d’Apollon, son père, tandis que le dieu, pour venger Chryséis, ravage l’armée des Grecs par une peste cruelle ? Ensuite le roi des rois, se regardant comme outragé, croit rétablir son honneur en déployant une justice digne de la sagesse qu’il a montrée. Il enlève Briséis à Achille, sans doute afin que ce héros, qui portait avec lui le destin de Troie, s’éloigne avec ses guerriers et ses vaisseaux, et qu’Hector égorge le reste des Grecs que la peste a pu épargner… Voilà pourtant le poète qu’on a jusqu’ici regardé comme le fondateur de la civilisation des Grecs, comme l’auteur de la politesse de leurs mœurs. C’est du récit que nous venons de faire qu’il déduit toute l’Iliade ; ses principaux acteurs sont un tel capitaine, un tel héros ! Voilà le poète incomparable dans la conception des caractères poétiques ! Sans doute il mérite cet éloge, mais dans un autre sens, comme on le verra dans ce livre. Ses caractères les plus sublimes choquent en tout les idées d’un âge civilisé, mais ils sont pleins de convenance, si on les rapporte à la nature héroïque des hommes passionnés et irritables qu’il a voulu peindre.
Si Homère est un sage, un philosophe, que dire de la passion de ses héros pour le vin ? Sont-ils affligés, leur consolation c’est de s’enivrer, comme fait particulièrement le sage Ulysse. Scaliger s’indigne de voir toutes ces comparaisons tirées des objets les plus sauvages, de la nature la plus farouche. Admettons cependant qu’Homère a été forcé de les choisir ainsi pour se faire mieux entendre du vulgaire, alors si farouche et si sauvage ; cependant le bonheur même de ces comparaisons, leur mérite incomparable, n’indique pas certainement un esprit adouci et humanisé par la philosophie. Celui en qui les leçons des philosophes auraient développé les sentiments de l’humanité et de la pitié n’aurait pas eu non plus ce style si fier et d’un effet si terrible avec lequel il décrit dans toute la variété de leurs accidents, les plus sanglants combats, avec lequel il diversifie de cent manières bizarres les tableaux de meurtre qui font la sublimité de l’Iliade. La constance d’âme que donne et assure l’étude de la sagesse philosophique pouvait-elle lui permettre de supposer tant de légèreté, tant de mobilité dans les dieux et les héros ; de montrer les uns, sur le moindre motif, passant du plus grand trouble à un calme subit ; les autres, dans l’accès de la plus violente colère, se rappelant un souvenir touchant et fondant en larmes[2] ; d’autres, au contraire, navrés de douleur, oubliant tout à coup leurs maux, et s’abandonnant à la joie, à la première distraction agréable, comme le sage Ulysse au banquet d’Alcinoüs ; d’autres enfin, d’abord calmes et tranquilles, s’irritant d’une parole dite sans intention de leur déplaire, et s’emportant au point de menacer de mort celui qui l’a prononcée ? Ainsi Achille reçoit dans sa tente l’infortuné Priam, qui est venu seul pendant la nuit à travers le camp des Grecs, pour racheter le cadavre d’Hector ; il l’admet à sa table, et pour un mot que lui arrache le regret d’avoir perdu un si digne fils, Achille oublie les saintes lois de l’hospitalité, les droits d’une confiance généreuse, le respect dû à l’âge et au malheur ; et dans le transport d’une fureur aveugle, il menace le vieillard de lui arracher la vie. Le même Achille refuse, dans son obstination impie, d’oublier en faveur de sa patrie l’injure d’Agamemnon, et ne secourt enfin les Grecs, massacrés indignement par Hector, que pour venger le ressentiment particulier que lui inspire contre Pâris la mort de Patrocle. Jusque dans le tombeau, il se souvient de l’enlèvement de Briséis ; il faut que la belle et malheureuse Polyxène soit immolée sur son tombeau, et apaise par l’effusion du sang innocent ses cendres altérées de vengeance.
Je n’ai pas besoin de dire qu’on ne peut guère comprendre comment un esprit grave, un philosophe habitué à combiner ses idées d’une manière raisonnable, se serait occupé à imaginer ces contes de vieilles, bons pour amuser les enfants, dont Homère a rempli l’Odyssée.
Ces mœurs sauvages et grossières, fières et farouches, ces caractères déraisonnables et déraisonnablement obstinés, quoique souvent d’une mobilité et d’une légèreté duériles, ne pouvaient appartenir, comme nous l’avons démontré (Livre II, Corollaires de la nature héroïque), qu’à des hommes faibles d’esprit comme des enfants, doués d’une imagination vive comme celle des femmes, emportés dans leurs passions comme les jeunes gens les plus violents. Il faut donc refuser à Homère toute sagesse philosophique.
Voilà l’origine des doutes qui nous forcent de rechercher quel fut le véritable Homère.
- ↑ Usage barbare dont les nations se seraient constamment abstenues si l’on en croyait les auteurs qui ont écrit sur le droit des gens, et qui pourtant était alors pratiqué par ces Grecs auxquels on attribue la gloire d’avoir répandu la civilisation dans le monde. (Vico.)
- ↑ Au moyen âge, dont l’Homère toscan (Dante) n’a chanté que des faits réels, nous voyons que Rienzi, exposant aux Romains l’oppression dans laquelle ils étaient tenus par les nobles, fut interrompu par ses sanglots et par ceux de tous les assistants. La Vie de Rienzi par un auteur contemporain nous représente au naturel les mœurs héroïques de la Grèce, telles qu’elles sont peintes dans Homère. (Vico.) — Voy. plus haut le jugement sur Dante.